Aller au contenu

Essai sur l’inégalité des races humaines/Biographie

La bibliothèque libre.


BIOGRAPHIE.


Le comte de Gobineau est mort à Turin le 13 octobre 1882, sans avoir pu voir la seconde édition du livre que nous réimprimons. Né à Ville-d’Avray le 14 juillet 1816, il venait d’atteindre sa soixante-septième année ; mais l’âge n’avait pas éteint son ardeur au travail, et le poème d’Amadis, qui sera prochainement publié en entier, montrera la hauteur à laquelle s’était maintenue jusqu’à la fin cette rare intelligence.

M. de Gobineau était fils d’un officier de la garde royale et descendait d’une branche de la grande famille normande de Gournay qui s’était établie en Guyenne au quatorzième siècle. Son grand-père faisait partie du parlement de Bordeaux.

Dans un livre très curieux publié en 1879 et intitulé : Histoire d’Ottar Jarl et de sa descendance, il a raconté les vicissitudes de sa famille.

Il passa ses premières années à Paris et dans les environs. Vers l’âge de douze ans, il fut envoyé pour son éducation en Suisse et habita surtout Bienne. Il avait conservé un bon souvenir de cette petite ville, de son lac et de l’île de Saint-Pierre rendue si célèbre par les descriptions de Rousseau. C’est là que ses premières lectures le charmèrent, qu’il apprit l’allemand, et qu’il commença, comme par instinct, à réfléchir sur la question des races.

Quand il revint en France, ce fut pour gagner le fond de la Bretagne, où son père s’était retiré, après avoir quitté le service à la suite de la Révolution de 1830.

Il vécut là quelque temps, dans un milieu de légitimisme provincial fort respectable mais fort étroit, et qui ne pouvait qu’ennuyer un jeune homme déjà plein d’ardeur et de curiosité d’esprit.

Il vint donc à Paris dès qu’il le put, et comme tant d’autres il chercha sa voie. Les opinions légitimistes de sa famille l’empêchaient d’entrer dans une carrière. Il n’avait pas de fortune et un frère aîné de son père, assez riche et quinteux, était intermittent dans ses libéralités.

Ce fut une période difficile qui se prolongea jusqu’en 1848.

Cependant ceux qui l’approchaient se rendaient déjà compte de sa grande valeur. Des travaux littéraires publiés dans le Journal des Débats avaient été appréciés, et la famille de Serre, la famille des deux peintres Ary et Henri Scheffer, et celle d’Alexis de Tocqueville, pour ne citer que les noms les plus connus, l’entouraient d’estime et d’affection. Aussi quand ce dernier devint ministre des affaires étrangères, il n’hésita pas à nommer M. de Gobineau au poste de chef de son cabinet.

On sait l’histoire de ce ministère qui, autant et plus qu’un fameux cabinet anglais du commencement de ce siècle, aurait mérité le nom de « ministère de tous les talents ». Il portait ombrage au prince Louis-Napoléon, qui lui fît une sourde guerre et finit par s’en débarrasser.

M, de Tocqueville se retira sans vouloir rien donner ni demander ; mais le ministre par intérim des affaires étrangères, le général de La Hitte, ancien camarade du père de M. de Gobineau à la garde royale, s’intéressa à son fils et le nomma secrétaire d’ambassade à Berne.

Ce fut un choix heureux. La position matérielle de M. de Gobineau était assurée. Sa carrière lui laissait des loisirs. Il se livra au travail, et le livre dont nous présentons aujourd’hui la seconde édition au public fut composé vers cette époque à Berne, puis à Hanovre et à Francfort où il fut successivement envoyé.

Le coup d’État de 1851 ne modifia pas sa situation. Il ne l’accueillit pas avec le même déplaisir que le firent ses amis. Il avait un certain goût pour la force, et la basse et féroce populace métisse des grandes villes lui inspirait un profond dégoût.

A Francfort il connut deux personnages bien différents : le terrible futur grand chancelier qui s’apprêtait à porter le fer et le feu dans l’œuvre de M. de Metternich, et le baron de Prockesh, le dernier disciple du prudent homme d’État autrichien, qui devait représenter si longtemps l’Autriche en Turquie avec tant de sagesse et de dignité. Il ne conserva pas de rapports ultérieurs avec le premier, mais il se lia avec le second d’une amitié qui ne se démentit jamais et dont fait foi une longue correspondance du plus grand intérêt, qui sera peut-être publiée quelque jour.

En 1834 il fut nommé premier secrétaire en Perse et partit à la fin de l’année. Il ne revint en Europe qu’au printemps de 1838. Il avait gagné Téhéran par l’Egypte et le golfe Persique. A son retour, il vit l’Arménie et Constantinople. Ce moment fut le plus heureux de sa vie.

L’Orient l’avait attiré dès sa première jeunesse. Avant l’âge de vingt ans il étudiait la langue persane. Il l’apprit à fond à Téhéran et put entretenir des rapports d’amitié intellectuelle avec les docteurs et les philosophes les plus célèbres de la Perse. Au lieu de se livrer à des amusements futiles ou aux plaintes ordinaires contre un poste lointain, peu en vue, il s’initiait profondément à cette vie, à ces idées si différentes des nôtres, et que nos esprits offusqués par les vanteries d’un siècle sans bonne foi ont tort de dédaigner à la légère.

Rentré en France, il publia Trois ans en Asie. Ce livre charmant respire le bonheur. Ce fut l’impression de M. de Prockesh, qui lui écrivait le 20 novembre 1859 : « Je suis dans vos Trois ans en Asie. Depuis longtemps je n’ai rien lu de plus frais. C’est une promenade sous les sycomores de Schoubra. C’est la marche à travers une prairie parsemée de fleurs comme un tapis de Perse et où les odeurs et les couleurs (frères jumeaux d’une jeune mère) vous enguirlandent tout joyeux. »

En 1861, un Voyage à Terre-Neuve, livre également plein d’une verve joyeuse, est dû à une mission qui lui fut donnée pour traiter la question des pêcheries du banc de Terre-Neuve avec les commissaires du gouvernement anglais.

Cette même année, à l’automne, nommé ministre, il reprit le chemin de la Perse où il resta deux ans. A son retour, il traversa toute la Russie.

Il avait avec lui à Téhéran un attaché d’un caractère un peu étrange, mais plein d’audace et de vivacité d’esprit. M. de Rochechouart voua une profonde affection à son chef, et le livre qu’il écrivit plus tard sur la Chine, où il fut chargé d’affaires avant d’aller mourir encore jeune à Saint-Dominique, montre l’influence que les idées de M. de Gobineau eurent sur sa pensée.

À cette époque, la Russie n’était pas encore maîtresse de l’Asie centrale. Entre cette puissance envahissante et l’Angleterre redoutée depuis longtemps par les princes asiatiques, il y avait une place toute marquée pour une grande influence de la France, qui maintenait l’équilibre. Notre prestige était encore intact.

Par ses rapports exceptionnels avec les dépositaires de la science asiatique, M. de Gobineau avait les moyens d’ouvrir le chemin difficile des khanats de l’Asie centrale à M. de Rochechouart qui s’offrait pour cette intéressante mission.

Le ministère des affaires étrangères refusa son consentement. On y accueillait avec défiance les idées de M. de Gobineau. On y prononçait sans doute à leur sujet le mot définitif de chimérique ; puis, trop fier, trop délicat pour se faire valoir lui-même, M. de Gobineau négligeait peut-être trop entièrement cet art de la mise en scène qui devient quelquefois nécessaire.

Aussi, en 1864, au lieu de l’envoyer à Constantinople où sa connaissance de l’Orient et des Orientaux pouvait rendre de si grands services, ce fut le poste secondaire d’Athènes qu’on lui offrit. Il y passa quatre ans. Il avait des sympathies pour la Grèce ; les merveilleux horizons de l’Attique plaisaient à ses yeux. Le Traité des inscriptions cunéiformes, l’Histoire des Perses, les Religions et les philosophies de l’Asie centrale datent de cette époque et de ce milieu favorable au travail. Il se remit aussi à la poésie, qui avait été une des joies de sa jeunesse, et l’Aphroessa fut composée alors.

Non content de cette activité littéraire et comme inspiré par les restes de la grande période artistique de la Grèce, il s’adonna à la sculpture et arriva bien vite à des résultats remarquables par l’intensité de vie et d’expression.

En 1868 M. de Gobineau fut envoyé à Rio-Janeiro. Il trouvait au Brésil une race très mêlée, un climat énervant. Il n’était pas sensible à la beauté de la nature tropicale sur laquelle tant de phrases ont été faites et qui est si inférieure à celle de la zone tempérée. Il appelait ces paysages sans histoires « des paysages inédits ». Mais ce lui fut une grande compensation que la personnalité si sympathique du souverain.

L’empereur du Brésil connaissait déjà M. de Gobineau par ses œuvres, il fut heureux de le voir accrédité auprès de lui. Les auteurs désappointent souvent. Tel n’était pas le cas de M. de Gobineau, causeur étincelant d’esprit, et cependant bon écouteur, chose si rare, il séduisait irrésistiblement.

Il charma l’intelligence si ouverte de Don Pedro. Une sincère amitié se forma entre eux. Tous les dimanches ils se réunissaient pour de longs entretiens. Après le départ de M. de Gobineau ils commencèrent une correspondance constante; elle ne fut interrompue que pendant les séjours qu’ils firent ensemble en 1871, 1876 et 1877, lors des voyages de l’empereur en Europe.

Cette correspondance, que nous avons sous les yeux, fait le plus grand honneur à ce souverain qui, par un phénomène d’atavisme heureux, semble réunir en lui les plus précieuses qualités mentales et physiques des maisons de Bragance et de Habsbourg.

Le séjour à Rio avait éprouvé le tempérament de M. de Gobineau. Il prit un congé au printemps de 1870 et vint le passer au château de Trye, qu’il avait acheté en 1857, après la mort de son oncle. Il s’était attaché à cette terre qui avait fait partie autrefois des domaines de la race d’Ottar Jarl. Il était maire de Trye, et membre du conseil général de l’Oise pour le canton de Chaumont-en-Vexin. Nos premières défaites le trouvèrent là. Elles le désolèrent sans l’étonner. Il avait fidèlement servi l’Empire, qui lui avait même inspiré beaucoup de sympathie à son début ; mais depuis quelques années il ne se faisait plus d’illusions et voyait clairement l’abîme vers lequel une politique d’aventures et de caprices conduisait la France.

Les chants de la Marseillaise, les cris « à Berlin ! » répugnaient à sa nature. Il ne donnait pas le nom de patriotisme à ces surexcitations maladives trop communes chez les races latines. Il y voyait des symptômes funestes.

Avec beaucoup de fermeté, il essaya pourtant d’organiser la résistance autour de lui ; puis, quand l’invasion arriva, demeuré calme et digne devant le vainqueur, raisonnant avec lui, parlant sa langue, il obtint des concessions qui allégèrent le poids du désastre non seulement à son canton, mais à tout le département.

A l’armistice, la ville de Beauvais lui vota des remerciements publics. On voulait l’envoyer à la Chambre ; plus tard il fut question de le porter pour le Sénat. Il n’accepta point ces candidatures. Il ne se représenta même plus, dans la suite, pour le conseil général.

Il avait vu de près bien des bassesses, bien des lâchetés, et le suffrage universel, grossier, plein de méfiance pour les caractères délicats et élevés, leur inspire, en retour, un inévitable éloignement.

Le gouvernement de M. Thiers nomma M. de Gobineau ministre en Suède. Il s’y rendit en 1872 et il y resta cinq ans. Comme partout ailleurs il fut apprécié par l’élément le plus intelligent de la société. L’accueil cordial de quelques âmes d’élite le consola des souffrances d’une mauvaise santé et de beaucoup d’autres chagrins. Encouragé par cette sympathie, ce séjour à Stockholm fut fécond en nouveaux travaux. Dans la première partie de l’Amadis, il évoque le moyen âge et la personnification la plus pure de la race aryane ; dans la Renaissance, il fait passer devant nous bien vivantes les grandes figures du seizième siècle italien. Dans le très étrange roman les Pléiades, où il a fait entrer tant de ses idées sur la vie, il nous représente les différentes manières dont un Anglais, un Allemand, un Français et un Slave envisagent la passion de l’amour. Enfin, se souvenant du lointain Orient, plein de ce désir de soleil que l’on éprouve pendant les tristes crépuscules et les longues nuits du Nord, il écrivait ces Nouvelles Asiatiques tantôt si spirituelles, tantôt si passionnées, toujours d’une observation si exacte et qui sont un des bijoux les plus exquis de son écrin.

Un voyage en Norwège, à l’époque des fêtes du couronnement du roi Oscar à Drontheim, avait été pour M. de Gobineau un agréable délassement. Il y avait rencontré une population aryane assez pure, et certaines descriptions de l’Amadis montrent combien il avait été frappé par cette nature sauvage du septentrion où l’Océan livre à la terre de si rudes combats.

En 1876, autorisé par son gouvernement, il accompagna l’empereur Don Pedro dans un intéressant voyage en Russie, à Constantinople et en Grèce.

Il venait de regagner la Suède quand, en février 1877, il fut mis tout d’un coup à la retraite par M. le duc Decazes. Nous ignorons les raisons de cette mesure qui l’atteignait dans toute la plénitude de son talent. Incapable de se plaindre, de solliciter, il ne fît aucune observation contre cette injustice, mais il en garda un vif ressentiment.

Vis-à-vis de ceux qui gouvernaient médiocrement, et tentaient sans prévoyance et sans énergie un coup d’État manqué, il garda une attitude dédaigneuse et hautaine. Il eut à ce moment de grands ennuis. Absolument désintéressé, ne comptant jamais, il avait laissé disparaître sa fortune. Il dut se défaire du château de Trye, et la transition entre une existence large et une vie gênée lui fut inévitablement assez pénible. Ses goûts étaient cependant d’une telle simplicité qu’il se disait fait pour être derviche, et il avait raison ; mais il était sensible au plaisir de donner et il lui était odieux d’avoir à s’occuper des petites économies journalières.

Après un court séjour à Paris, M. de Gobineau vint s’établir à Rome, et c’est là, sauf quelques courses vers le Nord en été, qu’il a passé les dernières années de sa vie.

Il y avait retrouvé des amitiés anciennes, il s’en fit de nouvelles. Il s’était remis à la sculpture avec une ardeur extrême ; il publiait aussi Ottar Jarl et terminait la seconde, puis la troisième partie de son beau poème l’Amadis.

Mais sa santé était gravement compromise. L’été de 1879, passé tout entier en Italie, l’avait laissé sans force contre les influences morbides du climat de Rome.

Il avait toujours été sévère pour la race latine. Il supportait mal le contact si proche de sa charlatanerie phraseuse. Il voyait se réaliser les prédictions de son livre ; mais loin de se complaire dans sa divination, la rapidité effrayante de la décadence le remplissait de tristesse et de dégoût. Il contemplait avec horreur la multitude, métissée par les jaunes et les noirs, et courant à l’assaut des dernières forteresses des institutions aryanes ; l’Angleterre elle-même corrompue par les éléments finnois-celtes, affaiblie, et poussée vers la ruine au bruit sonore des phrases creuses de ses criminels rhéteurs ; le monde slave uni prochainement peut-être au monde chinois et prêt à faire une poussée formidable et finale sur l’Occident dégénéré. Ces idées pourront paraître exagérées aux observateurs superficiels, mais elles semblaient incontestables à ce puissant esprit. Qui peut nier que l’agitation nerveuse et la prostration sénile n’aient augmenté, avec l’attente d’une crise prochaine et la terreur d’un inconnu redoutable, dans l’année qui vient de s’écouler depuis la mort de M. de Gobineau ?

L’hiver de 1881 à 1882 lui fut pénible à passer. A ses autres souffrances s’était ajoutée une maladie des yeux qui lui enlevait la ressource de la lecture, de ce plaisir qui est une des récompenses les plus solides du culte des choses de l’esprit. Au printemps il se rendit à Bayreuth auprès du grand maître Richard Wagner, pour lequel il avait une vive admiration. Il y fut accueilli avec la sollicitude la plus empressée, mais il ne put séjourner. Les médecins l’envoyèrent à Gastein, où il se sentit mieux.

De là, accompagné par un ami fidèle qui vint d’Italie pour faire ce voyage avec lui, il se dirigea vers l’Auvergne. Il y rejoignait ceux de ses amis qui, parmi tous, avaient été les plus constamment dévoués, les plus étroitement unis à lui d’esprit et de sentiments. C’est grâce à eux, pendant ses dernières années, que sa pensée jouit d’un peu de calme et que sa santé fut entourée de soins affectueux.

Mais le froid d’un automne pluvieux le glaçait. De jour en jour il demandait en vain un rayon de soleil. Le 11 octobre, il partait pour Pise ; le 13, une mort subite et imprévue arrêtait en quelques heures ce noble cœur qui n’avait jamais battu que pour le Bien et le Beau.

B.

Paris, 1883.