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Esprit des lois (1777)/L6/C15

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CHAPITRE XV.

Des lois des Romains à l’égard des peines.


Je me trouve fort dans mes maximes, lorsque j’ai pour moi les Romains ; & je crois que les peines tiennent à la nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple changer à cet égard de lois civiles, à mesure qu’il changeoit de lois politiques.

Les lois royales, faites pour un peuple composé de fugitifs, d’esclaves & de brigands, furent très-séveres. L’esprit de la république auroit demandé que les décemvirs n’eussent pas mis ces lois dans leurs douze tables ; mais des gens qui aspiroient à la tyrannie, n’avoient garde de suivre l’esprit de la république.

Tite-live[1] dit, sur le supplice de Métius Suffétius, dictateur d’Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots, que ce fut le premier & le dernier supplice où l’on témoigna avoir perdu la mémoire de l’humanité. Il se trompe : la loi des douze tables est pleine de dispositions très-cruelles[2].

Celle qui découvre le mieux le dessein des décemvirs, est la peine capitale prononcée contre les auteurs des libelles & les poëtes. Cela n’est guere du génie de la république, où le peuple aime à voir les grands humiliés. Mais des gens qui vouloient renverser la liberté, craignoient des écrits qui pouvoient rappeller l’esprit de la liberté[3].

Après l’expulsion des décemvirs, presque toutes les lois qui avoient fixé les peines furent ôtées. On ne les abrogea pas expressément : mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un citoyen Romain, elles n’eurent plus d’application.

Voilà le temps auquel on peut rapporter ce que Tite-Live[4] dit des Romains, que jamais peuple n’a plus aimé la modération des peines.

Que si l’on ajoute à la douceur des peines, le droit qu’avoit un accusé de se retirer avant le jugement, on verra bien que les Romains avoient suivi cet esprit que j’ai dit être naturel à la république.

Sylla, qui confondit la tyrannie, l’anarchie & la liberté, fit les lois Cornéliennes. Il sembla ne faire des réglemens que pour établir des crimes. Ainsi qualifiant une infinité d’actions du nom de meurtre, il trouva par-tout des meurtriers, & par une pratique qui ne fut que trop suivie, il tendit des pieges, sema des épines, ouvrit des abymes sur le chemin de tous les citoyens.

Presque toutes les lois de Sylla ne portoient que l’interdiction de l’eau & du feu. César y ajouta la confiscation des biens, parce que les riches gardant dans l’exil leur patrimoine, ils étoient plus hardis à commettre des crimes.

Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire, ils sentirent bientôt qu’il n’étoit pas moins terrible contr’eux que contre les sujets ; ils chercherent à le tempérer ; ils crurent avoir besoin des dignités & du respect qu’on avoit pour elles.

On s’approcha un peu de la monarchie, & l’on divisa les peines en trois classes[5] ; celles qui regardoient les premieres personnes de l’état[6], & qui étoient assez douces ; celles qu’on infligeoit aux personnes d’un rang[7] inférieur, & qui étoient plus séveres ; enfin celles qui ne concernoient que les conditions basses[8], & qui furent les plus rigoureuses.

Le féroce & insensé Maximin irrita pour ainsi dire le gouvernement militaire qu’il auroit fallu adoucir. Le sénat apprenoit, dit Capitolin[9], que les uns avoient été mis en croix, & les autres exposés aux bêtes, ou enfermés dans des peaux de bêtes récemment tuées, sans aucun égard pour les dignités. Il sembloit vouloir exercer la discipline militaire, sur le modele de laquelle il prétendoit régler les affaires civiles.

On trouvera dans les Considérations sur la grandeur des Romains & leur décadence, comment Constantin changea le despotisme militaire en un despotisme militaire & civil, & s’approcha de la monarchie. On y peut suivre les diverses révolutions de cet état ; & voir comment on y passa de la rigueur à l’indolence, & de l’indolence à l’impunité.


  1. Livre I.
  2. On y trouve le supplice du feu, des peines presque toujours capitales, le vol puni de mort, &c.
  3. Sylla, animé du même esprit que les décemvirs, augmenta comme eux les peines contre les écrivains satiriques.
  4. Livre I.
  5. Voyez la loi 3. §. legis ad leg. Cornel. de sicarris, & un très-grand nombre d’autres au digeste & au code.
  6. Sublimiores.
  7. Medios.
  8. Infimos. Leg. 3. §. legis ad leg. Cornell. de sicariis.
  9. Jul. Cap. Maximini duo.