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Essai sur la répartition des richesses/1

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CHAPITRE PREMIER

DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE RURALE.


Des diverses catégories de copartageants dans le revenu de la nation : les propriétaires fonciers, les capitalistes, les entrepreneurs d’industrie, les salariés ou ouvriers.

Les quatre ordres de recherches qui se rattachent à l’étude de la propriété foncière.

De la nature et de l’origine de la propriété foncière privée, perpétuelle et absolue. — La terre n’a pas de valeur sur les confins de la civilisation. — Exemples tirés de l’Asie Centrale, du Far West américain ou canadien, de l’Australie. — La faible valeur qu’a la terre dans ces régions vient du travail social qui l’approche ou l’entoure.

Opinion de M. Émile de Laveleye sur la propriété primitive et sur la « propriété quiritaire ».

Les quatre explications ou justifications de la propriété privée, perpétuelle et absolue. — La véritable cause de cette propriété est l’utilité sociale. — Démonstration de l’utilité de la propriété privée, perpétuelle et absolue. La propriété collective communale n’aurait pas moins d’inconvénients que la propriété privée, et elle n’en offrirait pas les avantages. La propriété privée est indispensable pour le rapide défrichement et le prompt peuplement des contrées neuves.

Deux causes ont contribué à la disparition de la propriété collective la division du travail et le progrès des cultures. — La culture variée et perfectionnée n’est pas compatible avec ce genre de propriété.

Du plan de M. de Laveleye pour « communaliser » ou « nationaliser » le sol.


Le revenu de la nation est le fonds sur lequel vivent tous les habitants et sur lequel aussi ils prélèvent une épargne qui sert à améliorer de générations en générations la condition de l’humanité telle est à peu près la définition de tous les économistes depuis Adam Smith ; on n’en saurait contester l’exactitude. Quelles sont les origines du revenu de la nation ? Elles sont triples : ce revenu est, en effet, le produit de la coopération des agents naturels, du travail humain et du capital ou des instruments de travail accumulés. Ce sont là des vérités d’une absolue évidence.

Quelles sont maintenant les catégories de personnes qui doivent se partager ce revenu ? La généralité des économistes anglais comptent trois classes de copartageants qu’ils désignent par ces noms abstraits la rente de la terre, le capital et le travail, autrement dit les propriétaires fonciers, les capitalistes et les ouvriers. À ces trois catégories de personnes Rossi joint un quatrième copartageant l’État, qui par voie d’impôt, prélève sur le revenu de la nation, ce qui est nécessaire à sa subsistance et à l’accomplissement de ses fonctions. Nous repoussons cette classification de Rossi. L’État, en effet, est, si nous pouvons parler ainsi, un copartageant secondaire, qui vient à un moment postérieur. Quand les diverses classes de personnes ayant un droit sur le revenu de la nation se sont fait leur part, l’État intervient et requiert de chacune d’elles ce qu’il juge nécessaire ou utile à ses propres besoins ; mais l’État n’est jamais en première ligne les revenus dont il jouit sont des revenus dérivés prélevés sur d’autres revenus. En outre, il n’y a aucune règle naturelle, aucune mesure fixe, pour déterminer les droits de l’État. Laissons donc, pour le moment, l’État en repos et ne le prenons pas en considération.

C’est à grand tort que l’école anglaise ne fait figurer que trois catégories parmi les copartageants, à savoir les propriétaires fonciers, les capitalistes et les ouvriers. La seconde de ces catégories est trop étendue et comprend des éléments de nature très-diverse, qui n’ont pas la même situation dans la société. Il faut distinguer les capitalistes proprement dits, ceux qui possèdent les capitaux, qui en tirent un revenu en les prêtant à autrui, et les entrepreneurs d’industrie qui font eux-mêmes valoir ces capitaux, soit qu’ils en soient les maîtres absolus en qualité de propriétaires, soit qu’ils en aient seulement la disposition en qualité d’emprunteurs. Il y a une nécessité scientifique et une grande importance pratique à ne pas confondre dans une même classe les capitalistes et les entrepreneurs d’industrie, à ne pas établir une sorte d’identité entre l’intérêt des capitaux et le bénéfice des entrepreneurs. Cette confusion qui est habituelle à l’école anglaise est un des grands défauts de cette école. Il y a une singulière différence entre l’intérêt des capitaux qui varie peu en général, au même instant dans un même pays, et les profits industriels ou commerciaux dont l’essence est d’être singulièrement variables. De même, la classe des capitalistes, plus souvent dénommés rentiers, qui est en général oisive, diffère singulièrement de la classe des industriels et des commerçants qui est la plus active de toute la société.

Il y a donc quatre catégories de copartageants du revenu de la nation les propriétaires fonciers, les capitalistes ou rentiers, les entrepreneurs d’industrie et enfin les ouvriers.

Quelques auteurs y en ajoutent une cinquième : celle des fonctionnaires et des personnes adonnées aux professions libérales. Nous écartons encore, comme superflus, ces prétendus copartageants nouveaux, de même que nous avons éloigné l’État. Eux aussi ne sont que des copartageants en second ordre ; les revenus dont ils jouissent ne sont que des revenus dérivés, prélevés sur d’autres. Ils n’interviennent qu’après que chacune des quatre classes de copartageants primitifs a prélevé sa part. Que l’on prenne un objet quelconque, une étoffe de laine par exemple il y a dans le prix de cette étoffe la part du propriétaire foncier, celle du capitaliste, celle de l’entrepreneur d’industrie ou de commerce, celle de l’ouvrier ; il n’y a pas la part du médecin ni de l’avocat. Certes, nous n’entendons pas dire que le prix de tout objet ayant une valeur se répartisse entre les quatre classes de copartageants primitifs que nous avons indiqués[1], mais il en est ainsi de la plupart, de la grande généralité, de la presque universalité des marchandises.

De ces quatre catégories de copartageants, plusieurs, toutes même, peuvent être parfois réunies dans une même personne. C’est le cas pour beaucoup de petites industries. Le porteur d’eau, s’il est propriétaire de son baril et de ses seaux, est à la fois capitaliste, entrepreneur d’industrie et ouvrier dans le gain qu’il fait on doit distinguer l’intérêt du capital, le profit de l’entrepreneur et le salaire de la main-d’œuvre. Le petit propriétaire qui fait valoir son champ réunit en sa personne les quatre catégories de propriétaire foncier, de capitaliste possédant les instruments agricoles et les avances nécessaires à la culture, d’entrepreneur d’industrie et d’ouvrier enfin. Quoique ces réunions de plusieurs qualités en une même personne soient fréquentes, il n’en est pas moins nécessaire, pour la précision de l’analyse, de distinguer toujours par la pensée les quatre classes de copartageants, et de rechercher quelle est l’influence de la civilisation sur le bien-être, non seulement absolu, mais relatif, de chacune d’elles. Tel est l’objet de ce livre.

La première catégorie de copartageants qui se présente à notre étude, c’est celle des propriétaires fonciers. Il est impossible de se rendre compte de l’influence qu’exerce la civilisation sur le sort des propriétaires, si d’abord nous n’avons résolu quelques questions que soulève la propriété foncière elle-même.

C’est un problème très-complexe, très-discuté, éternellement discutable que celui de la propriété foncière privée, de ses origines, de ses droits et de ses limites. Ne reculons pas devant un examen rapide des difficultés qui s’y rattachent. Quatre ordres de recherches se présentent successivement à l’esprit. Les voici :

1° Quelle est la légitimité de la propriété foncière, individuelle, absolue, perpétuelle, de la propriété quiritaire, du dominium absolutum, comme l’ont appelée certains critiques récents, épris de la propriété collective, communale ou familiale ?

2° Quels sont les caractères du revenu foncier ? Représente-t-il simplement, comme le veut Bastiat, le travail du propriétaire actuel et de ses prédécesseurs ou bien, au contraire, comme l’affirment le célèbre économiste anglais Ricardo et à sa suite toute l’école britannique, comprend-il deux parts, l’une qui est le prix du travail et l’autre qui est la rémunération des agents naturels du sol, des forces gratuites de la nature, rémunération que le propriétaire perçoit et s’attribue par surcroît, à la faveur et sous la protection des lois civiles ?

3° Quelle est l’influence de la civilisation, telle que nous l’avons définie (page 25), sur le développement ou sur la réduction du produit net de la terre, en un mot sur le sort du propriétaire foncier ?

4° Quels sont aussi les effets de la civilisation, de l’accumulation des capitaux, quelle est l’influence des lois civiles sur le morcellement ou sur la concentration de la propriété foncière ?

Il y a deux tendances opposées qui, tour à tour ou même simultanément, effraient les esprits songeurs : c’est la tendance à la constitution de propriétés énormes, aux latifundia, et, d’autre part, c’est la tendance à ce que l’on a appelé la pulvérisation du sol. À cet ordre de questions se rattache l’examen des mérites respectifs de la grande et de la petite culture.

Il a suffi d’exposer tous ces problèmes que soulève la propriété foncière pour que le lecteur vît qu’il nous est impossible dans un ouvrage comme celui-ci de les étudier chacun en détail. Il n’en est pas un qui ne comportât tout un volume. Cependant il ne nous est pas permis de les laisser de côté, sinon toutes nos observations sur la manière dont la civilisation affecte le sort des propriétaires fonciers manqueraient de base scientifique et paraîtraient des conjectures ou des propositions incohérentes.

La première question est celle de l’origine et de la légitimité de la propriété foncière privée, perpétuelle et absolue.

Un fait qui est incontestable c’est que la terre n’a pas une valeur naturelle qui soit indépendante du travail humain. Ce qui communique au sol une valeur, c’est le travail de l’occupant, ou le travail social environnant. Il faut bien distinguer ces deux catégories de travaux, celui du détenteur de la terre à proprement parler, et celui de la société qui l’avoisine.

Les contrées primitives et insuffisamment peuplées abondent encore sur notre petit globe ; les terres disponibles, de bonne qualité, y sont en quantités énormes, égalant peut-être les terres appropriées. L’Asie Centrale, les États-Unis d’Amérique et le Canada, le Brésil et la Plata, plusieurs régions de l’Afrique, conservent des étendues presque indéfinies de terres sans maître. Il en est de même de l’Australie.

Quelle est la valeur de la terre dans ces contrées ? Elle est nulle ou négligeable ; nous entendons parler de la terre non appropriée, à l’état brut, absolument vierge de tout travail humain, de tout travail social.

Le capitaine anglais Burnaby, dans son intéressant voyage à Khiva, raconte qu’entre Orenbourg et Orsk (ce n’est pas là une contrée bien éloignée des confins de la civilisation) on peut acheter quatre-vingts acres de terre pour un rouble et demi, c’est-à-dire pour 6 francs[2]. Dans le même pays et d’après le même narrateur les productions naturelles ont une valeur très-faible : une vache vaut 77 francs, un mouton gras de deux ans, 13 fr. 50. Mieux encore dans le Yarkand, d’après les récits de l’Ambassade Anglaise de 1877 un mouton gras, non pas comme les petits moutons de l’Inde, se vend 40 ou 60 centimes, et la farine de froment coûte 2 fr. 50 les quatre-vingts livres. Dans le Soudan, un bœuf coûte 5 francs d’après Barth, tandis que le sel et les cotonnades y sont à un prix élevé. D’après la valeur des produits de la terre de ces contrées, qui ne sont pas cependant livrées à l’absolue sauvagerie, on peut juger de la valeur de la terre elle-même.

La valeur de la terre dans les contrées primitives est donc nulle, ou du moins insignifiante, faute de travail humain et faute de travail social car ce dernier, sous la forme de routes, de dessèchements, de moyens d’irrigation, d’endiguements etc., contribue pour une large part à la valeur de la terre appropriée.

En est-il autrement dans les contrées encore jeunes où se porte l’élément européen ? au Far West des États-Unis, du Canada, à l’extrémité de la zone colonisée de l’Australie ? Non, dans ces pays aussi la valeur de la terre est nulle également. On connaît le régime des terres aux États-Unis : il est parfait. Depuis 1826 l’Union fait vendre aux enchères les terres domaniales au prix de 1 dollar 1/4 l’acre, c’est-à-dire 16 fr. 50 l’hectare. Quarante hectares sont considérés comme suffisant à l’activité d’une famille moyennant 660 francs une famille de prolétaires américains peut donc se mettre en possession de cette matière première indispensable de la culture. Il est vrai qu’elle aura de la terre à l’état brut ; couverte de broussailles ou d’arbres sans valeur, malsaine peut-être, sans clôtures, sans rigoles, surtout sans habitation. Elle se trouvera dans la situation de Caïn et d’Abel aux premiers jours du monde dans une situation inférieure même, car les animaux lui manqueront, et il lui faudra les acheter, comme les semences mais dans ces zones éloignées tout cela a peu de valeur. En revanche, cette famille de prolétaires agricoles aura plus de connaissances, plus de sécurité, elle pourra se procurer à peu de frais des instruments plus puissants que les premiers hommes.

Que l’on pût acquérir pour 16 fr. 50 un hectare, ou pour 660 francs un lot de quarante hectares, c’étaient déjà des conditions bien satisfaisantes, et il n’en coûtait pas beaucoup pour être « seigneur terrien ». Depuis 1854, cependant, ces conditions sont devenues encore plus avantageuses. En général, l’enchère est purement nominale, les terres sont vendues à bureau ouvert au prix que nous avons indiqué plus haut. Quelques unes, cependant, soit qu’on les croie inférieures de qualité, soit qu’elles se trouvent moins rapprochées des chemins ou des cours d’eau, soit pour toute autre cause, n’ont pas preneur à ce prix de 1 dollar et quart l’acre. Que fait-on alors ? Quand elles sont restées ainsi dix ans en vente sans tenter l’acheteur, on abaisse le prix à 1 dollar ou 100 cents l’acre, 13 fr. 20 l’hectare ; au bout de quinze ans ce prix descend à 75 cents ou 4 francs l’acre au bout de vingt ans à 50 cents ou 2 fr. 67 centimes ; au bout de vingt-cinq ans à 25 cents ; au bout de trente ans à 12 cents et demi, soit trente sous l’hectare.

C’est sous ce régime que se sont peuplés l’Ohio, d’abord, puis l’Illinois, ensuite l’Orégon, aujourd’hui le Minnesota et le Texas. Le dernier de ces États à lui seul a vendu dans l’année 1870 quatorze cent mille hectares de terres dans ces conditions, soit la superficie de trois départements français. Au Canada, qui lutte actuellement avec les États-Unis pour la colonisation du Far West, dans le vaste territoire surtout connu sous le nom de Manitoba, le régime des terres incultes et domaniales n’est pas plus restrictif ; il l’est même encore moins.

Ainsi la terre libre et vierge, cette denrée qui est maintenant presque inconnue en Europe, on se la procure pour quelques francs dans ces jeunes et grandissantes sociétés du nouveau monde : un hectare y coûte moins qu’un pantalon ou qu’une paire de bottes. Le fameux monopole de la propriété foncière autour duquel on a fait tant de bruit, que devient-il avec cette énorme quantité de terres sans maître et sans culture que l’on rencontre sur le vieux et sur l’ancien continent et dans les îles qui parsèment les mers ? Notez que ces terres domaniales que l’Union américaine ou le Dominion canadien livre à si bon compte ne sont pas absolument nettes de tout travail humain, de tout travail social. Elles ont été arpentées, cadastrées, distribuées en lots ; l’État en garantit la possession indéfinie et sans troubles on y a fait aussi quelques chemins si rudimentaires qu’ils soient, ou du moins elles ne sont pas éloignées des grandes routes. La faible valeur qu’on leur assigne peut être considérée comme l’équivalent de tout ce travail social qui les enveloppe, qui leur a donné une forme, qui les a rendues accessibles. Voilà pourquoi dès que le colon s’enfonce plus loin dans les bois ou dans la prairie, dès qu’il devient pionnier ou squatter, dès qu’il s’établit sur une terre non allotie, non cadastrée, pas encore mise en vente, la société n’ayant rien fait pour lui, d’ordinaire on respecte sa jouissance, on ne lui réclame aucun prix, aucune redevance, jusqu’au jour où la colonisation ayant avancé davantage et enveloppant à son tour ce pionnier, lui offrant une garantie contre tout trouble, lui présentant ses ressources, le faisant bénéficier de la proximité de ses voies de communication, il est juste qu’il paie une légère contribution, un prix d’achat.

Quoique la terre soit ainsi presque à la gratuite disposition de tout amateur à très-peu de distance des confins de la colonisation américaine, on ne voit pas que les ouvriers des États de l’est de la Nouvelle-Angleterre, se soient empressés d’aller s’emparer de cet instrument, qui paraît un monopole aux yeux de leurs frères d’Europe. Il n’est pas rare que des travailleurs soient assujettis à mille privations dans les États de New-York ou de Massachussets, même dans l’État plus central de Philadelphie, que parfois même ils subissent les tortures de la misère et de la faim, sans que la pensée leur vienne d’aller un peu plus à l’Ouest et de se faire eux aussi propriétaires. Ceux qui ont eu cette hardiesse ne paraissent pas tous tant s’en faut avoir a s’en féliciter. La plupart des farmers du Far-West ne sont pas dans une position opulente, ni même très-attrayante : l’Economist de Londres en faisait, dans le courant de l’année 1878, une description qui n’était pas séduisante pour les émigrants. La littérature même a fait un tableau navrant des mécomptes de ces pauvres agriculteurs du vieux monde que le style des prospectus avait entraînés à acquérir de compagnies financières des terres aux États-Unis. Aucun lecteur n’a oublié les pages si poignantes que contient sur ce point le célèbre roman de Dickens, Martin Chuzzlewit. Les gouvernements européens ont dû plusieurs fois prévenir leurs émigrants du sort misérable qui les attendait dans les concessions gratuites de terres que leur offraient le Brésil et d’autres États de l’Amérique du Sud. Au moment où nous écrivons (décembre 1879) un farmer (propriétaire exploitant) du Wisconsin, Anglais de naissance, publie dans le Times une lettre où il détourne les fermiers de la Grande-Bretagne de venir chercher fortune aux États-Unis[3].

Ce qui est incontestable, c’est que, absolument vierge de tout travail du possesseur et de tout travail social environnant, la terre n’a pas de valeur. Elle en acquiert quelquefois une fort grande dès qu’un travail social s’y applique. Ainsi, à Winnehayo, où le chemin de fer du Minnesota méridional a une de ses stations, la terre qui, déjà exploitée, ne valait, il y a quelques années, que 87 à 125 francs l’hectare est montée en 1879 à 500 ou 575 francs. C’est le travail social qui est la cause de cette plus-value.

À l’exemple des États-Unis et du Canada, faut-il joindre celui de l’Australie ? D’abord, dans cette contrée la terre fut donnée pour rien, l’émigration était alors subventionnée, et cependant les émigrants n’affluaient pas. À partir de 1831, on renonça au régime des concessions pour adopter avec quelques modifications le système américain. On vendit les terres aux enchères sur la mise à prix de 5 shellings l’acre, soit environ 16 francs l’hectare le prix moyen, par suite des auctions, montait à 7 ou 8 shellings l’acre, soit à 18 ou 20 francs l’hectare. À partir de 1838, le gouvernement voulut tirer plus de ressources de ses domaines en haussant les prix ; la mise à prix fut de 12 shellings l’acre, soit 37 fr. 50 l’hectare. La quantité de terres vendues diminua et l’émigration se ralentit. Plus tard, de 1851 à 1860, la colonisation ayant reçu une grande impulsion de la découverte des mines d’or, la vente des terres domaniales se fit au prix uniforme de 20 shellings l’acre ou 50 francs l’hectare[4]. Étaient-ce là des terres absolument vierges de travail social ? Non, certes. C’étaient des terres arpentées, cadastrées, alloties, situées le long des rivières ou à proximité des routes et des marchés que le travail, de l’homme avait créés. On ne vendait pas à ce prix les terres de l’intérieur, et nous ne parlons pas ici de celles du centre du continent australien, mais simplement de celles qui se trouvaient un peu moins à proximité des villages ou des villes. Ainsi on accordait et l’on accorde encore aux squatters pour les bestiaux une superficie que l’on appelle un run, un parcours, qui consiste en 640 acres de terres ou 260 hectares, moyennant une redevance annuelle de 10 livres sterling, ou 250 francs, moins d’un franc par hectare. Les grands frais qui s’imposent aux concessionnaires sont les clôtures.

Voilà donc le prix de la terre à l’état naturel près des sociétés opulentes. On se demande comment les prolétaires ne sont pas tentés par ce bon marché de l’instrument de travail par excellence. Avec quelques mois d’économie, la plupart des bons ouvriers d’Europe pourraient se tailler un domaine dans ces contrées nouvelles. Ils ont peut-être, disons-le, de bonnes raisons pour ne pas se laisser séduire par cet appât. Déjà nous avons indiqué les déboires qu’ont éprouvés beaucoup des émigrants qui se sont établis sur des terres incultes soit aux États-Unis, soit dans l’Amérique du Sud. Voici un trait nouveau et précis qui appartient à l’histoire de la colonisation. Un capitaliste appelé M. Peel, partit en 1850 pour l’Australie de l’ouest ; il emmenait avec lui 300 laboureurs ou ouvriers agricoles et pour 1,250,000 francs de matériel agricole, d’animaux, de provisions. La discipline cessa, paraît-il, parmi tout ce monde à l’arrivée ; chacun voulut devenir propriétaire, et presque tous ces émigrants, choisis cependant avec soin dans la métropole, moururent de faim[5]. Cet exemple s’est répété des centaines de fois.

Il demeure établi que la terre ne peut être considérée comme ayant une valeur naturelle qui précède le travail du possesseur, ou du moins qui devance le travail social. Cela ne veut, certes, pas dire que la valeur ultérieure de chaque terre soit proportionnelle au travail dont elle a été l’objet, soit de la part des possesseurs, soit de la part de la société. Une semblable proposition serait manifestement contraire aux faits. Quelle est l’origine, quelle est la justification de la propriété individuelle, perpétuelle, absolue de la terre ? Comment cet agent de production le plus indispensable à l’humanité et qui par sa nature semblait devoir être commun est-il tombé sous le régime de l’appropriation et y reste-t-il encore ?

Suivant un économiste bien connu, M. Émile de Laveleye, la propriété individuelle, absolue, quiritaire, pour nous servir de son expression, est de date récente. D’après cet écrivain, le débat entre la propriété collective et la propriété individuelle n’est pas clos. Les sociétés modernes ne seraient pas encore parvenues à une organisation agraire définitive[6]. On rencontre chez un autre penseur, M. Le Play, des idées moins radicales assurément, mais de nature analogue. L’un et l’autre semblent préférer à la propriété individuelle la propriété familiale, ou même la propriété communale. Chaque homme aurait droit à la terre, cette commune nourricière de l’humanité abandonnée à ses logiques conséquences, avec la puissance toute moderne des grands capitaux, la propriété individuelle conduirait aux latifundia, ces possessions géantes qui désintéressent le gros de l’humanité de la culture du sol, qui déracinent, en quelque sorte, les hommes et engendrent ce que l’on a appelé le prolétariat.

Au service de sa thèse, M. Émile de Laveleye apporte une vaste érudition. Il a rassemblé, dans tous les âges et dans tous les coins du monde, une multitude d’exemples qui tendraient à montrer que la propriété individuelle, perpétuelle, absolue, est à la fois un fait nouveau et presque un fait local, qu’au contraire, la propriété collective a survécu à travers toutes les révolutions et fait, en quelque sorte, partie de la conscience confuse de l’humanité. L’antiquité classique, le moyen âge, quelques coutumes presque effacées des petits cantons suisses ou du Portugal, les communautés de village de Java et de l’Inde, le communisme agraire des Arabes, le régime terrien de l’Egypte et de la Turquie, le Mir russe, défilent tour à tour devant les yeux du lecteur de M. Émile de Laveleye pour témoigner de l’universalité et de la persistance de ce grand fait primordial, la propriété collective.

Les anciens Germains, suivant le publiciste belge qui emprunte ici l’autorité de Grimm, n’auraient pas eu de mot pour désigner la propriété privée. Celui d’Eigenthum serait de date récente. C’est de Rome que serait venue la propriété individuelle, perpétuelle et absolue, que M. de Laveleye appelle pour cette raison quiritaire ; et il relate avec complaisance l’étonnement de César et de Tacite devant la propriété commune et la répartition annuelle des terres chez les Gaulois et chez les Germains. On connaît la description du grand historien romain : Agri pro numero cultorum ab universis per vices occupantur, quos mox inter se secundum dignationem partiuntur ; facilitatem partiundi camporum spatia prœstant. Arva per annos mutant, et superest ager ; nexc enim cum ubertate et amplitudine soli labore contendunt, ut pomaria conserant et prata separent et hortos rigent ; sola terrœ seges imperatur.

Ce régime germanique aurait eu une assez longue durée, même après la conquête romaine, si les renseignements de M. Émile de Laveleye sont exacts. En France, par exemple, ce serait un édit de Chilpéric, en 561, qui aurait établi que les fils et les filles, les frères et les sœurs hériteraient des biens du défunt, préférablement aux habitants du village où ils sont situés. Plein d’admiration pour la propriété collective,M. de Laveleye fait un curieux parallèle entre le sort de l’ouvrier germain et celui de son successeur, le paysan allemand de nos jours[7]. Ce parallèle rappelle les descriptions de l’âge d’or des poètes. M. Le Play, devançant sur ce point M. de Laveleye, a fait aussi dans un de ses ouvrages le tableau du bonheur de l’habitant de la grande steppe de l’Asie centrale. Il est impossible de considérer ces brillants hors-d’œuvre comme autre chose que des épisodes poétiques destinés à charmer l’imagination du lecteur, à le reposer au milieu d’une lecture aride. Des intermèdes ne sont pas des arguments.

Puisque, même de nos jours, chez des écrivains qui ne sont, à proprement parler ni révolutionnaires, ni complètement socialistes, la propriété privée trouve des adversaires, tout au moins des critiques, nous devons rechercher quelles sont les origines et les justifications de ce fait que l’on prétend récent, et qui est maintenant à peu près universel. Est-il si récent, d’ailleurs, que l’affirme M. de Laveleye ? De plus érudits que nous dans la science historique pourraient élever à ce sujet non seulement des doutes, mais des objections sérieuses. C’est ainsi qu’au moment même où nous écrivons ces lignes, un homme dont personne ne niera et la science et le don d’interpréter, de reconstituer l’histoire, M. Fustel de Coulanges, dans des lectures à l’Académie des Sciences Morales et Politiques a rectifié, ou plutôt réfuté les assertions de M. de Laveleye relativement à Sparte. Le savant et sagace historien a démontré que les Spartiates avaient mis en pratique la propriété privée et que leurs fameux repas communs étaient tout autre chose que ne le croit le vulgaire c’étaient des sortes de réunions assez analogues à nos cercles, et qui étaient fort éloignées des repas qu’on eût faits dans l’Icarie de M. Cabet. Il y avait, d’ailleurs, à Sparte une grande inégalité des richesses.

On donne, d’ordinaire, quatre explications ou justifications de la propriété privée. Les jurisconsultes la font dériver de l’occupation ; la terre, avant l’appropriation individuelle, était, dans cette doctrine, une chose sans maître, une res nullius qu’il suffisait d’occuper pour en être propriétaire. À cette thèse on fait bien des objections. On dit que la terre, avant l’appropriation individuelle, n’est pas une chose sans maître, une res nullius, qu’il n’en est ainsi ni chez les peuples chasseurs, ni chez les peuples pasteurs, ni chez les peuples agriculteurs, qu’elle appartient indivisément à la tribu dont elle est ou le domaine de chasse, ou le domaine de parcours, ou le domaine agricole. Un casuiste parmi les jurisconsultes, M. Renouard, fait à ce système une autre critique l’occupation de la terre, dit-il, ne peut jamais être complète, absolue, parce que la terre ne peut être réellement appréhendée.

Une seconde théorie, celle de la plupart des économistes et de quelques philosophes, Locke, Adam Smith, Bastiat, donne à la propriété foncière pour base unique le travail. Ici encore, il y a des objections et des difficultés. La terre produit souvent plus que la rémunération habituelle du travail ; le célèbre épisode de Bastiat sur le Clos-Vougeot n’est pas probant. La propriété des chutes d’eau, des mines, des terrains d’une exceptionnelle situation ou d’une rare fertilité, rapporte en général bien au delà du travail qu’elle a causé. Les adversaires de ce système font valoir que le propriétaire ne devrait pas avoir droit à la plus-value de la terre louée et exploitée par un autre. Il faudrait en revenir à ces arrangements qu’a décrits avec amour M. de Laveleye, le beklemgt recht ou le contratto di livello, qui ne laissent au propriétaire non exploitant qu’une rente fixe.

Quelques philosophes, embarrassés par les lacunes des deux précédentes doctrines, admettent que la propriété résulte d’un contrat au moins tacite : tel est Kant. À ce système s’en rattache un quatrième qui n’en est que le développement, et qui fonde la propriété sur la loi « Le droit de propriété, dit M. Laboulaye, n’est pas naturel, mais social. » Si la loi crée le droit de propriété, n’est-il pas à craindre qu’elle puisse aussi le défaire ; ce qu’elle a donné, ne peut-elle le reprendre ? Oui, si on entend le mot loi dans l’acception vulgaire, qui exprime les opinions mobiles et les arrangements fugitifs des gouvernements ou des parlements. Non, si on donne à ce grand et vénérable mot de loi le sens général qu’il doit avoir et que, Montesquieu a si admirablement formulé, si par loi on entend un rapport qui résulte de la nature des choses.

Les quatre justifications que nous venons de donner, d’après les auteurs, du droit de propriété sont chacune partiellement vraies, et chacune présente quelques lacunes. Il faut les mettre en faisceau pour avoir la vérité complète. La vraie justification de la propriété, c’est l’utilité sociale, c’est le service rendue la société. Le régime de la propriété privée est-il celui sous lequel la terre peut nourrir le mieux le plus d’habitants ? Toute la question est là. Et ce n’est pas par quelques anomalies particulières qu’il faut répondre comme s’y complaît Proudhon. La propriété est le droit d’user et d’abuser, jus utendi et abutendi ; et s’il arrive que certains propriétaires abusent, on ne les inquiète pas. C’est que le régime de la propriété foncière privée est, d’ordinaire, tellement bienfaisant qu’on craindrait de lui porter la moindre atteinte, même en réprimant quelques abus qui, si choquants qu’ils soient, sont exceptionnels. La réglementation que l’on voudrait introduire pour les empêcher serait plus nuisible qu’ils ne le sont eux-mêmes.

Y a-t-il une utilité sociale à la propriété foncière individuelle, perpétuelle, absolue ? Quelques écrivains le nient. Quels autres systèmes pourrait-on opposer ou substituer au régime actuel ? Ou bien la propriété individuelle pour tout le monde, pour chaque être humain, dans des proportions égales, avec des révisions périodiques et fréquentes ; ou bien la propriété nationale collective ou plutôt, car ce serait là une concentration et une confusion devant laquelle on recule, la propriété communale.

Parlons d’abord de la première. La propriété individuelle égale trouve beaucoup de partisans. Locke qui émettait, il est vrai, plutôt un désir vague qu’une proposition de loi, disait « que chacun doit posséder autant de bien qu’il lui en faut pour sa subsistance ». On a cherché à établir une identité entre ces deux termes, liberté et propriété. Ne serait libre que celui qui possède assez de terre pour pourvoir à sa nourriture ; or, comme tout homme doit être libre, on en conclut que tout homme doit être propriétaire foncier. Ce lieu commun, cette thèse à déclamation liberté et propriété, est à la fois un anachronisme et une extravagance. N’est-il pas libre le banquier parisien qui n’a peut-être pas un pouce de sol au soleil, qui loue un appartement ou un hôtel dans une de nos grandes avenues, qui loue une villa ou un château aux bains de mer ou à la campagne, qui loue à l’État la chasse d’un lot de ses forêts, et qui, au moindre bruit de révolution, à la moindre crise, transporte avec ses capitaux son opulence, son bien-être et sa puissance, dans celle des parties du monde qu’il lui plaît de choisir ? Soutenir que cet homme n’est pas libre, n’est-ce pas un singulier paradoxe ? Si chaque homme devait posséder réellement autant de terre qu’il en peut cultiver, il n’y aurait plus d’arts et de métiers, la terre comporterait beaucoup moins d’habitants, beaucoup moins de bien-être pour chacun d’eux.

La propriété collective communale aurait-elle moins d’inconvénients ? Si l’on se place dans les pays neufs, à l’origine même de l’occupation du sol, il n’y a aucun doute que la propriété collective communale rendrait beaucoup plus difficile, beaucoup plus lent, le peuplement. C’est l’absolue franchise laissée à l’individu, c’est le droit sans limite qui lui est concédé sur la terre dont il prend possession ou qu’il achète moyennant un prix dérisoire, c’est la liberté pleine et entière dont il jouit pour les défrichements, pour les cultures, pour les instruments de travail, c’est l’espoir d’avoir tout le bénéfice de ses efforts personnels et de s’acquérir une petite fortune, c’est la foi en sa propre capacité, en sa propre persévérance, ce sont toutes ces conditions réunies qui ont fait naître en si peu de temps des sociétés florissantes dans l’Ohio d’abord, puis dans l’Illinois, l’Orégon, plus tard, aujourd’hui même, dans le Minnesota, le Manitoba, le Dakota. Allez demander à ces hardis pionniers s’ils veulent se lier les uns aux autres de façon qu’ils exploitent en commun dix ou douze mille hectares, subordonnant leur volonté individuelle et leur intelligence propre aux décisions de la communauté ? Tous ceux qui se sont occupés de colonisation savent combien ce communisme agricole est fatal aux contrées neuves. Peut-on dire que le pionnier de l’Ohio, de l’Illinois, de l’Orégon, du Minnesota, du Manitoba, du Dakota n’ait pas rendu un service social de premier ordre ? Si les famines sont supprimées, n’est-ce pas à lui qu’on le doit ? Si dans les années 1878 et 1879 l’Europe tout entière n’a pas été affamée, si des centaines de mille êtres humains n’ont pas péri de misère et de faim en Angleterre, en France, en Allemagne, quelle en est la cause, quelle institution en a le mérite ? C’est la propriété foncière, individuelle, perpétuelle, absolue, puisque sans elle tous ces vastes territoires du nouveau monde seraient encore des friches. Si l’on avait voulu respecter comme un droit la propriété collective du peuple chasseur qui occupait ces contrées illimitées, et qui faisait vivre dans le dénûment quelques centaines de milliers d’hommes sur une terre qui peut en nourrir dans l’aisance quelques centaines de millions, ou même si à cette propriété collective d’un peuple chasseur on eût substitué la propriété collective agricole avec toutes ses entraves, toutes ses lenteurs, toute sa réglementation et toute sa routine, qui oserait dire que les États-Unis d’Amérique, que le Canada, que l’Australie, que la Nouvelle-Zélande, eussent atteint en si peu d’années le prodigieux développement, la merveilleuse prospérité qui ne fait pas seulement notre admiration, mais qui sont d’un si puissant secours pour le monde entier ?

Voilà un premier point acquis : la propriété foncière, individuelle, perpétuelle, absolue, quiritaire, le jus utendi et abutendi, est pour le défrichement et le peuplement des contrées neuves un instrument infiniment plus actif, plus efficace, plus rapide et plus puissant que la propriété communale collective, et ce n’est pas là un mince mérite.

La propriété collective communale serait-elle, d’ailleurs, plus juste que la propriété foncière privée ? La négative est évidente. Toutes les communes n’auraient pas la même étendue de territoire relativement à la population toutes n’auraient pas un sol également fertile. Les inégalités de ce côté seraient énormes. Que l’on considère, par exemple, les communes de la plaine de l’Hérault ou de la plaine de l’Aude avant le phylloxera, possédant un sol qui donnait environ, 1,500 fr. ou 2,000 fr. par hectare de revenu brut et 1,000 fr. de revenu net, comment ces communes privilégiées justifieraient-elles leur droit relativement aux communes pauvres des plateaux de l’Aveyron ou de la Lozère où l’hectare ne produit pas en moyenne 20 fr. de revenu brut et 10 fr. de revenu net ? C’est uniquement en invoquant l’occupation, la longue possession, le travail, un contrat tacite, ou la loi, que les premières de ces communes pourraient se mettre à l’abri des revendications des secondes ? Mais comment l’occupation, la longue possession, le travail, le contrat tacite ou la loi que l’on déclare n’être pas des justifications suffisantes pour la propriété individuelle seraient-ils des justifications suffisantes pour la propriété collective d’une commune que le hasard aurait placée sur un sol riche relativement aux autres communes que le hasard aurait placées sur un sol pauvre ? Si la propriété foncière privée est un vol ou une usurpation, la propriété foncière communale n’est pas moins une usurpation ou un vol ; les rudes habitants des montagnes ont le droit de se précipiter sur les habitants des vallées ou des plaines et d’arracher à ceux-ci une part de leur récolte. Les peuples pauvres, comme ceux du centre et du nord de l’Europe, des steppes et du plateau central de l’Asie ont aussi le droit strict d imposer un tribut aux peuples qui se trouvent placés sur des terres plus fertiles. On retourne à l’absolu chaos, à l’absence de tout autre droit que celui de la force. La propriété foncière communale collective ne se justifie pas mieux que la propriété foncière individuelle ; elle n’est qu’un expédient illogique. Si la propriété foncière individuelle n’est pas fondée en justice et en droit, il ne peut y avoir de juste et de vrai que la propriété collective du sol pour toute la nation, sans distinction de communes, ou plutôt que la propriété collective du sol pour l’humanité tout entière, sans aucune distinction de nations.

Il nous faudrait trop de temps pour analyser et réfuter ici toute la doctrine de M. de Laveleye. Elle repose à la fois sur des considérations historiques et sur des raisonnements économiques. Le publiciste belge prétend démontrer que jusqu’à la fin du moyen âge la propriété foncière individuelle était rare, que le fait dominant était la propriété communale, celle du clan, de la famille ou de la marke ; il en reste des traces qui sont le mir russe, l’almend suisse ; ce dernier, disons-le en passant, est un privilège, car ne sont pas admis à l’almend les nouveaux venus, les habitants qui n’ont pas dans la localité une ancienne origine. Ce serait par des usurpations successives, qu’aidaient les doctrines des légistes et des économistes, que la propriété familiale ou communale se serait transformée graduellement en propriété individuelle absolue. M. de Laveleye mentionne avec une certaine indignation les lois anglaises sur les clôtures, lois qui firent disparaître les communaux et furent cause de beaucoup de désordres. Ce sont aussi les clôtures, la suppression du pâturage commun qui en Espagne, dans l’Andalousie notamment, sont à l’heure actuelle la cause du socialisme rural, si répandu dans cette contrée.

Qu’il y ait eu des abus de la part des seigneurs ou de la part des lois, qu’on n’ait pas proportionné au dommage l’indemnité que méritait la communauté expropriée, c’est possible, même certain dans beaucoup de cas. Mais quel était l’état de la culture et de la population alors que les communaux et les terres indivises occupaient une si grande partie du sol ? Un célèbre économiste américain, Carey, va nous le dire en citant un passage d’un écrivain anglais, Eden, dont le livre date de 1797 : « La Grande-Bretagne était défigurée et écrasée par d’incommensurables étendues de communaux et de landes ; elle ressemblait à un de ces vastes et incommodes manteaux que l’on porte en Italie et en Espagne, dont une très-petite partie sert à celui qui en est chargé et le reste est sans utilité, embarrassant et gênant. »

Comment cette propriété collective si vantée a-t-elle disparu presque du monde entier, sans accord préalable entre les différentes nations, si bien qu’on ne cite plus comme la conservant que Java, quelques districts des Indes, la Russie, quelques districts des cantons suisses, les plus pauvres et les plus arriérés, Schwytz, Untenvald, le Valais ?

À cette disparition de la propriété foncière collective ont contribué deux causes qui sont la civilisation même la division du travail et le progrès des cultures. Ni l’un ni l’autre, en effet, n’est compatible avec la propriété collective. La division du travail qui entraîne l’emploi de toutes les facultés à une occupation toute spéciale, à un détail de la production, afin d’augmenter la quantité et le bon marché des produits et de nourrir dans la plus grande aisance possible le plus grand nombre d’humains, la division du travail impose à une partie de l’humanité l’abandon de la culture du sol, crée les métiers industriels, les professions commerciales et fait sortir de terre les grandes villes.

Comment pourrait-on concilier l’industrie et les grandes villes avec la propriété communale collective ? Se figure-t-on tous les habitants de Paris propriétaires collectifs du territoire de la commune et se répartissant entre eux le sol soit annuellement, soit par décades d’années ? Pour qu’il eussent seulement vingt ares par tête il leur faudrait un domaine de 500,000 hectares, soit dix fois la superficie du département de la Seine[8]. Mais vingt ares par tête, ce ne serait pas le dixième de ce qu’il leur faudrait pour subsister les habitants de la place Vendôme ou du faubourg Saint-Denis seraient donc obligés d’aller chercher jusqu’à Orléans ou jusqu’à Rouen le champ que chacun d’eux aurait à cultiver.

Ce n’est pas seulement la division du travail, ce grand fait social sur lequel Adam Smith fait reposer toute la société moderne, ce n’est pas elle uniquement qui s’oppose à la propriété collective, c’est aussile progrès des cultures. Autrefois la culture était très-simple une céréale, le seigle, un pâturage commun et des bois ; qu’on se reporte aux paroles de Tacite, citées plus haut, sur les anciens Germains : « nec enim cum ubertate et amplitudine soli labore contendunt, ut pomaria conserant et prata separent et hortos rigent ; sola terrœ seges imperatur. » Aujourd’hui la culture est bien autrement compliquée à côté des céréales et du pâturage commun viennent les fourrages artificiels, les plantes industrielles, le lin, la betterave, le colza, bien d’autres encore, puis les vignes, les arbres fruitiers, le jardinage, les potagers, l’élève soigneuse du bétail et des chevaux, la laiterie, la basse-cour. Parlant en Écosse de la crise agricole et de la concurrence américaine dans l’automne de 1879 M. Gladstone recommandait aux agriculteurs de son pays tous les menus produits de l’agriculture, et il allait jusqu’à leur dire : « Faites des roses, l’Amérique ne luttera pas contre vos roses. » Croit-on que toutes ces productions s’accommodent de la propriété collective ? Est-ce que la betterave, est-ce que la vigne, ces cultures si rémunératrices, se seraient aussi rapidement propagées, si chaque propriétaire n’avait pas été libre, à ses propres risques, de les substituer au blé ? S’il avait fallu une réglementation pour autoriser des changements de culture ou de procédés ; si le Conseil municipal devait intervenir toutes les fois qu’on voudrait mettre en herbe ce qui est en labour, planter en vigne ce qui est en garrigue ; ou bien si l’occupant actuel n’avait pas devant lui une longue perspective de possession qui l’assurât de profiter de tout le produit de ses efforts, si au bout de cinq ou six ans qu’il aurait établi sa vigne ou son verger et « couché en herbe » sa terre labourable, son lot devait être de nouveau tiré au sort et pouvait échoir à son voisin, pense-t-on que les progrès agricoles eussent été ce qu’on les a vus depuis cinquante ans ? Pendant trente ou quarante siècles, dit M. de Laveleye, la propriété du sol a été collective ; admettons-le, mais quels progrès la culture a-t-elle faits pendant ces trente ou quarante siècles ? Depuis trois ou quatre siècles, au contraire, la propriété du sol est partout individuelle, absolue, perpétuelle, quels progrès n’a-t-elle pas faits durant ce temps ?

Si la propriété collective pouvait convenir à la culture simple et rudimentaire des temps primitifs, elle répugne à la culture variée et perfectionnée des temps nouveaux. Quand l’État veut se mêler de culture avec sa lourde bureaucratie, sauf pour un ou deux services-simples comme celui des forêts, on voit à quoi il aboutit. Le fléau du phylloxera en France en est une preuve. L’État, avec son esprit de réglementation, sa paperasserie, la lenteur inévitable et l’uniformité nécessaire de ses décisions, n’a pu ni entraver les progrès du phylloxera ni trouver un remède à ce mal. Dupe de quelques savants qui avaient sa faveur, il proscrivait tels ou tels essais, comme les plants américains, et ordonnait tels ou tels autres comme le sulfure de carbone. Les prix même qu’il promettait, il ne trouvait pas à les décerner. Tout ce qui est détail et variété sort, par la force des choses, du domaine de l’État. Quant à la Commune elle pourrait peut-être se mouvoir avec plus de rapidité que l’État ; mais elle a bien plus d’ignorance, de préjugés et moins d’impartialité.

La prétention de « communaliser » ou de « nationaliser le sol est contraire aux deux principes de la civilisation moderne, la division du travail et le perfectionnement incessant des méthodes et des procédés de production. M. de Laveleye, il est vrai, s’arrête à mi-chemin comme Stuart Mill. Son plan de nationalisation consisterait en ce que l’État s’emparât de tout le produit net du sol, et fît ensuite des concessions de jouissance temporaire, des baux emphytéotiques à des associations d’agriculteurs ou aux communes. L’État surveillerait de loin et de haut par ses fonctionnaires propres l’exploitation de ces fermiers, et il encaisserait les redevances ou fermages. Il ressemblerait à ces grands lords anglais qui ont plusieurs millions de revenu foncier et toute une armée d’intendants ou de sous-intendants. Nous ne savons si cette comparaison est fort heureuse. L’Angleterre a une culture uniforme, qu’on affirme n’être pas assez progressive ; elle ignore ou ne pratique pas toutes ces productions secondaires qui rehaussent tant la valeur de l’agriculture du continent ; et la cause de ces lacunes, c’est précisément que la terre est administrée et exploitée comme l’approuve M. de Laveleye. Dans la détresse agricole actuelle, la plupart des Anglais ne voient qu’un remède, c’est la suppression de ces énormes Estates, et la création de la moyenne et de la petite propriété. Encore doit-on dire qu’il y a une grande différence entre les plus riches de ces lords anglais, ayant 3 ou 4 millions de francs de revenu rural, s’intéressant d’ailleurs aux progrès agricoles, par tradition, par vanité, par intérêt de popularité, et un État qui à lui seul jouirait d’un revenu foncier de 3 ou 4 milliards de francs et voudrait administrer 30 ou 50 millions de kilomètres carrés par des règles uniformes.

Le propriétaire n’est pas l’être oisif, indolent, neutre que l’on prétend, fruges consumere natus. Il a son rôle essentiel à côté de l’exploitant ou du fermier, et quand il ne le remplit pas, la terre souffre ou dépérit. Quel est ce rôle ? C’est de représenter les intérêts futurs ou perpétuels du domaine, tandis que le fermier n’en représente que les intérêts actuels et passagers. C’est à ce titre que le propriétaire s’oppose à toute exploitation abusive qui détruirait ou amoindrirait les forces productrices du sol ; c’est à ce titre aussi qu’il est ou qu’il doit être le promoteur, l’agent ou l’auxiliaire de toutes les améliorations de longue durée. S’agit-il de drainages ou d’irrigations, de défrichements ou de changements de cultures, de construction de bâtiments qui permettent une production soit moins coûteuse, soit plus abondante, le propriétaire doit intervenir ; en général, il se prête volontiers à cette tâche. Par son origine aussi le propriétaire a d’autres mérites que n’a pas d’ordinaire le fermier ; son esprit est plus éclairé ; avec une moindre compétence pour la technique agricole, il conçoit d’ordinaire mieux les grands intérêts de la culture ; il est ou doit être pour son fermier un conseil ou un guide. Ses capitaux encore sont plus abondants, il les puise souvent à d’autres sources que le revenu de la terre et, assuré de la perpétuité de la possession, confiant en la transmission de l’immeuble dans sa famille, il ne lésine pas sur les sacrifices présents pour une plus-value à venir. C’est donc une erreur de considérer le propriétaire comme une doublure du fermier, comme un parasite du fermier ; c’était autrefois le rôle du décimateur ; ce n’est pas la fonction du propriétaire. Celui qui dépraverait ainsi sa mission ne tarderait pas à déchoir ; il suffit de la liberté des transactions pour faire passer en peu de temps la terre du propriétaire négligent au propriétaire entreprenant[9].

Il est si vrai que les deux conditions de fermier et de propriétaire ne font pas double emploi, qu’on peut se demander si la culture et la propriété ne perdraient pas à ce qu’elles fussent sur toute la surface du pays confondues dans la même personne. Les forces productrices du sol ne seraient-elles pas alors moins ménagées, et la culture ne deviendrait-elle pas plus routinière, plus pauvre, en même temps que la société perdrait une classe intermédiaire qui lui est précieuse ?

C’est une illusion de M. de Laveleye de croire qu’il suppléera à l’initiative de ces milliers de propriétaires ruraux par la lente, uniforme et pédantesque bureaucratie de l’État. Une grande incertitude, un poids énorme de formalités et de règlements pèseraient sur tous les progrès agricoles. Le cultivateur ou le possesseur du sol n’aurait plus le long espoir et les vastes pensées qui seules poussent au sacrifice du revenu actuel pour l’augmentation du revenu futur.

Pour arriver au but qu’il se propose, la nationalisation du sol, les procédés de M. de Laveleye ne sont pas moins sujets à critique que le but lui-même. Il voudrait limiter au degré de cousin germain le droit de succession ab intestat et établir sur les autres successions un impôt spécial pour le rachat de terres que l’État louerait ensuite aux associations ou aux communes ensemble de moyens pernicieux et décevants. La suppression d’une ou deux catégories d’héritiers ab intestat serait une inutile tracasserie. Il y a dans nos sociétés modernes si agitées bien des individus riches qui n’ont pas de parents au degré successible ; on ne voit pas que l’État recueille, d’ordinaire, leur succession les testaments y pourvoient. Tout homme a en horreur d’avoir pour héritier l’État qu’il considère presque comme le néant. Ceux mêmes qui laissent leur fortune à l’État ont soin de prendre des précautions contre l’usage arbitraire ou vulgaire qu’il ferait de leurs biens. Ils ne se soucient pas que les dizaines ou les centaines de mille francs qu’ils ont péniblement amassées aillent se confondre dans le chapitre des « Ressources diverses du budget ». Ils attachent à leur legs des conditions qui conservent à leurs biens quelque individualité et les préservent de la complète confusion avec les colossales recettes de l’État. Le premier moyen suggéré par M. de Laveleye serait donc inefficace. Reste le second, un impôt spécial et accessoire mis sur les successions afin de racheter des terres et de nationaliser peu à peu le sol. Il ne vaut pas mieux que le premier. En France avec des tarifs qui, pour les collatéraux et les héritiers étrangers, oscillent entre 8 et 12 p. 100 (y compris les décimes) et qui, aggravés par les droits de timbre, les frais de justice et d’officiers ministériels, montent à 12 ou 15 p. 100 pour les grandes fortunes, à 20 ou 30 pour les moyennes et absorbent complètement les petites, le produit des droits est de 130 millions de francs[10] ; et encore on ne défalque pas les dettes. Si on les défalquait, le produit de l’impôt baisserait de 30 ou 40 millions de francs, au dire de l’administration, et ne serait plus que de 100 millions au maximum. M. de Laveleye voudrait-il doubler le taux de ces droits successoraux, mettre 16 p. 100 sur les successions entre frères et sœurs, 24 p. 100 sur celles entre personnes non parentes ? En supposant que la fraude n’augmentât pas, que les dissimulations si aisées avec les valeurs mobilières au porteur ne devinssent pas la règle habituelle, le produit total de l’impôt doublé sur les successions en ligne directe ou indirecte ou entre étrangers serait de 260 millions de francs, 130 de plus qu’à l’heure actuelle ? Combien de temps faudrait-il à ce compte pour nationaliser en France le sol dont on estime la valeur à une centaine de milliards ? L’opération demanderait près de 1,000 ans. Mais, dira-t-on, les terres achetées au moyen de cet impôt et affermées à des associations coopératives ou à des particuliers produiraient à l’État un revenu qui viendrait accroître le fonds d’achat de terres pour la nationalisation du sol. Soit, mais quel serait ce revenu, et peut-on espérer beaucoup de toutes ces sociétés coopératives, tenancières de l’État ? Mettons que la durée de l’opération fût abrégée de moitié ce ne serait toujours qu’en quatre ou cinq siècles que le sol serait nationalisé ? Et nous avons supposé par impossible, pour arriver à ce résultat, des impôts exorbitants[11], nous avons accueilli l’hypothèse inadmissible qu’ils seraient exactement payés, et qu’on ne parviendrait pas à s’y soustraire par des dissimulations, et que le progrès de la richesse publique, l’esprit d’épargne, n’éprouveraient aucune atteinte de cette confiscation du cinquième ou du quart des héritages entre collatéraux ou entre étrangers.

Pour accomplir cette nationalisation du sol dans un temps qui n’exigeât pas la durée de vingt ou trente générations, on pourrait indiquer un autre procédé, l’emprunt. L’État emprunterait des milliards qu’il emploierait à racheter des terres pour les affermer ensuite à des associations d’ouvriers. Un économiste anglais, le docteur Fawcet, a fait une grave objection à ce plan : l’État, dit-il, emprunterait à 3 1/2 p. 100, pour racheter un bien rapportant 2 1/2. Bien plus, comme l’État voudrait racheter à la fois de grandes quantités de biens, soit qu’il recourût à des transactions amiables, soit qu’il se servît du procédé de l’expropriation, il ferait hausser la valeur des terres au delà du taux normal. D’un autre côté, il est fort probable qu’il déprécierait son crédit on se soucierait peu de prêter des milliards à un État qui les emploierait dans une semblable aventure. Les risques de l’opération paraîtraient tels, qu’au lieu de trois et demi, le prêteur exigerait sans doute un intérêt de 4 à 5 pour 100.

Sur un point, les idées de M. de Laveleye soutiennent davantage l’examen. Il se plaint que les gouvernements des pays neufs, les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, aliènent d’une manière définitive les terres vacantes pour les sommes dérisoires que nous avons indiquées plus haut (pages 54 et suivantes). Ne pourrait-on, dit-il, au lieu de vendre à perpétuité ces terres moyennant quelques shillings ou quelques dollars l’hectare, les donner pour le même prix en concession pendant soixante-quinze ans, ou cent ans, ou cent cinquante ans, comme le font les lords anglais ? De cette façon, au bout de trois ou quatre générations, la Société rentrerait en possession des terres dont la valeur se serait accrue, elle pourrait supprimer tous les impôts ? Sans doute cet arrangement serait possible, peut-être profitable. Le colon actuel se contenterait vraisemblablement de la perspective d’une jouissance d’un siècle ou d’un siècle et demi. C’est seulement lorsque l’on approcherait du terme de la concession que les difficultés commenceraient, et que le goût des améliorations agricoles pourrait être paralysé. On pourrait alors, il est vrai, par mesure générale, renouveler les conditions de bail pour la même durée d’un siècle ou d’un siècle et demi moyennant une redevance soit une fois payée, soit annuelle. Les colonies et les nations-nouvelles pourraient essayer de ce système il ne faudrait pas, cependant, s’en exagérer les avantages. Le moment du renouvellement dès-concessions ouvrirait toujours pour le pays une terrible crise économique, politique et sociale l’on peut se demander si cette crise ne compenserait pas le revenu que l’État retirerait de ce fermage.

Il est temps de clore ces observations préliminaires sur la propriété foncière. Nous croyons avoir justifié la propriété individuelle, absolue, perpétuelle. Quant au vieux dicton qui fait la liberté dépendante de la propriété du sol, il a été facile de prouver que c’était un sophisme. Dans l’impossibilité de rendre tous les habitants de nos grandes villes propriétaires de la terre qui les nourrit, sans supprimer la division du travail et les agglomérations humaines, on a imaginé ce que l’on a appelé « la jouissance idéale du domaine public ». Un article d’une circulaire d’une société australienne pour la réforme des lois terriennes (Land tenure reform League of Victoria) est ainsi formulé : « L’absence de tout impôt et la liberté absolue de toutes les industries feraient jouir tout habitant du pays, de sa part idéale du domaine public, qu’il en occupe ou non une partie[12] ». Que l’absence de tout impôt et la liberté absolue de toutes les industries soient de bonnes choses, c’est incontestable mais que l’on offre à l’homme, pour justifier le vieux dicton property and liberty, la jouissance d’une part idéale du domaine public, c’est une subtilité puérile. Ou l’on peut être libre sans être propriétaire foncier, ou la liberté a pour condition, non pas la jouissance d’une part idéale de propriété, mais bien une propriété réelle.

  1. Le prix du poisson, par exemple, ne se distribue qu’entre trois classer de copartageants le capitaliste qui a fourni l’argent pour faire la barque, pour acheter les filets, l’entrepreneur qui prend la pêche à ses risques et périls et fait l’avance du salaire, l’ouvrier enfin qui prête son concours et reçoit un salaire fixe, souvent augmenté par une participation aux bénéfices.
  2. L’acre anglais égale 41 ares.
  3. Voir l’Économiste français du 20 décembre 1879.
  4. Voir notre ouvrage : De la colonisation chez les peuples modernes (p. 434). Paris, Guillaumin, éditeur, 1874.
  5. Voyez notre ouvrage sur la Colonisation chez les peuples modernes. Paris, 1874, Guillaumin, éditeur.
  6. De la propriété et de ses formes primitives par Émile de Laveleye. Paris, 1874.
  7. Voici comment s’exprime M. Émile de Laveleye sur cet âge d’or germanique : « Quelle différence entre un des membres de ces communautés de village et le paysan allemand qui occupe aujourd’hui sa place ! Le premier se nourrit de matière animale, de venaison, de mouton, de bœuf, de lait et de fromage, le second de pain de seigle et de pommes de terre ; la viande étant trop chère, il n’en mange que très-rarement aux grandes fêtes. Le premier se fortifie et se délie les membres par des exercices continuels ; il traverse les fleuves à la nage, poursuit l’aurochs des jours entiers dans les vastes forêts, et s’exerce au maniement des armes. Il se considère comme l’égal de tous et ne reconnaît nulle autorité autour de lui. Il choisit librement ses chefs, il prend part à l’administration des intérêts de la communauté ; comme juré, il juge les différends, les querelles, les crimes de ses pairs ; guerrier, il ne quitte jamais ses armes, et il les entrechoque (Wapnatak) lorsqu’une grave résolution est prise. Sa manière de vivre est barbare, en ce sens, qu’il ne songe pas à pourvoir aux besoins raffinés que la civilisation fait naître ; mais elle met en activité et développe ainsi toutes les facultés humaines, les forces du corps d’abord, puis la volonté, la prévoyance, la réflexion. Le paysan de nos jours est inerte ; il est écrasé par ces puissantes hiérarchies politiques, judiciaires, administratives, ecclésiastiques, qui s’élèvent au-dessus de lui ; il n’est pas son maître, il est pris dans l’engrenage social, qui en dispose comme d’une chose. Il est saisi et embrigadé par l’État ; il tremble devant son curé, devant le garde-champêtre ; partout des autorités qui lui commandent et auxquelles il doit obéir, attendu qu’elles disposent, pour l’y contraindre, de toutes les forces de la nation. Les sociétés modernes possèdent une puissance collective incomparablement plus grande que celle des sociétés primitives ; mais dans celles-ci, quand elles avaient échappé à la conquête, l’individu était doué d’une vigueur très-supérieure. Qu’il y ait quelque parcelle de vérité dans ces dernières réflexions, nous ne le contesterons pas, quoique l’état de terreur du paysan appartienne plutôt au passé qu’au présent. Le paysan français s’est déjà fort affranchi de cette servitude morale et de cette dépendance intellectuelle. Pour ce qui est du bonheur de l’ancien Germain, un simple fait suffit pour le contester : ce sont ces invasions des barbares, ces émigrations de tribus entières qui prouvent que l’ancien Germain mourait de faim.
  8. Ce département a environ 47,000 hectares.
  9. Disons, toutefois, que les droits élevés de mutation, comme ils existent en France, empêchent cette transmission prompte de la terre des mains du propriétaire indolent ou incapable aux mains du propriétaire vigilant et habile. Aussi ces énormes droits de mutation sont-ils parmi les plus barbares et les plus funestes de notre régime fiscal.
  10. Voir notre Traité de la Science des finances (2e édition), t. I, p. 502.
  11. Nous avons démontré, dans notre Traité de la Science des finances (2e édition, t. I, pages 500 et suivantes), qu’au lieu d’élever les droits de succession entre collatéraux et entre étrangers, l’État les devrait considérablement réduire.
  12. Laveleye. De la propriété et de ses formes primitives, page 362.