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Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/12

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CHAPITRE XII.


Comment les Juifs sont devenus commerçans & usuriers.


L’état politique des Puissances européennes, dans le moyen âge, fournit aux Juifs bien des moyens, même légitimes, de s’enrichir. Toutes les ressources du commerce se trouvoient naturellement en leurs mains ; car alors, le Clergé mis à part, de quels hommes étoient composées les Nations ? de Seigneurs & d’Esclaves. Ceux-là livrés à la dissipation, à la chasse ou aux exploits militaires, ne pensoient pas à bonifier leur fortune par la voie du commerce ; ils l’auroient dédaignée, s’ils l’avoient connue : ceux-ci n’avoient ni la facilité de quitter leurs chaumieres pour faire circuler les productions de la nature, ni le desir de multiplier les jouissances des tyrans qui ne leur en laissoient aucune. Les Juifs, pour la plupart, étoient serfs également ; mais n’étant pas attachés à la glebe, ils conservoient une certaine portion de liberté qui ouvroit carriere à leur industrie. Vendre & acheter, furent alors des occupations réservées presque exclusivement à eux seuls ; ils faisoient tout le commerce de détail, sur-tout en Allemagne. On laisse à penser si, avec de l’avidité pour le gain, une intelligence qui d’un coup-d’œil voyoit les profits à faire, de la facilité pour la correspondance entr’eux & leurs freres des autres pays, & des occasions pour faire valoir tous ces moyens, ils durent amasser des richesses. Leur histoire est intimement liée à celle du commerce, dont eux & Venise ont rétabli l’esprit en Europe. Leur génie calculateur fit naître l’art des finances, presqu’inconnu jusqu’alors, & bientôt la comptabilité passa totalement en leurs mains. Aussi furent-ils presque par-tout les seuls traitans, jusqu’à ce que la Lombardie vômit une nuée de frippons, qui, sous le nom de Caossins ou Corsins(1), vinrent partager les dépouilles des peuples, sur-tout en France & en Angleterre. Les Rois, armés de toute leur puissance, eurent peine à extirper cette vermine qui rongeoit leurs États. Les Corsins disparurent ; mais les Juifs, chassés tant de fois, eurent toujours le secret de rentrer. Pendant leur exil, ils avoient trouvé le moyen de retirer leurs effets, consignés entre les mains de leurs confidens, par des lettres secrettes, & conçues en peu de mots : ils faisoient valoir ces lettres par l’entremise des voyageurs & des Marchands étrangers. Delà naquirent les lettres de change, chose inconnue à l’ancienne jurisprudence grecque & romaine. Fischer Fait honneur aux Allemands de cette invention(2). L’auteur de l’instruction sur les lettres de change, l’attribue aux Florentins de la faction Guelphe, lorsque chassés par les Gibelins ils se retirerent en France & dans d’autres lieux de l’Europe. Mais l’histoire dépose du contraire ; & selon que le raconte Jean de Villani, dans je ne sais plus quel livre de son ouvrage, les Juifs furent inventeurs des lettres de change & des assurances(3), adoptées ensuite par les Vénitiens & les villes anséatiques ; & c’est encore aux Juifs que nous devons l’établissement des banques à Bayonne & à Bordeaux.

Le Juif saisit donc avidement ces moyens divers d’éluder la violence, & de se maintenir par ces biens presqu’invisibles qu’on peut envoyer par-tout, dit un auteur, & qui ne laissent pas de trace. Ils protegent le commerce, & le font fleurir dans tous les coins du globe. Mais cet avantage signalé entraîne un inconvénient : c’est que le Négociant, devenu habitant de l’univers par la facilité de transporter sa fortune qui est dans son porte-feuille, est rarement un patriote zélé.

On sait quand & comment fut créé le tiers-état dans les diverses contrées de l’Europe, & comment fut rétablie la liberté civile, qu’on doit plutôt à l’embarras où la féodalité avoit jeté les Princes, qu’à l’humanité de leurs cœurs. Nous avons déja infirmé que les Juifs avoient été en partie cause occasionnelle de l’affranchissement des serfs ; nous ajoutons ici une remarque que personne peut-être n’a faite : c’est que cet affranchissement devint une digue qui arrêta souvent les brigandages des Juifs. Les corporations & les communes, aiguillonnées par le desir d’avoir des propriétés, & mises en action par le ressort de la liberté, se livrerent à toutes les spéculations du commerce. Les Chrétiens purent alors traiter en paix avec leurs freres ; la bonne foi reparut dans les échanges, & une raison lumineuse, éclairant la marche tortueuse de l’usure, apprit au peuple à se tenir en garde contre les surprises de l’usurier.

Mais si les Juifs, devenus courtiers de toutes les Nations, n’ont plus gueres d’autre idole que l’argent, ni d’autre lepre que l’usure(4) ; si ces hommes, sans patrie, ont vendu si souvent leur probité au plus offrant, les Gouvernemens doivent s’accuser de les avoir conduits à cet excès, en leur ravissant tous les autres moyens de subsister. Pourquoi ont-ils courbé ce peuple sous le joug de l’oppression la plus dure, en l’accablant d’impôts, au point de lui faire payer l’air infect qu’il respire(5) ; en lui interdisant l’exercice des arts & métiers, ils ont limité l’objet de son travail, lié ses bras, & par-là l’ont forcé à devenir commerçant. Une preuve sensible de cette vérité, c’est qu’il ne l’est que depuis la dispersion. On parle des flottes marchandes de Salomon, mais on ne peut en citer d’autres ; le génie d’un grand Prince les avoit créées, & l’on ne voit aucun de ses successeurs continuer son ouvrage. Il y eut toujours chez les Hébreux peu de circulation, peu d’échanges ; leur loi paroît presqu’opposée à l’esprit de commerce(6) ; & tant qu’ils eurent une forme de gouvernement borné à la culture d’un territoire fertile(7), ils négligerent le commerce, quoiqu’ils habitassent un pays maritime, & pourvu d’excellens ports.

Mais dans le moyen âge, la route du commerce étoit la seule qui leur fût ouverte pour parvenir à la fortune. Les uns ne pouvoient y entrer à raison de vieillesse ou de maladie, les autres ne pouvoient tous y marcher avec un certain éclat, parce qu’il faut pour cela des capitaux considérables, & un crédit qui tranquillise les créanciers ; ainsi la plupart étant bornés à un trafic du travail le plus vil, la nécessité les forçoit presque à suppléer par la fourberie au gain modique d’un gain subalterne, parce que, quand on a faim & soif, qu’on est destitué de tout secours, & qu’on entend retentir à ses oreilles les cris touchans d’une famille nombreuse qui implore des secours, il faut voler ou périr. Ceci prouve que loin d’être usités pour le trafic de la campagne, c’est au contraire pour cette partie que les Juifs sont plus dangereux, sur-tout lorsque les ventes & les achats ne se font pas à prix comptant.

Presque toujours on a vu la partie la plus nombreuse de cette Nation se traîner paisiblement sous les lambeaux de la misere, tandis qu’un petit nombre avoit le talent d’accumuler des trésors. Mais ces richesses acquises par des voies odieuses, furent souvent la proie d’une populace effrénée, qui prétextoit le recouvrement de son bien(8). Quand l’orage étoit passé, le même prétexte autorisoit le Juif à des vexations nouvelles, qui donnoient lieu à de nouveaux pillages. Revenu sur la scene, le Juif, suivant l’expression du Cardinal Hugue, contemporain de Saint Louis, sans battre monnoie, d’un sol tournois faisoit un parisis(9) ; & suivant celle de Chrysippe, dans Lucien, il tiroit (l’anatocisme) l’intérêt de l’intérêt, comme d’une conséquence on en tire une autre, parce qu’il régloit ses usures sur le risque qu’il couroit de perdre tout. Ainsi toujours exposé à la rapacité des peuples & du fisc, il dut s’attacher de préférence à l’argent, qui étant le plus portatif des dons de la fortune, est en même temps représentatif de tous les autres.

Plus d’humanité dans les peuples, plus de sagesse dans les gouvernemens, ont rendu moins fréquentes les vexations dont on vient de parler ; mais souvent, autrefois, on vit les chefs des Nations feindre de les ignorer, pour avoir part aux dépouilles. Que de fois ne les vit-on pas confisquer les biens des Juifs, & décharger les débiteurs(10) ! On a remarqué, sans doute, que ces traitemens torsionnaires enveloppoient l’innocent avec le coupable, attaquoient essentiellement, & sans raison, le droit de propriété ; & partant, excédoient les bornes de l’autorité souveraine. La Justice voulut cependant quelquefois procéder d’une maniere moins illégale ; mais en examinant les divers réglemens, portés en différens siecles sur cet objet, on les trouve souvent injustes, & presque toujours inutiles.



(1) V. le Glossaire de la basse latinité, par Ducange, au mot caorsini. Mathieu Paris. Hist. d’Angleterre. Velly. Hist. de Fr. regne de Louis IX. T. 6, p. 58.

(2) Fischer. Hist. du commerce d’Allemagne. Halle 1785.

(3) D’autres attribuent mal-à-propos aux Lombards l’invention des assurances maritimes.

(4) La Guilletiere, dans sa Lacédémone ancienne et moderne, assure que tout le commerce du levant passe par les mains des Juifs. Tournefort, dans ses voyages, assure la même chose ; et par une contradiction claire, il avoit dit un peu avant que les Arméniens sont maîtres du commerce de l’Orient. Le même auteur vante leur bonne foi, leur frugalité, &c. tandis que Gmelin, (Histoires des découvertes faites par divers savans voyageurs), nous peint ces mêmes Arméniens, comme étant tous fourbes et capables de vendre leurs peres, s’ils y trouvoient leur avantage. Et puis fiez-vous aux relateurs ; la seule chose sur laquelle ils soient tous et toujours d’accord, c’est sur la fourberie et les fripponneries des Juifs.

(5) V. la note 4, ch. XXIII.

(6) Les sages défendent au Juif, dit le Rabbin Beccaï, de prêter de l’argent aux Chrétiens, de peur que ceux-ci ne le séduisent, et ne lui fassent quitter le judaïsme ; mais un Juif peut emprunter d’un Chrétien, sans craindre la séduction, parce qu’ajoute-t-il, le débiteur évite toujours la rencontre de son créancier.

(7) Oui, et très-fertile, la mauvaise foi la plus décidée n’osera plus élever des doutes sur cet article, depuis les excellentes dissertations de M. l’abbé Guenée.

(8) C’est par cette raison que le jurisconsulte Damhonderius (in locis communibus admonit. 9.) prétend que les Chrétiens peuvent faire l’usure sur les Turcs, détenteurs injustes des biens qu’ils nous ont pris. On va loin avec de tels argumens.

(9) Hugues, in psal. 14

(10) V. le chap. I.