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Esquisses contemporaine - Anatole France/01

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Esquisses contemporaine - Anatole France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 576-614).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. ANATOLE FRANCE

I
LES ANNEES D’APPRENTISSAGE
ET LES PREMIERS ESSAIS


« Le désir a conduit ma vie entière. Je puis dire que mon existence ne fut qu’un long désir. J’aime désirer ; du désir j’aime les joies et les souffrances. » (Anatole France, En huitième ;
L’Homme libre du 5 mai 1913.)


Voici peut-être l’écrivain français qui, depuis Renan, a eu le plus d’action, non seulement en France, mais à l’étranger, sur le plus grand nombre d’esprits. Je ne sais s’il a véritablement atteint la foule : mais il a conquis l’élite, presque toutes les élites. Là il a ses fidèles, ses dévots, et même ses fanatiques. Ceux-là mêmes qui discutent le plus violemment ses idées s’abstiennent de toute réserve sur son art : les uns, de peur de passer pour béotiens ; les autres, parce qu’ils sont réellement sans défense contre le subtil et troublant sortilège. Quelqu’un qui l’a passionnément aimé, et qui, dans le secret de son cœur, l’aime peut-être encore, qui lui doit beaucoup en tout cas, a tracé de lui ce portrait fort peu connu :


Je ne dirai jamais assez pour moi avec quelle unique prédilection je goûte l’esprit, la sagesse et le style de M. Anatole France, sa parole aisée, modeste et hardie, pleine de choses et cependant infiniment gracieuse. Comme il sait beaucoup, et qu’il comprend encore plus qu’il ne sait, il a ce don merveilleux d’élucider parfaitement son sujet en parlant d’autre chose. Sa méthode, c’est de faire perpétuellement des digressions. Mais ce sont les digressions d’un philosophe qui a toujours présente à l’esprit la connexité de tous les phénomènes et l’amplitude du monde en même temps que sa vanité. Il a, dans le même moment, la perception la plus fine et la plus malicieuse des accidens (livres du jour, passagères figures humaines, petits événemens d’hier), et le ressouvenir des « pensées éternelles » que roulent les oiseaux-dieux d’Aristophane. Deux ou trois de ces pensées reparaissent souvent dans ses ironiques études, mais par quels chemins imprévus et souples il nous y mène ! C’est « un bénédictin narquois, » comme a dit M. Hébrard, c’est un bouddhiste amusé et curieux, c’est un sceptique tendre : quoi encore ? Il a une sorte de détachement voluptueux. Il jouit délicatement de la vie, et de toutes les images de la vie dans le passé, tout en étant persuadé qu’elle n’est qu’apparence et illusion. Il juge les choses du point de vue le plus distingué où puisse se placer un homme de notre temps. Et il mêle à cette philosophie un charme qui lui est propre[1]...


Je ne pense pas qu’aujourd’hui encore M. Jules Lemaître désavouerait cette page où, il y a vingt-cinq ans, il définissait, en termes si heureux, le tour d’esprit et le talent de M. Anatole France.


I

Je suppose un homme qui, n’ayant jarnais rien lu de M. France, commencerait son initiation par les derniers ouvrages de l’écrivain, l’Ile des Pingouins ou les Dieux ont soif. Mis en goût par cette lecture, il ouvrirait alors, sur la foi de sa réputation, le Crime de Sylvestre Bonnard. Au bout de quelques pages, je vois d’ici la stupeur croissante de cet honnête homme. « Eh quoi ! se dira-t-il inévitablement, comment de la même plume deux sortes d’ouvrages aussi différens ont-ils pu sortir ? Les sujets, les idées, l’esprit, l’accent, le style même, tout a changé. Comment pareille transformation a-t-elle pu se produire ? » Comment ? C’est à cette question que l’on voudrait bien, ici, essayer de répondre.

Connaissez-vous, « sur le quai Voltaire, la maison qui porte aujourd’hui le numéro 9 et dont le rez-de-chaussée est actuellement occupé par le docte Honoré Champion et sa docte librairie ? La tranquille façade de cette demeure, percée de hautes fenêtres légèrement cintrées, rappelle, dans sa simplicité aristocratique, le temps de Gabriel et de Louis[2].» C’est là, dans cette maison jadis habitée par Vivant Denon, l’artiste « philosophe » et le diplomate collectionneur, que l’auteur de Thaïs a passé les heures les plus décisives de son enfance et de son adolescence ; la librairie paternelle a été sa première « cité des livres. » Il est né non loin de là, quai Malaquais, en 1844. Ce Parisien, « qui aime Paris comme un Italien du Moyen âge où du bienheureux XVe siècle aimait sa ville[3], » a surtout aimé, dans Paris, le « paysage lapidaire » sur lequel se sont tout d’abord ouverts ses yeux de « petit garçon rêveur. » En quels termes émus il a chanté ces « vieux quais augustes, » « patrie adoptive de tous les hommes de pensée et de goût, » et ce « fleuve de gloire, » et ces « boites de livres étalées » qui « lui font une digne couronne ! » Là, « du Palais-Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l’histoire de la France ancienne et de la France moderne. On y voit le Louvre ciselé comme un joyau, le Pont-Neuf... la place Dauphine avec ses maisons de brique telles qu’elles étaient quand Manon Phlipon y avait sa chambrette de jeune fille. On y voit le vieux Palais de Justice, la flèche rétablie de la Sainte-Chapelle, l’Hôtel de Ville et les tours de Notre-Dame... » Que ne voit-on pas sous ce « ciel de Paris, plus animé, plus bienveillant et plus spirituel » que le ciel de Naples, et qui « sourit, menace, caresse, s’attriste, et s’égaie comme un regard humain ?... » Non, « il ne paraît pas possible qu’on puisse avoir l’esprit tout à fait commun, si l’on fut élevé sur les quais de Paris... Puisqu’il y a là des arbres avec des livres, et que des femmes y passent, c’est le plus beau lieu du monde. »

Cet amoureux de Paris, « la ville des pensées généreuses, » n’avait pas pour parens des Parisiens. Son père, — « le père France, » comme on l’appelait familièrement, de son vrai nom Noël Thibault, — était du Bocage vendéen. Sa mère était de Bruges la morte. Les purs Parisiens sont rarement de vrais poètes : faut-il penser que l’auteur des Noces corinthiennes dut à ce croisement d’hérédités les dons poétiques qu’il reçut en partage ? Ce qu’il y a lieu de noter, en tout cas, c’est que « le père France » était poète lui aussi à ses heures, qu’il « faisait des vers suivant une métrique toute personnelle, mais de vrais vers de poète, gracieux et profonds, et qu’il ne s’est jamais consolé, — nous dit Gréard[4], — que


D’Homère le soleil n’eût pas brillé pour lui. «


« Homme de discipline et de foi monarchique, » ancien garde du corps de Charles X, ceux qui l’ont connu sur le tard nous le représentent comme un « vieux royaliste assombri[5], » et son fils, tout récemment encore, comme essentiellement « ami du silence et de la paix[6]. » Devenu libraire, il s’était passionné pour l’histoire documentaire de la Révolution française, et il était l’auteur et l’éditeur d’un travail qui eut son heure de célébrité et d’utilité, le Catalogue La Bédoyère. Dans sa boutique de librairie fréquentaient des bouquinistes, des bibliophiles, des érudits, de vieux amateurs épris d’ancien régime ; on y causait beaucoup, et la Révolution n’y était point précisément en odeur de sainteté. Nul doute que ces causeries n’ont pas été perdues pour le futur auteur de les Dieux ont soif.

Celui-ci, à plus d’une reprise, nous a parlé de sa mère, avec un accent de tendre et reconnaissante émotion. Ménagère entendue et active, « très économe » et « très charitable, » il nous a fait entrevoir « la bonté de son âme, — il n’y en eut jamais, ajoute-t-il, de plus belle au monde. » « Ma mère, dit-il ailleurs, était pieuse. Sa piété, — comme elle aimable et sérieuse, — me touchait beaucoup. Ma mère me lisait souvent la Vie des saints, que j’écoutais avec délices et qui remplissait mon âme de surprise et d’amour. » Et elle « inclinait doucement » l’enfant « au culte des images ; » et quoiqu’elle déclarât n’en pas avoir, « elle avait une espèce d’imagination rare et charmante qui ne s’exprimait pas par des phrases, » mais « qui animait et colorait son humble ménage ; » et a fabuliste ingénu, « pour amuser son fils, elle lui faisait des contes sur les images qu’il avait. Pierre Nozière nous a conservé quelques-uns de ces contes ; et peut-être les a-t-il un peu retouchés ; mais le fait est qu’ils sont charmans, et l’on ne saurait nier qu’il avait de qui tenir.

Si les enfans ressemblaient toujours à leurs parens, la Rôtisserie de la reine Pédauque aurait eu quelque chance de ne jamais voir le jour. Mais il arrive assez souvent qu’ils ressemblent surtout à leurs grands-parens, et M. France, qui a tant parlé de lui-même, se devait de nous présenter sa grand’mère : « Grand’maman était frivole ; grand’maman avait une morale facile ; grand’maman n’avait pas plus de piété qu’un oiseau. Il fallait voir le petit œil rond qu’elle nous faisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pour l’église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutes les affaires de ce monde et de l’autre... Elle avait coutume de dire de moi : Ce sera un autre gaillard que son père... Elle datait du XVIIIe siècle, ma grand’mère. Et il y paraissait bien ! »

Il y paraissait trop, peut-être, pour l’avenir de l’enfant. En attendant, dans ce milieu modeste, parmi « ces humbles et ces simples, » il grandissait, trop choyé et couvé sans doute, comme la plupart des enfans uniques, mêlé de trop bonne heure aux livres, livré sans préparation suffisante aux impressions et aux images qui en sortent. In angello cum libello. Que de fois il nous a parlé « de sa vieille Bible en estampes et du paradis terrestre qu’il admirait dans sa tendre et sage enfance, le soir, à la table de famille, sous la lampe qui brûlait avec une douceur infinie ! » Enfant rêveur, imaginatif et, à ce qu’il semble, un peu fantaisiste et distrait, plus porté à suivre sa fantaisie ou son caprice qu’à accepter une stricte discipline, l’éducation qu’il reçut a-t-elle suffisamment réagi contre cette disposition native ? On en peut douter. Ses parens, sa mère surtout, fondaient sur lui les plus grandes espérances : il serait le poète, l’écrivain que son père n’avait pu être ; et s’il est vrai que, « dans l’âge le plus tendre, » il fût déjà « dévoré par l’amour de la gloire » et qu’il « nourrît le désir de s’illustrer sans retard et de durer dans la mémoire des hommes, » on ne dut pas, autour de lui, décourager cette ambition enfantine.

Le moment des études venu, on mit l’enfant au collège Stanislas. « C’est Stanislas qui m’a élevé, a-t-il écrit un jour, je lui en garde une profonde reconnaissance. Et pourquoi serais-je ingrat ? Je n’y aurais aucun plaisir. Quant au profit, il est douteux. L’ingratitude est un plat qu’il faut savoir assaisonner. Souvent il incommode le cuisinier qui le sert. Aussi bien ai-je passé au collège Stanislas un temps très doux. J’en ai des souvenirs délicieux... La discipline n’était pas militaire. On nous donnait un peu de liberté, nous en prenions davantage ; et la vie était très supportable. J’ajouterai que je rentrais à la maison paternelle tous les soirs. Pensionnaire, j’aurais sauté par-dessus les murs. Je n’eus jamais aucun goût pour la caserne, et j’aurais fait un mauvais soldat. C’est peut-être pour cela que j’admire si fort l’armée. » Non qu’il admirât tout au vieux collège : s’il a gardé un excellent souvenir du directeur, l’abbé Lalanne, dont il nous a tracé un délicieux et vivant portrait, et qui, » éducateur incomparable, n’inspirait rien que de beau, de grand et de pur, » — ce doit être l’original de l’abbé Bordier dans les Désirs de Jean Servien, — il n’en est pas de même des surveillans : « c’étaient des espèces de moines en redingotes qui ne ressemblaient pas assez aux oratoriens d’autrefois. Ils manquaient de lettres ; ils étaient rustiques. Je n’ai jamais fait bon ménage avec eux. Ce n’est pas leur faute, mais je suis comme le vieux duc Pasquier, je n’aime pas les moines. » Quant aux professeurs, il déclare qu’il « en a eu bien des médiocres, avant de trouver en rhétorique l’honnête et sage M. Chéron[7]. » Et il n’a pas été tendre pour le pauvre « vieux Crottu, » coupable de n’avoir pas su lire aussi bien que Mme Bartet les vers du « divin » Racine, et dont il « déteste la mémoire[8], » ni pour « l’injurieux bossu de corps et d’âme, enclin au mal et le plus injuste des hommes » qui lui expliquait Esope, ni pour le « cuistre, » « le barbacole ignare » qui déchira un beau jour une gravure ornant un vieil exemplaire du Jardin des racines grecques. » Je le vois encore lacérant la jolie estampe de ses doigts lourds et crasseux, et c’est avec une sorte de joie vengeresse qu’après vingt-cinq ans je livre son stupide attentat à l’indignation des gens de goût... » O genus irritabile vatum ! Ce n’est ni vous ni moi qui songerions à vouer, pour un méfait de ce genre, un pauvre diable de régent à l’exécration universelle. Et s’il est bon d’aimer Racine, il n’est pas bon de l’imiter jusque dans sa réponse à Nicole.

M. Anatole France nous a confié qu’ « il travaillait peu pour la gloire et ne brillait guère sur le palmarès. » Et c’est vrai. Il a laissé au vieux collège le souvenir d’un élève timide, réservé, un peu féminin, et dont les succès scolaires ont été modestes ; en six années d’études, cinq nominations au palmarès, dont la plus haute est, en seconde, un second prix de narration française. Dieu nous garde des enfans prodiges ! Neuf fois sur dix, ils tournent mal ou médiocrement, et ils « se nouent » quand les autres se développent. S’il faut d’ailleurs en croire l’écolier lui-même, « il travaillait beaucoup pour que cela l’amusât, » et « il était à sa manière un bon petit humaniste. Il sentait avec beaucoup de force ce qu’il y a d’aimable et de noble dans ce qu’on appelle si bien les belles-lettres. » Et l’on sait de reste qu’il n’a jamais perdu une occasion de se faire le défenseur éloquent, enthousiaste des « humanités ; » « il leur porte un amour désespéré ; il croit fermement que, sans elles, c’en est fait de la beauté du génie français. » En cela encore il n’a pas été un ingrat. C’est sur les bancs du collège Stanislas qu’il a eu la féconde révélation de la beauté antique. « A douze ans, les récits de Tite Live lui arrachaient des larmes généreuses. » Plus tard, la Grèce lui apparut » dans sa simplicité magnifique. » L’Odyssée lui fut un long ravissement. Puis ce furent les tragiques :


Je ne compris pas grand’chose à Eschyle ; mais Sophocle, mais Euripide m’ouvrirent le monde enchanté des héroïnes et m’initièrent à la poésie du malheur... Alceste et Antigone me donnèrent les plus nobles rêves qu’un enfant ait jamais eus. La tête enfoncée dans mon dictionnaire, sur mon pupitre barbouillé d’encre, je voyais des figures divines, des bras d’ivoire tombant sur des tuniques blanches, et j’entendais des voix plus belles que la plus belle musique, qui se lamentaient harmonieusement.


Et les soirs d’hiver, on le voyait lire des vers d’Antigone à la lanterne d’un marchand de marrons.

Parmi toutes ces visions et dans cette ivresse d’antiquité classique, que devenait l’idéal intérieur de l’enfant qu’on avait nourri de pieuses lectures et qui, un moment, s’était cru la vocation d’un saint ? Il semble bien qu’il se fût un peu obnubilé. Certains aveux du Livre de mon ami et des Désirs de Jean Servien paraissent bien avoir une valeur autobiographique : « Chaque samedi on nous menait à confesse... Cette pratique m’inspirait beaucoup de respect et d’ennui... » « Jean quitta la nappe de lin (au jour de sa première communion), surpris d’être le même et déjà déçu. Il ne devait plus jamais ressentir la ferveur première. » Et puis, l’enfant avait d’autres maîtres que ceux du collège : « Vieux juifs sordides de la rue du Cherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, c’est en furetant dans vos boîtes, c’est en contemplant vos poudreux étalages, chargés des pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrai insensiblement de la plus saine philosophie. Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers,... j’ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l’écoulement des choses et du néant de tout. J’ai deviné que les êtres n’étaient que des images changeantes dans l’universelle illusion, et j’ai été dès lors enclin à la tristesse, à la douceur et à la pitié. » Quand, et dans quelles conditions se fit la rupture, la substitution définitive d’un idéal à un autre ? Nous ne savons. J’imagine qu’il ne dut pas y avoir, à proprement parler, de « crise religieuse, » que, dans cette âme avide de jouir et de sentir, peu inclinée à l’ascétisme, et même subtilement ennemie de la règle, plus souple que forte, et d’ailleurs « toute spéculative[9], » l’esprit du XVIIIe siècle s’insinua sans effort et put, sans accumuler trop de ruines, s’installer à demeure.

La religion qui n’est plus un objet de croyance peut aisément devenir une source de voluptés esthétiques ; c’est là un « état d’âme » très distingué, un peu pervers, et qui a été très répandu au cours du XIXe siècle. A l’âge où le désir, vite éveillé, se pose sur toutes choses, où les vers brûlans de certains poètes sont lus surtout pour les images sensuelles qu’ils évoquent, il peut paraître piquant de mêler aux impressions un peu troubles que l’on retira, des livres le ragoût de certaines images presque pieuses. Cette disposition morale a été de tout temps très familière à M. France : elle s’est formée en lui de bonne heure : témoin cette curieuse page perdue où on le voit fondre ensemble les inspirations et les admirations d’art les plus diverses et nous livrer la subtile rêverie d’un païen mystique :


Pour moi, s’il faut tout dire, j’ai penché jadis pour la crémation. Ce ne sont point les mémoires, devis et procès-verbaux du chevalier Keller qui m’en donnèrent le goût : ce sont les élégies de Tibulle et de Properce, Il n’était pas en ce temps-là question de four crématoire. Je ne voyais que le bûcher antique. Je vous prie de considérer le temps et les circonstances. Alors je faisais ma rhétorique et j’aimais Cynthie, Ces Latins ont laissé des images intarissables de beauté ! Les visions de leurs poètes me cachaient les murs nus et souillés des classes et m’environnaient de gloire.

En ce temps-là je mêlais l’amour et la mort dans la poésie de mes rêves. Pendant l’étude du soir que surveillait un pion crasseux, je voyais, oui, je voyais l’ombre de Cynthie, ses voiles à demi consumés, pâle et les cheveux dénoués, telle enfin qu’elle était sur le lit funèbre. Le feu avait terni le béryl qu’elle portait au doigt. J’étais Properce. Elle me rappelait les veilles de Suburre et les muets sermens... Ne riez pas. Telle est la magie de ces poètes latins : les fioles assyriennes qu’ils ont versées sur le bûcher funèbre ont à jamais parfumé et embelli la mort.

Mais le dimanche, à la chapelle, ce n’est plus Cynthie qui m’apparaissait à travers les nuages de l’encens, au chant des cantiques. C’est Cécile endormie dans un cercueil de cyprès, tout embaumé de myrrhe et d’aromates, Cécile, vêtue encore des vêtemens tissus d’or dont elle s’était parée pour le sacrifice, et croisant les deux mains sur la palme du martyre[10]...

Si Renan a lu cette jolie page de poésie alexandrine, qu’il aurait pu signer, il a dû s’applaudir d’avoir fait un tel élève.


II

Quand M. France sortit du collège, avait-il déjà lu Renan et Taine ? Il était en tout cas bien préparé à les lire, à s’assimiler toute la substance de l’Histoire de la littérature anglaise et de la Vie de Jésus qui, justement, coup sur coup, allaient paraître et faire le bruit que l’on sait. L’âpre et puissant dogmatisme de Taine ne pouvait manquer d’exercer une forte action sur cette pensée mobile et un peu flottante, une action qu’elle a plus tard très franchement avouée : « Taine était déterministe. Il l’était nettement et avec une abondance de preuves, une richesse d’illustration qui fit, sur la jeunesse intelligente, à la fin du second Empire, une impression beaucoup plus forte qu’on se l’imagine aujourd’hui... La pensée de ce puissant esprit nous inspira, vers 1870, un ardent enthousiasme, une sorte de religion, ce que j’appellerai le culte dynamique de la vie. Ce qu’il nous apportait, c’était la méthode et l’observation, c’était le fait et l’idée, c’était la philosophie et l’histoire, c’était la science enfin. Et ce dont il nous débarrassait, c’était l’odieux spiritualisme d’école, c’était l’abominable Cousin et son abominable école ; c’était l’ange universitaire montrant d’un geste académique le ciel de Platon et de Jésus-Christ. Il nous délivra du philosophisme hypocrite. En ce temps-là, nous avions, au quartier latin, un sentiment passionné des forces naturelles ; et les livres de Taine avaient beaucoup contribué à nous mettre dans cet état d’âme. Sa théorie des milieux nous émerveillait... L’idée que cette théorie pouvait n’être pas absolument vraie fut la seconde ou la troisième déception de ma vie[11]. »

Si M. France a été amené, dans la suite, à faire d’assez fortes réserves sur les idées de Taine, — par exemple dans un article non recueilli sur son Napoléon[12], — il n’en a jamais fait que d’insignifiantes sur le compte de Renan. Celui-là a été le maître aimé, vénéré, chéri entre tous, celui qui nous révèle à nous-mêmes, celui dont on rêve de poursuivre l’œuvre et d’égaler la gloire, celui dont l’influence nous pénètre jusqu’aux moelles et peu à peu nous transforme à son image. Quand il le lut pour la première fois, il dut se reconnaître en lui. De tous les écrivains dont il s’est inspiré aucun, pour la pensée comme pour le style, n’a marqué plus profondément de son empreinte l’auteur de Thaïs que le poète de l’Antechrist. « M. Renan, dit-il quelque part, M. Renan dont j’aime jusqu’à l’idolâtrie l’adorable esprit[13]… » Ah ! oui, comme il l’a aimé, jusque dans ses défauts et jusque dans ses tares, cet « adorable esprit ! » Je voudrais pouvoir reproduire ici tout entier l’article, injustement sacrifié, que M. France a consacré à Renan au lendemain de sa mort. Jamais « demi-dieu mortel » n’a été enseveli dans un plus beau linceul de pourpre : « Tout ce qui pense au monde l’a dit ou le dira : Ernest Renan fut, de tous nos contemporains, celui qui exerça la plus grande influence sur les esprits cultivés et celui qui ajouta le plus à leur culture. Il fut le maître de beaucoup. Beaucoup peuvent dire avec celui qui écrit en pleurant ces lignes, et qui sent la plume trembler entre ses doigts : « Nous avons perdu notre maître, notre lumière, notre chère gloire ! Il prenait les âmes non par la violence et à grandes secousses, dans le filet d’un système, mais avec la douce force des eaux bienfaisantes qui fécondent les terres. Il les enveloppait dans les enchantemens du plus beau génie qui ait parlé la plus belle des langues. Il nous a remplis de sa science profonde, de sa riche pensée, de ses doutes mêmes qui, dans un tel esprit, avaient l’efficacité d’une croyance. Il a exercé trente ans un pouvoir spirituel sur l’Europe. Voilà ce que diront les indifférens, les adversaires eux-mêmes. Mais ce que nous devons dire, nous, ses amis, nous qui eûmes l’honneur inestimable de l’approcher, c’est qu’il fut le meilleur des hommes, le plus simple, le plus doux et en même temps le plus ferme cœur qui ait jamais battu en ce monde... » Et l’article continue sur ce ton, et je ne sais si une seule des vertus intellectuelles et morales dont s’honorent le plus les enfans des hommes est refusée au grand écrivain : « Il était essentiellement moral et religieux ; il aimait cette humanité dont il fut un des plus magnifiques exemplaires[14]. » M. France nous avait bien dit qu’il aimait Renan jusqu’à l’idolâtrie !

A cette double influence il en faut joindre, je crois, deux autres : celle de Sainte-Beuve et celle de Leconte de Lisle. Sainte-Beuve, avec lequel le jeune homme devait se sentir toute sorte d’affinités secrètes, Sainte-Beuve, « de qui nous sortons tous, » s’il faut l’en croire, achevait alors sa vie laborieuse et presque glorieuse : cette âme de critique et de poète, « la plus curieuse, la plus sagace et la plus compliquée qu’une vieille civilisation ait jamais produite[15], » ne pouvait manquer d’attirer sa curiosité et son attention. Ne l’a-t-il pas proclamé un jour « le docteur universel, le saint Thomas d’Aquin du XIXe siècle ? » Et la notice qu’il devait plus tard lui consacrer, en tête de ses Poésies complètes, n’a-t-elle pas l’air parfois d’une confidence, presque au même titre que celle qu’il a écrite sur Racine ? Quant à Leconte de Lisle, « prêtre de l’art, abbé crosse et mitre des monastères poétiques, » on ne pouvait alors faire des vers sans reconnaître sa maîtrise et subir son influence ; et de fait, son influence, qui du reste rejoint, sur tant de points, celle de Taine et surtout de Renan, son influence est visible dans les premiers vers de l’auteur des Poèmes dorés. Le premier article que je connaisse de M. France, — il est signé : A. Thibault et daté de janvier 1867, — est sur Leconte de Lisle et sa traduction de l’Iliade : « Leconte de Lisle, y lit-on, est un de ces hommes très forts qu’un siècle n’entraîne pas. Il est très calme, justement parce qu’il est très fort. Replié sur lui-même, il regarde d’un œil tranquille monter le flot de la vulgarité et du prosaïsme. Le flot ne l’engloutira pas. N’est-il pas, lui, l’Arche sainte ? La solitude ne l’épouvante pas. Il porte un monde en lui[16]. » L’année suivante, il proclame les Poèmes antiques « une des plus grandes œuvres de la poésie moderne[17]. » Et, quelques années plus tard, à propos d’une nouvelle édition des Poèmes barbares : « S’il est vrai que l’art du poète consiste à représenter des êtres selon leur nature, sous leur vrai caractère, dégagés de ce qui n’est en eux qu’accidentel, de sorte que réduits et élevés à la simplicité et à la beauté intrinsèque d’un type, ces êtres soient désormais revêtus d’une vie supérieure et impérissable ; s’il est vrai, comme je le crois fermement, que ce soit là le but unique et la fin sublime de la poésie, il y a peu d’hommes au monde qui se soient autant approchés que M. Leconte de Lisle de la perfection poétique[18]. » En attendant les dissentimens futurs, ce sont là des témoignages qui ont leur éloquence.

Un dernier trait complète la physionomie morale de ce jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, telle qu’elle nous apparaît avant même son premier livre. Réaction toute naturelle contre l’éducation de la famille et du collège ? Influence des lectures ou des compagnons de jeunesse ? Simple et franche manifestation du tempérament individuel ? Ce qui est sûr, c’est que le fils du garde du corps de Charles X se rattache alors délibérément à la tradition du XVIIIe siècle, cette « aimable, » cette « adorable » époque, dont l’art, la liberté, la vitalité l’enchantent. « Le XVIIIe siècle, écrit-il, aima grandement la vie, et la belle impiété de ce temps fut de replacer sur la terre le séjour légitime de la vie que le christianisme avait rejeté dans l’autre monde[19]. » Il lui passe jusqu’à la liberté de ses mœurs, et à trois reprises, il croit devoir nous conter, avec une trop visible complaisance, telle anecdote un peu leste touchant Mme du Châtelet[20]. Voltaire, « ce grand et bon rieur, » lui inspire de la « vénération[21], » et il épouse bien aisément les haines du patriarche : « Je comprends, nous dit-il, qu’il (Voltaire) fasse crier ceux dont il a renversé, ou du moins ébranlé la marmite, cette vieille marmite où jadis bouillit plus de chair humaine que dans toutes celles des sorcières. » Il nous dira, de Voltaire encore et du « bon » Denis Diderot : « Ce sont là des hommes religieux, les saints de la Bible humaine[22]. » En revanche, le christianisme, le moyen âge sont traités sans la moindre sympathie : « Au moyen âge, le corps avait paru haïssable. La femme était coupable d’être belle... L’art byzantin multiplia les laideurs salutaires... La vie au moyen âge est le bouton rigidement clos d’une fleur mystique ; en France, la fleur s’ouvre dès l’aube du XVe siècle, pâle, souffreteuse, à cause des vers rongeurs qui l’entourent, et de l’ombre opaque des châteaux de guerre, des bastilles qui la submerge[23]. » Verlaine qui a connu à cette époque lointaine le futur poète des Poèmes dorés nous le représente très épris de l’époque révolutionnaire, plein de sympathie pour les Girondins, mais haïssant les Jacobins[24]. De fait, il avait entrepris avec son ami Xavier de Ricard une vaste Encyclopédie de la Révolution, à laquelle Michelet, Quinet, Leconte de Lisle, Louis Blanc avaient promis leur collaboration, et dont l’objet était « de dégager la tradition révolutionnaire de toutes les légendes autoritaires et réactionnaires qui l’ont troublée et obscurcie » et « d’arriver à une affirmation nouvelle et plus positive de l’Esprit de la Révolution[25]. » Il donnait son adhésion à un journal pacifiste, anticlérical et antibonapartiste que Ch.-L. Chassin essayait de lancer, en 1868, sous le titre de la Démocratie[26], et il se laissait enrôler parmi les « sociétaires fondateurs » de l’entreprise. D’autre part, il collaborait à l’Almanach de la Révolution pour 1870, et y publiait une pièce de vers, assez déclamatoire, sur la Mort d’un juste (Billaud-Varenne) :


Et l’âme de Billaud-Varenne s’exhala
En grondant l’entretien d’Eucrate et de Sylla.


Et enfin, sous le voile transparent d’une fiction antique, il insérait, dans une petite revue[27], deux poèmes, Denys tyran de Syracuse et les Légions de Varus, qui sont de si violentes satires du régime impérial, qu’elles faillirent lui attirer quelques difficultés judiciaires. Le « tyran » parlait ainsi :


Si certains sont tentés de répandre, imprudens !
Le miel que sur leur langue a mis l’Abeille antique,
Qu’ils se coupent plutôt la langue avec leurs dents.
Pour que vous l’approuviez, voici ma politique.


Et dans les Légions de Varus, la Patrie interpellait Auguste en ces termes :


« César, rends-moi mes fils, lui dit-elle, assassin !
Rends-moi, rends-moi ma chair et le sang de mon sein.
César, trois fois sacré, toi qui m’as violée,
Et qui m’as enchaînée, et qui m’as mutilée !… »


Si le poète des Châtimens, sur son rocher, a lu ces vers, il a pu se dire qu’il avait fait école.

De toutes ces influences combinées et librement acceptées, ou plutôt ardemment embrassées, il s’est formé un état d’esprit très curieux, très cohérent aussi, qui, avec certaines nuances provenant des divergences individuelles de tempérament ou d’éducation, a été, entre 1865 et 1870 environ, comme le fonds commun de toute la jeunesse française. C’est sur ce fonds, plus ou moins modifié, adultéré, corrigé par la vie, qu’elle a vécu. C’est de là qu’elle est partie. Incrédulité foncière, tendance à ne voir dans les religions qu’une forme de pensée périmée, désormais destinée à fournir des symboles aux poètes et des sujets d’étude à l’historien, croyance à l’universel déterminisme et à la souveraineté absolue de la science, disposition très marquée à une sorte de panthéisme évolutionniste, goût très vif pour la culture classique et pour le naturalisme antique, vagues aspirations révolutionnaires, humanitaires et démocratiques, absence presque complète de la préoccupation morale : il faut croire que ce credo répondait assez bien aux dispositions profondes de M. France, car il l’a adopté avec une ferveur singulière. Plus de vingt ans après, il rappelait encore, avec une émotion communicative, ces juvéniles enthousiasmes :


Les livres de Darwin étaient notre bible ; les louanges magnifiques par lesquelles Lucrèce célèbre le divin Epicure nous paraissaient à peine suffisantes pour glorifier le naturaliste anglais... Pour moi, je pénétrais comme dans un sanctuaire dans ces salles du Muséum encombrées de toutes les formes organiques, depuis la fleur de pierre des encrines et les longues mâchoires des grands sauriens primitifs jusqu’à l’échine arquée des éléphans et à la main des gorilles. Au milieu de la dernière salle s’élevait une Vénus de marbre, placée là comme le symbole de la force invincible et douce par laquelle se multiplient toutes les races animées. Qui me rendra l’émotion naïve et sublime qui m’agitait alors devant ce type délicieux de la beauté humaine ? Je la contemplais avec cette satisfaction intellectuelle que donne la rencontre d’une chose pressentie. Toutes les formes organiques m’avaient insensiblement conduit à celle-ci, qui en est la fleur. Comme je m’imaginais comprendre la vie et l’amour ! Comme sincèrement je croyais avoir surpris le plan divin !


Vous vous rappelez la célèbre page de poésie naturaliste qui termine les Philosophes classiques, de Taine : il y en a là comme un direct écho.

Le jeune homme faisait des vers : je serais bien étonné qu’il n’en eût pas fait dès le collège ; des amis l’entraînèrent aux tumultueuses réunions de l’entresol du passage Choiseul ; il devint Parnassien. Un très libre Parnassien, à ce qu’il semble, mais qui pourtant, sur les points essentiels, accepta la discipline de l’école. « Il me semble aussi insensé, disait-il alors, à propos des Poèmes saturniens, de séparer la forme du fond qu’un parfum d’une cassolette... c’est pour cela que je sais à M. Verlaine grand gré du souci qu’il montre de la Forme[28]. » Ce culte de « la Forme » est, de toutes les leçons du Parnasse, celle que le biographe de Sylvestre Bonnard aie plus fidèlement retenue. Et c’est peut-être parce que la forme n’en était pas entièrement impeccable qu’il n’a pas recueilli un long poème de Thaïs, — ce sujet, on le voit, l’a hanté de bonne heure, — qu’il insérait dans une obscure revue parisienne, et sur lequel nous aurons lieu de revenir[29].

« J’ai vécu, nous dit quelque part M. Anatole France, d’heureuses années sans écrire. » Cela n’est pas tout à fait exact. Je ne me vante pas d’avoir retrouvé tout ce qu’a imprimé, — je ne dis pas écrit, — l’auteur de Crainquebille. Mais si, pendant une quinzaine d’années, jusque vers 1880 environ, ou même 1886, sa production n’a pas été très abondante, elle a pourtant été ininterrompue, et depuis 1867, il ne s’est point passé une seule année où il n’ait livré un certain nombre de pages à l’impression. Que d’ailleurs l’ambition littéraire lui soit venue de très bonne heure, c’est ce qui ressort de son premier écrit public, un devoir d’écolier, la Légende de sainte Radegonde, qu’un de ses oncles fît lithographier, et qui est dédié « à un père et une mère bien aimés. » — « Votre Anatole, y disait l’enfant, vous consacrera toutes les lignes sorties de sa plume ; sur chacune des pages qu’il écrira, vous pourrez lire : A mes chers parens[30]. » Dès l’âge de vingt-trois ans, nous le voyons collaborer assez activement à de modestes revues bibliographiques, le Chasseur bibliographe, l’Amateur d’autographes, la Gazette bibliographique, la Gazette rimée, le Bibliophile français : c’est là qu’il a fait ses premières armes de critique et d’écrivain. Enfin il publiait son premier livre : c’était une étude sur Alfred de Vigny (1868).

Quand on lit aujourd’hui ce petit volume, on est un peu déçu. Rien n’y fait prévoir un critique de premier, ou même de second ordre ; rien n’y annonce un grand écrivain. Très décousu, mal composé, écrit d’un style élégant et facile sans doute, mais trop fleuri et peu personnel, plus abondant en anecdotes qu’en impressions originales et en jugemens très motivés, il ne nous renseigne avec précision ni sur Vigny, ni sur son critique. Ces pages ne sont pas de celles qui s’inscrivent en naissant dans la « littérature » d’un sujet, et l’on peut écrire sur le poète des Destinées sans les avoir lues. Il y a quelques années, l’Académie française mettait au concours l’Eloge d’Alfred de Vigny : les deux mémoires couronnés, et qui ont été publiés, de MM. P.-Maurice Masson et Firmin Roz sont bien supérieurs à l’opuscule de M. Anatole France, et l’on peut se demander si l’auteur de Thaïs s’est bien soucié, dans ce premier petit livre, de donner toute sa mesure.

Car il ne suffirait pas, je crois, pour expliquer notre déception, de nous dire que cette étude sur Vigny est l’œuvre d’un jeune homme de vingt-quatre ans. La raison serait assurément valable, si les autres juvenilia du même auteur ne s’imposaient pas à notre attention d’une manière plus décisive : ce ne serait pas le premier talent qui se serait formé lentement et laborieusement. Mais, précisément, les autres pages de la même époque, de simples et courts comptes rendus le plus souvent, ont déjà un tour, un accent, qui dénotent une personnalité fort attachante et déjà très arrêtée, et elles ne dépareraient certainement pas le recueil des articles de la Vie littéraire. Nous aurons à en tenir compte quand nous en viendrons à définir M. France critique. Mais faudrait-il déjà induire de là qu’il est né avant tout chroniqueur et journaliste ?...

« Il essaya à plusieurs reprises d’écrire des poèmes, des tragédies, des romans ; mais sa paresse, sa stérilité, ses scrupules et ses délicatesses l’arrêtaient dès les premières lignes, et il jetait au feu la page à peine noircie. Bientôt découragé, il tourna ses pensées vers la politique. » Jusqu’à quel point ces lignes des Désirs de Jean Servien s’appliquent-elles à leur auteur ? Jusqu’à quel point celui-ci a-t-il mis, dans ce roman à demi autobiographique, quelque chose de sa vie sentimentale et de sa vie réelle ? Faut-il dire, avec M. Jules Lemaître, qu’ « il eut, comme Jean Servien, une jeunesse pauvre, dure, avec des amours absurdes, des désirs démesurés, des aspirations furieuses vers une vie brillante et noble, des déceptions, des amertumes ? » Je ne sais, et il est possible : lui-même, en son propre nom, nous parle bien quelque part « de ces années de jeunesse dont le goût fut tant de fois amer, et dont le parfum reste si doux dans le souvenir. » Ce qui paraît assez probable, c’est que, avec cette ardeur de passion philosophique, et même politique, que nous avons déjà notée en lui, M. France, — comme Jean Servien encore, — suivit attentivement les divers événemens qui signalèrent la fin de l’Empire. En 1870, nous le retrouvons soldat, mais « soldat d’une espèce particulière. » « Pendant la bataille du 2 décembre, placés en réserve sous le fort de la Faisanderie, nous lisions le Silène de Virgile, au bruit des obus qui tombaient devant nous dans la Marne : » tel, — et toutes proportions gardées, — tel Chateaubriand lisant Homère sous les murs de Thionville. La guerre franco-allemande, l’invasion, la Commune ont-elles fait sur cet amoureux obstiné de la poésie antique une impression aussi forte et aussi durable que sur quelques autres écrivains de sa génération ? C’est ce qu’il est assez difficile de démêler nettement[31]. Il est, en tout cas, infiniment probable qu’il vit sans douleur s’écrouler l’Empire et se fonder le régime nouveau. Lemerre l’avait attaché à sa maison d’édition ; une place de « commis-surveillant » à la bibliothèque du Sénat que lui avait procurée Leconte de Lisle lui laissait quelques loisirs[32] : il lisait beaucoup, rêvait encore plus, se livrait sous les ombrages du Luxembourg, avec quelques jeunes gens, — dont était M. Bourget, — à d’interminables discussions où il affirmait sa foi intransigeante et encore inentamée dans le déterminisme et dans la science ; il écrivait des articles, un roman, — les Désirs de Jean Servien sont de cette époque, — il écrivait des vers. Un recueil se trouva prêt, et, dans les premiers mois de 1873, paraissaient les Poèmes dorés.


III

« A Leconte de Lisle, auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, en témoignage d’une vive et constante admiration, ce livre est dédié par Anatole France. » Jamais dédicace ne fut plus justifiée que celle-là. Elle est partout, dans les Poèmes dorés et dans les Idylles et légendes, qui leur font suite, comme elle sera dans les Noces corinthiennes qui leur succéderont, l’influence du maître des Poèmes barbares ; et si ce n’est pas la seule, si M. G. Michaut y a justement relevé des réminiscences ou des imitations de Sully Prudhomme et de Coppée, de Sainte-Beuve et de Dickens, de Vigny et de Victor Hugo, — on peut ajouter : de Baudelaire[33], — c’est pourtant celle qui prédomine. On pourrait appliquer au poète ce qu’il disait lui-même jadis, à propos du Reliquaire de François Coppée : « Un nom très aimé et très vénéré, le nom de Leconte de Lisle, est inscrit au seuil de ce volume. L’auteur, avant de s’embarquer, l’a mis là comme un phare qui le préservât, lui et les autres, des écueils de la banalité et de la convention. Le souci de la forme, le respect de la poésie qui est chose sainte, voilà ce qu’il doit au maître[34]. » Il y a pourtant quelque distance entre les deux écrivains. C’est un grand poète que Leconte de Liste : il a le souffle ; il a l’accent ; il a, dans le verbe comme dans la pensée, cette originalité hautaine qui caractérise le poète sûr et fier de sa force ; son vers, d’un éclat un peu dur peut-être et trop « marmoréen, » a une plénitude, une densité, une vigueur qui s’imposent à la mémoire ; bref, — et n’est-ce pas là, toujours, qu’il faut en revenir, quand il s’agit de juger et de classer un poète ? — il a créé « un frisson nouveau. » 0n n’en saurait dire autant de M. France, quels que soient d’ailleurs les rares mérites de sa poésie. Dans son bizarre langage, Verlaine la définissait en ces termes : « Une allure tendre, bien rare à ce moment de quelque tension, signalait cet art correct sans recherche inutile, savant sans plus de pédantisme qu’il n’est de droit strict, et melliflu, point fade, fort aussi d’ailleurs, imprégné, comme sublimé de philosophie comme alexandrine, mêlant la décadence, la noble décadence alexandrine, aux pures saveurs platoniciennes. » Et l’on peut souscrire à tous ces éloges.

Ce qu’on ne saurait nier tout d’abord, c’est que l’auteur des Poèmes dorés est un artiste accompli. Il cisèle son vers, — le vers parnassien, — avec une perfection, une virtuosité, une habileté technique qui font le plus grand honneur à ses maîtres. Si çà, et là il n’est pas impossible d’y noter un peu de recherche, de préciosité, et même d’obscurité, ces menus défauts sont rares, et le plus souvent la forme poétique est d’une belle venue, limpide et claire. La qualité dominante est une grâce fluide, parfois un peu molle, mais dont les « morbidesses » mêmes ne sont pas sans charme, et qui du reste, quand il le faut, sait s’allier à une réelle vigueur :


Enfin l’un des deux cerfs, celui que la Nature
Arma trop faiblement pour la lutte future,
S’abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
L’œil terne, il a léché sa mâchoire brisée ;
Et la mort vient déjà, dans l’aube et la rosée,
Apaiser par degrés son poitrail pantelant.


Et les vers charmans, les vers délicieux, de vrais vers de poète, se cueillent à pleines mains dans ce petit livre. L’ode A la Lumière est célèbre, et les anthologies la guettent. Mais ne goûtera-t-on pas ces vers sur Gautier ?


Heureux qui, comme Adam, entre les quatre fleuves,
Sut nommer par leur nom les choses qu’il sut voir,
Et de qui l’écriture est un puissant miroir
Fidèle à les garder immortellement neuves[35] !


Et cette strophe de la curieuse pièce intitulée le Désir :


Vivez, mourez, pleines de grâce ;
Les hommes et les dieux, tout passe,
Mais la vie existe à jamais.
Et toi, forme, parfum, lumière,
Qui fleuris ma vertu première,
Ah ! je sais pourquoi je t’aimais[36] !


Et ces vers extraits de la Part de Madeleine :


La tristesse rendait plus belle sa beauté ;
Ses regards au ciel bleu creusaient un clair sillage.
Et ses longs cils mouillés étaient comme un feuillage
Dans du soleil, après la pluie, un jour d’été[37].


Et pourtant, malgré tant de qualités diverses, l’originalité de cette poésie n’apparaît pas assez neuve, les multiples sources auxquelles elle puise ne sont pas assez fondues dans l’intimité frémissante d’un accent assez profond et assez unique, pour que l’auteur ait pu, d’emblée, être classé par le public et la critique en dehors et au-dessus du cercle, certes enviable, des poetæ minores. Et l’on conçoit un peu que les Poèmes dorés n’aient pas été accueillis, à leur apparition, comme les premiers vers de Sully Prudhomme, de Heredia, ou même de Coppée.

Ce n’est pas d’ailleurs qu’en cherchant bien, on ne finisse par trouver, ou tout au moins par entrevoir, dans son fond intime et permanent, la personnalité du poète. Ils sont nombreux, les vers où, mêlant ensemble Lucrèce, Darwin et Schopenhauer, il chante et absout les transformations incessantes de l’être, la mort, condition et rançon de la vie, la vie, éternelle sous ses infinies métamorphoses, et « la Volupté féconde, » loi bonne, loi sainte de l’univers immortel. Qu’on lise les Cerfs, les Arbres, les Sapins, le Désir. Une des pièces les plus anciennes, l’Adieu, est plus significative encore. Le poète, un vendredi saint, est entré dans une église, et il y a vu prier avec une sombre ardeur la femme qui l’aimait :


Alors, pleurant sur moi, je reconnus, pensif,
Que tu m’avais repris cette femme, ô beau Juif,
Roi, dont l’épine a ceint la chevelure rousse !...
Dieu de la vierge sage et de la vierge folle !
C’est écrit : pour jamais toi seul achèveras
Les plus belles amours qu’on essaye en nos bras...
Jusqu’à la fin des temps toutes nos Madeleines
Verseront à tes pieds leurs urnes encor pleines.
Christ ! elle a délaissé mon âme pour ton Ciel,
Et c’est pour te prier que sa bouche est de miel !


Les Noces Corinthiennes[38], qui parurent en 1876, sont le chef-d’œuvre de M. Anatole France poète. La donnée n’en est pas très originale, puisque, c’est celle non seulement de la Fiancée de Corinthe, de Gœthe, mais, — je ne suis pas le premier à l’observer, — d’Atala, et les imitations ou inspirations de détail y sont innombrables ; mais tout cela est très adroitement fondu dans un joli cadre d’hellénisme, ou plutôt d’alexandrinisme ; et, comme dans les Martyrs de Chateaubriand, avec un vif sentiment de la réalité historique, l’auteur a très bien su représenter l’opposition morale du paganisme finissant et du christianisme naissant. La Préface est fort curieuse, et mérite d’être citée tout entière :


Je touche en ce livre à des choses grandes et délicates, aux choses religieuses. J’ai refait le rêve des âges de foi ; je me suis donné l’illusion des vives croyances. C’eût été trop manquer du sens de l’harmonie que de traiter sans piété ce qui est pieux. Je porte aux choses saintes un respect sincère.

Je sais qu’il n’est point de certitude hors de la science. Mais je sais aussi que les vérités scientifiques ne valent que par les méthodes qui y conduisent et que ces méthodes sont inaccessibles au commun des hommes. C’est une pensée peu scientifique que de croire que la science puisse un jour remplacer la religion. Tant que l’homme sucera le lait de la femme, il sera consacré dans le temple, et initié à quelque divin mystère. Il rêvera. Et qu’importe que le rêve mente, s’il est beau ? N’est-ce pas le destin des hommes d’être plongés dans une illusion perpétuelle ? Et cette illusion n’est-elle pas la condition même de la vie ?


Oui, plus j’y songe, plus cette page me paraît significative, plus elle me semble éclairer d’une vive lumière l’œuvre tout entière de M. Anatole France. Elle exprime du moins admirablement sa philosophie à cette date. S’il avait, quelques années auparavant, publié son credo, ce credo eût été, je crois, d’inspiration comme d’expression, plus rude, plus intransigeant, plus « sectaire. » Mais le temps a fait son œuvre ; s’il n’a pas entamé les croyances essentielles du poète, il les a adoucies, humanisées ; il l’a rendu plus indulgent, plus hospitalier aux croyances contraires. Par largeur intellectuelle, par épicurisme sentimental, par élégance esthétique, il a fait, comme Renan, le rêve, — la gageure peut-être, — de parler avec « un respect sincère » des « choses saintes, » sans y croire, et de se donner même, à force d’imagination et de sympathie critique, « l’illusion des vives croyances. » Y réussira-t-il longtemps ? Y réussira-t-il toujours ? Et, comme pour Renan, son tempérament ne finira-t-il pas par donner de cruels démentis aux généreuses velléités de sa pensée ? Le problème est maintenant posé publiquement, et nous ne tarderons pas à pressentir la solution que la vie va en préparer.

Dès les premiers vers du poème, dans l’invocation à Hellas, — invocation très belle, encore qu’imitée de Leconte de Lisle, — on lit ceci :


Moi, cet enfant latin qui te trouva si belle
Et qui nourrit ses yeux de tes contours divins...

D’autres ont exprimé ton enfance tranquille...
Moi, j’ai mis sur ton sein de pâles violettes,
Et je t’ai peinte, Hellas, alors qu’un Dieu jaloux,
Arrachant de ton front les saintes bandelettes,
Sur le parvis rompu brisa tes blancs genoux.

Dans le monde assombri s’effaça ton sourire ;
La grâce et la beauté périrent avec toi ;
Nul au rocher désert ne recueillit ta lyre,
Et la terre roula dans un obscur effroi.
Et je t’ai célébrée, ô fille des Charités !
Belle et pleine d’amour en tes derniers momens,
Pour que ceux qui liront ces paroles écrites
En aiment mieux la vie et soient doux aux amans.


Certes, ces vers sont beaux ; ils sont même admirables de couleur antique et de mouvement ; mais, ô subtil, ô ingénieux « enfant latin » que vous êtes, n’avez-vous pas déjà oublié votre promesse ? Et est-ce là ce que vous appelez « faire le rêve des âges de foi, » et en parler le langage ?

Et ce n’est pas tout. Dans la suite du poème, Hippias, séparé de sa fiancée par un vœu imprudent de la mère de Daphné, se livre aux imprécations que voici :


Dieu des Galiléens ! Je ne te cherchais pas.
O fantôme ! tu viens te dresser sur mes pas,
Tu lèves contre moi ta droite ensanglantée !
Ecoute, Prince impur d’une race infestée : …
Je t’ai cru bon, pareil à ces rois de l’éther
Qui pensent hautement et pour qui l’homme est cher.
Je te connais enfin. Esprit gonflé d’envie,
Spectre qui viens troubler la fête de la vie,
Mauvais démon, armé contre le genre humain.
Qui fais traîner le chant des pleurs sur ton chemin.
Dieu contempteur des lois, puissant par la magie,
O prince de la mort, dont la froide énergie
Ne vaut que pour glacer nos vierges en nos bras !...


Rapprochons ce dernier vers de ceux de l’Adieu que nous citions tout à l’heure. Daphné aura beau calmer ensuite et réfuter — mollement — Hippias : nous voyons désormais clairement ce que M. France reproche en son propre nom au « Dieu des Galiléens. »

Il est assez surprenant, à première vue, que M. Anatole France, après avoir écrit ce beau poème dramatique des Noces corinthiennes, ait renoncé, au moins extérieurement, à la poésie. M. Lanson, qui a consacré à l’auteur de Thaïs une fine et pénétrante notice, échafaude là-dessus une très ingénieuse théorie : d’après lui, la forme du vers convient mal à l’expression d’une pensée riche, nuancée, subtile, comme l’est celle des plus intelligens de nos contemporains. Il me semble pourtant que la complexité de leur intelligence n’a pas empêché Vigny, ni, plus près de nous, Angellier, d’écrire de très beaux vers, et même d’avoir une préférence marquée pour la forme poétique. L’explication est sans doute plus simple. La poésie, aujourd’hui plus que jamais, est un luxe, — et un luxe qui assure malaisément, ne parlons même pas de la gloire, mais la grande notoriété, et, — disons les choses comme elles sont, — le pain quotidien. Il est donc tout naturel qu’un artiste, même de grand talent, et qui, en d’autres circonstances, serait devenu, sinon un grand, tout au moins un excellent poète, après avoir publié quelques vers, un peu découragé de n’être goûté et connu que d’un cercle assez restreint, veuille enfin prendre contact avec le grand public, et se laisse tenter par des genres plus « productifs, » la critique, ou l’histoire, par exemple, et surtout le roman. Ce fut le cas de nombre d’écrivains au XIXe siècle. Ce fut aussi celui de M. France.


IV

Il est d’usage, quand on parle de M. Anatole France, de ne tenir aucun compte des éditions d’anciens chefs-d’œuvre qu’il a procurées, — ou tout au moins préfacées. Je crois qu’on a tort. « Travaux de librairie ! » pense-t-on sans doute dédaigneusement. Mais est-on bien sûr que ces travaux soient toujours « commandés » par le libraire ? N’y a-t-il pas des cas, plus nombreux qu’on ne l’imagine, où l’habitude de vivre avec certains livres de chevet nous inspire le désir de les répandre, de les commenter et, en les commentant, de dire les raisons profondes de notre attachement littéraire ou moral ? et notre commentaire ne devient-il pas alors une page de notre vie intérieure ? Et puis, les travaux, même « commandés, » valent ce que valent ceux qui les acceptent. Croit-on que si Sainte-Beuve, Taine ou Renan avaient fait des éditions classiques, ces éditions ne seraient pas utiles à consulter pour qui voudrait connaître à fond Renan, Taine ou Sainte-Beuve ? En ce qui concerne M. France, l’examen s’impose d’autant plus que, à l’époque où nous sommes, entre 1870 et 1880, les éditions qu’il a signées de Racine, de Paul et Virginie, de Manon Lescaut, de Molière, du Diable boiteux, d’Albert Glatigny, de l’Heptaméron, des Poésies de Sainte-Beuve, d’Atala et de René, et des œuvres de Lucile de Chateaubriand, du Jocko de Pougens, de Bernard Palissy constituent le plus clair de son activité, au moins extérieure ; que, s’il réunissait en un volume toutes les notices, introductions ou préfaces qu’il a écrites, le volume serait à la fois très intéressant et considérable ; et qu’enfin, s’il faut en croire un de ses amis, Robert de Bonnières, « il se plaisait beaucoup à ces sortes de travaux, et qu’il a fallu vraiment l’en arracher. »

Supposons donc recueillies toutes ces pages éparses[39], et tâchons d’en indiquer l’intérêt. On a loué, — c’est Octave Gréard, — en M. France son « goût de l’érudition. » « En toute chose, lui disait l’élégant moraliste en le recevant à l’Académie, il faut que vous remontiez aux sources, que vous touchiez la date sûre, le détail vérifié, le document incontestable. » C’est beaucoup, et c’est trop dire. L’érudition véritable exige moins de « paresse » que n’en avoue fréquemment l’auteur de Thaïs. Il est curieux sans doute, et généralement assez bien informé des sujets qu’il traite ; mais son information est assez rarement de première main. Quand il insère dans ses notices des documens nouveaux, des pièces originales, il n’a pas eu à les chercher bien loin : son ami Etienne Charavay lui a ouvert ses cartons[40]. D’autre part, je soupçonne qu’il n’a pas dû le plus souvent surveiller lui-même l’établissement critique et l’annotation des textes qu’il préfaçait. Et enfin, il n’a pas su toujours se garder de certaines erreurs qu’il aurait pu aisément éviter, même à l’époque où il écrivait. Il y a, par exemple, bien des inexactitudes dans la notice qu’il a consacrée à Bernard Palissy, — on n’a, pour s’en convaincre, qu’à ouvrir le remarquable livre de M. Ernest Dupuy sur le même sujet. Il y en a aussi plus d’une dans l’étude sur la Jeunesse de Chateaubriand qu’il a mise en tête de son édition d’Atala : l’ingénieux biographe se trompe quand il nous déclare qu’Atala a paru tout d’abord au Mercure de France, et il faut n’avoir pas lu l’Essai sur les Révolutions, — ou l’avoir lu à travers Sainte-Beuve, — pour dire que c’est un livre « profondément irréligieux. » Un pur érudit n’aurait pas commis ces méprises.

J’insisterais moins lourdement sur ces misères, si j’y attachais la moindre importance, et s’il ne s’agissait pas avant tout de louer M. France « où il faut. » L’érudition est quelque chose ; mais il n’en faut pas être dupe, et même en matière de biographie ou d’histoire, elle ne vaut pas le talent. Or, que de fines et jolies pages le poète des Noces corinthiennes a dispersées dans les nombreuses Préfaces qu’il a écrites, et quelle délicieuse anthologie on en pourrait faire ! Dans des genres très différens, signalons celles qu’il a consacrées à Lucile de Chateaubriand, à Bernardin de Saint-Pierre, à Racine ; n’oublions pas, dans une Lettre de Sicile, qui sert de préface à une traduction de l’Oaristys, une description, presque digne de Théocrite, du bélier de Syracuse[41]. Et citons au moins ces quelques lignes charmantes, que je cueille dans un Guide artistique et historique au palais de Fontainebleau[42].


Je voudrais, pour ma part, que tous les Français fissent le pèlerinage de Fontainebleau. Ils y apprendraient à respecter, à admirer, à aimer l’ancienne France, qui a enfanté ces prodiges. Nous croyons trop aisément que la France date de la Révolution. Quelle erreur détestable et funeste ! C’est de la vieille France que la nouvelle est sortie. Ne serait-ce que pour cela, il faudrait la chérir. Il n’y a de salut pour nous que dans la réconciliation de l’ancien esprit et du nouveau. Il me semble que, bien mieux que partout ailleurs, c’est à Fontainebleau que cette réconciliation pourrait s’opérer par un coup de la grâce. C’est pourquoi je supplie tous mes compatriotes d’aller passer une journée dans ce palais, dont les souvenirs marquent la continuité de l’esprit français à travers ces régimes qu’une illusion nous montre opposés entre eux, mais qui, en réalité, sortent naturellement, nécessairement l’un de l’autre. Ils s’en iraient de là, j’en suis sûr, dans un heureux état d’esprit, aimant leur temps, qui est ingénieux, inventif, tolérant, spirituel, et respectant les vieux âges et leur fécondité magnifique.

Ils ne manqueront pas, au sortir du Palais, de se promener dans la forêt, dont les arbres séculaires, qui verdoient pour nous, verdiront encore pour nos enfans, et nous enseignent que la vie est trop courte pour qu’on doive l’occuper d’autre chose que de ce qui élève et de ce qui console.


A fréquenter les poètes, et surtout les poètes grecs, à faire des vers lui-même, M. France, on le voit, a gagné d’écrire bien joliment en prose.

Un trait commun à toutes ces Préfaces, à toutes ces notices biographiques, c’est d’être non seulement bien finement écrites, mais encore extrêmement vivantes. On peut, je crois, scruter plus profondément que M. France ne l’a fait la vie intérieure et la pensée d’un Chateaubriand ou d’un Molière, d’un Bernardin ou d’un Scarron, d’un abbé Prévost ou d’une Marguerite de Valois, d’un. Racine ou d’une Henriette d’Angleterre : on ne saurait évoquer avec une verve plus attachante et, parfois, plus amusée, les événemens de leur vie extérieure. On sent un homme que le spectacle de la vie largement éployée, sous toutes les formes, intéresse prodigieusement, et qui, peut-être même, prend d’autant plus de plaisir à ses éphémères contingences, qu’il est plus intimement convaincu que c’est la seule réalité que nous puissions véritablement saisir. Puisque tout n’est que phénomène, puisque l’être nous échappe, puisque nous vivons dans un monde merveilleusement ondoyant et divers d’apparences et d’illusions, sachons nous contenter de ce que la vie nous offre : contemplons ces apparences, jouissons de ces illusions, et puisque l’art nous est un moyen, sinon d’en assurer l’immortalité, tout au moins d’en prolonger la durée et d’en perpétuer un peu le souvenir, donnons-nous la subtile jouissance de faire revivre dans notre pensée et dans la pensée de ceux qui nous liront les vies les plus mémorables d’autrefois... Il me paraît peu douteux qu’une idée de ce genre ait sinon déterminé, du moins inspiré et soutenu les études biographiques de M. France[43] : il a conçu chacune d’elles comme un petit roman vrai, et il a mis à raconter ces divers romans toute son imagination et tout son art de poète.

Très diverses de ton, et comme baignées chacune d’une lumière historique différente, — l’auteur de Thaïs a toujours excellé à imiter et à reproduire le langage des personnages et des époques qu’il met en scène, — ces biographies manifestent toutes, chez le biographe, une disposition d’esprit que nous verrons assez se développer et même s’étaler dans tout le reste de son œuvre. M. France ne se contente pas d’être spirituel : il est ironique. Il ressemble un peu au démiurge dont Renan nous a si souvent parlé, et qui, du fond de son éternité, s’amuse royalement de l’humaine comédie dont il s’est donné le spectacle. Du haut de la tranquille sagesse où il est parvenu, M. Anatole France contemple en souriant, et en s’en moquant un peu, les erreurs des hommes dont il nous conte l’histoire. Non seulement il n’est pas dupe des faits et gestes de ses héros, mais il tient à montrer qu’il ne l’est pas. Et cette ironie légère qui se glisse et s’insinue jusque dans la grâce pittoresque du style donne à ces « vies » d’écrivains ou de personnages célèbres, telles qu’il nous les raconte, un tour piquant qui n’est pas leur moindre charme.

Ce qui achève de nous rendre ces « vies » précieuses, c’est qu’en même temps que le biographe y raconte les autres, il s’y raconte aussi lui-même. D’abord, à chaque instant, sa pensée s’échappe en observations générales, en « maximes » même où se traduit son expérience de moraliste et de philosophe : « La religion offre aux âmes voluptueuses une volupté de plus : la volupté de se perdre. » « Le don de ressentir vivement toute sorte d’impressions donne de l’inconstance et une sorte de perfidie aux natures les plus tendres et les plus exquises. » « Les hommes qui firent les œuvres les moins vaines sont ceux qui voient le mieux la vanité de toutes choses. Il faut payer par la tristesse, par la désolation, l’orgueil d’avoir pensé. » C’est à propos de Jean Racine[44] que le poète des Noces corinthiennes s’exprime ainsi. Et il dira dans sa notice sur Scarron : « Pour rendre la vie douce à autrui, il n’est pas nécessaire d’être dur à soi-même : défiez-vous des bourreaux de soi ; ils vous maltraiteront par mégarde[45]. » Ce n’est pas là un propos de stoïcien. De fait, ce n’est pas précisément la tendance stoïcienne qui domine dans ces « Vies des hommes illustres » où le bon Plutarque aurait eu quelque peine à reconnaître un de ses émules. Un goût singulier de la volupté, de la sensualité même, y perce souvent, et l’on peut, sans être prude, trouver que ces « inquiétantes gaités de jeune faune » reviennent avec une insistance quelque peu indiscrète. L’historien s’attarde avec une visible complaisance aux anecdotes scabreuses, et il les conte en termes dont la décence extérieure même est dépourvue de toute timidité. Il en glisse, de ces anecdotes, jusque dans la vie de l’honnête Marguerite de Valois, et les mésaventures de Scarron et les escapades de l’abbé Prévost ont en lui le plus joyeux des narrateurs. L’étude si lestement troussée sur les Aventures de l’abbé Prévost a parfois l’air d’une première version de la Rôtisserie de la reine Pédauque, et » ce gros garçon, de vive humeur et de complexion sanguine » qui, « enclin à l’amour » et « ne s’accommodant pas de servir en même temps Dieu et les demoiselles, » « saute par-dessus les murs de son couvent et s’en va mener joyeuse vie avec toutes les Manons qu’il rencontre »[46] pourrait bien avoir fourni quelques traits au peintre rabelaisien de maître Jérôme Coignard. Dans une fort intéressante Vie de Nicolas Fouquett à propos de l’amitié de Pellisson et de Mlle de Scudéry, M. France nous dira encore : « Beaux tous deux, ils n’eussent pas fait de leur liaison un artifice si compliqué ; ils se fussent aimés tout naturellement ; mais il était laid, elle était laide. Et comme il faut aimer en ce monde (tout le dit), ils s’aimèrent avec ce qu’ils avaient, avec leur bel esprit et leur subtilité. Ne pouvant faire mieux, ils firent un chef-d’œuvre[47]. » Et dans une notice sur Albert Glatigny : « Est-ce que les heures d’amour ne sont pas les seules qui comptent dans la vie ? Qu’importe que le temps nous soit mesuré, si l’amour ne nous l’est pas ? Souhaitons, pour chacun de nous, que le songe de la vie soit, non pas long et traînant, mais affectueux et consumé de tendresse[48]. » Et voilà, certes, une aimable et accommodante philosophie.


V

On l’a sans doute noté au passage. Les qualités qui nous frappent le plus dans les notices biographiques qu’a écrites M. France sont parmi celles qu’on goûte le plus vivement chez les romanciers ; il était donc presque inévitable qu’un jour ou l’autre le biographe de Racine et de Bernardin aboutit au roman. Aussi bien le roman, avec les formes si libres qu’il affecte de nos jours, n’est-il pas comme le confluent naturel de presque tous les genres littéraires ? Rares sont ceux, même parmi les critiques, qui ont su, toute leur vie, résister à l’espèce de fascination qu’exerce sur les écrivains d’aujourd’hui le genre romanesque. A notre époque, et pour des raisons analogues, le roman joue, dans notre littérature, le rôle qu’y jouait autrefois la tragédie. Poète, historien, critique, écrivain d’imagination et de pensée abstraite, le roman guettait M. France. Il n’était pas homme à résister à la tentation.

Pourtant, on ne peut pas dire qu’il y ait cédé de trop bonne heure. Jocaste, sa première œuvre romanesque, — en librairie, — est de 1879 : il avait donc trente-cinq ans. Mais il gardait depuis plusieurs années dans un tiroir un manuscrit qui doit dater de 1872, et qui, profondément remanié, parut en 1882 sous le titre de les Désirs de Jean Servien. Pourquoi ne l’a-t-il pas publié tout de suite ? Timidité ? Défiance de soi ? Paresse ? On ne sait. Dans la préface de la première édition, l’auteur nous donnait sur cet ouvrage les curieuses explications que voici :


En relisant cette année les Désirs de Jean Servien, je n’y ai pas retrouvé moi-même tout ce que j’y avais mis autrefois. J’ai dû, pour bien faire, déchirer la moitié des pages et récrire presque toutes les autres.

C’est sous une forme réduite et châtiée que je prends la liberté d’offrir ce récit aux personnes assez nombreuses aujourd’hui qui s’intéressent aux romans d’analyse. C’en est un, et, en réalité, mon premier essai en ce genre, car, si destructeur qu’ait été mon travail de révision, le fond primitif de l’ouvrage est resté. Ce fond a quelque chose d’acre et de dur qui me choque à présent. J’aurais aujourd’hui plus de douceur. Il faut bien que le temps, en compensation de tous les trésors qu’il nous ôte, donne à nos pensées une indulgence que la jeunesse ne connaît pas.

Avant d’écrire sur le monde moderne, j’ai étudié, autant que je l’ai pu, les mondes d’autrefois, et je ne me suis détourné de la vue du passé qu’après avoir senti jusqu’au malaise l’impossibilité de me bien figurer les anciennes formes de la vie...


Comment l’âcreté, la violence et l’amertume de la jeunesse ont-elles peu à peu fait place à l’indulgence souriante de l’âge mûr ? Il me semble qu’en rapprochant cette page de toutes celles où, sous une forme plus ou moins voilée, l’auteur de Pierre Nozière se confesse à nous, on peut, sans trop d’inexactitude, se représentera peu près ainsi son évolution morale. Taine, Renan, Leconte de Lisle, les Encyclopédistes ont fait de lui, nous l’avons vu, un croyant à rebours, un apôtre, un apôtre de la Science, telle qu’on l’entendait alors. Dans cette « âme de désir » éprise de gloire et de vie ardente, éprise aussi de beauté antique, les difficultés de l’existence quotidienne, les déceptions de la sensibilité et de l’amour-propre, peut-être aussi le spectacle des événemens de 1870-71, ont mis un fond de pessimisme, ont laissé comme un levain de révolte sociale dont l’arrière-goût se fera toujours sentir. Puis sont venues les désillusions intellectuelles : la science reconnue moins sûre, le déterminisme moins absolu, l’histoire plus illusoire, l’art moins divin. C’était le moment où Renan, un désabusé lui aussi, souriait, en en jouissant encore, de tous les rêves de sa jeunesse et formulait les lois séduisantes de l’universel dilettantisme : il y avait là un exemple bien engageant à suivre. La vie d’ailleurs s’était faite plus douce, plus facile : le mariage, la paternité avaient, comme il arrive toujours, tempéré la vivacité intransigeante des convictions juvéniles. Un demi-scepticisme, une disposition d’âme plus accueillante et plus humaine allait, pour quelques années, succéder au farouche et amer dogmatisme que le jeune parnassien avait affiché jadis.

C’est, en dépit des retouches ultérieures, l’échantillon le plus complet et le plus significatif de sa première manière que M. France nous a livré en publiant son Jean Servien. Livre évidemment à demi autobiographique. C’est l’histoire douloureuse d’un fils d’artisan qui, ayant fait de bonnes études, l’âme trop pleine de désirs et de rêves, ne peut s’adapter aux prosaïques exigences de la vie pratique, et meurt, la tête trouée d’une balle pendant la Commune. Le héros ressemble à Jack et au petit Chose ; il ressemble aussi à tel personnage de Jules Vallès ; il ressemble surtout à M. France jeune : ce sont bien, à peine transposés, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse que l’auteur met en œuvre, et les traits d’imagination sensuelle qu’il prête à son Jean Servien ont quelque chose de trop précis et de trop vécu pour avoir été inventés de toutes pièces. « Quel Dieu inepte et féroce avait muré dans la pauvreté son âme pleine de désirs ? » Est-ce le fils du relieur, est-ce son biographe qui parle ainsi ? La forme courte et rapide, plus nerveuse, plus directe, — le mot est d’Edouard Rod, — qu’elle ne l’est généralement chez M. France, annonçait un écrivain. « Œuvre d’un rare mérite, » disait Maxime Gaucher dans la Revue bleue ; et M. de Wyzewa nous a confié plus tard la très vive émotion que lui avait procurée la lecture de ce livre[49] : il ne semble pas avoir eu beaucoup de succès.

Jocaste et le Chat maigre, deux longues nouvelles réunies en un seul volume, l’une un peu bien mélodramatique, l’autre trop caricaturale, laissent au lecteur une impression trop indécise pour s’imposer à son attention avec cette force et cette autorité qui classent d’emblée un écrivain et font que l’on s’attache désormais à lui. L’originalité réelle du talent perce dans certains épisodes et certains personnages ; mais elle est trop composite, mêlée de trop d’élémens d’emprunt pour apparaître en pleine lumière ; l’observation aiguë et d’ailleurs trop souvent ironique de la réalité est associée trop étroitement à la fantaisie, à la convention même, pour qu’un peu de gêne et de malaise ne se glisse pas dans les esprits, — ce sont les plus nombreux, — qui aiment dans les livres l’unité de ton, d’inspiration et de facture. Enfin, il arrive à ce romancier qui se fera bientôt une réputation, généralement justifiée, de pureté classique, d’écrire des phrases comme celles-ci : « sous l’influence de l’excitation que ce sentiment imprimait à toutes ses facultés... » — « A mesure que ces faits élégans et tristes lui apparaissaient par suite d’un examen subjectif et d’une enquête intérieure[50]. » Mais toutes ces défaillances n’empêchent pas le général Télémaque d’être une invention bien réjouissante, et M. Fellaire de Sisac d’être un assez vivant fantoche, encore qu’il soit trop imité de certains personnages d’Alphonse Daudet. La figure la plus originale de ces deux récits, c’est peut-être celle de René Longuemarre, le carabin cynique et sentimental, sous les traits duquel l’auteur s’est évidemment peint lui-même, — nous savons par Robert de Bonnières qu’il s’occupait alors de physiologie, comme il s’était auparavant occupé d’archéologie préhistorique, — et qui sans aucun doute parle au nom de M. France quand il s’écrie : « Je prouverai que les stoïciens ne savent ce qu’ils disent et que Zénon était un imbécile. Vous ne connaissez pas Zénon, mademoiselle ? Ne le connaissez jamais. Il niait la sensation. Et tout n’est que sensation. Vous aurez des stoïciens un aperçu exact et suffisant quand je vous aurai dit que c’étaient des fous sans gaité qui méprisaient la douleur avec une affectation insipide. » Le futur moraliste du Jardin d’Épicure n’a jamais été tendre pour les adversaires de ses doctrines.

Enfin, au mois d’avril 1881, paraissait le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut. Quoique l’ouvrage ait été couronné par l’Académie, il ne me semble pas qu’il ait été, dans sa nouveauté, accueilli par la critique et le grand public comme il méritait de l’être[51]. Car il n’est pas bien loin d’être un petit chef-d’œuvre, ce mince volume dont la grâce discrète et subtile est allée au cœur de tant de lecteurs. A le relire aujourd’hui, après trente années écoulées, le charme ne s’en est pas évaporé : il est aussi frais, aussi pénétrant qu’au premier jour. Et assurément, le livre n’est pas sans défauts : mais de quel chef-d’œuvre authentique ne pourrait-on en dire autant ? Ce n’est pas, à proprement parler, un roman, ni même un livre : c’est la juxtaposition de deux longues nouvelles, de deux » épisodes » dont l’unique lien commun est d’avoir pour héros le même personnage, un vieux savant naïf, célibataire et philosophe ; et le titre même de l’ouvrage ne s’applique qu’au second de ces épisodes. Il y a de plus des longueurs, des digressions, des invraisemblances, surtout dans la première version[52]. Et enfin, l’on aurait pu souhaiter une originalité d’invention plus vive, moins d’imitations livresques[53], un contact plus permanent et plus direct avec la nature et avec la vie.

Mais, tout cela dit, que de choses il reste à admirer et à louer ! Et d’abord, le sujet, si exactement adapté au talent et au tempérament de l’auteur. On se le rappelle : Sylvestre Bonnard, membre de l’Académie des Inscriptions, a eu, dans sa prime jeunesse, un amour malheureux : il retrouve, orpheline, la petite-fille de cette Clémentine aux boucles blondes et à la capote rose qui, jadis, l’a dédaignée : il l’enlève d’une pension équivoque où on l’exploite indignement, vend, pour la doter, sa bibliothèque constituée avec tant d’amour, et la marie à un jeune chartiste d’avenir. Cette donnée très simple, un peu romanesque, a permis à M. Anatole France non seulement de déployer toutes ses qualités d’écrivain et de conteur, mais encore, mais surtout, de déguiser ou de dissimuler ses imperfections, et même de les utiliser et de les tourner en qualités véritables. C’est là le comble de l’art ou de l’habileté pour un auteur : les plus belles œuvres de la littérature ne sont-elles pas celles où l’écrivain, par une heureuse rencontre, s’est mis avec tous ses dons, portés à la suprême puissance, et avec le moins possible de ses défauts ? Par exemple, il y a eu de tout temps, chez M. France, une tendance, souvent un peu désobligeante, à la gauloiserie et à la raillerie irréligieuse. Ici, dans le Crime de Sylvestre Bonnard, en cherchant bien, il n’est pas impossible d’en relever quelques légères traces ; mais elles sont légères, elles sont rares, et, encore une fois, il faut bien chercher pour les trouver. D’autre part, l’art de la composition n’est pas sa qualité dominante ; mais la forme qu’il a choisie, celle du journal intime, comporte une liberté d’allures qui l’autorise à ne point se faire violence. La langue très raffinée, toute nourrie de doctes réminiscences, qu’il parle, et qui, parfois, peut paraître un peu artificielle, est ici toute naturelle, et l’on ne saurait en vouloir à un vieil érudit de voir le monde et la vie à travers les livres, de tenir de longs discours fleuris et poétiques, et de parler souvent comme le vieil Homère. Enfin, l’ironie dont l’auteur de Jocaste s’est fait, de tout temps, une habitude, peut-être dangereuse, a, dans Sylvestre Bonnard, une piquante raison d’être : elle convient excellemment à l’âge, à l’expérience, à l’humeur enjouée du héros ; elle mêle à l’ingénuité de ses propos, à la candeur de ses actes, à la naïveté de ses sentimens je ne sais quelle grâce spirituelle qui en rehausse le prix ; elle glisse comme un léger sourire dans les émotions qu’il éprouve et qu’il sait nous faire partager ; et comme elle s’est dépouillée de toute amertume, nous pouvons en jouir sans remords.

M. France n’a pas été moins bien inspiré en choisissant comme héros de roman son Sylvestre Bonnard. Il est charmant, ce vieux garçon qui a fait « le rêve de la vie » dans sa bibliothèque, entre son chat Hamilcar, « prince somnolent de la cité des livres, » et sa maussade et honnête gouvernante. Il ne se croit aucune imagination, et il parle comme un poète. Il se croit le cœur bien racorni par un demi-siècle de poudreuse érudition et d’existence solitaire ; mais il est charitable, sensible à la pitié ; mais il a gardé, tout au fond de lui-même, la chaste petite fleur bleue d’un sentiment exquis, d’un tendre et doux souvenir ; et elle n’est pas séchée, la petite fleur bleue, et elle refleurit, dès qu’il se laisse aller à ses rêves. Et quand il a retrouvé la petite-fille de Clémentine, pour assurer le bonheur de cette enfant, ce faux égoïste change toutes les habitudes de sa vie, devient hardi et résolu, lui si timide, et vend, presque sans hésitation, tous ses chers vieux livres « acquis au prix d’un modique pécule et d’un zèle infatigable. « Oui, il est charmant, ce Bonnard, et il est très vivant. Et il l’est, parce qu’il est, pour une large part, copié sur l’auteur lui-même. Sylvestre Bonnard, c’est M. Anatole France, non pas tout entier, ni tel qu’il était alors, mais tel qu’à ses meilleurs momens il s’imaginait qu’il pourrait être à trente années de là, et tel aussi qu’il avait été dans le passé. Là encore, le rêve, la fantaisie, prolongent la réalité vécue, et s’y mêlent en de si exquises proportions que l’impression d’ensemble, bien loin d’en être heurtée, en est rendue plus richement nuancée et plus poétiquement complexe.

Et ce n’est pas seulement sa propre personne morale, ce ne sont pas seulement ses propres souvenirs d’enfant, d’adolescent ou d’homme mûr que M. Anatole France prête à son héros, c’est sa philosophie. Cet aimable récit n’est pas simplement l’œuvre d’un conteur original, d’un artiste délicat ; c’est l’œuvre d’un homme qui a beaucoup lu, qui s’est attardé aux ouvrages des philosophes, même contemporains, et qui a longuement réfléchi sur le monde et sur la vie. A chaque instant, et d’une façon souvent inattendue, il nous ouvre des vues, des aperçus sur toute sorte de questions morales ou métaphysiques. Si, sur quelques points de détail, ses convictions d’antan ont été ébranlées, si, par exemple, il professe maintenant un très curieux scepticisme historique, le fond de sa pensée sur les choses et sur l’homme n’a guère changé, et il nous l’insinue sous les plus divers prétextes. Seulement, comme il est maintenant en veine d’indulgence, de douceur et même d’optimisme, au lieu de nous présenter sa philosophie sous son aspect farouchement ironique et même cruel, il nous en découvre l’aspect tendrement mélancolique et même consolant. Peu s’en faut même que, par une ingénieuse équivoque, il ne se rallie, en dernière analyse, à la robuste et confiante sagesse des simples :


D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, dis-je en moi-même, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avez passé ; mais la vie est immortelle ; c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées. Le reste est jeu d’enfans, et je suis avec tous mes livres comme un petit garçon qui agite des osselets. Le but de la vie, c’est vous, Clémentine, qui me l’avez révélé[54].


Et l’on se rappelle les dernières lignes du livre, que M. Lemaître ne pouvait jamais lire » sans un grand désir de pleurer : »


Dieu vous bénisse, Jeanne, vous et votre mari, dans votre postérité la plus reculée. Et nunc dimittis servum tuum, Domine.


Resterait à savoir si la simple adoration de la vie immortelle dans ses figures mortelles et sans cesse renouvelées conduit bien à une conclusion de ce genre. Mais que M. France ait failli ou paru le croire un instant, c’est la seule chose qui importe en ce moment.

Un joli conte bleu, Abeille, d’intéressantes impressions de voyage. En Alsace, — elles n’ont pas été recueillies en volume, — enfin le Livre de mon ami suivirent le Crime de Sylvestre Bonnard. Le Livre de mon ami est, pour une large part, sous une forme à peine romancée, un délicieux recueil de souvenirs d’enfance : on peut y puiser à pleines mains, — et nous n’avons pas manqué de le faire, — pour retracer la biographie morale, et même matérielle, de son auteur. M. Anatole France a l’art et la vocation de se raconter lui-même. Le jour où il voudrait écrire ses Mémoires, il n’aurait guère qu’à copier et à extraire nombre de pages de presque tous ses livres.


« Je suis, écrivait-il au début du Livre de mon ami (188S), je suis au milieu du chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la vieillesse. » Ses écrits jusqu’alors s’étaient succédé sans hâte, sans fièvre. Ils lui avaient conquis l’attention, l’estime, la sympathie, et même l’admiration des connaisseurs et des lettrés, ainsi qu’en témoignent les articles contemporains de M. Maurice Barrès à la Jeune France, de Robert de Bonnières au Figaro et de M. Jules Lemaitre à la Revue Bleue ; en raison de leur nature même, ils n’avaient pas, ou ils n’avaient guère touché le grand public, celui qu’on atteint par le livre à gros succès et à gros tirage, ou par la grande revue, et, plus sûrement peut-être encore, par le journal. C’est à ce moment-là, — mars 1886, — qu’au Temps où il avait déjà, de loin en loin, donné quelques articles, M. Anatole France fut chargé d’une chronique régulière, d’abord sur la Vie à Paris, puis sur la Vie littéraire. La gloire dont il rêvait tout enfant allait maintenant lui venir.


VICTOR GIRAUD.

  1. Revue bleue du 24 novembre 1888 (non recueilli en volume).
  2. Anatole France, Notice historique sur Vivant Denon, Paris, Rouquette, 1900, in-8, p. 1. — Aujourd’hui, la maison en question n’abrite plus la docte librairie Champion. D’après le Livre de mon amr' (p. 8), M. France serait né dans « un vieil hôtel fort déchu qui a été démoli depuis pour faire place aux bâtiments neufs de l’École des Beaux-Arts. » Cet hôtel portait le n° 19 du quai Malaquais, d’après M. Roger Le Brun, Anatole France (les Célébrités d’aujourd’hui, Paris, Sansot, 1904, p. 9) ; cette instructive brochure contient une excellente bibliographie de l’œuvre de l’écrivain. — Parmi les études d’ensemble qui ont été consacrées à M. France, je signalerai particulièrement celle de M. Doumic dans la Revue du 16 décembre 1896 ; celle de M. Jules Lemaître au t. Il des Contemporains ; celle d’Edouard Rod, dans ses Nouvelles études sur le XIXe siècle ; celle de M. G. Lanson, en tête des Pages choisies d’Anatole France ; et surtout l’étude psychologique si fouillée, si complète et si pénétrante que vient de publier M. G. Michaut (Anatole France, Paris, Fontemoing, 1913). Des recherches parallèlement poursuivies m’ont souvent amené aux conclusions mêmes de M. Michaut, et son livre, que j’utiliserai fréquemment, et auquel je renvoie une fois pour toutes, m’aurait certainement découragé d’entreprendre l’étude qu’on va lire, si nos deux desseins n’avaient pas été un peu différens.
  3. W. G. G. Bywanck, Un Hollandais à Paris en 1891, préface d’Anatole France. Paris, Perrin, 1892, in-16 (p. IX).
  4. Discours prononcés pour la réception de M. Anatole France, Firmin-Didot, 1896, p. 33. — Un poète ami et admirateur de M. Anatole France, — voyez dans ses Poésies complètes (Paris, Fontemoing, 1904), les deux jolies pièces intitulées A Anatole France et Soirs évanouis, — M. Frédéric Plessis, nous a conservé, en épigraphe de la pièce qui a pour titre Lassitude, un vers de Noël France. Le voici :
    Je quitte ces vergers où j’ai passé ma vie.
    Voyez aussi Anatole France, le Comte Henri de la Bédoyère, dans le Bibliophile français de mars 1870 (non recueilli en volume).
  5. Robert de Bonnières, Mémoires d’aujourd’hur', 2e série, 1885, p. 332.
  6. Anatole France, En huitième (L’Homme libre du 5 mai 1913).
  7. La Vie à Paris, Temps du 6 août 1886 (non recueilli en volume).
  8. En huitième (L’Homme libre du 5 mai 1913).
  9. Le mot est de M. France sur lui-même, dans son Discours de réception.
  10. La Vie à Paris, Temps du 18 avril 1886 (non recueilli en volume). — C’est exactement l’état d’esprit de Chateaubriand au collège et à Combourg, si bien décrit par M. France lui-même : « Si tous les feux de l’adolescence le consumaient dans la solitude, il savait parfumer le brasier de toutes les essences de la poésie... L’étang et la lande se peuplaient de voluptueuses images ; il y voyait les héroïnes des poèmes et des romans qu’il lisait ; il voyait surtout la Délia de Tibulle, la Pécheresse du sermon de Massillon et cette figure d’immortelle ardeur qui, de son bois de myrtes virgiliens, enchante à travers les âges l’élite des adolescens :
    Hic, quos durus amor...
    Heureux qui frissonne aux miracles de cette poésie ! Il y a au monde un millier, peut-être, de vers comme ceux-là ; s’ils périssaient, la terre en deviendrait moins belle. (Œuvres de Chateaubriand, notices par A. France, Lemerre, 1879, p. IV-V.)
  11. M. Taine, Temps du 12 mars 1913 (non recueilli en volume).
  12. M. Taine et Napoléon, Temps du 13 mars 1887 (non recueilli en volume) : M. France reproche à Taine de n’avoir recueilli que les témoignages défavorables à Napoléon : « c’est ce que j’appelle l’art de se procurer des moellons à sa convenance. M. Taine a choisi ses matériaux avec une partialité sereine dont je suis étonné. » — Bien auparavant, dans un article perdu du Bibliophile français sur Juvénal (juin 1810), M. France disait déjà : « Prendre un écrivain et l’examiner en dehors de son milieu, au nom du goût et du sentiment littéraire, est un procédé à jamais condamné pour sa stérilité. La critique qui juge est morte, par bonheur, depuis longtemps ; la critique qui explique a pris sa place. Pour expliquer Juvénal, il fallait peindre le siècle et la ville où il a vécu... Et tout en employant de la sorte la méthode vulgarisée en France par un grand esprit contemporain, on eût pu éviter les excès d’un système trop rigoureusement appliqué. Après avoir montré dans quelle mesure Juvénal avait subi les influences du milieu ambiant, il était temps de rechercher dans quelle mesure il a pu, en vertu de la liberté humaine, réagir contre ces influences. » — A M. Jules Soury qui lui demandait conseil sur un livre à écrire, Taine, en 1878, signalait plusieurs sujets, entre autres l’Espagne de 1660 à 1690, et il ajoutait : « J’ai indiqué déjà cette époque à M. Anatole France. » Sans doute ce dernier lui avait aussi demandé conseil. (Correspondance de Taine, t. IV, p. 14.)
  13. La vie hors Paris, Temps du 5 septembre 1886 (non recueilli en volume).
  14. Ernest Renan, Temps du 9 octobre 1892 (non recueilli en volume).
  15. Œuvres de Sainte-Beuve, Poésies complètes, notice par Anatole France, t. I, Lemerre, 1879, p. XXXIX. — En publiant, dans l’Amateur d’autographes du 1er janvier 1870 une lettre de Sainte-Beuve, M. France écrivait : « Je remarque une phrase qui justifie peut-être un peu littéralement ce que j’ai dit de la nature profondément passive et féminine de Sainte-Beuve, un jour que j’ai tenté de faire ce que je voudrais appeler la physiologie de son âme. » (p. 9-10).
  16. Le Chasseur bibliographe, 1867, p. 19 (non recueilli en volume). — M. Anatole France était le secrétaire de la rédaction de cette Revue ; il y faisait la Revue des livres sous le nom d’A. Thibault, et la Revue théâtrale, sous le nom d’Anatole France.
  17. Alfred de Vigny, étude, Bachelin-Beflorenne, 1868, p. 134.
  18. Bibliophile français, février 1872 (non recueilli en volume).
  19. L’Amateur d’autographes 1er et 16 mai 1869, p. 120 (non recueilli en volume).
  20. L’Amateur d’autographes, 1er et 16 mai 1869 ; — le Bibliophile français, août 1870, mars 1872 (trois articles sur Desnoireterres, Voltaire et la société française au XVIIIe siècle, non recueillis en volume).
  21. L’Amateur d’autographes, 1er et 16 mai 1869, p. 147 (non recueilli en volume).
  22. L’Amateur d’autographes, 1er et 16 avril 1868, p. 109, 110 (non recueilli en volume).
  23. L’Amateur d’autographes, 16 mars 1869, p. 91 ; 1er et 16 juin 1869, p. 177-178 (non recueillis en volume).
  24. Paul Verlaine, Œuvres complètes, Vanier, 1900, t. V, p. 405-412.
  25. L’Amateur d’autographes, 1er et 16 juillet 1868, p. 173-178. — Dans un article sur Un éditeur de poètes en 1867 (le Chasseur bibliographe, mars 1867), Ad. Racot, après avoir décrit le groupe des poètes parnassiens qui entouraient Leconte de Lisle, ajoutait : « A côté de ce Cénacle et fraternisant avec lui, un groupe éclectique : A. France, le fils de l’éditeur du savant catalogue révolutionnaire, et qui, chassant de race, dresse l’oreille et fait flamber ses yeux au seul nom de cette époque superbe. » (p. 70-71).
  26. M. Georges Goyau, dans son beau livre l’Idée de patrie et l’humanitarisme (Paris, Perrin, 1902, p. 21), a publié le suggestif programme de ce journal.
  27. La Gazette rimée (20 mars et 20 juin 1867). — C’est dans cette revue que Verlaine a publié Fêtes galantes : « Votre âme est un paysage choisi… » et Trumeau. — Voyez encore sur tout ceci L. Xavier de Ricard, Anatole France et le Parnasse contemporain, dans La Revue du 1er février 1902.
  28. Le Chasseur bibliographe, février 1867 (non recueilli en volume).
  29. On y lit des vers comme ceux-ci :
    Elle avait de son corps fait à l’Esprit du mal
    Non pas un logement, mais bien un arsenal...
    Je me souviens l’ave que m’apprenait ma mère.
    « Cette pièce, disait une note, est extraite d’un recueil actuellement sous presse. » (Le Chasseur bibliographe, mars 1867.)
  30. Je dois à une aimable communication d’avoir pu prendre connaissance de cette plaquette qui est devenue extrêmement rare, et qui, comme bien l’on pense, n’est pas un chef-d’œuvre. Voici la dédicace de ce petit travail. Est-ce que je me trompe ? Il me semble déjà y reconnaître par places le rythme et le tour de phrase de M. France :
    « Chers parens, les premiers mots que prononce l’enfant sur la terre sont : maman, papa ! Ce sont les seuls mots qu’il sache ; aussi les applique-t-il à toutes choses : s’il souffre, il crie : « Maman ; » s’il veut quelque chose, il dit : « Maman ; » s’il a besoin d’aide, il appelle : « Maman. » Puis quand la mère lui a appris à exprimer quelques idées, il dit : « Maman, je t’aime ; papa, je t’aime. » Ces mots, hymne de reconnaissance que n’a dictés ni la crainte ni la cupidité, sont l’expression d’une amitié bien naturelle. Ainsi font tous les enfans, ainsi fit votre Anatole. Maintenant que, grâce à vos soins, il apprend à parler le langage des hommes, il ne sera pas plus ingrat que le petit enfant qui exprime son amour pour sa mère avec tant de simplicité et de vérité ; il vous consacrera toutes les lignes sorties de sa plume ; sur chacune des pages qu’il écrira vous pourrez lire : « A mes chers Parens. » D’ailleurs, à quels juges plus indulgens et mieux disposés que vous en ma faveur pourrais-je présenter mes faibles essais ? Votre fils dévoué : Anat. Fr. Th., 20 novembre 1859. »
  31. Je note pourtant, dans un article intitulé Vacances sentimentales : En Alsace (Revue bleue du 14 octobre 1882), les quelques lignes que voici : « Les femmes de Strasbourg adorent la musique militaire ; mais elles ne vont point entendre celle que leur donnent les Allemands, qui pourtant est très bonne... Ce sont les veuves de la France... En sortant par la porte d’Austerlitz (qu’on me permette de lui rendre ce nom comme un souvenir et comme un présage)... L’Alsace nous regrette parce qu’elle nous aime. Elle a des maîtres intelligens, elle les hait pourtant. Pour nous, gardons nos espérances : elles sont permises. Mais fondons-les sur nos vertus et nos talens plutôt que sur les fautes de nos vainqueurs. » (non recueilli en volume).
  32. Claude Louis, les Poètes assis (Nouvelle Revue, 15 mai 1902).
  33. :De grands lits pleins d’odeurs et de phosphorescences.
    lisons-nous dans la pièce intitulée : Vénus, étoile du soir. C’est la reprise, insuffisamment déguisée, du vers célèbre, du vers admirable de Baudelaire :
    Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères.
  34. Le Chasseur bibliographe, février 1867 (non recueilli en volume).
  35. Poésies de Anatole France, éd. actuelle, p. 118. — La pièce, intitulée Au Poète, ne figure pas dans l’édition originale des Poèmes dorés. — Le premier vers est une imitation de Du Bellay, dans le sonnet célèbre :

    Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage.

    Quatre autres pièces ne figurent pas dans l’édition originale des Poèmes dorés : ce sont la Perdrix, Ames obscures, les Choses de l’amour..., la Veuve ; ces deux dernières sont déjà dans l’édition originale des Noces corinthiennes. En revanche, l’édition originale des Poèmes dorés comprenait une pièce, Blason, qui n’est pas dans les éditions actuelles.
  36. Le Désir (les Poèmes dorés, éd. originale, p. 39). — La première partie de cette pièce est datée, dans l’édition originale, de septembre 1863, la dernière, de juin 1869. — Le vers

    Qui fleuris ma vertu première

    est d’ailleurs singulièrement obscur.
  37. Poésies de Anatole France, éd. actuelle, p. 124. L’édition originale des Poèmes dorés porte :

    On ne sait quoi de pur embellit sa beauté.

    La pièce a figuré, avec la Danse des morts, dans le Parnasse de 1869 : elle comprenait alors cinq strophes de plus qu’aujourd’hui ; deux de ces strophes primitives ont été conservées dans l’édition originale. En voici une :
    Sur la haute terrasse assise solitaire,
    Par la nuit indulgente, à l’heure des aveux,
    Elle laissait rouler, dans l’or de ses cheveux,
    Des perles, doux spectacle aux amans de la terre.
  38. La première partie des Noces corinthiennes a paru, sans changemens, dans le Parnasse de 1876.
  39. Un certain nombre d’entre elles ont été recueillies, et retouchées, dans le récent volume intitulé Génie latin (Lemerre, in-16).
  40. Voyez entre autres les notices sur Bernardin de Saint-Pierre, sur Henriette d’Angleterre, sur l’Elvire de Lamartine.
  41. Théocrite, l’Oaristys, texte grec et traduction de M. André Bellessort, précédée d’une Lettre de Sicile, par M. Anatole France, Paris, Pelletan, 1896, in-8, p. VII-VIII.
  42. Guide artistique et historique au palais de Fontainebleau, par Rodolphe Pfnor, préface par Anatole France. Paris, Daly fils, 1889, in-8, p. VI-VII.
  43. « Les plus belles images entre celles qu’il (Racine) a créées vivront longtemps dans les âmes. Nous dirions qu’elles sont immortelles si quelque réflexion et les enseignemens scientifiques de notre siècle ne nous avaient appris que l’homme ne construit rien pour l’éternité. On prend peut-être un intérêt plus sensible aux créations des poètes quand, sachant qu’elles sont les plus belles choses du monde, on songe qu’elles sont périssables. » (Les Œuvres de Jean Racine, notice par Anatole France, t. I, p. LV.)
  44. Les œuvres de Jean Racine, texte original avec variantes, notice par Anatole France, t. I, Lemerre, 1873, p. IV, IX-X, XXVI.
  45. Œuvres de Paul Scarron : Le Roman comique, notice par Anatole France, t. I, Lemerre, 1881, p. XVI.
  46. Histoire de Manon Lescaut, par l’abbé Prévost, avec une notice par Anatole France, Lemerre, 1878, in-8, p. VI-VII. Trois pages sont consacrées à nous donner un aperçu des nocturnes tentations monastiques.
  47. Le Château de Vaux-le-Vicomte, dessiné et gravé par Rodolphe Pfnor, accompagné d’un texte historique et critique par Anatole France, Paris, Lemercier, 1888, in-f°, p. 34.
  48. Œuvres d’Albert Glatigny, notice par A. France. Lemerre, 1879, p. XXXI.
  49. Teodor de Wyzewa, Nos maîtres. Perrin, 1895, p. 216-217.
  50. Jocaste et le Chat maigre, éditions actuelles, p. 122, 160. — L’édition originale est précédée d’une Préface qui a été supprimée depuis ; cette Préface renferme une petite nouvelle intitulée André, laquelle figure aujourd’hui, avec de curieux changemens, dans le Livre de mon ami.
  51. La 4e édition, qui porte la mention « ouvrage couronné par l’Académie française, » est de 1882. C’est dire qu’en une année (avril 1881-mai 1882), il s’est vendu 1 500 exemplaires, et peut-être plus, du livre. En 1896, il n’était parvenu qu’à la 27e édition. Aujourd’hui, il en est à la 133e. « La naïveté du savant, l’ingénuité de son âme, et sa bonté sont peintes d’une façon charmante, — disait le rapport académique. — Le récit est vif et l’intérêt soutenu. Si parfois le style tombe un peu dans la préciosité, sa facture en général, est plutôt bonne, élégante et correcte. L’Académie a voulu honorer par une récompense exceptionnelle une œuvre délicate et distinguée, exceptionnelle aussi peut-être. »
    En ce qui concerne l’édition originale, les bibliophiles distinguent les exemplaires à couverture bleue, les plus recherchés, et les exemplaires à couverture jaune.
  52. M. Anatole France a publié en 1903 une nouvelle édition « revue et sensiblement modifiée » du Crime de Sylvestre Bonnard ; la comparaison entre les deux textes serait fort intéressante à faire pour qui voudrait étudier les procédés de l’écrivain : un certain nombre de variantes sont motivées par le fait que, dans la dernière version, Jeanne Alexandre est devenue non pas la fille, mais la petite-fille de Clémentine.
  53. Voyez, sur les Sources du « Crime de Sylvestre Bonnard, » l’article de M. Henri Potez (Mercure de France du 1er mars 1910) et 1 » livre déjà cité de M. Michaut.
  54. Le Crime, etc., éd. originale, p. 131. Le texte a été un peu modifié dans les éditions actuelles.