Essais et Notices - Astorga

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ESSAIS ET NOTICES.

ASTORGA.

Emmanuel von Astorga, eine Kunstgeschichte, Stuttgart 1856.

Voici une existence qui ne saurait manquer d’intéresser tous ceux qui aiment à retrouver parfois le roman dans l’histoire. À la variété des incidens, à l’air de vaillantise du héros, on croirait presque avoir affaire à que peintre italien du XVIe siècle, et c’est d’un musicien qu’il s’agit ; il est vrai que ce musicien n’appartient point à notre temps, et qu’il a toujours vécu sous des climats où le pittoresque et la couleur sont comme à demeure. Quoi qu’il en soit, ainsi rétablie par les savantes investigations d’un ingénieux écrivain allemand, cette figure vit et se meut avec un grand charme d’originalité à travers les circonstances les plus émouvantes. Chez nous, les travaux de ce genre sont malheureusement bien rares, et la littérature musicale, tout occupée aux mille détails de la chronique des théâtres, n’a guère le temps d’interroger l’histoire. M. Fétis et M. Delécluze ont, je le sais, tenté la voie de ce côté ; mais avec eux il ne faut s’attendre qu’à des recherches purement chronologiques, où presque toujours la vie manque, cette vie sans laquelle les plus beaux documens ne sont après tout qu’une lettre morte, et que l’imagination a seule en dernier ressort le pouvoir de communiquer aux recherches de la science. Le meilleur biographe qu’eût pu rencontrer en France le Napolitain Astorga, c’est peut-être Henri Beyle, chez qui le sens historique, musicalement parlant, s’unissait si bien aux facultés littéraires indispensables pour en tirer parti ; ce qui ne veut point dire que cette histoire, telle que M. Riehl vient de la retrouver et de la reconstruire, n’ait pas son mérite. J’y reconnais au contraire un très vif intérêt, que je serais heureux de faire partager à mes lecteurs en la leur racontant à ma manière.

Emmanuel d’Astorga vit le jour en Italie, dans la première moitié du XVIIIe siècle. De portrait de lui, je doute qu’il en existe, puisque M. Riehl n’en indique point, mais je me le figure à vingt-cinq ans, l’air noble, élancé, portant haut la tête, les traits spirituels et fins, quoique nettement accusés, et le visage d’une pâleur de spectre avec des yeux noirs étincelans. Ses manières ont l’aisance et la distinction d’un homme habitué à l’éclat des cours, et sous ce masque légèrement ennuyé et dédaigneux, vous saisiriez déjà les traits d’une longue souffrance. Cette expression de tendresse et de mélancolie profonde que respirent ses compositions écrites, sous le bienheureux règne du rococo, en des temps où la musique ignorait les divines langueurs du romantisme, à quelles causes l’attribuer, sinon aux événemens mêmes de son existence, aux diverses épreuves que sa destinée lui fit subir ? C’est encore et toujours l’éternelle histoire de l’âme écrasée sous le poids des réalités humaines et s’échappant du triste milieu qui l’opprime pour se réfugier dans la sphère de l’idéal, comme dans un suprême asile de liberté.

Nous rencontrons Astorga pour la première fois au pied de l’échafaud où deux valets du bourreau le maintiennent et le forcent à se repaître des dernières convulsions de son père, qui vient d’être exécuté pour avoir voulu entraîner la Sicile dans une sédition contre l’autorité du roi d’Espagne Philippe V. Aux suites de cette horrible catastrophe, la mère d’Emmanuel ne devait pas survivre, et l’esprit du malheureux jeune homme fut tellement impressionné de l’abominable sp9ctacle, que sa raison s’en égara. Pendant quelque temps, il fallut renoncer à l’arracher de cette place. Morne, accablé, stupide, ses yeux semblaient ne pouvoir se détacher de la vision qui l’obsédait. Il refusait le boire et le manger, et passait ses jours et ses nuits assis sur une pierre, tantôt immobile et silencieux comme un fantôme, tantôt hurlant le désespoir et la mort, si bien que, la police commençant à prendre ombrage des conséquences qu’un pareil exemple pourrait avoir sur l’imagination inflammable des Siciliens, les choses étaient au moment de mal tourner pour le pauvre orphelin, lorsque la princesse des Ursins, touchée de tant d’infortunes, donna l’ordre qu’on l’amenât en Espagne, où elle le fit entrer au cloître d’Astorga. De là cette pâleur de son visage, de là cette mélancolie profondément empreinte dans ses œuvres : pâleur sincère, mélancolie qui n’a rien d’apprêté comme chez certains modernes. On lit sur ce front la marque d’une destinée tragique, on sent que cet homme a réellement souffert ce qu’il exprime, et que ses chansons, si futiles qu’elles soient, c’est d’une immense douleur qu’il les a tirées.

Sur ses commencemens et sur sa fin, l’obscurité plane. Son nom même reste une énigme. Philippe V en finit d’un seul coup avec le père et avec sa race : les armes, les trésors, les possessions héréditaires, tout, jusqu’au nom de la famille, disparut dans le gouffre de cette vengeance royale. C’est aux paisibles lieux de sa retraite, à ce cloître silencieux où l’art lui révéla ses secrets, qui devaient le rattacher à la vie, qu’Emmanuel emprunta ce nom d’Astorga auquel le fils du supplicié ajouta bientôt de nouveaux titres de noblesse capables de le consoler de ceux dont on l’avait frustré. Je l’ai dit, un égal nuage entoure le berceau et la tombe du maître. M. Riehl n’a lui-même rien à préciser sur ce point, et selon ses conjectures, ce serait dans un couvent de Bohême qu’Astorga aurait fini ses jours. On aime en effet à se le représenter achevant dans la méditation et la prière une vie si douloureusement éprouvée. Le voyez-vous par un beau jour de fête, assis à l’orgue et remplissant le sanctuaire des ineffables mélodies de son âme, où la foi seule a survécu ? Notre peintre Ary Scheffer a dans son atelier, en ce moment, une admirable composition qu’il intitule : les Douleurs humaines transfigurées, œuvre symphonique où reparaissent, nageant dans l’azur lumineux et dépouillant leurs voiles de tristesse à mesure qu’ils franchissent les degrés de l’invisible échelle de Jacob, tous les types dès longtemps chers à son imagination : sainte Monique et Francesca, Béatrix et Marguerite. — Ainsi je me figure les mélodies du frère Emmanuel montant au milieu d’un nuage d’encens sous la coupole tout embrasée des irradiations du soleil à travers les vitraux. Son âme, jadis en proie à tant d’orageuses tourmentes, a retrouvé le calme. Tout à l’heure, après l’office, il ira se promener au bois voisin, comme ce pieux moine de la légende que la voix du mystique oiseau endormit pour cent ans, et ses jours s’écouleront ainsi jusqu’au dernier entre les austères pratiques de l’ordre et les doux recueillemens au fond de sa cellule, quand les enivrantes bouffées du printemps s’exhalent de la terre renouvelée, et que les doigts errent vaguement au clair de lune sur les touches d’ivoire du clavier.

Commencée pour ainsi dire au cloître, ce sera donc aussi dans un cloître que s’achèvera cette existence ; mais, entre le point de départ et l’arrivée, l’incertitude cesse, et le roman s’ouvre sa voie.

De son couvent d’Espagne, Astorga passa à la cour du duc de Parme, où il reçut l’accueil le plus hospitalier, et voua désormais son temps à la pratique de l’art divin dont le pouvoir avait en quelque sorte dissipé les ténèbres de sa raison. Nommé maître de chant de la fille du souverain, il plut à la jeune princesse, et bientôt, la musique aidant, s’établit entre le poétique et beau jeune homme de génie et sa royale élève une de ces tendres liaisons comme en ont tant vu les petites cours d’Italie depuis l’ère mythologique des amours de Tasse et d’Éléonore. Seulement Astorga eut le bon esprit de savoir jouir de son bonheur sans en devenir fou, c’était assez d’avoir une fois perdu la tête, et s’il but à la coupe dangereuse dont s’enivra le merveilleux chantre de la Jérusalem, du moins cette ivresse ne porta pas dans ses sens le délire et la mort. D’ailleurs les mœurs s’étaient fort radoucies en Italie depuis le règne d’Alphonse d’Esté ; le père de l’imprudente princesse, lorsqu’il découvrit le crime, traita la chose en véritable philosophe. Se contentant de séparer les criminels, il envoya la jeune fille faire une retraite aux Ursulines, et s’empressa de procurer au damoiseau une place dans la chapelle impériale, de sorte que ce qui jadis eût irrésistiblement entraîné la perte du coupable lui valut d’être lancé d’un moment à l’autre dans le plus grand monde musical, et ce fut ainsi que l’artiste profita de la déconvenue de l’amoureux. La chapelle de la cour de Vienne, montée sur un très haut pied, était sans contredit à cette époque la meilleure école où pût se développer le talent d’un compositeur. Il faut dire aussi que l’empereur Léopold faisait de sa musique la plus importante affaire, et s’en occupait au point de négliger souvent la politique, donnant à ses chanteurs le pas sur ses ministres. On sait qu’à ce sujet sa mort fut digne de sa vie, et que, sentant venir sa dernière heure, il rassembla autour de son lit tous les musiciens de sa chapelle, et rendit l’âme au milieu d’un ravissant concert de voix et d’instrumens.

L’aventureux gentilhomme sicilien trouva dans Léopold un maître capable de l’apprécier ; l’empereur et lui se convenaient beaucoup, et la faveur du noble musicien grandissait tous les jours, lorsque la mort de son illustre protecteur y mit un terme. À dater de ce moment, Astorga quitte Vienne et court l’Europe, moins en artiste qu’en seigneur, menant partout grande chère et ne vivant qu’avec des princes. Si vagabonde pourtant qu’ait été sa promenade à travers le monde, il ne voulut jamais revoir sa patrie ; mais, tout explicable que puisse être cet éloignement qu’il nourrissait au fond du cœur pour son île natale, Astorga ne réussit point à l’oublier. Malgré lui, l’influence de la Sicile, terre mélodieuse qui devait plus tard produire cette autre élégante et mélancolique figure de Bellini, se retrouve dans ses compositions, dans ses rondos de si douce langueur, dont je ne sais quelle vague remémorance de la patrie lointaine semble régler le rhythme à six-huit. On songe involontairement, en écoulant cette musique de suave et plaintive tendresse, à la voix du nautonnier sicilien modulant au bruit cadencé de la rame cet O sanctissima que la tiède brise des mers emporte au large.

J’ai dit le caractère d’ineffable langueur que les événemens de sa vie ont imprimé aux ouvrages d’Astorga. Plus que toute autre de ses compositions, son admirable Stabat nous fournit la preuve de cette tristesse dominante qui n’abdique jamais, même au sein des gloires paradisiaques. N’est ce pas en effet une idée étrange d’avoir mis en mineur ces paroles toutes rayonnantes de lumière et de soleil : Fac ut animæ donetur paradisi gloria ! — l’idée d’une âme initiée par la douleur aux mystères sacres de l’art, et qui chante en soupirant encore les félicités éternelles ? Et dans ce passage où il est écrit qu’un glaive a transpercé le cœur de la mère de Dieu : Pertransivit gladius, quel effet singulier dans ces basses s’élevant en gammes chromatiques jusqu’au sommet où planent les voix, et déchirant comme au fil de l’épée le tissu de l’harmonie ! Je ne sache pas qu’aucun maître ait jamais rendu cette strophe, tant de fois reproduite en musique, avec plus de puissance et de vraie terreur que le doux Astorga. Vous êtes ému jusque dans les profondeurs de votre être ; vous frissonnez soudain au contact du glaive qui, sur cette place des exécutions capitales, en immolant le père fit saigner le cœur du fils, et vous vous demandez si ce n’est pas en son propre martyrologe qu’à son insu peut-être le grand artiste a puisé les sublimes accens de cette élégie.

Dans le style sacré, une autre grande composition de ce maître, c’est son Requiem, dont nous ne possédons, hélas ! que des fragmens, car tout est obscurité chez cet homme, et le peu qu’on en a et qu’on en sait offre tant de curiosité et d’intérêt, qu’on disputerait volontiers aux ténèbres ce qu’elles ont enseveli.

J’ai parlé plus haut de la musique de chambre d’Astorga. Personne n’ignore quelle chose ridicule était, au XVIIIe siècle, sous le bienheureux règne du rococo, une cantate italienne a voce sola, sorte de pastorale à la Deshoulières, long soupir amoureux autour duquel s’enroulaient coquettement des trilles et des fioritures, comme des devises autour d’un mirliton ; interminable litanie où le berger chantait en mineur les cruautés de sa bergère, et tenait invariablement le majeur en réserve pour célébrer, dans les grandes occasions, l’inexplicable ivresse du triomphe. Qu’on imagine l’ennui mis en musique. Aujourd’hui tout cela ne nous paraît point seulement passé de mode, mais décrépit, caduc et momifié ; vous diriez un octogénaire chantant fleurettes. Pour les vers et pour la forme, les cantates d’Astorga ne valent certes ni plus ni moins ; mais ici l’inspiration est si profonde, le sentiment si chaleureux, qu’on oublie les pauvretés du texte en faveur du sonore tissu qui les recouvre. Cette musique intime d’Astorga, quand on la compare à ce que produisaient vers cette époque les maîtres de l’école napolitaine, nous fait l’effet d’un Murillo qu’on placerait au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture italienne dégénérée. Ce que vous voyez à travers ses hymnes passionnés, à travers ses brûlantes élégies, c’est une sorte de Tasse musical de la cour de Parme exhalant ses galantes langueurs aux pieds de son Éléonore, et non point le pédantesque émule de quelque Nicolo Porpora écrivant gravement des solfèges sur d’amoureux propos. La rêverie, la couleur, un certain romantisme dans l’ensemble de sa physionomie, voilà les qualités principales qui distinguent Astorga de la plupart de ses contemporains, et le rapprochent si curieusement des grands artistes de notre temps. Ajoutons une élégance aimable, beaucoup de grâce à la fois et de dignité, quelque chose en un mot d’élevé, de calme, de discret et de fin, qui dans le musicien dénonce l’aristocrate.

On a maintes fois essayé de peindre l’émotion profonde du bibliophile dépistant un bouquin précieux, la joie concentrée de l’amateur de tableaux découvrant sous la poussière des siècles une toile de maître ; M. Riehl raconte qu’un tressaillement de ce genre s’empara de toute sa personne lorsqu’on compulsant les paperasses enfumées d’une vieille collection hollandaise de manuscrits il mit la main sur deux cantates inédites d’Astorga. Dans le monde des lettres et de la poésie, quelqu’un qui découvre un trésor a d’ordinaire pour première idée de le publier. En fait de découvertes musicales, c’est, je le crains bien, tout le contraire qui se passe ; c’est un charme, à ce qu’il paraît, si délicieux que de posséder un chef-d’œuvre à soi tout seul et d’en jouir sans partage aucun ! Puis combien trouverait-on aujourd’hui en Europe de personnes s’intéressant à Astorga et capables de concourir aux frais d’une édition de ses ouvrages ! Il y a quelques années, à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Sébastien Bach, une gloire universelle celle-là, l’orgueil de l’Allemagne entière, il fallut qu’une société se constituât pour qu’après un siècle une édition correcte et complète des œuvres de ce grand maître national devînt une entreprise possible, et Bach fut publié, ô misère des temps ! par souscription dans sa propre patrie ! Il existe pourtant une édition du Stabat d’Astorga, édition imprimée naguère par les soins de quelques amis enthousiastes et jaloux de mettre le public dans la confidence des beautés qui les avaient ravis. Chose étrange, ici encore tout est anonyme ; si vous parcourez la page servant de frontispice à cette partition, vous n’y voyez qu’une croix, une simple croix, et point de nom, comme sur ces tombes désertes dont la pierre recouvre une existence marquée du sceau de la fatalité. Ce qu’on sait désormais d’Emmanuel d’Astorga, c’est qu’il eut pour père un gentilhomme de race, décapité par la main du bourreau, qu’il fut l’ami des princes de son temps et l’amant d’une belle princesse, tour à tour poète, musicien, damoiseau, anachorète : voilà l’histoire et le roman. Quant aux lacunes, s’il en reste, c’est à l’imagination de les combler en s’aidant de ses œuvres, que je tiens pour le meilleur commentaire de sa vie.


H. BLAZE DE BURY.