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Esprit des lois (1777)/L8/C5

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CHAPITRE V.

De la corruption du principe de l’aristocratie.


L’aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui sont gouvernés.

Quand les familles régnantes observent les lois, c’est une monarchie qui a plusieurs monarques, & qui est très-bonne par sa nature ; presque tous ces monarques sont liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas, c’est un état despotique qui a plusieurs despotes.

Dans ce cas la république ne subsiste qu’à l’égard des nobles, & entr’eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, & l’état despotique est dans le corps qui est gouverné ; ce qui fait les deux corps du monde les plus désunis.

L’extrême corruption est lorsque les nobles deviennent héréditaires[1] ; ils ne peuvent plus guere avoir de modération. S’ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, mais leur sureté diminue ; s’ils sont en plus grand nombre, leur pouvoir est moindre, & leur sureté plus grande : en sorte que le pouvoir va croissant, & la sureté diminuant, jusqu’au despote sur la tête duquel est l’excès du pouvoir & du danger.

Le grand nombre des nobles dans l’aristocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent : mais comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un esprit de nonchalance, de paresse, d’abandon, qui fera que l’état n’aura plus de force ni de ressort[2].

Une aristocratie peut maintenir la force de son principe, si les lois sont telles qu’elles fassent plus sentir aux nobles les périls & les fatigues du commandement que ses délices ; & si l’état est dans une telle situation, qu’il ait quelque chose à redouter ; & que la sureté vienne du dedans, & l’incertitude du dehors.

Comme une certaine confiance fait la gloire & la sureté d’une monarchie, il faut au contraire qu’une république redoute quelque chose[3]. La crainte des Perses maintint les lois chez les Grecs. Carthage & Rome s’intimiderent l’une l’autre, & s’affermirent. Chose singuliere ! plus ces états ont de sureté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre.


  1. L’aristocratie se change en oligarchie.
  2. Venise est une des républiques qui a le mieux corrigé par ses lois les inconvéniens de l’arsitocratie héréditaire.
  3. Justin attribue à la mort d’Epaminondas l’extinction de la vertu à Athenes. N’ayant plus d’émulation, ils dépenserent leurs revenus en fêtes : frequentius cœnam quàm castra visentes. Pour lors les Macédoniens sortirent de l’obscurité. Liv. VI.