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Eve Effingham/Chapitre 25

La bibliothèque libre.
Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 332-343).


CHAPITRE XXV.


— Pour montrer à la vertu ses propres traits, au mépris sa propre image, à chaque âge et à chaque caractère de l’époque sa forme et sa ressemblance.
Shakespeare.



Quand mistress Bloomfield entra dans le salon, elle y trouva presque toute la compagnie réunie. Le « divertissement du feu » avait cessé ; nulle fusée ne traçait plus dans l’air une ligne lumineuse ; mais la lumière artificielle qui éclairait l’appartement faisait plus que suppléer à celle qui avait si récemment brillé au dehors.

M. Effingham et Paul étaient assis près d’une fenêtre ; John Effingham, mistress Hawker et M. Howel étaient occupés d’une discussion animée, assis sur un sofa. M. Wenham, qui était venu dans la soirée, causait avec le capitaine Ducie, et jetait quelquefois un coup d’œil sur le trio dont il vient d’être parlé ; sir George Templemore et Grace Van Courtlandt se promenaient dans la grande salle, et la porte du salon étant restée ouverte, on les voyait de temps en temps passer et repasser.

— Je suis charmé que vous soyez arrivée, mistress Bloomfield, dit John Effingham, car on n’a certainement jamais vu une anglomanie plus prononcée que celle que mon bon ami Howel montre ce soir, et j’espère que votre éloquence pourra lui faire perdre quelques-unes de ces idées contre lesquelles toute ma logique a échoué.

— J’ai peu d’espoir de succès, quand M. John Effingham n’a pu réussir.

— Je n’en sais rien, car, de manière ou d’autre, Howel s’est mis dans la tête que je suis ennemi de l’Angleterre, et il écoute avec méfiance tout ce que je dis de ce pays.

— M. John emploie habituellement de fortes expressions, Madame, dit M. Howel, et il faut avoir égard à la circonstance que son vocabulaire n’en contient pas de plus modérées. Cependant, pour parler franchement, j’avoue qu’il paraît prévenu contre cette grande nation.

— Quel est le point en controverse, Messieurs ? demanda mistress Bloomfield en s’asseyant.

— Voici, Madame, une Revue, publiée en Angleterre, contenant un article sur un ouvrage américain tout récent. Je soutiens que l’auteur de cet ouvrage y est écorché vif, tandis que M. John prétend que le critique ne fait que montrer sa rage, parce que l’ouvrage a un caractère national, et est contraire aux idées et aux intérêts de l’Angleterre.

— Je proteste contre cet exposé de l’affaire ; car j’affirme que le critique fait plus que montrer sa rage, puisqu’il montre en même temps sa sottise, son ignorance et sa mauvaise foi.

— J’ai déjà lu cet article, dit mistress Bloomfield après avoir jeté les yeux sur la Revue, et je dois avouer que mon opinion est entièrement conforme à celle de M. John Effingham.

— Mais ne savez-vous pas, Madame, que cette Revue est sous la protection spéciale de toute la noblesse d’Angleterre, et que tous les gens en place dans ce pays la préfèrent à toute autre ? On dit que des évêques y mettent des articles !

— Je sais que c’est un ouvrage dont le but spécial est de soutenir un des systèmes les plus factices qui aient jamais existé, et qu’il sacrifie tout pour y arriver.

— Vous m’étonnez, mistress Bloomfield. Les premiers écrivains de la Grande-Bretagne figurent dans ses pages.

— D’abord, c’est ce dont je doute beaucoup ; mais, même en admettant le fait, il ne déciderait pas la question. Quoiqu’un homme ayant de la réputation puisse écrire un article pour une Revue, l’article suivant peut être écrit par un homme qui n’en a aucune. Les principes des collaborateurs d’une Revue sont aussi différents que leurs talents.

— Mais l’éditeur est une garantie pour tout l’ouvrage ; et l’éditeur de cette Revue est lui-même un écrivain distingué.

— Un écrivain distingué peut être un grand misérable, et un fait vaut mille conjectures sur un pareil sujet. Mais nous ne savons pas qu’il y ait un éditeur responsable pour des ouvrages de ce genre, car aucun nom ne figure sur le titre, et rien n’est si commun que d’entendre des plaintes vagues sur ce manque de responsabilité. Mais si je vous prouve que cet article ne peut avoir été écrit par un homme ayant tant soit peu d’honneur, monsieur Howel, que direz-vous de la responsabilité de votre éditeur ?

— En ce cas, je serai forcé d’admettre qu’il n’a pas examiné cet article.

— Il admettra tout, plutôt que d’abandonner son idole chérie, dit John Effingham. Que n’ajoutez-vous du moins, ou que l’éditeur est un aussi grand coquin que le critique ?

— Quoi qu’il en soit, je suis charmée que Tom Howel soit tombé en si bonnes mains, dit mistress Bloomfield. Ne l’épargnez pas, je vous prie, monsieur John.

Nous avons dit que mistress Bloomfield avait une perception rapide des choses et des principes, qui allait presque jusqu’à l’intuition. Elle avait lu l’article en question, et, en parcourant les pages, elle y avait trouvé, presque dans chaque phrase, des impostures et des faussetés. Cependant l’écrivain n’avait pas mis beaucoup d’adresse à les accumuler ; il avait évidemment compté sur la facilité que montraient ses lecteurs ordinaires à se contenter de ses assertions sans preuves, et il y avait inséré tant d’absurdités, qu’à moins d’avoir la foi nécessaire pour faire marcher les montagnes, on devait nécessairement douter de sa véracité. Mais M. Howel appartenait à une autre école, et il était tellement habitué fermer les yeux sur les faussetés grossières que mistress Bloomfield avait reconnues du premier coup d’œil, qu’un mensonge auquel il aurait refusé d’ajouter foi, s’il l’avait trouvé dans un autre ouvrage, placé dans cette Revue, prenait à ses yeux toute la dignité de la vérité.

Mistress Bloomfield prit un article de la Revue en question, et y lut plusieurs passages offensants pour le pays natal de M. Howel. L’un de ces passages était : « Le premier jouet de l’Amérique est la queue du serpent à sonnettes. » Que pensez-vous de cette assertion, monsieur Howel ? lui dit-elle ensuite ; la croyez-vous vraie ?

— Oh ! ce n’est qu’une plaisanterie ; c’est tout simplement un trait d’esprit.

— Et qu’en pensez-vous comme trait d’esprit ?

— Certainement je ne dirai pas que ce soit une perle de la plus belle eau ; mais les plus grands esprits sont sujets à des inégalités, et ne sont pas toujours également heureux dans leurs plaisanteries.

— Et que direz-vous de cet autre passage ? demanda mistress Bloomfield après avoir lu quelques lignes dans lesquelles l’écrivain disait positivement que les dépenses du département civil du gouvernement des États montaient à une somme six fois plus forte que ce qu’il coûte réellement.

— Notre gouvernement paie si mal ses employés, que j’attribue cette erreur à la générosité de l’écrivain.

— Eh bien ! continua la dame en souriant ; en voici un autre dans lequel cet écrivain affirme que le congrès a porté une loi pour détendre de construire des vaisseaux au-dessus d’un certain port, afin de plaire à la démocratie, et que le pouvoir exécutif a éludé cette loi et en a fait construire d’un port beaucoup plus considérable ; tandis qu’il existe au contraire une loi qui ordonne qu’il ne soit construit aucun vaisseau au-dessous du port de soixante-quatorze canons ; information que, soit dit en passant, je tiens de M. Powis.

— C’est ignorance, Madame. On ne peut supposer qu’un écrivain anglais connaisse toutes les lois d’un pays étranger.

— Et pourquoi donc a-t-il l’audace de faire de fausses assertions, qui tendent à décréditer ce pays ? — Mais en voici un autre : « Dix mille des hommes qui ont combattu à Waterloo auraient traversé toute l’Amérique septentrionale. » Croyez-vous cela ; monsieur Howel ?

— Ce n’est qu’une opinion, mistress Bloomfield. Tout homme peut se tromper dans ses opinions.

— Cela est vrai ; mais c’est une opinion énoncée en l’an de grâce 1828, après les batailles de Bunker’s hill, de Monmouth, de Plattsburg, de Saratoga, et de la Nouvelle-Orléans, et après qu’il a été prouvé qu’une armée assez semblable à dix mille des hommes qui ont combattu à Waterloo ne pouvait avancer même de dix milles dans notre pays.

— Eh bien ! eh bien ! c’est une preuve que cet écrivain peut se tromper dans ses idées.

— Pardon, monsieur Howel ; je crois d’après vos propres aveux, que c’est une preuve que son esprit ne vaut pas mieux que ses traits d’esprit ; qu’il ignore complètement ce qu’il prétend bien savoir, et que ses opinions ne valent pas mieux que ses connaissances. Tout cela bien prouvé contre un homme, qui par sa profession seule, prétend en savoir plus que les autres, doit le faire paraître bien méprisable.

— Mais vous avez été chercher tout cela dans une vieille Revue. Voyons l’article sur lequel cette discussion a commencé.

— Volontiers.

Mistress Bloomfield envoya chercher dans la bibliothèque l’ouvrage critiqué dans un numéro tout récent de la même Revue, et prenant l’article en question, elle lut tout haut quelques-unes des observations critiques qui s’y trouvaient ; et prenant les passages qui y correspondaient dans l’ouvrage américain, elle fit voir l’inexactitude des citations, les omissions de parties essentielles du texte, et dans plusieurs cas de mauvaises plaisanteries faites aux dépens de la pureté de la langue anglaise. Elle lut ensuite quelques-unes de ces assertions audacieuses qui rendent cette Revue si remarquable, et qui ne permettaient à aucune personne de bonne foi de douter qu’elles ne fussent faites contre toute vérité.

— Mais voici un exemple qui ne vous laissera rien à répliquer, monsieur Howel, continua-t-elle ; faites-moi le plaisir de lire ce passage.

M. Howel prit la Revue, lut le passage en question, et leva ensuite les yeux sur mistress Bloomfield.

— Le but de cet écrivain n’est-il pas de prouver que l’auteur est tombé en contradiction avec lui-même ?

— Certainement, Madame ; et il est clair que ce reproche est fondé.

— À ce que dit votre écrivain favori, qui l’en accuse en propres termes. Mais voyons ; quel est le fait ? Voici le passage dans l’ouvrage critiqué. D’abord vous remarquerez que la phrase qui contient la contradiction prétendue est mutilée ; la partie qui en est omise donnant un sens diamétralement contraire à celui qu’elle présente sous les ciseaux du critique.

— Je conviens que cela a quelque vraisemblance.

— Remarquez ensuite que la dernière phrase du même alinéa, phrase qui a un rapport direct au point en question, est changée de place ; qu’on l’a fait paraître comme faisant partie d’un autre alinéa, ce qui lui donne un sens tout différent de celui que l’auteur a positivement exprimé.

— Sur ma parole, je ne puis dire que vous n’ayez pas raison.

— Eh bien ! monsieur Howel, nous avons eu des traits d’esprit qui n’étaient pas des perles de la plus belle eau ; de l’ignorance quant aux faits, des méprises dans les assertions les plus positives ; dans quelle catégorie, comme dirait le capitaine Truck placez-vous ce que vous venez de lire ?

— C’est littéralement une fraude, dit John Effingham ; et l’homme qui l’a commise est essentiellement un coquin.

— Je crois que ces faits ne peuvent être contestés, dit mistress Bloomfield en jetant sur la table avec un air de mépris la Revue favorite de M. Howel ; et je dois dire que je n’aurais pas cru qu’il fût nécessaire aujourd’hui de prouver le caractère général de cette Revue à aucun Américain doué d’une intelligence ordinaire, et encore moins à un homme aussi sensé que monsieur Howel.

— Mais, Madame, répliqua l’opiniâtre M. Howel, il peut y avoir beaucoup de vérité et de justice dans le reste de l’article, quoiqu’il s’y trouve quelque méprise.

— Avez-vous jamais été membre d’un jury, Howel ? demanda John Effingham avec son ton caustique.

— Très-souvent, et même du grand jury.

— Eh bien ! le juge ne vous a-t-il jamais dit que lorsqu’un témoin est convaincu de mensonge sur un point, son témoignage est inadmissible sur tous les autres ?

— Cela est vrai ; mais il s’agit ici d’une Revue et non d’un jugement.

— La distinction est certainement très-bonne, dit mistress Bloomfield en riant ; car rien ne peut être en général plus différent d’une Revue qu’un jugement équitable.

— Mais je crois que vous conviendrez, ma chère dame, que la critique de cet écrivain est sévère, mordante ; je ne crois pas avoir lu rien de plus piquant de ma vie.

— Elle ne contient que des épithètes, monsieur Howel, et c’est la manière de critiquer la plus facile et la plus méprisable. Si deux hommes s’adressaient en votre présence de pareilles injures, je crois que vous n’éprouveriez que du dégoût. Quand une pensée est claire et juste, elle n’a guère besoin d’être relevée par des épithètes. On ne les emploie que pour cacher le manque de talent.

— Eh bien ! eh bien ! mes amis, dit M. Howel en allant joindre Grace et sir George, cela est différent de ce que je pensais d’abord, mais je crois encore qu’en général vous estimez trop peu cette Revue.

— J’espère que cette petite leçon refroidira un peu l’ardeur de la foi de M. Howel dans les journalistes étrangers, dit mistress Bloomiield dès qu’il fut assez loin pour ne pouvoir l’entendre ; je n’ai jamais vu un adorateur d’idole plus crédule et plus aveugle.

— Cette école diminue, mais elle est encore nombreuse, dit John Effingham ; des hommes comme Tom Howel, dont toutes les pensées ont suivi la même direction toute leur vie, ne changent pas facilement d’opinion, surtout quand une admiration qui vient de loin, — de cette distance « qui prête de l’enchantement à la vue, » — est la base de leur croyance. Si cet article eût été imprimé en forme de placard et affiché au coin de la rue dans laquelle il demeure, Howel serait le premier à dire que c’est l’ouvrage d’un drôle sans principes et sans talents, et qu’il ne méritait pas une seconde pensée.

— Je crois pourtant qu’après avoir vu si clairement la fraude de cet écrivain, il deviendra plus réservé, sinon plus sage.

— Lui pas du tout. Si vous voulez excuser une comparaison triviale, je dirai qu’il sera comme la truie qui, après avoir été bien lavée, retourne se vautrer dans la fange. Je n’ai jamais vu un homme de cette école complètement guéri, à moins qu’il n’ait été lui-même l’objet d’une attaque ou qu’il n’ait été à portée d’examiner personnellement et de plus près la vanité de cette prétendue supériorité européenne. Il n’y a qu’une semaine que j’eus une discussion sur l’humanité et l’amour de la liberté dans le pays qui en est un modèle de perfection. Je lui citai le fait que l’Angleterre avait eu recours au tomahawk des sauvages dans les guerres avec ce pays, et il m’affirma positivement que les Sauvages indiens ne tuaient jamais ni femmes ni enfants, — à moins que ce ne fussent les femmes et les enfants de leurs ennemis. — Et quand je lui dis que les Anglais, comme beaucoup d’autres peuples, ne faisaient cas que de leur propre liberté, il me répondit froidement que la liberté anglaise était la seule qui méritât qu’on en fît cas.

— Oh ! oui, dit le jeune M. Wenham, qui avait entendu la fin de cette conversation ; M. Howel est si complètement Anglais qu’il nie que l’Amérique soit le pays le plus civilisé du monde, et que nous parlions notre langue mieux qu’aucune autre nation ne parla jamais la sienne.

— C’est un acte manifeste de trahison ! dit mistress Bloomfield faisant un effort pour conserver sa gravité ; — car M. Wenham n’était pas très-exact sur l’article de la prononciation, et il prononçait invariablement « been, ben ; does, douze ; nothing, nawthing ; few, foo, etc. » ; — et M. Howel devrait être traduit à la barre de l’opinion publique pour cet outrage.

— Nos ennemis eux-mêmes conviennent en général que notre manière de parler est la meilleure du monde entier, et je crois que c’est pour cette raison que notre littérature s’est élevée si rapidement bien au-dessus de celle de toutes les autres nations.

— Ce fait est-il bien certain ? demanda mistress Bloomfield, curieuse de savoir ce qu’il répondrait à cette question.

— Je crois que personne ne peut le nier. — Monsieur Dodge, vous me soutiendrez sur ce point.

L’éditeur du Furet actif s’était approché assez à temps pour entendre le sujet de la conversation. La manière de parler de ces deux individus se rapprochait à bien des égards, et avait pourtant aussi des points de différence. M. Wenham était né à New-York, et son dialecte était celui de la Nouvelle-Angleterre, enté sur le hollandais et le vieux anglais, tandis que M. Dodge conservait religieusement, non seulement l’accent et la prononciation de sa province, mais même la signification particulière qu’on y donne à différentes expressions. Ainsi, dans sa bouche, « dissipation » signifiait ivrognerie ; « laid » vicieux ; « adroit » de bonne humeur, etc. ; et il y tenait avec une opiniâtreté qui puisait une grande partie de sa force dans le fait qu’il était hors de son pouvoir de se défaire de cette habitude. Malgré ces petites particularités, — particularités remarquables pour tous ceux qui n’habitaient pas la même province, — M. Dodge avait aussi une grande idée de sa supériorité sous le rapport de la langue, et il parlait toujours de ce sujet comme d’un fait établi, incontestable.

— Les progrès de la littérature américaine sont réellement étonnants, répondit l’éditeur. Je crois qu’il est universellement reconnu aujourd’hui dans les quatre parties du monde que l’éloquence de la chaire et du barreau a atteint son apogée parmi nous ; nous possédons les meilleurs poëtes du siècle, et onze de nos romanciers surpassent tous ceux des autres pays. La société philosophique américaine est également considérée, je crois, comme le corps le plus savant qui existe aujourd’hui, à moins que la Société historique de New-York ne lui dispute cet honneur : les opinions se partagent entre elles ; quant à moi, je crois qu’il serait difficile de donner la palme à l’une de préférence à l’autre. Et à quelle hauteur le drame ne s’est-il pas élevé depuis quelques années ! Le génie commence à devenir trop commun en Amérique.

— Vous oubliez de parler de la presse, dit M. Wenham ; je crois que nous pouvons être aussi fiers de la haute réputation qu’elle a acquise, que d’aucune autre chose.

— Pour vous dire la vérité, Monsieur, dit Steadfast en le prenant par le bras, et en l’emmenant si lentement d’un autre côté que mistress Bloomfield et John Effingham purent encore entendre la suite de la conversation, la modestie est la compagne si inséparable du mérite, que nous autres, qui nous occupons de cette haute profession, nous n’aimons pas à rien dire en notre faveur. Jamais vous n’avez à reprocher à un journal la faiblesse de se vanter lui-même ; mais, entre nous, je puis dire qu’après avoir examiné de très-près l’état de la presse dans les autres pays, j’en suis venu à la conclusion que, pour les talents, le goût, l’impartialité, la philosophie, le génie, l’honneur et la véracité, la presse des États-Unis est infiniment au-dessus. Ici, M. Dodge était si loin, que le reste de la phrase fut perdu ; mais, d’après la modestie bien connue de l’éditeur, on ne peut guère douter de la manière dont il la finit.

— On dit en Europe, dit John Effingham, ses traits exprimant le froid sarcasme qui lui était habituel, qu’il y a la jeune et la vieille France ; je crois que nous venons d’avoir des échantillons passables de la vieille et de la jeune Amérique la première dépréciant tout ce qui est la production du pays, jusqu’à une pomme de terre ; la seconde y trouvant tout parfait, jusqu’à elle-même.

— Il paraît y avoir dans le genre humain, dit mistress Bloomfield, une sorte d’inquiétude semblable au balancier d’une pendule. Elle tient l’opinion vibrant sans cesse autour du centre de la vérité. Je crois que rien n’est plus rare dans le monde que de trouver un homme ou une femme qui ne soit pas porté, en renonçant à une erreur, à se jeter dans l’extrême contraire. Après avoir cru que nous ne possédions rien qui méritât une pensée, nous en sommes arrivés à la conclusion que rien ne nous manque.

— Oui ; et c’est une des raisons qui font que tout le reste du monde rit à nos dépens.

— Rit à nos dépens, monsieur Effingham ! J’avais supposé que le nom américain était en bonne odeur, du moins dans quelques portions du monde.

— En ce cas, ma chère mistress Bloomfield, vous vous êtes considérablement trompée. Il est vrai que l’Europe commence à nous faire l’honneur de croire que nous valons mieux qu’elle ne le supposait autrefois ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elle nous regarde comme étant placés sur le même niveau que les autres peuples.

— Ils ne peuvent certainement nous refuser l’esprit d’entreprise, l’énergie, l’activité !

— Qualités auxquelles ils donnent les jolis noms de cupidité, d’astuce et d’escroquerie. Je suis pourtant loin, très-loin, de croire tout ce qu’il convient aux intérêts et aux préjugés de l’Europe, et surtout de notre vénérable parente, la vieille Angleterre, de dire et de penser au préjudice de ce pays ; car je suis convaincu, au contraire, qu’il s’y trouve autant de mérite substantiel que chez quelque autre nation que ce soit ; mais en se débarrassant d’un assortiment d’anciens vices et d’anciennes folies, il n’a pas eu la sagacité de découvrir qu’il en contracte d’autres, qui ne sont pas moins intolérables.

— Que regardez-vous donc comme notre plus grande erreur, notre point le plus faible ?

— Le provincialisme, avec sa suite de préjugés étroits, et une disposition à ériger la médiocrité en perfection, sous la double influence d’une ignorance qui vient inévitablement du manque de bons modèles, et d’une tendance irrésistible à la médiocrité, dans une nation où l’opinion publique domine si impérieusement.

— Mais l’opinion publique ne domine-t-elle point partout ? — n’est-elle pas toujours plus forte que la loi ?

— Cela peut être vrai dans un certain sens, mais dans un pays comme celui-ci, sans capitale, où tout est province, dans lequel l’intelligence et le goût sont épars, cette opinion publique ne peut avoir sa direction ordinaire. L’impulsion lui est donnée par la force du nombre, et non par la force du raisonnement. De là vient que l’opinion publique n’atteint que rarement ou jamais la vérité absolue. — Je vous accorde que sous le rapport de la médiocrité le pays est bien, mieux même qu’on ne pourrait l’espérer, mais il ne s’élève pas plus haut.

— Je sens la justesse de vos remarques, et je suppose que c’est à ces causes que nous devons attribuer tous ces superlatifs qui sont d’un usage si général.

— Sans contredit. On en est venu à craindre de dire la vérité, quand cette vérité est un peu au-dessus de l’intelligence commune, et vous voyez à quelle flatterie dégoûtante ont recours tous les serviteurs du public, comme ils s’appellent, pour augmenter leur popularité, au lieu de parler comme le besoin l’exige.

— Et qu’en résultera-t-il ?

— Dieu le sait. Tandis que l’Amérique, dans son état de liberté, s’est débarrassée plus promptement que d’autres nations des préjugés de l’ancienne école, elle en substitue d’autres qui lui sont propres, et qui ne sont pas à l’abri de dangers sérieux. Nous pouvons y résister ; les maux de la société peuvent se corriger d’eux-mêmes, mais il y a un fait qui nous menace de plus de maux que je n’en craindrais de toute autre part.

— Vous voulez dire la lutte politique qui s’est manifestée depuis peu sérieusement entre l’argent et le nombre ?

— Cela a ses dangers ; mais il y a un autre mal encore plus grand : je veux parler de la disposition très-générale à restreindre aux hommes politiques toute discussion politique. Ainsi tout particulier qui aurait la présomption de discuter une question politique, serait regardé comme à la merci de tous ceux qui auraient une opinion différente de la sienne. On nuirait à sa fortune, à sa réputation et à son bonheur domestique, s’il était possible ; car à cet égard l’Amérique est le pays le plus intolérant que j’aie jamais vu. Dans tous les autres pays où la discussion est permise, il y a du moins une apparence d’impartialité, quoi qu’on puisse faire en secret ; mais ici il semble suffisant pour justifier le mensonge, l’injustice et la fraude la plus insigne, d’établir que l’individu attaqué a eu l’audace de se mêler de questions relatives aux affaires publiques, sans être ce qu’il plaît au peuple d’appeler un homme public. À peine est il nécessaire de dire que lorsqu’une pareille opinion prend l’ascendant, elle doit nécessairement déjouer les véritables intentions d’un gouvernement populaire.

— Maintenant que vous m’en parlez, je crois en avoir vu des exemples.

— Vu, ma chère mistress Bloomfield ! On en voit autant qu’il se trouve d’hommes pour énoncer une opinion qui ne sert pas celle d’un parti. Ce n’est pas pour se lier avec un parti qu’on dénonce un homme dans ce pays, c’est pour oser faire alliance avec la vérité. Un parti en souffrira un autre, mais aucun parti ne peut souffrir la vérité. Il en est de la politique comme de la guerre des régiments ou des soldats isolés peuvent déserter, et ils seront reçus à bras ouverts par leurs ci-devant ennemis, car l’honneur militaire va rarement jusqu’à refuser du secours, de quelque genre qu’il soit ; mais les uns et les autres feront feu sur les citoyens qui ne veulent que défendre leurs domiciles et leurs foyers.

— Vous tracez de tristes tableaux de la nature humaine, monsieur John Effingham.

— Tristes parce qu’ils sont vrais, mistress Bloomfield. L’homme est pire que les animaux ; et pourquoi ? parce qu’il a un code qui lui indique le bien et le mal, et qu’il ne le respecte jamais. Il parle de la variation de la boussole, et prétend même en calculer les changements ; mais personne ne peut expliquer le principe qui cause l’attraction ou qui la dérange. Ainsi sont faits les hommes : ils prétendent toujours voir ce qui est bien ; mais leur vue suit constamment une ligne oblique, et l’on ne risque pas de se tromper dans ses calculs en lui supposant une certaine variation.

— Mais voici miss Effingham parée avec le plus grand soin, et plus belle que je ne l’ai jamais vue.

Ils échangèrent rapidement un regard, et comme s’ils eussent craint réciproquement de se faire connaître leurs pensées, ils s’avancèrent tous deux vers notre héroïne comme pour la recevoir.