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Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre sixième/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Rome germanique. — Les armées romano-celtiques et romano-
germaniques. — Les empereurs germains.

Le rôle ethnique des populations septentrionales ne commence qu’au Ier siècle avant notre ère à prendre une importance générale et bien marquée.

Ce fut l’époque où le dictateur crut devoir traiter d’une manière si favorable les Gaulois, ces antiques ennemis du nom romain. Il fit d’eux les soutiens directs de son gouvernement, et ses successeurs, continuant dans la même voie, témoignèrent de leur mieux qu’ils avaient bien compris tous les services que les nations habitant entre les Pyrénées et le Rhin pouvaient rendre à un pouvoir essentiellement militaire. Ils s’étaient aperçus que c’était chez celles-ci une sorte d’instinct que de se dévouer sans réserve aux intérêts d’un général, quand surtout il était étranger à leur sang.

Cette condition était indispensable, et voici pourquoi : les Celtes de la Gaule, animés d’un esprit de localité bien franc, et plein de turbulence, s’attachaient beaucoup plus, dans les affaires de leurs cités, aux questions de personnes qu’aux questions de fait. La politique de leurs nations avait pris, dans cette habitude, une vivacité d’allures qui n’était guère proportionnée à la dimension des territoires. Des révolutions perpétuelles avaient épuisé la plupart de ces peuples. La théocratie, renversée presque partout, d’abord effacée devant la noblesse, puis, au moment où les Romains dépassaient les limites de la Provence, la démocratie et son inséparable sœur, la démagogie, faisant invasion à leur tour, avaient attaqué le pouvoir des nobles. La présence de ce genre d’idées annonçait clairement que le mélange des races était arrivé à ce point où la confusion ethnique crée la confusion intellectuelle et l’impossibilité absolue de s’entendre. Bref, les Gaulois, qui n’étaient point des barbares, étaient des gens en pleine voie de décadence, et, si leurs beaux temps avaient infiniment moins d’éclat que les périodes de gloire à Sidon et à Tyr, il n’en est pas moins indubitable que les cités obscures des Carnutes, des Rèmes et des Éduens mouraient du même mal qui avait terminé l’existence des brillantes métropoles chananéennes (1)[1].

Les populations galliques, mêlées de quelques groupes slaves, s’étaient diversement alliées aux aborigènes finnois. De là des différences fondamentales. Il en était résulté les séparations primitives les plus tranchées des tribus et des dialectes. Dans le nord, quelques peuples avaient été relevés par le contact avec les Germains ; d’autres, dans le sud-ouest, avaient subi celui des Aquitains ; sur la côte de la Méditerranée, le mélange s’était opéré avec des Ligures et des Grecs, et depuis un siècle les Germains sémitisés occupant la Province étaient venus compliquer encore ce désordre. Le développement du mal était d’ailleurs favorisé par la disposition sporadique de ces sociétés minuscules, où l’intercession du moindre élément nouveau développait presque instantanément ses conséquences.

Si chacune des petites communautés gauloises s’était trouvée subitement isolée, au moment même où les principes ethniques qui la composaient étaient parvenus à l’apogée de leur lutte, l’ordre et le repos, je ne dis pas de hautes facultés, auraient pu s’établir, parce que la pondération des races fusionnées s’accomplit plus facilement dans un moindre espace. Mais lorsqu’un groupe assez restreint reçoit de continuels apports de sang nouveau avant d’avoir eu le temps d’amalgamer les anciens, les perturbations deviennent fréquentes, et sont plus rapides comme aussi plus douloureuses. Elles mènent à la dissolution finale. C’était la situation des États de la Gaule lorsque les légions romaines les envahirent.

Comme les populations y étaient braves, riches, pourvues de beaucoup de ressources et, entre autres, de places de guerre fortes et nombreuses, l’envie de résister ne leur manquait pas ; mais ce qui leur manquait, on le voit, c’était la cohésion, non pas seulement entre nations, mais encore entre concitoyens. Presque partout les nobles trahissaient le peuple, quand le peuple ne vendait pas les nobles. Le camp romain était toujours encombré de transfuges de toutes les opinions, aveuglément acharnés à poignarder leurs ennemis politiques à travers la gorge de leur patrie. Il y eut des hommes dévoués, des intentions généreuses ; ce fut sans résultat. Les Celtes germanisés sauvèrent presque seuls l’antique réputation. Arvernes, ils s’élevèrent jusqu’aux prodiges ; Belges, ils furent presque déclarés indomptables par le vainqueur ; mais quant aux populations renommées comme les plus illustres, comme les plus intelligentes, celles précisément où les révolutions ne cessaient pas, les Rèmes, les Éduens, celles-là ou bien résistèrent à peine, ou bien s’abandonnèrent du premier coup à la générosité des conquérants, ou enfin, entrant sans honte dans les projets de l’étranger, reçurent avec joie, en échange de leur indépendance, le titre d’amies et d’alliées du peuple romain. En dix ans la Gaule fut domptée et à jamais soumise. Des armées qui valent bien celles de Rome n’ont pas obtenu de nos jours de si brillants succès chez les barbares de l’Algérie : triste comparaison pour les populations celtiques.

Mais ces gens si aisés à subjuguer devinrent immédiatement d’irrésistibles instruments de compression aux mains des empereurs. Ou les avait vus dans leurs cités, patriciens arrogants ou démocrates envieux, passer la majeure partie de leur vie dans la sédition ; ils furent à Rome du dévouement le plus utile au principal. Acceptant pour eux-mêmes le joug et l’aiguillon, ils servirent à y façonner les autres, ne sollicitant en retour de leur complaisance que les honneurs soldatesques et les émotions de la caserne. On leur prodigua ces biens par surcroît.

César avait composé sa garde de Gaulois. Il lui avait donné malicieusement le plus joli emblème de la légèreté et de l’insouciance, et les légionnaires kymris de l’Alauda, qui étalaient si fièrement sur leurs casques et sur leurs boucliers la figure de l’alouette, s’accordèrent avec tous leurs concitoyens pour chérir le grand homme qui les avait débarrassés de leur isonomie et leur faisait une existence si conforme à leurs goûts.

Ils étaient donc fort satisfaits ; mais ce ne serait pas rendre justice aux Gaulois que de supposer qu’ils aient été constants et inébranlables dans leur amour de l’autorité romaine. Maintes fois ils se révoltèrent, mais toujours pour revenir à l’obéissance, sous la pression d’une inexorable impossibilité de s’entendre. L’habitude d’être gouvernés par un maître ne leur apprit jamais le respect d’une loi. S’insurger, pour eux, c’était la moindre des difficultés et peut-être le plus vif des plaisirs. Mais aussitôt qu’il s’agissait d’organiser un gouvernement national à la place du pouvoir étranger que l’on venait de briser, aussitôt qu’il s’agissait de revenir à une règle quelconque et d’obéir à quelqu’un, l’idée que la prérogative souveraine allait appartenir à un Gaulois glaçait tous les esprits. Il eût semblé que c’était pourtant là le véritable but de l’insurrection ; mais non, les combinaisons les plus ingénieuses s’efforçaient en vain de tourner ce terrible écueil ; toutes s’y brisaient. Les assemblées, les conseils discutaient la question avec furie, et se séparaient tumultueusement sans réussir à passer outre. Alors les gens timides, qui s’étaient tenus à l’écart jusque-là, tous les amis secrets de la domination impériale reprenaient courage ; on allait répétant avec eux que le pouvoir des aigles pouvait être un mal, mais qu’après tout Petilius Cerialis avait eu raison de dire aux Belges que c’était un mal nécessaire et qu’en dehors il n’y avait que la ruine. Cela dit, on rentrait la tête basse dans le bercail romain.

Cette singulière inaptitude d’indépendance se révéla sous toutes ses faces. On eût dit que le sort prenait plaisir à la pousser à bout. Il arriva un jour aux Gaulois de posséder un empereur à eux. Une femme le leur avait donné, et ne leur demandait que de le soutenir contre le concurrent d’Italie. Cet empereur, Tetricus, eut à lutter contre les mêmes impossibilités où s’étaient brisées les insurrections précédentes, et, bien qu’appuyé par les légions germaniques, qui le maintenaient contre le mauvais vouloir ou plutôt contre la légèreté chronique de ses peuples, il crut bien faire, et fit bien sans doute, d’échanger son diadème contre là préfecture de la Lucanie. Les États éphémères rentrèrent dans le devoir, en murmurant peut-être, au fond très satisfaits de n’avoir pas lâché un pouce de leurs jalousies municipales.

L’expérience journalière le démontrait donc : les Gaulois du Ier et du IIe siècle de notre ère n’avaient que des qualités martiales ; mais ils les avaient à un degré supérieur. Ce fut pour ce motif qu’impuissants dans leur propre cause, ils exercèrent une influence momentanée si considérable sur le monde romain sémitisé.

Certainement le Numide était un adroit cavalier, le Baléare un frondeur sans pareil ; les Espagnols fournissaient une infanterie qui bravait toute comparaison, et les Syriens, encore infatués des souvenirs d’Alexandre, donnaient des recrues d’une réputation aussi grande que justifiée. Cependant tous ces mérites pâlissaient devant celui des Gaulois. Ses rivaux de gloire, basanés et petits, ou du moins de moyenne taille, ne pouvaient lutter d’apparence martiale avec le grand corps du Trévire ou du Boïen, plus propre que personne à porter légèrement sur ses larges épaules le poids énorme dont la discipline régimentaire chargeait le fantassin des légions. C’était donc à bon droit que l’État cherchait à multiplier les enrôlements dans la Gaule, et surtout dans la Gaule germanisée. Sous les douze Césars, alors que l’action politique se concentrait encore chez les populations méridionales, c’était déjà le Nord qui était surtout chargé de maintenir par les armes le repos de l’empire.

Toutefois il est remarquable que cette estime, qui facilitait aux soldats de race celtique l’accès des grandes dignités militaires, voire de la chaire sénatoriale, ne les rendit pas participants au concours ouvert pour la pourpre souveraine. Les premiers provinciaux qui y parvinrent furent des Espagnols, des Africains, des Syriens, jamais des Gaulois, sauf les exemples irréguliers et peu encourageants de Tetricus et de Posthume. Décidément les Gaulois n’avaient pas d’aptitudes gouvernementales, et si Othon, Galba, Vitellius pouvaient en faire d’excellents suppôts de révolte, il ne venait à l’esprit de personne d’en tirer des administrateurs ni des hommes d’État. Gais et remuants, ils n’étaient ni instruits ni portés à le devenir. Leurs écoles, fécondes en pédants, fournissaient très peu d’esprits réellement distingués. Le premier rang ne leur était donc pas accessible, et ce trône qu’ils gardaient si bien, ils n’étaient pas aptes à y monter.

Cette impuissance attachée à l’élément celtique cessa complètement de peser sur les armées septentrionales aussitôt qu’elles eurent commencé à se recruter beaucoup moins chez les Gaulois germanisés, bientôt atteints, comme les autres, par la lèpre romaine, que chez les Germains méridionaux, quoique ces derniers eux-mêmes fussent assez loin, pour la plupart, d’être de sang pur. Les effets de cette modification éclatèrent dès l’an 252, à l’avènement de Julius Verus Maximinus, lequel était fils d’un guerrier goth. La dépravation romaine, dans ses progrès sans remède, avait reconnu d’instinct l’unique moyen de prolonger sa vie, et tout en continuant de maudire et de dénigrer les barbares du Nord, elle consentait à leur laisser prendre toutes les positions qui la dominaient elle-même et d’où on pouvait la conduire.

A dater de ce moment, l’essence germanique éclipse toutes les autres dans la romanité (1)[2]. Elle anime les légions, possède les hautes charges militaires, décide dans les conseils souverains. La race gauloise, qui d’ailleurs n’était représentée vis-à-vis d’elle que par des groupes septentrionaux, ceux qui lui étaient déjà apparentés, lui cède absolument le pas. L’esprit des jarls, chefs de guerre, s’empare du gouvernement pratique, et l’on est déjà en droit de dire que Rome est germanisée, puisque le principe sémitique tombe au fond de l’océan social et se laisse visibleifient remplacer à la surface par la nouvelle couche ariane.

Une révolution si extraordinaire, bien que latente, cette superposition contre nature d’une race ennemie, qui, plus souvent vaincue que victorieuse, et méprisée officiellement comme barbare, venait ainsi déprimer les races nationales, une si étrange anomalie avait beau s’effectuer par la force des choses, elle avait à percer trop de difficultés pour ne pas s’accompagner d’immenses violences.

Les Germains, appelés à diriger l’empire, trouvaient en lui un corps épuisé et moribond. Pour le faire vivre, ce grand corps, ils étaient incessamment obligés de combattre ou les demandes d’un tempérament différent du leur, ou les caprices nés du malaise général, ou les exaspérations de la fièvre, également fatales au maintien de la paix publique. De là des sévérités d’autant plus outrées que ceux qui les jugeaient nécessaires, étant imparfaitement éclairés sur la nature complexe de la société qu’ils traitaient, poussaient aisément jusqu’à l’abus l’emploi des méthodes réactives. Ils exagéraient, avec toute la fougue intolérante de la jeunesse, la proscription dans l’ordre politique et la persécution dans l’ordre religieux. C’est ainsi qu’ils se montrèrent les plus ardents ennemis du christianisme. Eux qui devaient plus tard devenir les propagateurs de tous ses triomphes, ils débutèrent par le méconnaître  ; ils se laissèrent prendre à la calomnie qui le poursuivait. Persuadés qu’ils tenaient dans ce culte nouveau une des expressions les plus menaçantes de l’incrédulité philosophique, leur amour inné d’une religion définie, considérée comme base de tout gouvernement régulier, le leur rendit d’abord odieux  ; et ce qu’ils détestèrent en lui, ce ne fut pas lui, mais un fantôme qu’ils crurent voir. On est donc moins tenté de leur reprocher le mal qu’ils ont fait eux-mêmes que celui, beaucoup plus considérable, qu’ils ont laissé faire aux partisans sémitisés des anciens cultes. Cependant il faudrait craindre aussi de leur trop demander. Pouvaient-ils étouffer les conséquences inévitables d’une civilisation pourrie qu’ils n’avaient pas créée ? Réformer la société romaine sans la renverser, c’eût été beau sans doute. Substituer doucement, insensiblement, la pureté catholique à la dépravation païenne sans rien briser dans l’opération, c’eût été le bien idéal : mais, qu’on y réfléchisse, un tel chef-d’œuvre n’aurait été possible qu’à Dieu.

Il n’appartient qu’à lui de séparer d’un geste la lumière des ténèbres et les eaux du limon. Les Germains étaient des hommes, et des hommes richement doués sans doute, mais sans nulle expérience du milieu où ils étaient appelés ; ils n’eurent pas cette puissance. Leur travail, depuis le milieu du IIIe siècle jusqu’au Ve, se borna à conserver le monde tellement quellement, dans la forme où on le leur avait remis.

En considérant les choses sous ce point de vue, qui est le seul véritable, on n’accuse plus, on admire. De même encore, en reconnaissant sous leurs toges et leurs armures romaines Decius, Aurélien, Claude, Maximien, Dioclétien, et la plupart de leurs successeurs, sinon tous, jusqu’à Augustule, pour des Germains et fils de Germains, on convient que l’histoire est complètement faussée par ces écrivains, tant modernes qu’anciens, dont l’invariable système est de représenter comme un fait monstrueux, comme un cataclysme inattendu, l’arrivée finale des nations tudesques tout entières au sein de la société romanisée.

Rien, au contraire, de mieux annoncé et de plus facile à prévoir, rien de plus légitime, rien de mieux préparé que cette conclusion. Les Germains avaient envahi l’empire du jour où ils étaient devenus ses bras, ses nerfs et sa force. Le premier point qu’ils en avaient pris, ç’avait été le trône, et non pas par violence ou usurpation  ; les populations indigènes elles-mêmes, se reconnaissant à bout de voies, les avaient appelés, les avaient payés, les avaient couronnés.

Pour gouverner à leur guise, comme ils en avaient incontestablement le droit et même le devoir, les empereurs ainsi installés s’étaient entourés d’hommes capables de comprendre et d’exécuter leur pensée, c’est-à-dire d’hommes de leur race. Ils ne trouvaient que chez ces Romains improvisés le reflet de leur propre énergie et la facilité nécessaire à les bien servir. Mais qui disait Germain, disait soldat. La profession des armes devint ainsi la condition première de l’admission aux grands emplois. Tandis que dans la vraie conception romaine, italique et romaine sémitique, la guerre n’avait été qu’un accident, et ceux qui la faisaient que des citoyens momentanément détournés de leurs fonctions régulières, la guerre fut pour la magistrature impériale la situation naturelle, sur laquelle durent se façonner l’éducation et l’esprit de l’homme d’État. En fait, la toge céda le pas à l'épée.

A la vérité, le profond bon sens des hommes du Nord ne voulut jamais que cette prédilection fût officiellement avouée, et telle fut à cet égard sa discrète et sage réserve, que cette convention se maintint à travers tout le moyen âge, et le dépassa pour venir jusqu’à nous. Le guerrier germain romanisé comprenait bien que la prépondérance au moins fictive de l’élément civil importait à la sécurité de la loi et pouvait seule maintenir la société existante.

L’empereur et ses généraux savaient donc, au besoin, dissimuler la cuirasse sous la robe de l’administrateur. Pourtant le déguisement n’était jamais si complet qu’il pût tromper des gens malveillants. L’épée montrait toujours sa pointe. Les populations s’en scandalisaient. Les demi-concessions ne les ramenaient pas. La protection qu’elles recevaient ne faisait pas naître leur gratitude. Les talents politiques de leurs gouvernants les trouvaient aveugles. Elles en riaient avec mépris, et murmuraient, depuis le Rhin jusqu’aux déserts de la Thébaïde, l’injure toujours renouvelée de barbare. On ne saurait dire qu’elles eussent tout à fait tort, suivant leurs lumières.

Si les hommes germaniques admiraient l’ensemble de l’organisation romaine, sentiment qui n’est pas douteux, ils n’avaient pas autant de bienveillance pour tels détails qui précisément aux yeux des indigènes en faisaient la plus précieuse parure et composaient l’excellence de la civilisation. Les soldats couronnés et leurs compagnons ne demandaient pas mieux que de conserver la discipline morale, l’obéissance aux magistrats, de protéger le commerce, de continuer les grands travaux d’utilité publique  ; ils consentaient encore à favoriser les œuvres de l’intelligence, en tant qu’elles produisaient des résultats appréciables pour eux. Mais la littérature à la mode, mais les traités de grammaire, mais la rhétorique, mais les poèmes lippogrammatiques, et toutes les gentillesses de même sorte qui faisaient les délices des beaux esprits du temps, ces chefs-d’œuvre-là les trouvaient, sans exception, plus froids que glace ; et comme, en définitive, les grâces venaient d’eux, et que toutes les faveurs tendaient à se concentrer, après les gens de guerre, sur les légistes, les fonctionnaires civils, les constructeurs d’aqueducs, de routes, de ponts, de forteresses, puis sur les historiens, quelquefois sur les panégyristes brûlant leur encens, par nuages compacts, aux pieds du maître, et qu’elles n’allaient guère plus loin, les classes lettrées ou soi-disant telles étaient en quelque sorte fondées à soutenir que César manquait de goût. Certes ils étaient barbares, ces rudes dominateurs qui, nourris des chants nerveux de la Germanie, restaient insensibles à la lecture comme à l’aspect de ces madrigaux écrits en forme de lyre ou de vase, devant lesquels se pâmaient d’admiration les gens bien élevés d’Alexandrie et de Rome. La postérité aurait bien dû en juger autrement, et prononcer que le barbare existait en effet, mais non pas sous la cuirasse du Germain.

Une autre circonstance blessait encore au vif l’amour-propre du Romain. Ses chefs, ignorant pour la plupart ses guerres passées, et jugeant des Romains d’autrefois d’après les contemporains, ne semblaient pas en prendre le moindre souci et c’était bien dur pour des gens qui se considéraient si forts. Quand Néron avait plus honoré la Grèce que la ville de Quirinus, quand Septime Sévère avait élevé la gloire du borgne de Trasymène au-dessus de celle des Scipions, ces préférences n’étaient du moins pas sorties du territoire national. Le coup était plus rude quand on voyait tels des empereurs de rang nouveau, et les armées qui leur avaient donné la pourpre, ne s’occuper pas plus d’Alexandre le Grand que d’Horatius Coclès. On connut des Augustes qui de leur vie n’avaient entendu parler de leur prototype Octave, et ne savaient pas même son nom. Ces hommes-là sans nul doute savaient par cœur les généalogies et les actions des héros de leur race.

Il ne résultait pas moins de ce fait, comme de tant d’autres, qu’au IIIe siècle après Jésus-Christ la nation romaine armée et bien portante et la nation romaine pacifique et agonisante ne s’entendaient nullement ; et, quoique les chefs de cette combinaison, ou plutôt de cette juxtaposition de deux corps si hétérogènes, portassent des noms latins ou grecs et s’habillassent de la toge ou de la chlamyde, ils étaient foncièrement, et très heureusement pour cette triste société, de bons et authentiques Germains. C’était là leur titre et leur droit à dominer.

Le noyau qu’ils formaient dans l’empire avait d’abord été bien faible. Les deux cents cavaliers d’Arioviste que Jules César prit à sa solde en furent le germe. Des développements rapides succédèrent, et on les remarque surtout depuis que les années, celles principalement qui avaient leurs cantonnements en Europe, établirent en principe de n’accepter guère que des recrues germaniques. Dès lors l’élément nouveau acquit une puissance d’autant plus considérable qu’elle se retrempa incessamment dans ses sources. Puis chaque jour de nouvelles causes apparurent et se réunirent pour l’entraîner dans les territoires romains, non plus par quantités relativement minimes, mais par masses.

Avant de passer à l’examen de cette terrible crise, on peut s’arrêter un moment devant une hypothèse dont la réalisation aurait paru bien séduisante aux populations romaines du Ve siècle. La voici : qu’on suppose un instant les nations germaniques qui à cette époque étaient limitrophes de l’empire beaucoup plus faibles, numériquement parlant, qu’elles ne l’ont été en effet  ; elles auraient été très promptement absorbées dans le vaste réservoir social qui ne se lassait pas de leur demander des forces. Au bout d’un temps donné, ces familles auraient disparu parmi les éléments romanisés  ; puis la corruption générale, poursuivant son cours, aurait abouti à une dégénération chronique qui aujourd’hui permettrait à peine à l’Europe de maintenir une sociabilité quelconque. Du Danube à la Sicile, et de la mer Noire à l’Angleterre, on en serait à peu près au point de décomposition pulvérulente où sont arrivées les provinces méridionales du royaume de Naples et la plupart des territoires de l’Asie antérieure.

Sur cette hypothèse qu’on en greffe une seconde. Si les nations jaunes et à demi jaunes, à demi slaves, à demi arianes, d’au delà de l’Oural avaient pu garder la possession de leurs steppes, les peuples gothiques, à leur tour, conservant les régions du nord-est jusqu’aux gorges hercyniennes d’une part, jusqu’à l’Euxin de l’autre, n’auraient eu aucune raison de passer le Danube. Elles auraient développé sur place une civilisation toute spéciale, enrichie de très faibles emprunts romains, livrés par l’inévitable absorption qu’elles auraient faite à la longue des colonies transrhénanes et transdanubiennes. Un jour, profitant de la supériorité de leurs forces actives, elles auraient éprouvé le désir de s’étendre pour s’étendre ; mais c’eût été bien tard. L’Italie, la Gaule et l’Espagne n’auraient plus été, comme elles le furent pour les vainqueurs du Ve siècle, des conquêtes instructives, mais seulement des annexes propres à être exploitées matériellement, comme l’est aujourd’hui l’Algérie.

Cependant il y a quelque chose de si providentiel, de si fatal dans l’application des lois qui amènent les mélanges ethniques, qu’il ne serait résulté de cette différence, qui paraît si considérable à la première vue, qu’une simple perturbation de synchronismes. Un genre de culture comparable à celui qui a régné du Xe au XIIIe siècle environ aurait commencé beaucoup plus tôt et duré plus longtemps, parce que la pureté du sang germanique aurait résisté davantage. Elle aurait néanmoins fini par s’épuiser de même en subissant des contacts absolument semblables à ceux qui l’ont énervée. Les commotions sociales auraient été transportées à d’autres dates ; elles n’en auraient pas moins eu lieu. Bref, par un autre chemin, l’humanité serait arrivée identiquement au résultat qu’elle a obtenu.

Venons à l’établissement des Germains par grandes masses au sein de la romanité, à la façon dont il s’opéra et à la manière dont il doit être jugé.

Les empereurs de race teutonique avaient à leur disposition, pour procurer à l’État des défenseurs de leur sang, un moyen infaillible, qui leur avait été enseigné par leurs prédécesseurs romains. Ceux-ci l’avaient appris du gouvernement de la république, qui le tenait des Grecs, lesquels, à travers l’exemple des Perses, l’avaient emprunté à la politique des plus anciens royaumes ninivites. Ce moyen, venu de si loin et d’un emploi si général, consistait à transplanter, au milieu des populations dont la fidélité ou l’aptitude militaire étaient douteuses, des colonisations étrangères destinées, suivant les circonstances, à défendre ou à contenir.

Le sénat, dans ses plus beaux jours d’habileté et d’omnipotence, avait fait de fréquentes applications de ce système  ; les premiers Césars, tout autant. La Gaule entière, l’île de Bretagne, l’Helvétie, les champs décumates, les provinces illyriennes, la Thrace, avaient fini par être couverts de bandes de soldats libérés du service. On les avait mariés, on les avait pourvus d’instruments agricoles, on leur avait constitué des propriétés foncières, puis on leur avait démontré que la conservation de leur nouvelle fortune, la sécurité de leurs familles et le solide maintien de la domination romaine dans la contrée, c’était tout un. Rien de plus aisé à comprendre en effet, même pour les intelligences les plus rétives, d’après la manière dont on établissait les droits de ces nouveaux habitants à la possession du sol. Ces droits ne résidaient que dans l’expression de la volonté du gouvernement qui expulsait l’ancien propriétaire et mettait à sa place le vétéran. Celui-ci, forcé de se roidir contre les réclamations de son prédécesseur, ne se sentait fort que de la bienveillance du pouvoir qui l’appuyait. Il était donc dans les meilleures dispositions imaginables pour se conserver cette bienveillance au prix d’un dévouement sans bornes.

Cette combinaison d’effets et de causes plaisait aux politiques de l’antiquité. Leur sagesse l’approuvait, et, si les gens qui avaient à en souffrir pouvaient s’en plaindre, la morale publique acceptait, sans plus de scrupules, un système jugé utile à la solidité de l’État, un système consacré par les lois, et qui de plus avait pour excuse d’avoir été toujours et partout pratiqué par les nations dont un esprit cultivé pouvait invoquer les exemples.

Dès le temps des premiers Césars, on crut devoir apporter quelques modifications à la simplicité brutale de ce mécanisme. L’expérience avait prouvé que les colonisations de vétérans italiotes, asiatiques ou même gaulois méridionaux, ne mettaient pas suffisamment les frontières du nord à l’abri des incursions de voisins trop redoutables. Les familles romanisées reçurent l’ordre de s’éloigner des limites extrêmes, puis l’on offrit à tous les Germains cherchant fortune, et le nombre n’en était pas médiocre, la libre disposition des terrains restés vacants, le titre un peu oppressif quelquefois d’amis du peuple romain et, ce qui semblait promettre davantage, l’appui des légions contre les agressions éventuelles des ennemis de l’empire.

Ce fut ainsi que, par la propre volonté, par le choix libre du gouvernement impérial, des nations teutoniques furent installées tout entières sur les terres romaines. On espéra de si grands avantages de cette manière de procéder que bientôt l’on joignit aux aventuriers les prisonniers de guerre. Quand une tribu de Germains était vaincue, on l’adoptait, on en composait une nouvelle bande de gardes-frontières, en ayant soin seulement de la dépayser.

Les autres barbares n’assistaient pas sans jalousie au spectacle d’une situation si favorisée. Sans même avoir besoin de se rendre compte des avantages supérieurs auxquels ces Romains factices pouvaient prétendre, ni apercevoir d’une manière bien nette les sphères brillantes où cette élite disposait des destinées de l’univers, ils voyaient leurs pareils pourvus de propriétés depuis longtemps en bon état de culture ; ils les voyaient en contact avec un commerce opulent, et en jouissance de ce que les perfectionnements sociaux avaient pour eux de plus enviable. C’en était assez pour que les agressions redoublassent d’impétuosité, de fréquence. Obtenir des terres impériales devint le rêve obstiné de plus d’une tribu, lasse de végéter dans ses marais et dans ses bois.

Mais, d’un autre côté, à mesure que les attaques devenaient plus rudes, la situation des Germains colonisés était aussi plus précaire. Des rivaux les trouvaient trop riches ; eux, ils se sentaient trop peu tranquilles. Ils étaient souvent exposés à la tentation de tendre la main à leurs frères au lieu de les combattre, et, pour en obtenir la paix, de se liguer avec eux contre les vrais Romains, placés derrière leur douteuse protection.

L’administration impériale germanisée jugea le péril  ; elle en comprit toute l’étendue, et, afin de le détourner en redoublant le zèle des auxiliaires, elle ne trouva rien de mieux que de leur proposer les modifications suivantes dans leur état légal :

Ils ne seraient plus considérés uniquement comme des colons, mais bien comme des soldats en activité de service. Conséquemment, à tous les avantages dont ils étaient déjà en possession, et qui ne leur seraient point retirés, ils verraient s’ajouter encore celui d’une solde militaire. Ils deviendraient partie intégrante des armées, et leurs chefs obtiendraient les grades, les honneurs et la paye des généraux romains.

Ces offres furent acceptées avec joie, comme elles devaient l’être. Ceux qui en furent les objets ne songèrent plus qu’à exploiter de leur mieux la faiblesse d’un empire qui en était réduit à de tels expédients. Quant aux tribus du dehors, elles n’en devinrent que plus possédées du désir d’obtenir des terres romaines, de devenir soldats romains, gouverneurs de province, empereurs. Il ne s’agissait plus désormais, dans la société civilisée, telle que le cours des événements l’avait faite, que d’antagonismes et de rivalités entre les Germains du dedans et ceux du dehors.

La question ainsi posée, le gouvernement fut entraîné à étendre sans fin le réseau des colonisations, et bientôt de frontières qu’elles étaient elles devinrent aussi intérieures. De gré ou de force, les peuplades chargées de la défense des limites, et qu’en cas de péril on était souvent contraint d’abandonner à elles-mêmes, ces peuplades faisaient de fréquentes transactions avec les assaillants. Il fallait bien que l’empereur finît par ratifier ces accords dont sa faiblesse était la première cause. De nouveaux soldats étaient enrôlés à la solde de l’État ; il leur fallait trouver les terres qu’on leur avait promises. Souvent mille considérations s’opposaient à ce qu’on les leur assignât sur des frontières qui, d’ailleurs, étaient encombrées de leurs pareils. Puis, ce n’était pas là qu’on avait chance de rencontrer des propriétaires maniables, disposés à se laisser déposséder sans résistance. On chercha cette espèce débonnaire où on savait qu’elle était, dans toutes les provinces intérieures. Par une sorte d’immunité résultant de la suprématie d’autrefois, l’Italie fut exceptée aussi longtemps que possible de cette charge  ; mais on ne se gêna pas avec la Gaule. On mit des Teutons à Chartres  ; Bayeux vit des Bataves  ; Coutances, le Mans, Clermont furent entourés de Suèves ; des Alains et des Taïfales occupèrent les environs d’Autun et de Poitiers  ; des Franks s’installèrent à Rennes (1)[3]. Les Gaulois romanisés étaient gens de bonne composition  ; ils avaient appris la soumission avec les collecteurs impériaux. A plus forte raison n’avaient-ils rien à opposer au Burgonde ou au Sarmate, présentant d’un ton péremptoire l’invitation légale de céder la place.

Il ne faut pas oublier une minute que ces revirements de propriété étaient, suivant les notions romaines, parfaitement légitimes. L’État et l’empereur, qui le représentait, avaient le droit de tout faire au monde ; il n’existait pas de moralité pour eux : c’était le principe sémitique. Du moment donc que celui qui donnait avait le droit de donner, le barbare qui bénéficiait de cette concession avait un titre parfaitement régulier à preudre. Il se trouvait du jour au lendemain propriétaire, d’après la même règle dont avaient pu se réclamer jadis les Celtes romanisés eux-mêmes par la volonté du souverain.

Vers la fin du IVe siècle, presque toutes les contrées romaines, sauf l’Italie centrale et méridionale, car la vallée du Pô était déjà concédée, possédaient un nombre notable de nations septentrionales colonisées, recevant la plupart une solde. et connues officiellement sous le nom de troupes au service de l’empire, avec l’obligation, d’ailleurs assez mal remplie, de se comporter paisiblement. Ces guerriers adoptaient rapidement les mœurs et les habitudes qu’ils voyaient pratiquer par les Romains ; ils se montraient fort intelligents, et, une fois pliés aux conséquences de la vie sédentaire, ils devenaient la partie la plus intéressante, la plus sage, la plus morale, la plus facilement chrétienne des populations.

Mais jusque-là, c’est-à-dire jusqu’au Ve siècle, toutes ces colonisations, tant intérieures que frontières, n’avaient amené les Germains sur les terres de l’empire que par groupes. L’amas immense accumulé avec les siècles dans le nord de l’Europe n’avait fait encore que ruisseler par jets comparativement minces à travers les digues de la romanité. Tout à coup il les effondra, et précipita toutes ses masses, fit rouler et écumer toutes ses vagues sur cette misérable société que des échappées de son génie faisaient seules vivre depuis trois siècles, et qui enfin ne pouvait plus aller. Il lui fallait une refonte complète.

La pression exercée par les Finnois ouraliens, par les Huns blancs et noirs, par des populations énormes où se présentaient à peu près purs, à tous les degrés de combinaisons, les éléments slaves, celtiques, arians, mongols ; cette pression était devenue si violente que l’équilibre toujours chancelant des États teutoniques avait été complètement renversé dans l’Est. Les établissements gothiques s’étant écroulés, les débris de la grande nation d’Hermanaric descendirent sur le Danube, et formulèrent à leur tour la demande ordinaire : des terres romaines, le service militaire et une solde.

Après des débats assez longs, comme ils n’obtenaient pas ce qu’ils voulaient, ils se décidèrent par provision à le prendre. Faisant une pointe depuis la Thrace jusqu’à Toulouse, ils s’abattirent comme une nuée de faucons sur le Languedoc et l’Espagne du nord, puis laissèrent les Romains parfaitement libres de les chasser, s’ils pouvaient.

Ceux-ci n’eurent garde d’essayer. La manière dont les Visigoths venaient de s’installer était un peu irrégulière ; mais une patente impériale ne tarda pas à réparer le mal, et de ce moment les nouveaux venus furent aussi légitimement établis sur les terres qu’ils avaient prises que les autres sujets dans les leurs. Les Franks et les Burgondes n’avaient pas attendu ce bon exemple pour se donner d’abord, se faire concéder ensuite des avantages pareils  ; de sorte que vingt nations du nord, outre les anciennes tribus gardes-frontières, disparues sous cette épaisse alluvion, se virent dès lors acceptées et adoptées par les matricules militaires sur tout le territoire européen. Leurs chefs étaient consuls et patrices. On eut le patrice Théodorik et le patrice Khlodowig (1)[4].

Maîtres absolus de tout, les Germains établis dans l’empire pouvaient désormais tout faire, assurés que leurs caprices seraient des lois irrésistibles. Deux partis s’offraient à eux : ou bien rompre avec les habitudes et les traditions conservées par leurs devanciers de même sang  ; abolir la cohésion des territoires, et former de tous ces débris un certain nombre de souverainetés distinctes, libres de se constituer suivant les convenances de l’âge qui commençait ; ou bien rester fidèles à l’œuvre consacrée par les soins de tant d’empereurs issus de la race nouvelle, mais en modifiant cette œuvre par un certain appoint d’anomalies devenues indispensables.

Dans ce dernier système, l’organisation d’Honorius restait sauve quant à l’essentiel. La romanité, c’est-à-dire, suivant la ferme conviction des temps, la civilisation, poursuivait son cours.

Les barbares reculèrent devant l’idée de nuire à une chose si nécessaire ; ils persistèrent dans le rôle conservateur, adopté par les empereurs d’origine barbare, et choisirent le second parti  ; ils ne découpèrent point le monde romain en autant de parcelles qu’ils étaient de nations. Ils le laissèrent bien entier, et, au lieu de s’en faire les destructeurs en en réclamant la possession, ils n’en voulurent avoir que l’usufruit.

Pour mettre cette idée à exécution, ils inaugurèrent un système politique d’une apparence extrêmement complexe. On y vit fonctionner tout à la fois et des règles empruntées à l’ancien droit germanique, et des maximes impériales, et des théories mixtes formées de ces deux ordres de conceptions.

Le roi, le konungr, car il ne s’agissait nullement ici ni du drottinn, ni du graff, mais bien du chef de guerre, conducteur d’invasion et hôte des guerriers, revêtit un double caractère. Pour les hommes de sa race, il devint un général perpétuel (1)[5] ; pour les Romains, il fut un magistrat institué sous l’autorité de l’empereur. Vis-à-vis des premiers, ses succès avaient cette conséquence d’enrôler et de conserver plus de combattants autour de ses drapeaux ; vis-à-vis des seconds, d’étendre les limites géographiques de sa juridiction. D’ailleurs, le konungr germanique ne se considérait nullement comme le souverain des contrées tombées en sa puissance. La souveraineté n’appartenait qu’à l’empire ; elle était inaliénable et incommunicable  ; mais comme magistrat romain, agissant au moyen d’une délégation du pouvoir suprême, le konungr disposait des propriétés avec une liberté absolue. Il usait pleinement du droit d’y coloniser ses compagnons, ce qui était simple aux yeux de tout le monde. Il leur distribuait, suivant les coutumes de sa nation, une partie des terres de rapport, et accordait ainsi l’usage romain avec l’usage germanique  ; il organisait de la sorte un système mixte de tenures nouvelles des bénéfices réversibles en vertu de principes germaniques et de principes romains, ce qu’on appelait et ce qu’on appelle encore des féods  ; ou même il constituait à son gré des terres allodiales, avec cette différence fondamentale, cependant, qui distinguait complètement ces concessions des odels anciens, que c’était la volonté royale qui les faisait, et non pas l’action libre du propriétaire (1)[6]. Quoi qu’il en soit, féod ou odel, le chef qui les donnait à ses hommes avait sur la province le droit de propriété, ou plutôt de libre disposition, comme délégué de l’empereur, mais point le haut domaine.

Telle était la situation des Mérowings dans les Gaules. Lorsqu’un d’eux était à son lit de mort, il ne pouvait lui venir en idée de donner des provinces à son fils, puisqu’il n’en possédait pas lui-même. Il établissait donc la répartition de son héritage sur des principes tout autres. En tant que chef germanique, il ne disposait que du commandement d’un nombre plus ou moins considérable de guerriers, et de certaines propriétés rurales qui lui servaient à entretenir cette armée. C’étaient cette bande et ces domaines qui lui donnaient la qualité de roi, et il ne l’avait pas d’ailleurs. En tant que magistrat romain, il n’avait que le produit des impôts perçus dans les différentes parties de sa juridiction, d’après les données du cadastre impérial.

En face de cette situation, et voulant égaliser de son mieux les parts de ses enfants, le testateur assignait à chacun d’eux une résidence entourée d’hommes de guerre appartenant, autant que possible, à une même tribu. C’était là le domaine germanique, et il eût suffi d’une métairie et d’une vingtaine de champions pour autoriser le jeune Mérowing qui n’eût pas obtenu davantage à porter le titre de roi.

Quant au domaine romain, le chef mourant le fractionnait avec bien moins de scrupule encore, puisqu’il ne s’agissait que de valeurs mobilières. Il distribuait donc par portions diverses, à plusieurs héritiers, les revenus des douanes de Marseille, de Bordeaux ou de Nantes.

Les Germains n’avaient pas pour but principal de sauver ce qu’on nomme l’unité romaine. Ce n’était là à leurs yeux qu’une manière de maintenir la civilisation, et c’est pourquoi ils s’y soumettaient. Leurs efforts, pour ce but méritoire, furent des plus extraordinaires, et dépassèrent même ce qu’on avait pu observer dans ce sens chez un grand nombre d’empereurs. Il semblerait que depuis l’établissement en masse au sein de la romanité, la barbarie se repentît d’avoir donné trop peu d’attention aux niaiseries même de l’état social qu’elle admirait. Tous les littérateurs étaient assurés de l’accueil le plus honorable à la cour des rois vandales, goths, franks, burgondes ou longobards. Les évêques, ces dépositaires véritables de l’intelligence poétique de l’époque, n’écrivaient pas que pour leurs moines. La race des conquérants elle-même se mit à manier la plume, et Jornandès, Paul Warnefrid, l’anonyme de Ravenne, bien d’autres dont les noms et les œuvres ont péri, témoignaient assez du goût de leur race pour l’instruction latine. D’un autre côté, les connaissances plus particulièrement nationales ne tombaient pas en oubli. On taillait des runes chez le roi Hilpérik[7], qui, inquiet des imperfections de l’alphabet romain, occupait ses moments perdus à le réformer. Les poèmes du Nord se maintenaient en honneur, et les exploits des aïeux, fidèlement chantés par les générations nouvelles, servaient à prouver que ces dernières n’avaient point abdiqué les qualités énergiques de leur race[8].

En même temps, les peuples germaniques, imitant ce qu’ils observaient chez leurs sujets, s’occupèrent activement de régulariser leur propre législation, suivant les nécessités de l’époque et du milieu où ils se trouvaient placés. Si leur attention fut mise en éveil par le travail d’autrui, ce ne fut nullement d’une manière servile, ni dans la méthode ni dans les résultats, que procéda leur intelligence.

S’étant imposé l’obligation de respecter et, par conséquent, de reconnaître les droits des Romains, ce leur fut une raison de se rendre un compte fort exact des leurs, et d’établir une sorte de concordance ou mieux de parallélisme entre les deux systèmes qu’ils avaient l’intention de faire vivre en face l’un de l’autre. Il résulta de cette dualité, si franchement acceptée et même cultivée, un principe d’une haute importance et dont l’influence ne s’est jamais complètement perdue. Ce fut de reconnaître, de constater, de stipuler qu’il n’existait pas de distinction organique entre les diverses tribus, les diverses nations venues du nord, en quelque lieu qu’elles fussent établies et quelques noms qu’elles pussent porter, du moment qu’elles étaient germaniques[9]. À la faveur de certaines alliances, un petit nombre de groupes plus qu’à demi slaves parvinrent à se faire accepter dans cette grande famille, et servirent plus tard de prétexte, d’intermédiaire pour y rattacher, avec moins de fondement encore, plusieurs de leurs frères. Mais cette extension n’a jamais été bien sentie ni bien acceptée par l’esprit occidental. Les Slaves lui sont aussi étrangers que les peuples sémitiques de l’Asie antérieure, avec lesquels il est lié à peu près de la même façon par les populations de l’Italie et de l’Espagne.

On le voit, le génie germanique était aussi généralisateur que celui des nations antiques l’était peu. Bien qu’il partît d’une base en apparence plus étroite que les institutions hellénistiques, romaines ou celtiques, et que les droits de l’homme libre, pris individuellement, fussent pour lui ce qu’étaient les droits de la cité pour les autres, la notion qu’il en avait, et qu’il étendait avec une si superbe imprévoyance, le conduisit infiniment plus loin qu’il ne pensait lui-même aller. Rien de plus naturel : l’âme de ce droit personnel, c’était le mouvement, l’indépendance, la vie, l’appropriation facile à toutes les circonstances ambiantes ; l’âme du droit civique, c’était la servitude, comme sa suprême vertu était l’abnégation.

Malgré le profond désordre ethnique au milieu duquel l’Arian Germain apparaissait, et bien que son propre sang ne fût pas absolument homogène, il mettait tous ses soins à circonscrire, à préciser deux grandes catégories idéales dans lesquelles il enfermait toutes les masses soumises à son arbitrage ; en principe, il ne reconnaissait que la romanité et la barbarie. C’était là le langage consacré. Il s’efforçait d’ajuster du moins mal possible ces deux éléments désormais constitutifs de la société occidentale, et dont le travail des siècles devait arrondir les angles, adoucir les contrastes, amener la fusion. Qu’un tel plan, que les germes qui y étaient déposés fussent supérieurs en fécondité et préparassent pour l’avenir de plus beaux fruits que les plus éclatantes théories de la Rome sémitique, il serait oiseux de le discuter. Dans cette dernière organisation, on l’a pu constater, mille peuples rivaux, mille coutumes ennemies, mille débris de civilisations discordantes se faisaient une guerre intestine. Pas la moindre tendance n’existait à sortir d’une confusion si monstrueuse, sans courir le danger de tomber dans une autre plus horrible encore. Pour tous liens, le cadastre, les règlements niveleurs du fisc, l’impartialité négative de la loi ; mais rien de supérieur qui préparât, qui forçât l’avènement d’une moralité nouvelle, d’une communauté de vues, d’une tendance unanime parmi les hommes, ni qui annonçât cette civilisation sagace qui est la nôtre, et que nous n’aurions jamais obtenue si la barbarie germanique n’en avait apporté les plus précieuses greffes et n’avait pris la charge de les faire réussir sur la tige débile de la romanité, passive, dominée, contrainte, jamais sympathique.

J’ai rappelé quelquefois dans le cours de ces pages, et ce n’était pas inutilement, que les grands faits que je décris, les importantes évolutions que je signale, ne s’opèrent nullement par suite de la volonté expresse et directe des masses ou de tels ou tels personnages historiques. Causes et effets, tout se développe au contraire le plus ordinairement à l’insu ou à l’encontre des vues de ceux qui y contribuent. Je ne m’occupe nullement de retracer l’histoire des corps politiques, ni les actions belles ou mauvaises de leurs conducteurs. Tout entier attentif à l’anatomie des races, c’est uniquement de leurs ressorts organiques que je tiens compte et des conséquences prédestinées qui en résultent, ne dédaignant pas le reste, mais le laissant à l’écart lorsqu’il ne sert pas à expliquer le point en discussion. Si j’approuve ou si je blâme, mes paroles n’ont qu’un sens comparatif et, pour ainsi dire, métaphorique. En réalité, ce n’est pas un mérite moral pour les chênes que d’élever à travers les siècles leurs fronts majestueux, couronnés d’un vert diadème, comme ce n’est pas non plus une honte pour les herbes des gazons de se faner en quelques jours. Les uns et les autres ne font que tenir leurs places dans les séries végétales, et leur puissance ou leur humilité concourent également aux desseins du Dieu qui les a faits. Mais je ne me dissimule pas non plus que la libre action des lois organiques, auxquelles je borne mes recherches, est souvent retardée par l’immixtion d’autres mécanismes qui lui sont étrangers. Il faut passer sans étonnement par-dessus ces perturbations momentanées, qui ne sauraient changer le fond des choses. À travers tous les détours où les causes secondes peuvent entraîner les conséquences ethniques, ces dernières finissent toujours par retrouver leurs voies. Elles y tendent imperturbablement et ne manquent jamais d’y arriver. C’est ainsi qu’il en advint pour le sentiment conservateur des Germains envers la romanité. Il fut en vain combattu et souvent obscurci par les passions qui lui faisaient escorte ; à la fin il accomplit sa tâche. Il se refusa à la destruction de l’empire aussi longtemps que l’empire représenta un corps de peuples, un ensemble de notions sociales différentes de la barbarie. Il fut si ferme dans cette volonté et si inexpugnable, qu’il la maintint même pendant l’espace de quatre siècles où il se vit forcé de supprimer l’empereur dans l’empire.

Cette situation d’un État despotique subsistant sans avoir de tête n’était pas, du reste, aussi étrange qu’elle le peut sembler d’abord. Dans une organisation comme la romaine, où l’hérédité monarchique n’avait jamais existé et où l’élection du chef suprême, indifféremment accomplie par le prédécesseur, par le sénat, par le peuple ou par une des armées, puisait sa validité dans le seul fait de sa maintenue ; en face d’un pareil ordre de choses, ce n’est pas la régularité des successions au trône qui peut faire connaître que le corps politique continue de vivre, encore bien moins le corps social. Le seul critérium admissible, c’est l’opinion des contemporains à cet égard. Et il n’importe pas que cette opinion soit fondée sur des faits spéciaux, comme, par exemple, la continuation d’institutions séculaires, chose de tout temps inconnue dans une société en perpétuelle refonte, ou bien la résidence du pouvoir continuée dans une même capitale, ce qui n’avait pas eu lieu davantage ; il suffit que la conviction existant sur ce sujet résulte de l’enchainement d’idées, même transitoires et disparates, mais qui, s’engendrant les unes des autres, créent, malgré la rapidité de leur succession, une impression de durée pour le milieu assez vague dans lequel elles se développent, meurent et sont incessamment remplacées.

C’était l’état normal dans la romanité, et voilà pourquoi lorsque Odoacre eut déclaré le personnage d’un empereur d’Occident inutile, personne ne pensa, non plus que lui, que par suite de cette mesure l’empire d’Occident cessât d’être. Seulement, on jugea qu’une nouvelle phase commençait ; et de même que la société romaine avait été gouvernée d’abord par des chefs que ne désignait aucun titre, qu’elle en avait en ensuite qui s’étaient décorés de leur nom de César, d’autres qui avaient établi une distinction entre les Césars et les Augustes, et, au lieu d’imposer une direction unique au corps politique, lui en avaient fourni deux, puis quatre, de même on s’accommoda de voir l’empire se passer d’un représentant direct, relever très superficiellement, et uniquement pour la forme, du trône de Constantinople, et obéir sans se dissoudre, et en restant toujours l’empire d’Occident, à des magistrats germaniques, qui, chacun dans les pays de son ressort, appliquaient aux populations les lois spéciales instituées jadis à leur usage par la jurisprudence romaine. Odoacre n’avait donc accompli qu’une pure révolution de palais, beaucoup moins importante qu’elle n’en avait l’air ; et la preuve la plus palpable qu’on en puisse donner, c’est la conduite que tint plus tard Charlemagne et la façon dont la restauration du porte-couronne impérial s’accomplit en sa personne.

Le roi des Hérules avait déposé le fils d’Oreste en 475 ; Charlemagne fut intronisé, et termina l’interrègne en 801. Les deux événements étaient séparés par une période de près de quatre siècles, et de quatre siècles remplis d’événements majeurs, bien capables d’effacer de la mémoire des hommes tout souvenir de l’ancienne forme de gouvernement. Quelle est, d’ailleurs, l’époque où il ne serait pas insensé de vouloir reprendre un ordre de choses qui aurait été interrompu depuis quatre cents ans ? Si donc Charlemagne le put faire, c’est qu’en réalité il ne ressuscitait pas le fond ni même la forme des institutions, c’est qu’il ne faisait que rétablir un détail qu’on avait pu négliger un temps sans péril, et qu’on reprenait sans anachronisme.

L’empire, la romanité, s’étaient constamment soutenus en face de la barbarie et par ses soins. Le couronnement du fils de Pépin ne faisait que lui rendre un des rouages qu’avec tant d’autres, disparus pour toujours, elle avait vus jadis fonctionner dans son sein. L’incident était remarquable, mais il n’avait rien de vital  ; c’est ce que montre bien l’examen des motifs qui avaient prolongé si longtemps l’interrègne.

Après avoir jugé raisonnable, autrefois, que le chef de la société romaine fût issu d’une famille latine, on avait consenti bientôt à le prendre dans une partie quelconque de l’Italie, puis enfin et exclusivement dans les camps, et alors on ne s’était plus enquis de son origine. Cependant il était toujours resté convenu, et sur ce point le bon sens ne pouvait guère faiblir, que l’empereur devait avoir au moins les formes extérieures des populations qu’il régissait, porter un des noms familiers à leurs oreilles, s’habiller comme eux et parler la langue courante, la langue des décrets et des diplômes, tant bien que mal. A l’époque d’Odoacre, les distinctions extérieures entre les vainqueurs et les vaincus étaient encore trop accusées pour que la violation de ces règles ne fît pas scandale aux yeux de ceux-là même qui auraient pu vouloir l’essayer à leur profit.

Pour les chefs germaniques, pour les rois sortis du sang des Amâles ou des Mérowings, se faire instituer patrices et consuls, c’étaient là des ambitions permises et même nécessaires : le gouvernement des peuples était à ce prix. Mais, outre que la prise de possession de la pourpre augustale par un chef barbare, vêtu et vivant suivant les usages du Nord, entouré de sa truste, dans un palais de bois, aurait été passible de ridicule, l’ambitieux mal inspiré qui en eût fait l’essai aurait éprouvé la difficulté la plus grande à se faire reconnaître dans sa dignité suprême par de nombreux adversaires, tous ses rivaux, tous égaux à lui, ou croyant l’être, par l’illustration, tous à peu près aussi forts que lui. La coalition de mille vanités, de mille intérêts blessés aurait eu bientôt fait de le rabattre au rang commun, et peut-être au-dessous.

Pénétrés de cette évidence, les plus puissants monarques germaniques ne voulurent pas en essuyer les périls (1)[10]. Ils imaginèrent quelque temps le biais de donner à quelqu’un de leurs domestiques romains cette dignité qu’ils n’osaient revêtir eux-mêmes, et, quand le malheureux mannequin faisait mine d’essayer un peu d’indépendance, un mot, un geste, le faisait disparaître.

Tous les avantages semblaient se réunir dans cette combinaison. En dominant l’empereur on dominait l’empire, et cela sans se donner les apparences d’une usurpation trop osée ; en un mot, c’était un expédient bien imaginé. Par malheur, comme tout expédient, il s’usa vite. La vérité perçait trop facilement sous le mensonge. Le Mérowing ne se souciait pas plus de reconnaître pour son souverain le serviteur d’Odoacre qu’Odoacre lui-même. Chacun protesta, chacun repoussa cette contrainte, puis chacun, ayant consulté ses forces, se rendit justice en silence, s’exécuta modestement : l’interrègne fut proclamé, et l’on attendit que l’équilibre des forces eût cessé pour reconnaître à celui qui bien décidément l’emporterait le droit de recommencer la série des empereurs.

Ce ne fut qu’au bout de quatre cents ans que toutes les difficultés se trouvèrent aplanies. Au début de cette période nouvelle, les facilités les plus complètes apparurent à tous les yeux. La plupart des nations germaniques s’étaient laissé affaiblir, sinon incorporer par la romanité ; plusieurs même avaient cessé d’exister comme groupes distincts. Les Visigoths, appariés aux Romains de leurs territoires, ne conservaient plus entre eux et leurs sujets aucune distinction légale qui rappelât une inégalité ethnique. Les Longobards maintenaient une situation plus distincte, d’autres encore faisaient de même ; toutefois il était incontestable que le monde barbare n’avait plus qu’un seul représentant sérieux dans l’empire, et ce représentant, c’était la nation des Franks, à laquelle l’invasion des Austrasiens venait de rendre un degré d’énergie et de puissance évidemment supérieur à celui de toutes les autres races parentes. Le problème de la suprématie était donc résolu au profit de ce peuple.

Puisque les Franks dominaient tout, puisque en même temps le mariage de la barbarie et de la romanité était assez avancé déjà pour que les contrastes d’autrefois fussent devenus moins choquants, l’empire se retrouvait en situation de se donner un chef. Ce chef pouvait être un Germain, Germain de fait et de formes  ; cet élu ne devait être qu’un Frank  ; parmi les Franks, qu’un Austrasien, que le roi des Austrasiens, et donc que Charlemagne. Ce prince, acceptant tout le passé, se porta pour le successeur des empereurs d’Orient, dont le sceptre venait de tomber en quenouille, ce que la coutume d’Occident ne pouvait admettre suivant lui. Voilà par quel raisonnement il restaura le passé. D’ailleurs, les acclamations du peuple romain et les bénédictions de l’Église ne lui refusèrent pas leur concours (1)[11].

Jusqu’à lui la barbarie avait fidèlement poursuivi son système de conservation à l’égard du monde romain. Tant qu’elle exista dans sa véritable et native essence, elle ne se départit pas de cette idée. Depuis comme avant l’arrivée des premiers grands peuples teutoniques, jusqu’à l’avènement des âges moyens vers le dixième siècle, c’est-à-dire pendant une période de sept cents ans environ, la théorie sociale, plus ou moins clairement développée et comprise, demeura celle-ci : la romanité, c’est l’ordre social. La barbarie n’est qu’un accident, accident vainqueur et dirigeant, à la vérité, mais enfin accident, et, comme tel, d’une nature transitoire.

Si l’on avait demandé aux sages de cette époque lequel des deux éléments devait survivre à l’autre, absorber l’autre, l’anéantir, incontestablement ils auraient répondu et ils répondaient effectivement en célébrant l’éternité du nom romain. Cette conviction était-elle erronée ? Oui, en ceci qu’on se représentait l’image incorrecte d’un avenir trop semblable au passé et beaucoup trop rapproché  ; mais, au fond, elle n’était erronée qu’à la façon des calculs de Christophe Colomb par rapport à l’existence du nouveau monde. Le navigateur génois se trompait dans toutes ses supputations de temps, d’éloignement et d’étendue. Il se trompait sur la nature de ses découvertes à venir. Le globe terrestre n’était pas si petit qu’il le supposait ; les terres auxquelles il allait aborder étaient plus loin de l’Espagne et plus vastes qu’il ne l’imaginait ; elles ne faisaient point partie de l’empire chinois, et l’on n’y parlait pas l’arabe. Tous ces points étaient radicalement faux  ; mais cette série d’illusions ne détruisait pas l’exactitude de l’assertion principale. Le protégé des rois catholiques avait raison de soutenir qu’il y avait un pays inconnu dans l’ouest.

De même aussi, la pensée générale de la romanité était dans le faux en considérant le mode de culture dont elle conservait les lambeaux comme le trésor et le dernier mot du perfectionnement possible  ; elle l’était encore en ne voyant dans la barbarie qu’une anomalie destinée à promptement disparaître ; elle l’était bien davantage en annonçant comme prochaine la réapparition complète d’un ordre de choses qu’on s’imaginait admirable  ; et cependant, malgré toutes ces erreurs si considérables, malgré ces rêves si rudement bafoués par les faits, la conscience publique devinait juste en ceci que, la romanité étant l’expression de masses humaines infiniment plus imposantes par leur nombre que la barbarie, cette romanité devait, à la longue, user sa dominatrice comme les flots usent le rocher, et lui survivre. Les nations germaniques ne pouvaient éviter de se dissoudre un jour dans les détritus accumulés et puissants des races qui les entouraient, et leur énergie était condamnée à s’y éteindre. Voilà ce qui était la vérité ; voilà ce que l’instinct révélait aux populations romaines. Seulement, je le répète, cette révolution devait s’opérer avec une lenteur dont les imaginations humaines n’aiment pas à mesurer les ennuis, vu la difficulté qu’elles éprouvent d’ailleurs à se soutenir au milieu d’espaces un peu larges. Il faut ajouter encore qu’elle ne pouvait jamais être si radicale que de ramener la société à son point de départ sémitisé. Les éléments germaniques devaient s’absorber, mais non pas disparaître à ce point.

Ils s’absorbent néanmoins, et d’une façon constante désormais. Leur décomposition au sein des autres éléments ethniques est bien facile à suivre. Elle fournit la raison d’être de tous les mouvements importants des sociétés modernes, ainsi qu’on en juge aisément en examinant les différents ordres de faits qui lui servent à se manifester.

Il a déjà été établi précédemment que toute société se fondait sur trois classes primitives, représentant chacune une variété ethnique : la noblesse, image plus ou moins ressemblante de la race victorieuse  ; la bourgeoisie, composée de métis rapprochés de la grande race  ; le peuple, esclave, ou du moins fort déprimé, comme appartenant à une variété humaine inférieure, nègre dans le sud, finnoise dans le nord.

Ces notions radicales furent brouillées partout de très bonne heure. Bientôt on connut plus de trois catégories ethniques ; partant, beaucoup plus de trois subdivisions sociales. Cependant l’esprit qui avait fondé cette organisation est toujours resté vivant ; il l’est encore ; il ne s’est jamais donné de démenti à lui-même, et il se montre aujourd’hui aussi sévèrement logique que jamais.

Du moment que les supériorités ethniques disparaissent, cet esprit ne tolère pas longtemps l’existence des institutions faites pour elles et qui leur survivent. Il n’admet pas la fiction. Il abroge d’abord le nom national des vainqueurs, et fait dominer celui des vaincus ; puis il met à néant la puissance aristocratique Tandis qu’il détruit ainsi par en haut toutes les apparences qui n’ont plus un droit réel et matériel à exister, il n’admet plus qu’avec une répugnance croissante la légitimité de l’esclavage ; il attaque, il ébranle cet état de choses. Il le restreint, enfin il l’abolit. Il multiplie, dans un désordre inextricable, les nuances infinies des positions sociales, en les rapprochant tous les jours davantage d’un niveau commun d’égalité ; bref, abaisser les sommets, exhausser les fonds, voilà son œuvre. Rien n’est plus propre à faire bien saisir les différentes phases de l’amalgame des races que l’étude de l’état des personnes dans le milieu qu’on observe. Ainsi, prenons ce côté de la société germanique du Ve au IXe siècle, et, commençant par les points les plus culminants, considérons les rois.

Dès le IIe siècle avant notre ère, les Germains de naissance libre reconnaissaient entre eux des différences d’extraction. Ils qualifiaient de fils des dieux, de fils des Ases, les hommes issus de leurs plus illustres familles, de celles qui jouissaient seules du privilège de fournir aux tribus ces magistrats peu obéis, mais fort honorés, que les Romains appelaient leurs princes (1)[12]. Les fils des Ases, ainsi que leur nom l’indique, descendaient de la souche ariane, et le fait seul qu’ils étaient mis à part du corps entier des guerriers et des hommes libres prouve qu’on reconnaissait dans le sang de ces derniers l’existence d’un élément qui n’était pas originairement national et qui leur assignait une place au-dessous de la première. Cette considération n’empêchait pas que ces hommes ne fussent forts importants, ne possédassent les odels, n’eussent même le droit de commander et de devenir chefs de guerre. C’est dire qu’il leur était loisible de se poser en conquérants et de se rendre plus véritablement rois que les fils des Ases, si ceux-ci consentaient à rester confinés dans leur grandeur au fond des territoires Scandinaves.

C’était là le principe  ; mais il ne paraît pas que les grandes nations germaniques de l’extrême nord, celles qui renouvelèrent la face du monde, aient jamais, tant qu’elles furent arianes, abandonné leurs plus importants établissements à des hommes d’une naissance commune (1)[13]. Elles avaient trop de pureté de sang, quand elles apparurent au milieu de l’empire romain, pour admettre que leurs chefs pussent en manquer. Toutes pensèrent, à cet égard, comme les Hérules, et agirent de même. Elles ne placèrent à la tête de leurs bandes que des Arians purs, que des Ases, que des fils de dieux. Ainsi, postérieurement au Ve siècle, on doit considérer les tribus royales des nations teutoniques comme étant d’extraction pure. Cet état de choses ne dura pas longtemps. Ces familles d’élite ne s’alliaient pas qu’entre elles et ne suivaient pas, dans leurs mariages, des principes fort rigides ; leur race s’en ressentit, et, dans sa décadence, les reporta à tout le moins au rang de leurs guerriers. Les idées qu’elles possédaient, perdant du même coup, leur valeur absolue, subirent des modifications analogues. Les rois germaniques devinrent accessibles à des notions inconnues de leurs ancêtres. Ils furent extrêmement séduits par les formes et les résultats de l’administration romaine, et beaucoup plus portés à les développer et à les mettre en pratique que favorables aux institutions de leurs peuples. Celles-ci ne leur donnaient qu’une autorité précaire, difficile et fatigante à maintenir ; elles ne leur conféraient que des droits hérissés de restrictions. Elles leur imposaient à tous moments le devoir de compter avec leurs hommes, de prendre leurs avis, de respecter leurs volontés, de s’incliner devant leurs répugnances, leurs sympathies ou leurs préjugés. En chaque circonstance, il fallait que l’amalung des Goths ou le mérowing des Franks tâtât Topinion avant d’agir, se donnât la peine de la flatter, de la persuader, ou, s’il la violentait, redoutât des explosions qui étaient autorisées par la loi à ne considérer le régicide que comme le maximum du meurtre ordinaire. Beaucoup de peines, de soucis, de fatigues, d’exploits obligés, de générosité, c’étaient là les dures conditions du commandement. Étaient-elles bien et dûment remplies, elles valaient des honneurs mesquins, des respects douteux qui ne mettaient pas celui auquel on les rendait à l’abri des admonestations brutalement sincères de ses fidèles.

Du côté de la romanité, quelle différence ! que d’avantages sur la barbarie ! La vénération pour celui qui portait le sceptre, quel qu’il fût, était sans limites ; des lois sévères, pressées comme un rempart autour de sa personne, punissaient du dernier supplice et de l’infamie la plus légère offense à cette rayonnante majesté. Où que tombât le regard du maître, prosternation, obéissance absolue ; jamais de contradictions, des empressements toujours. Il y avait bien une hiérarchie sociale. On distinguait des sénateurs et une plèbe  ; mais c’était là une organisation qui ne produisait pas, comme celle des tribus germaniques, des individualités fortes, en état de rembarrer la volonté du prince. Au contraire, les sénateurs, les curiales, n’existaient que pour être les ressorts passifs de la soumission générale. La crainte de la puissance matérielle des empereurs ne développait, ne maintenait pas seule de pareilles doctrines. Elles étaient naturelles à la romanité, et, prenant leur source dans la nature sémitique, elles se croyaient commandées, imposées, par la conscience publique. Il n’était pas possible à un homme honnête, à un bon citoyen de les répudier, sans manquer aussitôt à la règle, à la loi, à la coutume, à toute la théorie des devoirs politiques, partant sans blesser la conscience.

Les rois germaniques, contemplant ce tableau, le trouvèrent sans doute admirable. Ils comprirent que la plus satisfaisante de leurs attributions était celle de magistrat romain, et que le beau idéal serait de faire disparaître en eux-mêmes et dans leur entourage le caractère germanique pour parvenir à n’être plus que les heureux possesseurs d’une autorité nette et simple, et bien attrayante, puisqu’elle était illimitée. Rien de plus naturel que cette ambition ; mais, pour qu’elle se réalisât, il fallait que les éléments germaniques s’assouplissent. Le temps seul, amenant ce résultat des mélanges ethniques, y pouvait quelque chose.

En attendant, les rois montrèrent une faveur marquée à leurs sujets romains si respectueux, et ils les rapprochèrent, autant que possible, de leurs personnes. Ils les admirent très volontiers dans ce cercle intime des compagnons qu’ils appelaient leur truste, et cette faveur, en définitive inquiétante et blessante pour les guerriers nationaux, ne paraît pas cependant avoir produit un tel effet. D’après la manière de voir de ceux-ci, le chef était en droit d’engager à son service tous ceux qu’il y jugeait propres. C’était chez eux un principe originel. Leur tolérance complète avait cependant des raisons plus profondes encore.

Les champions de naissance libre, qui n’étaient plus les égaux de leurs chefs par la naissance et n’appartenaient pas à la pure lignée des Ases, au moins pour la plupart (1)[14], puisqu’ils avaient déjà subi quelques modifications ethniques avant le Ve siècle de notre ère, naturellement étaient disposés à en accepter de nouvelles. Certaines lois locales opposaient, à la vérité, quelques barrières à ce danger. Telles tribus nationales n’étaient pas autorisées à contracter des mariages entre elles (2)[15], le code des Ripuaires, en le permettant entre les populations qu’il régissait et les Romains, stipulait toutefois une déchéance pour les produits de ces hymens mixtes (3)[16]. Il les dépouillait d’avance des immunités germaniques, et, les soumettant au régime des lois impériales, les rejetait dans la foule des sujets de l’empire. Cette logique et cette façon de procéder n’eussent pas été désavouées dans l’Inde ; mais, en somme, ce n’étaient que des restrictions très imparfaites ; elles n’eurent pas la puissance de neutraliser l’attraction que la romanité et la barbarie exerçaient l’une sur l’autre. Bientôt les concessions de la loi s’agrandirent, les réserves disparurent, et, avant l’extinction des Mérowings, le classement des habitants d’un territoire sous telle ou telle législation avait cessé de se régler sur l’origine (1)[17]. Rappelons que chez les Visigoths, bien plus avancés encore, toute distinction légale entre barbare et Romain avait même cessé d’exister (2)[18].

Ainsi les vaincus se relevaient partout ; et, puisqu’ils pouvaient prétendre aux honneurs germaniques, c’est-à-dire à être admis parmi les leudes du roi, parmi ses affidés, ses confidents, ses lieutenants, il était bien naturel que le Germain, à son tour, pût avoir des motifs d’ambitionner leur alliance. Les Gaulois et les Italiens se trouvèrent ainsi de plain-pied avec leurs dominateurs, et, de plus, ils leur montrèrent encore qu’ils possédaient un joyau digne de rivaliser avec tous les leurs : c’était la dignité épiscopale. Les Germains comprirent à merveille la grandeur de cette situation  ; ils la souhaitèrent ardemment, ils l’obtinrent, et l’on vit ainsi du même coup que des hommes sortis de la masse dominée devinrent les antrustions du fils d’Odin, tandis que plusieurs des dominateurs, dépouillant les ornements et les armes des héros germaniques pour prendre la crosse et le pallium du prêtre romain, s’instituaient les mandataires et, comme on disait, les défenseurs d’une population romaine, et, acceptant avec elle la plus complète fraternité, répudiaient leur loi natale pour accepter la sienne.

En même temps, sur un autre point de l’organisation sociale, une autre innovation s’accomplissait. L’ariman, le bonus homo, qui, aux premiers jours de la conquête, faisait profession de haïr et de mépriser le séjour des villes, se laissait aller peu à peu à quitter les champs pour devenir citadin. Il venait siéger à côté du curiale.

La position de celui-ci, épouvantable sous la verge de fer des prétoires impériaux, s’était améliorée de toutes manières (1)[19]. Les exactions moins régulières, sinon moins fréquentes, étaient devenues plus supportables. Les évêques, chargés du lourd fardeau de la protection des villes, s’étaient attachés à rendre les sénats locaux capables de les seconder. Ils avaient plaidé la cause de ces aristocraties auprès des souverains de sang germanique, et ceux-ci, ne trouvant rien que de naturel à leur commettre l’administration des intérêts de leurs concitoyens, leur donnèrent lieu de devenir infiniment plus importantes qu’elles ne l’avaient jamais été[20]. C’est, du reste, le résultat habituel de toutes les conquêtes opérées par des nations militaires, que l’accroissement d’influence des classes riches vaincues dans les municipalités. Du consentement des patrices barbares, les curiales se substituèrent aux nombreuses variétés et catégories de fonctionnaires impériaux, qui disparurent. La police, la justice, tout ce qui n’était pas expressément régalien tomba en leur pouvoir[21] ; et comme l’industrie et le commerce enrichissaient les villes, que c’était dans les villes que la religion et les études avaient leur siège, que les sanctuaires les plus vénérés attiraient et fixaient une foule dévote ou spéculatrice, sans compter les criminels qui s’y réunissaient par centaines pour profiter du droit d’asile, mille considérations opérèrent chez les arimans ce changement d’idées et d’humeur qui aurait tant indigné leurs aïeux. On les vit se complaire dans les villes, y prendre pied, s’y fixer ; et voilà comment ils y devinrent aussi curiales, voilà comment, sous leur influence, ce nom latin fut abandonné pour faire place à ceux de rachimbourgs[22] et de scabins. On institua des scabins d’origine lombarde, franke, visigothique, tout comme des scabins d’origine romaine (1)[23].

Pendant que les princes, les chefs et les hommes libres de la romanité et de la barbarie se rapprochaient, les classes inférieures faisaient de même, et de plus elles montaient. Le régime impérial avait jadis consacré l’existence de plusieurs situations intermédiaires entre l’esclavage complet et la liberté complète. Sous l’administration germanique ces nuances allèrent se multipliant, et l’esclavage absolu perdit tout d’abord beaucoup de terrain. Il était attaqué depuis bien des siècles par l’instinct général. La philosophie lui avait fait une rude guerre dès l’époque païenne  ; l’Eglise lui avait porté des atteintes plus sérieuses encore. Les Germains ne se montrèrent disposés ni à le restaurer, ni même à le défendre  ; ils laissèrent toute liberté aux affranchissements, ils déclarèrent volontiers, avec les évêques, que retenir dans les fers des chrétiens, des membres de Jésus-Christ, était en soi un acte illégitime. Mais ils étaient en situation d’aller bien au delà, et ils le firent. La politique de l’antiquité, qui avait consisté surtout à agir dans l’enceinte des villes, et qui n’avait créé ses institutions principales que pour les populations urbaines, s’était toujours montrée médiocrement soucieuse du sort des travailleurs ruraux. Les Germains ont un point de départ tout autre, et, passionnés pour la vie des champs, considéraient leurs gouvernés d’une façon plus impartiale ; ils n’avaient de préférence théorique pour aucune catégorie d’entre eux, et par cela même étaient plus propres à régler d’une manière équitable les destinées de tous.

L’esclavage fut donc à peu près aboli sous leur administration (2)[24]. Ils le transformèrent en une condition mixte dans laquelle l’homme eut la libre disposition de son corps garantie par les lois civiles, l’Église et l’opinion publique. L’ouvrier rustique devint apte à posséder  ; il le fut encore à entrer dans les ordres sacrés. La route des plus hautes dignités et des plus enviées lui fut ouverte. Il put aspirer à l’épiscopat, position supérieure à celle d’un général d’armée, dans la pensée des Germains eux-mêmes. Cette concession transformait d’une manière bien favorable la situation des personnes serviles habitant les domaines particuliers ; mais elle exerça une action plus puissante encore sur les esclaves des domaines royaux. Ces fiscalins, fiscalini, purent devenir et devinrent très souvent des marchands d’une grande opulence, des favoris du prince, des leudes, des comtes commandant à des guerriers d’extraction libre. Je ne parle pas de leurs filles, que les caprices de l’amour élevèrent plus d’une fois sur le trône même.

Les classes les plus infimes se trouvèrent ainsi avoir gagné le rang d’une autre série romaine, les colons, qui s’élevèrent du même coup dans une proportion égale. Au temps de Jules César, ils avaient été agriculteurs libres ; sous l’influence délétère de l’époque sémitisée, leur position était devenue fort triste. Des constitutions de Théodose et de Justinien les avaient indissolublement attachés à la glèbe. On leur avait laissé la faculté d’acquérir des immeubles, mais non pas celle de les vendre. Quand le sol changeait de propriétaire, ils en changeaient avec lui. L’accession aux fonctions publiques leur était rigoureusement fermée. Il leur était même interdit d’agir en justice contre leurs maîtres, tandis que ceux-ci pouvaient à leur gré les châtier corporellement. Par un dernier trait, on leur avait défendu le port et l’usage des armes ; c’était, dans les idées du temps, les déshonorer (1)[25].

La domination germanique abolit presque toutes ces dispositions, et celles qu’elle négligea de faire disparaître, elle en toléra l’infraction constante. On vit sous les Mérowings des colons posséder eux-mêmes des serfs. Un ennemi fort animé des institutions et des races du nord a avoué que leur condition d’alors ne fut nullement mauvaise (1)[26].

Le travail des éléments teutoniques, agissant dans l’empire, tendit ainsi pendant quatre siècles, du Ve au IXe, à améliorer la position des basses classes, et à relever la valeur intrinsèque de la romanité. C’était la conséquence naturelle du mélange ethnique qui faisait circuler jusque dans le fond des multitudes le sang des vainqueurs. Quand Charlemagne apparut, l’œuvre était assez avancée pour que l’idée de reprendre les errements impériaux pût présider aux conceptions de cette forte tête  ; mais il ne s’apercevait pas, non plus que personne, que les faits qui semblaient à première vue favoriser une restauration annonçaient, au contraire, une grande et profonde révolution, amenaient l’avènement complet de rapports nouveaux dans la société. Il n’était au monde volonté ni génie qui pût empêcher l’explosion des causes parvenues en silence à toute leur maturité.

La romanité avait repris de l’énergie, mais non pas partout en dose égale. La barbarie s’était presque effacée comme corps, mais son influence dominait en plus d’une contrée, et sur ces points, bien qu’elle se fût annihilée sous l’élément latin, c’était, au contraire, celui-ci qui s’était résorbé en elle. Il en était résulté partout d’impérieuses dispositions sporadiques, et le pouvoir de les réaliser.

Dans le sud de l’Italie régnait une confusion plus profonde que jamais. Les populations anciennes, de faibles débris barbares, des alluvions grecques incessantes, puis des Sarrasins en foule, y entretenaient l’excès du désordre avec la prépondérance sémitique. Nulle pensée n’y était générale, nulle force n’y était assez grande pour s’imposer longtemps. C’était un pays voué pour toujours aux occupations étrangères, ou à une anarchie plus ou moins bien déguisée.

Dans le nord de la Péninsule, la domination des Lombards était incontestée. Ces Germains, peu assimilés à la population romanisée, ne partageaient pas son indifférence pour la suprématie d’une race germanique différente de la leur. Comme ils n’étaient pas fort nombreux, Charlemagne pouvait les vaincre : c’était tout, il ne pouvait pas étouffer leur nationalité (1)[27].

En Espagne, le sud entier et le centre n’appartenaient plus à l’empire, l’invasion musulmane en avait fait une annexe des vastes États du khalife. Quant au nord-ouest, où les descendants des Suèves et des Visigoths s’étaient cantonnés, il présentait dans les masses inférieures beaucoup plus d’éléments celtibères que de romains. De là une empreinte spéciale qui distinguait ces peuples des habitants de la France méridionale comme des Maures, bien qu’un peu moins.

Le sang de l’Aquitaine, pourvu de quelque affinité avec celui des Navarrais et des hommes de la Galice par ses éléments originairement indigènes, avait en outre une alluvion romaine fort riche, et une alluvion barbare de quelque épaisseur, sans équivaloir à celle de l’Espagne septentrionale.

En Provence et dans le Languedoc, la couche romaine était tellement considérable, le fond celtique sur lequel elle avait été établie était si fort primé par elle, que l’on aurait pu se croire là dans l’Italie centrale, d’autant mieux que les invasions sarrasines y entretenaient une infiltration sémitique qui n’était pas sans puissance (2)[28]. Les Visigoths, après un séjour où leur sang s’était beaucoup oblitéré, étaient en partie retirés en Espagne, en partie en voie de s’absorber définitivement dans la population native. Vers l’est, des groupes burgondes, et partout quelque peu de Franks, dirigeaient cet ensemble assez peu homogène, mais n’en étaient pas les maîtres absolus.

La Bourgogne et la Suisse occidentale, en y comprenant la Savoie et les vallées du Piémont, avaient conservé beaucoup d’éléments celtiques. Dans le premier de ces pays, à la vérité, l’élément romain était le plus fort, mais il l’était moins dans les autres, et surtout l’élément burgonde avait apporté beaucoup de détritus celtiques d’Allemagne qui s’étaient assez facilement alliés au vieux fonds du pays. Des Franks, des Longobards, des Goths, des Suèves et d’autres débris germaniques, des Slaves même (1)[29], empêchaient ces contrées de présenter un tout bien homogène ; elles avaient néanmoins plus de rapports entre elles qu’avec leurs voisines. Sur leurs frontières du nord, elles ressemblaient fort aux peuples restés dans la Germanie.

La France centrale était surtout gallo-romaine. De tous les barbares qui y avaient pénétré, les Franks seuls régnaient. Les populations premières n’y avaient pas une couleur aussi sémitisée que dans la Provence ; elles ressemblaient davantage à celles de la haute Bourgogne. Il y avait de plus, dans le mélange général, la différence de mérite dans les éléments germaniques des deux pays, les Franks valant plus que les Burgondes ; du reste, les Franks, bien qu’en petit nombre chez ces derniers, les y primaient encore.

A l’ouest de la Gaule centrale s’ouvrait la petite Bretagne. Les populations à peine romanisées de cette péninsule avaient reçu, et plusieurs fois, des émigrations de la grande île. Elles n’étaient pas purement celtiques, mais d’origine belge, partant germanisées, et, dans le cours des temps, d’autres alliages germaniques avaient encore modifié leur essence. Les Bretons du continent représentaient un groupe mixte où l’élément celtique avait le dessus sans être aussi complètement libre d’alliage qu’on le pense communément.

Au delà de la haute Seine et dans les contrées qui se succédaient jusqu’à l’embouchure du Rhin d’un côté, de l’autre jusqu’au Mein et jusqu’au Danube, avec la Hongrie pour frontière à l’orient, s’aggloméraient des multitudes où les éléments germaniques exerçaient une prépondérance plus incontestée, mais non pas uniforme. La partie d’entre la Seine et la Somme appartenait à des Franks considérablement celtisés, avec une proportion relativement médiocre d’alliage romain sémitisé. Le pays riverain de la mer avait gardé, peut-être repris le nom kymrique de Picardaich. Dans l’intérieur des terres, les Gallo-Romains mêlés aux Franks neustriens se distinguaient à peine de leurs voisins du sud et de l’est ; ils étaient cependant un peu moins énergiquement constitués que ces derniers, et surtout que ceux du nord. Plus on se rapprochait du Rhin et ensuite s’enfonçait dans la direction des anciennes limites décumates, plus on se trouvait entouré de véritables Franks de la branche austrasienne, où l’ancien sang germanique existait à son plus haut degré de verdeur. On était arrivé à son foyer. Aussi peut-on reconnaître bien aisément, en interrogeant les récits de l’histoire, que là était le cerveau, le cœur et la moelle de l’empire, que là résidait la force, que là se décidaient les destinées. Tout événement qui ne s’était pas préparé sur le Rhin moyen, ou dans les environs, n’avait et ne pouvait avoir qu’une portée locale assez peu riche en conséquences.

En remontant le fleuve dans la direction de Bâle, les masses germaniques, revenant à se celtiser davantage, se rapprochaient du type bourguignon ; à l’est, le mélange gallo-romain se compliquait, dès la Bavière, de nuances slaves qui allaient se renforçant jusqu’aux confins de la Hongrie et de la Bohême, où, devenant plus marquées, elles finissaient par prendre le dessus, et formaient alors la transition entre les nations de l’occident et les peuples du nord-est et du sud-est jusqu’à la région byzantine.

Les groupes occidentaux devaient ainsi à l’élément teutonique, qui les animait tous à des degrés divers, une force disjonctive que les nations énervées du monde romain n’avaient pas possédée. L’époque finissait où les barbares n’avaient pu et dû voir dans le fonds ethnique régi par eux qu’une masse opposée à leur masse. Mêlés désormais à elle, ils avaient acquis un autre point de vue : ils n’étaient plus frappés que par des dissemblances toutes nouvelles, scindant l’ensemble des multitudes dont eux-mêmes se trouvaient désormais faire partie. Ce fut donc au moment même où la romanité croyait avoir conquis la barbarie qu’elle éprouva précisément les effets les plus graves de l’accession germanique. Jusqu’à Charlemagne, elle avait gardé tous les dehors en même temps que la réalité de la vie. Après lui, la forme matérielle cessa d’exister, et, bien que son esprit n’ait pas plus disparu du monde que l’esprit assyrien et l’esprit hellénistique, elle entra dans une phase comparable aux épreuves du rajeunissement d’Eson.

Quoi qu’il en soit, je le répète, son esprit ne périt pas. Ce génie, qui représentait la somme de tous les débris ethniques jusqu’alors amalgamés, résista, et, pendant le temps où il resta contraint de surseoir à des manifestations extérieures bien évidentes, il maintint au moins sa place par un moyen qui ne laisse pas que d’être digne d’avoir ici sa mention. Ce fut un phénomène tout opposé à celui qui avait eu lieu entre l’époque d’Odoacre et celle du fils de Pépin. Pendant cette période, l’empire avait subsisté sans l’empereur  ; ici l’empereur subsista sans l’empire. Sa dignité, se rattachant tant bien que mal à la majesté romaine, s’efforça pendant plusieurs siècles de lui conserver une apparence de continuateur et d’héritier. Ce furent encore les populations germaniques qui, déployant en cette rencontre l’instinct, le goût obstiné de la conservation qui leur est naturel, donnèrent un nouvel exemple de cette logique et de cette ténacité que leurs frères de l’Inde n’ont pas possédée à un degré plus haut, bien qu’en l’appliquant d’une autre manière.

Il nous reste maintenant à voir pratiquer les vertus typiques de la race par les derniers rameaux arians que la Scandinavie envoya vers le sud : ce furent les Normands et les Anglo-Saxons.



  1. (1) Tacite, si grand admirateur des Germains, bien que souvent d’une manière un peu romanesque, traite les Gaulois de son temps avec une extrême sévérité. {Germ., 28, 29.)
  2. (1) « La Pannonie et la Mœsie romaines... furent, aux IIIe et IVe siècles, la pépinière des légions, et, par les légions, celle des Césars. » Amédée Thierry, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1854.)
  3. (1) Dans l’île de Bretagne, les colons barbares, fort nombreux, ne portaient pas le nom ordinaire de læti, on les appelait gentiles. (Palsgrave, Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, p. 355.)
  4. (1) Ces deux chefs devaient leurs titres romains à l’empereur Anastase, qui de fait n’était rien en Occident ; mais on verra tout à l’heure par quelle fiction les rois barbares tenaient à le considérer comme empereur national.
  5. (1) Le droit de commendatio, qui se maintint si longtemps chez les Anglo-Saxons, la faculté de choisir librement son chef, se perdit de très bonne heure chez les Franks. Les leudes, antrustions ou tidèles, étaient tenus de rester attachés à leur roi, et ne pouvaient, sans encourir des recherches légales, passer au service d’un autre. (Savigny, D. Rœm. Recht im Mitelalt., t. I, p. 186.) Cette modification importante à la liberté germanique avait eu lieu sous l’influence de la loi romaine.
  6. (1) Ce fut probablement comme une conséquence de l’importation des alleux que certains possesseurs de terres furent exemptés par les rois du pouvoir des comtes. C’était un souvenir de l’ancienne liberté de l’Arian dans son odel. Mais cette immunité n’était jamais complète, et le possesseur de l’alleu fut toujours responsable devant le tribunal commun, devant le comte, des crimes de meurtre, de rapt et d’incendie. (Savigny, Das Rœm. Recht im Mittelalt., t. I, p. 278.)
  7. La traduction mœso-gothique des évangiles par Ulfila est du ive siècle.
  8. Théodorik III et ses successeurs promulguèrent plusieurs lois dans le but de protéger les monuments de Rome contre la destruction. Ce n’étaient pas les barbares qui les attaquaient, mais les Romains, soit par zèle religieux, soit pour y prendre des matériaux de construction. — Les plus grands ravages ont été faits sous Constant II. (Clarac, Manuel de l’histoire de l’art chez les anciens, part. II, p. 857.) — Les Romains recherchaient beaucoup les statues de marbre, afin d’en faire de la chaux. Les rois visigoths et les papes, malgré les prescriptions les plus sévères, ne purent empêcher le plus grand nombre des objets d’art de périr ainsi. (Ouvr. cité, p. 857.) — Athalaric s’efforça de réorganiser l’école de droit de Rome. (Cassiod., Var., IX, 31.) — Les rois visigoths, non contents de défendre la destruction des monuments, attribuèrent même des fonds à leur entretien. (Clarac, ouvr. cité, part. II, p. 837.)
  9. (1) C’était agir conformément aux indications de la race, de la langue, de la loi civile, et Palsgrave a dit avec vérité : « Like their various languages which are in thruth but dialect of one mother tongue, so their laws are but modifications of one primeval code… even now we can mark the era when the same principles and doctrines were recognised at Upsala and at Toledo, in Lombardy and in England. » (Ouvr. cité, t. I, p. 3.)
  10. (1) Cependant on ne peut nier que la tentation de le faire n’existât pour eux très vive et qu’ils ne s’y abandonnassent quelquefois en partie. Klodowig, au dire de Grégoire de Tours (II, 38), s’était même fait donner le titre d’Auguste. Théodorik le Grand joua même le rôle de collègue d’Anastase. Mais ce furent plutôt des prétentions que des réalités, et ces deux circonstances ne sont guère que des curiosités historiques, tant elles furent peu suivies d’effets.
  11. (1) Les politiques du temps ne voulurent pas même avouer que le nouvel empereur restaurait un trône ancien. Ils prétendirent qu’il succédait, non pas à Augustule, mais à l’empereur d’Orient, Constantin V. Pendant tout le temps de l’interrègne, on avait, en effet, admis cette théorie, que le souverain siégeant à Constantinople était devenu le chef nominal de la romanité entière. Son pouvoir se bornait à accorder les investitures, quand on les lui demandait. Lorsque Charlemagne voulut prendre la pourpre, on rompit avec cette fiction, en lui en substituant une autre : ce fut d’imaginer que, par l’avènement d’Irène, l’empire d’Orient étant tombé en quenouille, celui d’Occident ne pouvait suivre le même sort, parce que la loi des Saliens s’y opposait, comme si la loi des Saliens eût eu quelque chose à dire dans un cas d’hérédité romaine, qui échappait même légalement aux règles de la jurisprudence civile. Il est, du reste, à remarquer que c’est ici la première application qui fut faite de la doctrine de l’inaptitude des femmes à succéder à la couronne de France, et, en ce cas, de l’appui à la loi régissant la tenure du domaine salique. On a contesté à tort qu’il y eût corrélation réelle entre ces deux points.
  12. (1) Un des signes caractéristiques auxquels on reconnaissait un homme de race divine, c’était l’éclat extraordinaire de ses yeux. La même particularité s’attache, dans l’Inde, aux incarnations célestes. (H. Leo, Vorlesungen, t. I, p. 40.)
  13. (1) De là le respect dont étaient entourées certaines tribus royales : les Skillinga chez les Suédois, les Nibelungs, Franci nebulones, chez les Franks, les Herelinga, etc.
  14. (1) Chez les Franks, Khlodwig fit égorger tous les hommes de race salique, de sorte qu’après son régne il n’y eut plus personne dans les bandes germaniques de la contrée gauloise qui pût lutter de noblesse avec les Mérowings. (H. Leo, Vorlesungen, etc., t. I, p. 156.)
  15. (2) Weinhold, Die deutsch. Frauen im Mittelalt., p. 339 et seqq. — Dans ces nations les alliances avec des Romains passaient pour moins répréhensibles.
  16. (3) Les enfants issus d’un barbare et d’une Romaine étaient Romains. (Ibidem.) — Au IXe siècle, la loi saxonne prononçait la peine de mort contre les hommes coupables d’un mariage illégal. Mais il y a à remarquer que c’est une époque bien tardive, et que rien n’indique que cette loi fût fort ancienne. En tout cas, elle n’a pas duré. (H. Leo, Vorlesungen, etc., t. I, p. 160.)
  17. (1) Bien que les ecclésiastiques fussent placés d’office sous la juridiction romaine, ils n’étaient pas partout forcés de l’accepter. Chez les Lombards, des prêtres et moines des communautés préférèrent et reçurent la loi barbare. Il y a des exemples de ce fait jusque dans les IXe, Xe et XIe siècles. (Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 117.) Les affranchis acquéraient la loi des peuples dont ils étaient issus. Chez les Ripuaires, il leur fallait suivre ou la loi ripuaire ou la loi romaine, au choix de leur patron. (Ibidem., p. 118.) Chez les Lombards, ils restaient sous la loi du patron. (Ibid.) Les enfants naturels choisissaient leur loi à leur gré. (Ibid., p. 114.) Au-dessus de la loi romaine comme de la loi barbare, il y avait dans chaque territoire germanique une règle générale qui s’appliquait indifféremment à tous les habitants du pays, et qui, ayant pour objet les intérêts les plus généraux, dérivait d’un compromis entre les diverses législations. Les Capitulaires sont la codification et le développement de cette règle suprême. (Ibid., p. 113.)
  18. (2) Savigny, ouvr. cité, p. 266.
  19. (1) Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 250 et seqq. — Voici comment s’exprime à ce sujet M. Augustin Thierry, adversaire si prononcé, d’ailleurs, de la race et de l’action germaniques  ; « La curie, le corps des décurions, cessa d’être responsable de la levée des impôts dus au fisc. L’impôt fut levé par les soins du comte seul et d’après le dernier acte de contributions dressé dans la cité. Il n’y eut plus d’autre garantie de l’exactitude des contribuables que le plus ou moins de savoir-faire, d’activité et de violence du comte et de ses agents. Ainsi les fonctions municipales cessèrent d’être une charge ruineuse, personne ne tint plus à en être exempt, le clergé y entra. La liste des membres de la curie cessa d’être invariablement fixe ; les anciennes conditions de propriété, nécessaires pour y être admis, ne furent plus maintenues ; la simple notabilité suffit. Les corps de marchandise et de métiers, jusque-là distincts de la corporation municipale, y entrèrent du moins par leur sommité, et tendirent de plus en plus à se fondre avec elle... L’intervention de la population entière de la cité dans ses affaires devint plus fréquente ; il y eut de grandes assemblées de clercs et de laïques sous la présidence de l’évêque... » (Considérations sur l’histoire de France, in-12°, Paris, 1846, t. I, p. 198-199.)
  20. Il se trouva même des points où l’administration provinciale romaine fut conservée par les barbares : en Rhétie, par exemple, et dans les pays bourguignons, il y eut, pendant plusieurs siècles encore, un præses et des patrices, au lieu des comtes germaniques. (Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 278.)
  21. En 543, le sénat de Vienne autorise la fondation d’un couvent. — En 373, les magistrats municipaux de Lyon ouvrent et reconnaissent le testament de saint Nicetius. — En 731, à Sémur, l’abbé de Flavigny, Widrad, parle, dans son testament, de la curie et du défenseur. Le cas est d’autant plus digne d’attention que Sémur n’était pas une ville proprement dite, mais un simple castrum. — Autres faits analogues à Tours au VIIIe siècle, à Angers au VIe et au IXe, à Paris au vVIIIe, dans toute l’Italie septentrionale et centrale au Xe, etc. (Savigny, ouvr. cité, pass.) — Il n’est pas possible de douter que l’organisation municipale n’a jamais cessé d’exister, à aucune époque des âges moyens.
  22. Le rachimbourg est le même que le bonus homo ; les deux termes sont employés indifféremment dans les textes. C’est le friling des Saxons du continent, le freeman des Anglo-Saxons, nommé aussi par eux friborgus.
  23. (1) Avec cette différence, que tous les Romains de naissance libre n’étaient pas d’abord aptes à être curiales, tandis que tous les barbares de la même catégorie n’admettaient pas entre eux de différence. Du reste, cette égalité finit par gagner aussi les Romains.
  24. (2) Voir, à ce sujet, Guérard, Polyptique de l’abbé Irminon, in-4o, Paris, 1844, t. I, p. 212 et seqq. — L’auteur de ce livre est doublement à accepter comme arbitre dans cette question, d’abord pour son grand et profond savoir, puis pour la haine consciencieuse et sans exemple dont il poursuit les populations germaniques. Le bien qu’il est obligé de dire de leur administration ne saurait être suspect.
  25. (1) Les âges moyens ne conservèrent pas même entièrement cette réserve : d’abord ils reconnurent les serfs eux-mêmes aptes à remplir certaines fonctions publiques ; ils eurent des servi vicarii et des servi judices. On leur accordait en cette qualité le droit de porter la lance et de chausser un éperon. Chez les Visigoths et chez les Lombards, on les armait même de toutes pièces, et on les appelait à concourir à la sûretè publique. (Guérard, ouvr. cité, t. I, p. 335.) — Comparer cet état de choses à l’organisation romaine.
  26. (1) Guérard, Polyptique d’Irminon, t. I, pass.
  27. (1) Savigny observe, avec vérité, que le nombre des groupes pourvus du droit personnel est beaucoup plus considérable en Italie qu’on France au VIIe siècle. Il en conclut judicieusement que les différentes races y sont complètement représentées. (Ouvr. cité, t. 1, p. 104.)
  28. (2) Reynaud, Invasions des Sarrasins en France, en Savoie et dans la Suisse, Paris, 1836, in-8o.
  29. (1) On en retrouve des traces au canton du Valais, à Granges (Gradec), dans les villages de Krimenza (Kremenica), Luc (Luka), Visoye, Grava, etc. Les Allemands des environs les appellent des Huns. (Schaffarik, Slawiche Alterth., t. I, p. 329.) — Le lac de Thun s’appelait, au VIIe siècle, lacus Vendalicus ; on le nomma plus tard Wendensee. (Ibid., p. 420, note 4.)