Esprit des lois (1777)/L5/C7

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CHAPITRE VII.

Autres moyens de favoriser le principe de la démocratie.


On ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement seroit impraticable, dangereux, & choqueroit même la constitution. On n’est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l’on voit dans une démocratie que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n’y convienne pas, il faut avoir recours à d’autres moyens.

Si l’on établit un corps fixe qui soit par lui-même la regle des mœurs, un sénat où l’âge, la vertu, la gravité, les services donnent entrée ; les sénateurs, exposés à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspireront des sentimens qui seront portés dans le sein de toutes les familles.

Il faut sur-tout que ce sénat s’attache aux institutions anciennes, & fasse en sorte que le peuple & les magistrats ne s’en départent jamais.

Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses, qu’ils n’ont guere établi de sociétés, fondé de villes, donne de lois, & qu’au contraire, ceux qui avoient des mœurs simples & austeres, ont fait la plupart des établissemens ; rappeler les hommes aux maximes anciennes, c’est ordinairement les ramener à la vertu.

De plus, s’il y a eu quelque révolution, & que l’on ait donné à l’état une forme nouvelle, cela n’a guere pu se faire qu’avec des peines & des travaux infinis, & rarement avec l’oisiveté & des mœurs corrompues. Ceux mêmes qui ont fait la révolution ont voulu la faire goûter, & ils n’ont guere pu y réussir que par de bonnes lois. Les institutions anciennes sont donc ordinairement des corrections, & les nouvelles des abus. Dans le cours d’un long gouvernement, on va au mal par une pente insensible, & on ne remonte au bien que par un effort.

On a douté si les membres du sénat dont nous parlons, doivent être à vie, ou choisis pour un temps. Sans doute qu’ils doivent être choisis pour la vie, comme cela se pratiquoit à Rome[1], à Lacédémone[2] & à Athenes même. Car il ne faut pas confondre ce qu’on appeloit le sénat à Athenes, qui étoit un corps qui changeoit tous les trois mois, avec l’aréopage, dont les membres étoient établis pour la vie, comme des modèles perpétuels.

Maxime générale : Dans un sénat fait pour être la regle, & pour ainsi dire le dépôt des mœurs, les sénateurs doivent être élus pour la vie ; dans un sénat fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent changer.

L’esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps. Cette réflexion n’est bonne qu’à l’égard d’un magistrat unique, & ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs.

Outre l’aréopage, il y avoit à Athenes des gardiens des mœurs & des gardiens des lois[3]. À Lacédémone, tous les vieillards étoient censeurs. À Rome, deux magistrats particuliers avoient la censure. Comme le sénat veille sur le peuple, il faut que des censeurs ayent les yeux sur le peuple & sur le sénat. Il faut qu’ils rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu, qu’ils notent la tiédeur, jugent les négligences, & corrigent les fautes, comme les lois punissent les crimes.

La loi Romaine qui vouloit que l’accusation de l’adultere fût publique, étoit admirable pour maintenir la pureté des mœurs ; elle intimidoit les femmes, elle intimidoit aussi ceux qui devoient veiller sur elles.

Rien ne maintient plus les mœurs qu’une extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns & les autres seront contenus ; ceux-là par le respect qu’ils auront pour les vieillards, & ceux-ci par le respect qu’ils auront pour eux-mêmes.

Rien ne donne plus de force aux lois, que la subordination extrême des citoyens aux magistrats. « La grande différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone & les autres cités, dit Xénophon[4], consiste en ce qu’il a sur-tout fait que les citoyens obéissent aux lois ; ils courent lorsque le magsitrat les appelle. Mais à Athenes un homme riche seroit au désespoir que l’on crût qu’il dépendît du magistrat ».

L’autorité paternelle est encore très-utile pour maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que dans une république il n’y a pas une force si réprimante que dans les autres gouvernemens. Il faut donc que les lois cherchent à y suppléer : elles le font par l’autorité paternelle.

À Rome, les peres avoient droit de vie & de mort sur leurs enfans[5]. A Lacédémone, chaque pere avoit droit de corriger l’enfant d’un autre.

La puissance paternelle se perdit à Rome avec la république. Dans les monarchies où l’on n’a que faire de mœurs si pures, on veut que chacun vive sous la puissance des magistrats.

Les lois de Rome qui avoient accoutumé les jeunes gens à la dépendance, établirent une longue minorité. Peut-être avons-nous eu tort de prendre cet usage : dans une monarchie, on n’a pas besoin de tant de contrainte.

Cette même subordination dans la république, y pourroit demander que le pere restât pendant sa vie le maître des biens de ses enfans, comme il fut réglé à Rome. Mais cela n’est pas de l’esprit de la monarchie.


  1. Les magistrats y étoient annuels, & les sénateurs pour la vie.
  2. Lycurgue, dit Xénophon, de republ. Laedam voulut « qu’on élût les sénateurs parmi les vieillards, pour qu’ils ne se négligeassent pas même à la fin de la vie ; & en les établissant juges du courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus honorable que la force de ceux ci ».
  3. L’aréopage lui-même étoit soumis à la censure.
  4. Répub. de Lacédémone.
  5. On peut voir dans l’histoire Romaine, avec quel avantage pour la république on se servit de cette puissance. Aulus Fulvius s’étoit mis en chemin pour aller trouver Catilina ; son pere le rappela & le fit mourir. Salluste, de bello Catil. Plusieurs autres citoyens firent de même. Dion, liv. XXXVII.