Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/03

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CHAPITRE III.


Réfutation de plusieurs calomnies dont on a chargé les Juifs dans le moyen âge.


Quelle idée se formeroit-on des anciens Juifs & Chrétiens, en les jugeant sur les témoignages multipliés des Historiens Égyptiens, Grecs & Romains ? On croiroit que les premiers, seuls adorateurs du vrai Dieu avant l’ere chrétienne, vénéroient une tête d’âne ; que les autres, dans leurs assemblées, tuoient un enfant, dont ils mangeoient la chair, & se souilloient par l’inceste & la lubricité la plus dégoûtante ; & cependant ces crimes, toujours présumés, jamais prouvés, ces calomnies grossieres, fabriquées par l’ignorance ou la noirceur, étoient universellement admises par des nations qui étoient juges & parties contre les accusés.

Dans les siecles ténébreux du moyen âge, les Juifs punis, mais de la maniere la plus affreuse, quelquefois pour des crimes avérés, l’étoient plus souvent pour des forfaits chimériques. On eût pu les déclarer tous sorciers & en faire des cendres ; & je ne fais comment cet expédient est échappé à nos ancêtres, qui avoient autant de lumieres que d’humanité. Des lumieres ! oui certainement ils en avoient : ils surent deviner que les Juifs avoient causé l’égarement d’esprit de notre Roi Charles  VI ; qu’au couronnement d’un Richard, Roi d’Angleterre, les Juifs étoient venus souffler sur lui le poison du maléfice. De l’humanité ! ils en avoient certainement ; car, dans les deux cas qu’on vient de citer, les Juifs en furent quittes en France, pour être chasses, volés, outragés, réduits à la derniere misere ; en Angleterre, on se contenta pendant un an, de massacrer tous ceux qu’on put trouver, mais on ne les brûla pas(1). Sous un autre regne, on les fit auteurs de la famine, de la peste, qui dévastoient cette contrée. En conséquence, par ordre du Roi, au bord de la mer furent érigés deux pavillons, surmontés l’un d’une croix, l’autre de l’image du Pentateuque : on y traîna les Juifs ; &, suivant qu’ils consentoient ou refusoient de se faire Chrétiens, on les introduisoit dans la premiere tente ou dans celle de Moyse, pour être, dans celle-ci, massacrés sur le champ, & ensuite jetés à la mer(2).

Mais les Juifs, nous dit-on, empoisonnoient les fontaines, correspondoient proditoirement avec les Sarrasins, immoloient des enfans Chrétiens, outrageoient les saintes hosties, &c. Remarquez d’abord que profanation, impiété, sacrilege, sont des termes relatifs ; leur application dépend des principes religieux de chaque homme. Quand les Espagnols s’emparerent des belles mosquées de Grenade, ils étoient des profanateurs aux yeux des Maures qu’ils venoient de chasser. Quand au siecle dernier les François détruisirent en riant la Synagogue de Worms, ils étoient de véritables impies aux yeux des Juifs, persuadés que sur un des murs étoit gravé le nom ineffable de Jehova. Et quand des Juifs forcenés outrageront les saintes hosties ou l’image du Sauveur, à plus forte raison les traiterons-nous d’abominables sacrileges, nous autres Chrétiens éclairés des rayons de la vérité. On applaudit à la sévérité des Tribunaux qui sévissent contre de tels attentats, quoique les châtimens qu’ils infligent alors doivent être indépendans de la vérité ou de la fausseté des principes religieux, & que les coupables, s’ils sont d’une religion différente de celle qu’ils ont outragée, doivent être punis seulement comme séditieux, comme ayant profané ce qu’il y a de plus respectable pour une partie de leurs concitoyens. Les bornes de cet ouvrage nous interdissent la discussion approfondie de beaucoup de témoignages historiques qui inculpent les Juifs. Nous sommes forcés de réserver cette tâche pour un autre écrit. Nous remarquerons seulement que, dans ce genre, assurer tout ou nier tout, sont deux extrémités également vicieuses, & dont n’ont pas su se garantir deux Écrivains estimables(3). Mais voici une réponse qui sera toujours victorieuse.

Quelques Juifs, de Paris ou de Cologne, auront profané les choses les plus sacrées de notre religion. Soit : il y a dans ce genre des faits incontestables, & la ville de Saint-Diez en conserve un monument qui paroît authentique(4). Trois ou quatre Juifs de Trente, de Haguenau, de Fulde, de Tyrnau, de Pons, auront immolé des enfans Chrétiens ; nous pourrions débattre ces assertions, car de qui les tenez-vous ? d’Historiens Chrétiens ; mais accordons que la rage, le délire, ou le desir de se venger, auront pu conduire à ces excès quelques fanatiques(5) ; la nation entiere sera-t-elle coupable ? Parce qu’Angoulême fut la patrie de Ravaillac, les habitans de cette Ville sont-ils complices d’un régicide ? Parce qu’un Médecin Juif aura aveuglé Jean, Roi de Bohême, en lui promettant de le guérir d’un ophthalmie ; parce qu’un autre aura empoisonné Joachim, Électeur de Brandebourg ; parce que Sedecias aura fait périr Charles le Chauve de la même maniere, les Juifs contemporains & postérieurs deviendront-ils responsables de ces deux crimes, comme si la nation entiere avoit conduit la main des coupables ? Que dis-je coupables ? M. de Boissi vous prouve que le crime de Sedecias est aussi chimérique que la prétendue trahison des Juifs, pour livrer Toulouse aux Sarrasins(6).

L’empoisonnement des fontaines par des paquets d’herbes ou des mixtions pestiférées, forme une accusation bien plus absurde ; car enfin, pour commettre des crimes, il faut des motifs & l’espoir d’un succès ; il en faut même à l’atrocité la plus stupide. Et quel succès pouvoient espérer les Juifs, en empoisonnant, je ne dis pas le Rhin & le Danube, comme on l’a si ridiculement avancé, mais les sources qui se renouvelloient constamment, où l’on puisoit journellement, où ils puisoient eux-mêmes ? Demandez aux Pharmaciens si, dans un temps où la chymie étoit au berceau, on connoissoit, si actuellement que cette science a fait des progrès, on connoît un poison assez actif pour produire un tel effet. Peut-on se persuader que les Juifs, ayant le plus grand intérêt à ménager les nations, ayent tenté des crimes dont l’exécution étoit évidemment impossible, & dont ils ne pouvoient espérer que de nouveaux massacres ? Si les hommes, a dit un auteur, sont extravagans contre leurs propres intérêts, il est permis de ne le concevoir pas, & de ne le croire qu’avec peine. Et comment donc a-t-on pu croire universellement des crimes destitués de preuves ?

Pour le concevoir, figurez-vous être dans ces siecles du moyen âge ; siecles brillans où les Docteurs avoient le secret d’expliquer tout. Une mortalité se manifeste, telle que la peste de 1348, qui enleva le tiers de l’Europe ; les profonds spéculateurs de ce temps se proposent de connoître, & de faire connoître la cause de la contagion. Ils se gardent bien de consulter la nature, tandis qu’ils ont en main une foule de traités de omni scibili. On pourroit au besoin faire intervenir la sympathie, la magie, les causes occultes, mais on préfere d’attribuer au poison les ravages de l’épidémie. Dès-lors, il est décidé que les Juifs sont auteurs des fléaux dont il plaît au ciel d’affliger la terre : personne n’en a été témoin, mais tout le monde l’assure. D’ailleurs ils ont un idiome inconnu au vulgaire ; & peut-on parler hébreu, si ce n’est pour tramer des crimes ? Ils se sont concertés avec les Rois Musulmans pour faire périr tous les Chrétiens : ce projet a été confié à toute la nation hébraïque, parmi laquelle il ne s’est trouvé aucun indiscret ; elle a eu le talent de découvrir & de répandre à propos un poison aussi inconnu présentement que le nid du phénix ou le verre malléable. Il falloit bien que ce poison très-subtil circulât dans les entrailles de la terre, & remontât les sources tortueuses des fontaines, pour infecter jusqu’au réservoir qui en alimentoit le cours : car, faute de cette précaution, la source, renouvellée sans cesse, eût détruit l’activité du poison. Il falloit encore que, d’un accord unanime, les Juifs se fussent interdit l’usage de l’eau, pour n’être pas eux-mêmes victimes de leurs forfaits. Tout cela est un peu difficile à croire ; mais on n’examine pas la possibilité de la chose : on ne veut pas voir que les inventeurs de cette calomnie grossiere sont les débiteurs des Juifs, qui veulent se libérer sans payer(7) : on commence par égorger, sauf à examiner ensuite si les défunts étoient coupables. La haine qu’on porte aux accusés fait dévorer les absurdités les plus révoltantes ; des annalistes contemporains les inserent dans leurs chroniques. Quatre siecles après, un Eisenmenger recueille le tout, pour grossir des in-4o., qui sont un arsenal de mensonges(8). Un pere Daniel adopte leur récit(9) ; le commun des lecteurs reçoit ces faits sans les peser, d’autant plus facilement qu’ils sont attestés par un historien, d’ailleurs estimable ; & l’on répete aujourd’hui que sous Philippe le Long, les Juifs empoisonnoient les fontaines. Et dans quels siecles, bon dieu ? Précisément dans le même siecle où l’avarice & la calomnie traînoient au bûcher le vénérable Grand Maître des Templiers & ses Chevaliers(10) ; & tous ces faits sont consignés, non dans l’histoire des tigres, mais dans celle des hommes. Que ne peut-on par des larmes en effacer bien des pages !



(1) Villaret, Hist. de France. 1393.

(2) Je n’ai lu nulle part que dans le moyen âge, les Juifs ayent été soumis à l’Ordalie. Avant les épreuves de l’eau bouillante, du fer chaud, des duels, on faisoit quelquefois jurer de n’employer aucun maléfice pour empêcher l’effet naturel ou surnaturel qu’on attendoit de ces causes. Peut-être croyoit-on les Juifs également capables de magie et de faux sermens.

(3) M. Beraud de Bercastel (Hist. eccl. T. 3, page 211) nie les horreurs exercées par les Juifs sur des enfans chrétiens, tandis que M. Feller (Journal de Luxembourg, 1er. Octobre 1782) veut en trouver une foule d’incontestables. L’auteur des lettres juives (Tom. 4, pag. 346) penche à croire que ces accusations ne sont pas destituées de fondement.

(4) Tous les Juifs furent chassés de St. Diez par le Duc de Lorraine, à cause du crime de celui qui avoit profané la sainte hostie. Sa maison fut vendue ; elle appartient actuellement au chapitre. En mémoire de cet événement, tous les ans le locataire, en manteau noir, va seul à l’offrande le jour du vendredi-saint, et pose sur l’autel une boîte contenant un millier d’hosties, pour être consacrées. J’ai dit que ce fait paraissait authentique ; car je ne vois pas encore que le crime du Juif soit absolument hors de doute.

Ruyr avoue lui-même qu’on a eu plusieurs opinions sur ce sujet. D’ailleurs il narre d’après Richerius, moine de Senones : tous deux sont trop crédules ; on en jugera par le trait suivant consigné dans leurs ouvrages. Un Juif ensorcela une fille ; et pendant qu’elle dormoit profondément, il lui arracha la matrice. Cette fille réveillée sentit qu’il lui manquoit quelque chose, et se mit à pleurer. Cet événement fit sensation ; une visite de matrone décida qu’on lui avoit enlevé l’uterus. Le Juif confronté avoua le crime, fut condamné à mort, et attaché à la queue d’un cheval. Comme on le traînoit au gibet, il témoigna avoir des choses importantes à révéler ; mais celui qui montoit le cheval en pressa la marche, parce que les Juifs lui avoient promis de l’argent pour empêcher le coupable de parler, de crainte qu’il ne les chargeât dans ses dépositions : en conséquence on le pendit vîte la féte en bas. V. la chronique de Richerius dans le troisieme vol. du Spicilege de d’Achery ; c’est le ch. XXXII de l’imprimé, et le trente-sixieme du MS. Original conservé à l’abbaye de Senones. V. aussi le chap. XXXVII et Ruyr. Recherches des saintes antiquités des Vosges. Epinal 1634, chap. XV et XVI.

À Bruxelles, on conserve avec soin dans la Collégiale de sainte Gudule, des hosties saintes profanées par des Juifs. On connoît aussi celle du couvent des Billettes à Paris. Voy. l’histoire de la Fête Dieu. Liege 1781.

(5) On ne sent pas assez combien l’homme est porté à tirer des inductions générales de faits particuliers ; et l’histoire du voyageur qui mettoit sur son Album que toutes les femmes de Blois étoient rousses et acariâtres, parce que son hôtesse l’étoit, n’est que l’image de ce qui se répete tous les jours dans la société.

Bonsinius (rerum Hungaricar. decas. 4, l. 4, et decas. 5, l. 3), racontant qu’en 1494 des Juifs de Tyrnau égorgerent un jeune chrétien, prête à leur action des motifs dont on ne se douterait pas ; « 1°. parce qu’ils tiennent de leurs ancêtres, que le sang des chrétiens, appliqué sur la plaie dans la cérémonie de la circoncision, a la propriété d’arrêter l’hémorragie. 2°. Ce sang, mêlé dans leurs alimens, resserre les liens de leur amitié mutuelle. 3°. Les Juifs étant soumis aux évacuations périodiques, le sang d’un chrétien, administré en potion, est un remede assuré contre cette incommodité. 4°. Un ancien décret, dont ils nous font mystere, les oblige à immoler constamment des chrétiens dans quelque partie du monde ; et précisément cette année, les Juifs de Tyrnau étoient chargés de ces sacrifices ». Quelle pitié ! Pierius Valerianus, dans ses hyéroglyphes, assure que les Juifs achetent à grand prix du sang des chrétiens pour évoquer les diables, et qu’en le faisant bouillir, ils obtiennent des réponses à toutes leurs questions.

On connoît l’accusation intentée dans le siecle dernier contre quelques Juifs de Metz, inculpés d’avoir égorgé un enfant du village de Glatigny. L’auteur de l’ouvrage intitulé : Abrégé du procès fait aux Juifs de Metz, paroît un peu crédule ; mais aussi celui du factum inséré dans la bibliothèque de Saint Jore, T. 1, le réfute pitoyablement. Quoi qu’il en soit le Parlement de Metz, en 1670, condamna Raphael Levi à être brûlé vif (ce qui fut exécuté) ; ordonna que l’arrêt seroit gravé sur une lame de cuivre attachée à un pillier de pierres de taille, élevé dans la rue des Juifs (ce qui n’a pas eu lieu) ; leur défendit, sous peine de la vie, d’exposer dans leurs rites un crucifix, ni autre figure tendante à la dérision de J. C, de la sainte Vierge, ou d’autres objets de notre vénération religieuse.

Les Juifs de Metz ont assez la coutume de jeûner le jour anniversaire de l’exécution de Raphael Levi, et font des visites de bienséance aux descendans de sa famille.

(6) V. ses dissertations, T. 2, pag. 104 et suivan. Sédécias, Médecin de Charles-le-Chauve, l’avoit déja été de Louis-le-Débonnaire. Si l’on en croit la chronique d’Hirsauge, il divertissoit ce Prince et sa Cour, en avalant un homme dont il avoit coupé les pieds et les mains, et il le rendoit vivant. On dit même qu’un jour, en présence de la Cour, il mangea une charrette de foin avec le cocher et les chevaux ; ce qui peut-être n’est pas vrai.

(7) Scriptores rerum Moguntiacarum. T. 3, p. 175.

(8) Endectes Judenthum. 2 vol. in-4o.

(9) Hist. de Fran. Par le P. Daniel, regne de Philippe-le-Long.

(10) La mort du grand Maître Molé est un sujet vraiment théâtral ; il est surprenant que la tragédie ne s’en soit pas encore emparée.