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Esprit des lois (1777)/Lysimaque

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LYSIMAQUE.


Lorsqu’Alexandre eut détruit l’empire des Perses, il voulut que l’on crût qu’il étoit fils de Jupiter. Les Macédoniens étoient indignés de voir ce Prince rougir d’avoir Philippe pour pere : leur mécontentement s’accrut, lorsqu’ils lui virent prendre les mœurs, les habits & les manieres des Perses : & ils se reprochoient tous d’avoir tant fait pour un homme qui commençoit à les mépriser. Mais on murmuroit dans l’armée, & on ne parloit pas.

Un philosophe, nommé Callisthene, avoit suivi le roi dans son expédition. Un jour qu’il le salua à la maniere des Grecs, D’où vient, lui dit Alexandre, que tu ne m’adores pas ? « Seigneur, lui dit Callisthene, vous êtes chef de deux nations : l’une, esclave avant que vous l’eussiez soumise, ne l’est pas moins depuis que vous l’avez vaincue ; l’autre, libre avant qu’elle vous servit à remporter tant de victoires, l’est encore depuis que vous les avez remportées. Je suis Grec, Seigneur ; & ce nom vous l’avez élevé si haut, que, sans vous faire tort, il ne nous est plus permis de l’avilir. »

Les vices d’Alexandre étoient extrêmes, comme ses vertus : il étoit terrible dans sa colere ; elle le rendoit cruel. Il fit couper les pieds, le nez & les oreilles de Callisthene ; ordonna qu’on le mît dans une cage de fer ; & le fit porter ainsi à la suite de l’armée.

J’aimois Callisthene ; & de tout temps, lorsque mes occupations me laissoient quelques heures de loisir, je les avois employées à l’écouter : & si j’ai de l’amour pour la vertu, je le dois aux impressions que ses discours faisoient sur moi. J’allai le voir. « Je vous salue, lui dis-je, illustre malheureux, que je vois dans une case de fer, comme on enferme une bête sauvage, pour avoir été le seul homme de l’armée. »

« Lysimaque, me dit-il, quand je suis dans une situation qui demande de la force & du courage, il me semble que je me trouve presqu’à ma place. En vérité, si les dieux ne m’avoient mis sur la terre que pour y mener une vie voluptueuse, je croirois qu’ils m’auroient donnée en vain une ame grande & immortelle. Jouir des plaisirs des sens, est une choses dont tous les hommes sont aisément capables : &, si les dieux ne nous ont fait que pour cela, ils ont fait un ouvrage plus parfait qu’ils n’ont voulu, & ils ont plus exécuté qu’entrepris. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je sois insensible. Vous ne me faites que trop voir que je ne le suis pas. Quand vous êtes venu à moi, j’ai trouvé d’abord quelque plaisir à vous voir faire une action de courage. Mais, au nom des dieux, que ce soit pour la derniere fois. Laissez-moi soutenir mes malheurs, & n’ayez point la cruauté d’y joindre encore les vôtres. »

« Callisthène, lui dis-je, je vous verrai tous les jours. Si le roi vous voyoit abandonné des gens vertueux, il n’auroit plus de remords : il commenceroit à croire que vous êtes coupable. Ah ! j’espere qu’il ne jouira pas du plaisir de voir que ses châtimens me feront abandonner un ami ».

Un jour, Callisthène me dit, « Les dieux immortels m’ont consolé ; & depuis ce temps je sens en moi quelque chose de divin, qui m’a ôté le sentiment de mes peines. J’ai vu en songe le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui ; vous aviez un sceptre à la main, & un bandeau royal sur le front. Il vous a montré à moi, & m’a dit : Il te rendra plus heureux. L’émotion où j’étois m’a réveillé. Je me suis trouvé les mains élevées au ciel, & faisant des efforts pour dire : Grand Jupiter, si Lysimaque doit régner, fais qu’il regne avec justice. Lysimaque, vous régnerez : croyez un homme qui doit être agréable aux dieux, puisqu’il souffre pour la vertu ».

Cependant Alexandre ayant appris que je respectois la misere de Callisthène, que j’allois le voir, & que j’osois le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur. « Va, dit-il, combattre contre les lions, malheureux qui te plais tant à vivre avec les bêtes féroces ». On différa mon supplice, pour le faire servir de spectacle à plus de gens.

Le jour qui le précéda, j’écrivis ces mots à Callisthène : « Je vais mourir. Toutes les idées que vous m’aviez données de ma future grandeur se sont évanouies de mon esprit. J’aurois souhaité d’adoucir les maux d’un homme tel que vous ».

Prexape, à qui je m’étois confié, m’apporta cette réponse : « Lysimaque, si les dieux ont résolu que vous régniez, Alexandre ne peut pas vous ôtez la vie ; car les hommes ne résistent pas à la volonté des dieux ».

Cette lettre m’encouragea : & faisant réflexion que les hommes les plus heureux & les plus malheureux sont également environnés de la main divine, je résolus de me conduire, non pas par mes espérances, mais par mon courage ; & de défendre jusqu’à la fin une vie sur laquelle il y avoit de si grandes promesses.

On me mena dans la carriere. Il y avoit autour de moi un peuple immense, qui venoit être témoin de mon courage, ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J’avois plié mon manteau autour de mon bras : je lui présentai ce bras : il voulut le dévorer : je lui saisis la langue, la lui arrachai, & le jetai à mes pieds.

Alexandre aimoit naturellement les actions courageuses : il admira ma résolution ; & ce moment fut celui du retour de sa grande ame.

Il me fit appeller ; &, me tendant la main, « Lysimaque, me dit-il, je te rend mon amitié ; rends moi la tienne. Ma colere n’a servi qu’à te faire faire une action qui manque à la vie d’Alexandre ».

Je reçus les graces du roi. J’adorai les décrets des dieux ; & j’attendois leurs promesses, sans les rechercher, ni les fuir. Alexandre mourut ; & toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étoient dans l’enfance : son frere Aridée n’en étoit jamais sorti : Olympias n’avoit que la hardiesse des ames foibles ; & tout ce qui étoit cruauté étoit pour elle du courage : Roxane, Eurydice, Statyre, étoient perdues dans la douleur. Tout le monde dans le palais, savoit gémir ; & personne ne savoit régner. Les capitaines d’Alexandre leverent donc les yeux sur son trône : mais l’ambition de chacun fut contenue par l’ambition de tous. Nous partageames l’empire ; & chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues.

Le sort me fit roi d’Asie : &, à présent que je puis tout, j’ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie m’annonce que j’ai fait quelque bonne action ; & ses soupirs me disent que j’ai quelque mal à réparer. Je le trouve entre mon peuple & moi.

Je suis le roi d’un peuple qui m’aime. Les peres de famille esperent la longueur de ma vie, comme celle de leurs enfans : les enfans craignent de me perdre, comme ils craignent de perdre leur pere. Mes sujets sont heureux, & je le suis.


FIN.