Aller au contenu

Esprit des lois (1777)/L6/C5

La bibliothèque libre.
◄  Livre VI
Chapitre IV
Livre VI Livre VI
Chapitre VI
  ►


CHAPITRE V.

Dans quels gouvernemens le Souverain peut être juge.


Machiavel[1] attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à Rome, des crimes de lese-majesté commis contre lui. Il y avoit pour cela huit juges établis : Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J’adopterois bien la maxime de ce grand homme : mais comme dans ces cas, l’intérêt politique force, pour ainsi dire, l’intérêt civil, (car c’est toujours un inconvénient, que le peuple juge lui-même ses offenses ;) il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient autant qu’il est en elles à la sureté des particuliers.

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses ; ils permirent aux accusés de s’exiler[2] avant le jugement[3] : & ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n’en eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limitations que l’on mit à la puissance que le peuple avoit de juger.

Solon sut bien prévenir l’abus que le peuple pourroit faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il voulut que l’Aréopage revît l’affaire ; que, s’il croyoit l’accusé injustement absous[4], il l’accusât de nouveau devant le peuple ; que, s’il le croyoit injustement condamné[5], il arrêtât l’exécution, & lui fit rejuger l’affaire : Loi admirable, qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature qu’il respectoit le plus, & à la sienne même !

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, sur-tout du moment que l’accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer & juger de sang froid.

Dans les états despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution seroit détruite ; les pouvoirs intermédiaires dépendans, anéantis ; on verroit cesser toutes les formalités des jugemens ; la crainte s’empareroit de tous les esprits ; on verroit la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus de sureté, plus de monarchie.

Voici d’autres réflexions. Dans les états monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, & les fait punir ou absoudre ; s’il jugeoit lui-même, il seroit le juge & la partie.

Dans ces mêmes états, le prince a souvent des confiscations ; s’il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge & la partie.

De plus, il perdroit le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grace[6] : il seroit insensé qu’il fît & défît ses jugemens : il ne voudroit pas être en contradiction avec lui-même.

Outre que cela confondroit toutes les idées, on ne sauroit si un homme seroit absous ou s’il recevroit sa grace.

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette[7], & qu’il appella, pour cela, dans son cabinet quelques officiers du parlement & quelques conseillers d’état ; le roi les ayant forcés d’opiner sur le décret de prise de corps, le président de Believre dit : « Qu’il voyoit dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d’un de ses sujets ; que les rois ne s’étoient réservé que les graces, & qu’ils renvoyoient les condamnations vers leurs officiers. Et votre majesté voudroit bien voir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, iroit dans une heure à la mort ! Que la face du prince, qui porte les graces, ne peut soutenir cela ; que sa vue seule levoit les interdits des églises ; qu’on ne devoit sortir que content de devant le prince. » Lorsqu’on jugea le fond, le même président dit dans son avis : « Cela est un jugement sans exemple, voie contre tous les exemples du passé jusqu’à huy, qu’un Roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort[8]. »

Les jugemens rendus par le prince, seroient une source intarissable d’injustices & d’abus ; les courtisans extorqueroient, par leur importunité, ses jugemens. Quelques empereurs Romains eurent la fureur de juger ; nul regnes n’étonnerent plus l’univers par leurs injustices.

« Claude, dit Tacite[9], ayant attiré à lui le jugement des affaires & les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l’empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il : « Qu’il se garderoit bien d’être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs & les accusés, dans les murs d’un palais, ne fussent pas exposés à l’unique pouvoir de quelques affranchis[10].

« Sous le regne d’Arcadius, dit Zozime[11], la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour, & l’infecta. Lorsqu’un homme étoit mort, on supposoit qu’il n’avoit point laissé d’enfans[12] ; on donnoit ses biens par un rescrit. Car comme le prince étoit étrangement stupide, & l’impératrice entreprenante à l’excès, elle servoit l’insatiable avarice de ses domestiques & de ses confidentes ; de sorte que, pour les gens modérés, il n’y avoit rien de plus désirable que la mort.

« Il y avoit autrefois, dit Procope[13], fort peu de gens à la cour : mais sous Justinien, comme les juges n’avoient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des clameurs des parties qui y sollicitoient leurs affaires. » Tout le monde sait comment on y vendoit les jugemens & même les lois.

Les lois sont les yeux du prince ; il voit par elles ce qu’il ne pourroit pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux ? Il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.


  1. Discours sur la premiere décade de Tite-Live, liv. I. chap. VII.
  2. Cela est bien expliqué dans l’oraison de Cicéron pro Ccinnâ, à la fin.
  3. C’étoit une loi d’Athenes, comme il paroît par Démosthene. Socrate refusa de s’en servir.
  4. Démosthene, sur la couronne, pag. 494. édit. de Francfort, de l’an 1604.
  5. Voyez Philostrate, vie des sophistes, liv. I. vie d’Eschines.
  6. Platon ne pense pas que les rois, qui sont, dit-il, prêtres, puissent assister au jugement où l’on condamne à la mort, à l’exil, à la prison.
  7. Voyez la relation du procès fait à M. de duc de la Vallette. Elle est imprimée dans les mémoires de Montresor, tom. II. pag. 62.
  8. Cela fut changé dans la suite. Voyez la même relation.
  9. Annal. liv. XI.
  10. Ibid. liv. XIII.
  11. Hist. liv. V.
  12. Même désordre sous Théodose le jeune.
  13. Histoire secrette.