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Esprit des lois (1777)/L31/C16

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CHAPITRE XVI.

Confusion de la royauté & de la mairerie. Seconde race.


L’ordre des matieres a fait que j’ai troublé l’ordre des temps ; de sorte que j’ai parlé de Charlemagne, avant d’avoir parlé de cette époque fameuse de la translation de la couronne aux Carolovingiens faite sous le roi Pépin : chose qui, à la différence des événemens ordinaires, est peut-être plus remarquée aujourd’hui, qu’elle ne le fut dans le temps même qu’elle arriva.

Les rois n’avoient point d’autorité, mais ils avoient un nom ; le titre de roi étoit héréditaire, & celui de maire étoit électif. Quoique les maires, dans les derniers temps, eussent mis sur le trône celui des Mérovingiens qu’ils vouloient, ils n’avoient point pris de roi dans une autre famille ; & l’ancienne loi qui donnoit la couronne à une certaine famille, n’étoit point effacée du cœur des Francs. La personne du roi étoit presque inconnue dans la monarchie ; mais la royauté ne l’étoit pas. Pépin, fils de Charles Martel, crut qu’il étoit à propos de confondre ces deux titres ; confusion qui laisseroit toujours de l’incertitude, si la royauté nouvelle étoit héréditaire, ou non : & cela suffisoit à celui qui joignoit à la royauté une grande puissance. Pour lors, l’autorité du maire fut jointe à l’autorité royale. Dans le mélange de ces deux autorités, il se fit une espece de conciliation. Le maire avoit été électif, & le roi héréditaire : la couronne, au commencement de la seconde race, fut élective, parce que le peuple choisit ; elle fut héréditaire, parce qu’il choisit toujours dans la même famille[1].

Le pere le Cointe, malgré la foi de tous les monumens[2], nie[3] que le pape ait autorisé ce grand changement ; une de ses raisons est qu’il auroit fait une injustice. Et il est admirable de voir un historien juger de ce que les hommes ont fait, par ce qu’ils auroient dû faire ! Avec cette maniere de raisonner, il n’y auroit plus d’histoire.

Quoi qu’il en soit, il est certain que, dès le moment de la victoire du duc Pépin, sa famille fut régnante, & que celle des Mérovingiens ne le fut plus. Quand son petit-fils Pépin fut couronné roi, ce ne fut qu’une cérémonie de plus, & un fantôme de moins : il n’acquit rien par-là que les ornemens royaux ; il n’y eut rien de changé dans la nation.

J’ai dit ceci pour fixer le moment de la révolution ; afin qu’on ne se trompe pas, en regardent comme une révolution ce qui n’étoit qu’une conséquence de la révolution.

Quand Hugues Capet fut couronné roi au commencement de la troisieme race, il y eut un plus grand changement ; parce que l’état passa de l’anarchie à un gouvernement quelconque : mais quand Pépin prit la couronne, on passa d’un gouvernement au même gouvernement.

Quand Pépin fut couronné roi, il ne fit que changer de nom : mais quand Hugues Capet fut couronné roi, la chose changea ; parce qu’un grand fief, uni à la couronne, fit cesser l’anarchie.

Quand Pépin fut couronné roi, le titre de roi fut uni au plus grand office ; quand Hugues Capet fut couronné, le titre de roi fut uni au plus grand fief.


  1. Voyez le testament de Charlemagne ; & le partage que Louis le débonnaire fit à ses enfans dans l’assemblée des états tenue à Quierzy, rapportée par Goldaste : Quem populus eligere velit, ut patri suo succedait in regni hœreditate.
  2. L’anonyme, sur l’an 752 ; & chron. Centul. sur l’an 754.
  3. Fabella quæ post Pipini mortem excogitata est, æquitati ac sanctitati Zachariæ papæ plurimùm adversatur… Annales ecclésiastiques des François, tome II, page 319.