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Eve Effingham/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 35-54).


CHAPITRE IV.


Je suis prêt. — Et moi. — Et moi. — Où irons-nous ?
Shakespeare.



Grace Von Courtlandt fut la première à reparaître après la retraite générale du salon. On a dit bien souvent que, quelque jolies que soient incontestablement les Américaines, elles le paraissent au total encore plus en demi-toilette que lorsqu’elles sont parées pour un bal. Elles connaissent peu ce qu’on appellerait grande parure dans les autres parties du monde ; mais, faisant le contraire de ce qui se pratique en Europe, où les femmes mariées se costument avec le plus grand soin, tandis qu’on recommande aux jeunes personnes une stricte simplicité dans leur mise, Grace parut alors suffisamment parée aux yeux difficiles du baronnet, tandis qu’il pensait en même temps qu’elle méritait moins que la plupart de ses jeunes compatriotes l’observation critique que nous venons de faire.

Un embonpoint qui n’était que suffisant pour la distinguer d’un grand nombre de ses compagnes, de belles couleurs, des yeux brillants, un sourire plein de douceur, des cheveux superbes, des mains et des pieds comme sir George s’était imaginé, sans savoir pourquoi, que des filles de pairs et de princes pouvaient seules en avoir, rendaient Grace ce soir-là si particulièrement attrayante, que le jeune baronnet commença sérieusement à la trouver plus belle que sa cousine même. Il y avait aussi dans la simplicité naturelle de Grâce un charme singulièrement séduisant pour un homme élevé au milieu de la froideur et du maniérisme des hautes classes d’Angleterre. Mais cette simplicité était modifiée en elle par la réserve et la retenue ; car les manières exagérées de la nouvelle école n’avaient diminué en rien la dignité de son caractère, ni affaibli le charme attaché à la défiance de soi-même. Son éducation n’avait certainement pas acquis le même fini que celle d’Ève, circonstance qui portait peut-être sir George à lui supposer un peu plus de simplicité qu’elle n’en avait ; mais ni dans ses paroles ni dans ses actions on ne remarquait jamais rien qui dérogeât le moins du monde à la dignité de son sexe ; et en dépit de toutes les règles arbitraires et capricieuses de la mode, personne n’aurait pu, dans quelque circonstance que ce fût, dire que Grace Van Courtlandt avait l’air commun. À cet égard, la nature semblait être venue à son aide car, si le cercle dans lequel elle vivait ne l’eût pas mise bien au-dessus d’une telle imputation, personne n’aurait pu croire qu’elle y aurait été exposée, quand même le hasard de la naissance l’eût placée à plusieurs degrés plus bas dans le monde.

On sait parfaitement que lorsque l’éducation a établi entre des individus une ressemblance suffisante pour que nos principes et nos habitudes ne reçoivent aucun choc violent, nous accordons une affection de préférence à ceux dont le caractère et les dispositions ressemblent le plus aux nôtres. C’est probablement une des raisons qui firent que sir George Templemore, qui savait fort bien depuis quelque temps qu’il n’avait rien à espérer du côté de miss Effingham, commença à regarder sa cousine, presque aussi aimable, avec un vif intérêt d’une nature toute nouvelle. Douée de pénétration et désirant vivement le bonheur de Grace, miss Effingham avait déjà découvert le changement survenu dans les inclinations du jeune baronnet. Elle s’en réjouissait en ce qui la concernait personnellement, mais elle ne le vit pas sans inquiétude pour sa cousine, car elle savait mieux que la plupart de ses concitoyennes combien la tranquillité d’âme d’une Américaine court de dangers quand elle se trouve transplantée dans les cercles plus artificiels de l’ancien monde.

— Je compterai particulièrement sur vos bons offices, miss Van Courtlandt, s’écria le baronnet quand il vit entrer dans la bibliothèque Grace, brillant d’une beauté rehaussée par la parure, pour faire excuser par mistress Jarvis et mistress Hawker la liberté que je vais prendre ; et il faudrait qu’elles eussent le cœur bien froid et qu’elles fussent bien peu chrétiennes, si elles pouvaient résister à une telle médiatrice.

Grace n’était pas accoutumée à une adulation de cette espèce ; car, quoique le baronnet parlât avec un ton de gaieté qui pouvait faire croire qu’il plaisantait, son air d’admiration était trop visible pour échapper à l’instinct d’une femme. Elle rougit, et, reprenant sa présence d’esprit à l’instant même, elle répondit avec une naïveté qui avait mille charmes pour celui qui l’écoutait

— Je ne vois pas pourquoi miss Effingham et moi nous hésiterions à vous présenter à ces deux dames. Mistress Hawker est notre parente, notre amie intime, — la mienne, du moins, — et quant à la pauvre mistress Jarvis, c’est la fille d’un ancien voisin, et elle sera trop charmée de nous voir pour faire des objections. Je crois que toute personne d’une certain… Grace hésita un instant.

— Toute personne d’une certaine… ? répéta sir George, comme pour l’inviter à finir la phrase.

— Ce que je veux dire, c’est que toute personne de cette maison est sûre d’être bien reçue dans Spring-Street.

— Pure et naturelle aristocratie ! s’écria le baronnet avec un air de triomphe affecté. Vous le voyez, monsieur John Effingham, ceci vient à l’appui de mes arguments.

— Je pense comme vous, sir George, répondit John ; — autant d’aristocratie naturelle qu’il vous plaira, mais non d’aristocratie héréditaire.

L’arrivée d’Ève et de mademoiselle Viefville interrompit cette plaisanterie, et les voitures étant à la porte, John Effingham alla chercher le capitaine Truck, qui était dans le salon avec M. Effingham et Aristobule.

— J’ai laissé Édouard discutant des baux et des procès avec son gérant, dit John Effingham en rentrant avec le capitaine ; avant dix heures, ils auront préparé un joli mémoire de frais.

Ève sortit sur-le-champ de la bibliothèque pour aller à la porte de la rue ; John Effingham la suivit ; Grace et mademoiselle Viefville passèrent ensuite ; le baronnet et le capitaine formèrent l’arrière-garde. Grace fut surprise que sir George ne lui eût pas offert le bras ; car elle était accoutumée à cette attention, même dans des occasions où elle lui était plus à charge qu’agréable mais sir George s’en abstint, parce qu’il craignait qu’elle ne l’accusât de trop de familiarité.

Miss Van Courtlandt, étant très-répandue dans le monde, avait un équipage ; elle y monta avec sa cousine et mademoiselle Viefville ; les autres prirent place dans la voiture de M. Effingham. Les cochers reçurent ordre de les conduire dans Spring-Street, et l’on partit.

Mistress Jarvis et la famille Effingham avaient fait connaissance parce qu’ils étaient voisins de campagne ; mais la société qu’ils voyaient à New-York était aussi distincte que s’ils eussent habité deux hémisphères différents, et leurs relations s’y bornaient à quelques visites du matin, et, de temps en temps, à un dîner en famille, chez M. Effingham. Telle était la nature de leurs liaisons avant le voyage que M. Effingham avait fait en Europe avec sa fille, et il paraissait qu’elles allaient continuer sur le même pied qu’autrefois. Sous bien des rapports, on n’aurait pu trouver deux êtres plus différents que M. et mistress Jarvis. Le mari était un homme simple, sensé, laborieux, tout occupé de ses affaires ; la femme était tourmentée du désir de figurer dans le grand monde. Le premier sentait parfaitement que M. Effingham, par son éducation, ses manières et sa position dans le monde, était d’une classe entièrement distincte de la sienne, et sans chercher à en analyser la cause, sans le moindre sentiment d’envie ou de mécontentement, comme sans lui faire bassement la cour, il se soumettait à cet ordre de choses. Mistress Jarvis, au contraire, exprimait souvent sa surprise qu’il existât à New-York quelqu’un qui eût la présomption de se croire au-dessus d’eux, et une remarque de ce genre donna lieu à la conversation qui suit, dans la matinée du jour où elle avait l’assemblée à laquelle nous conduisons le lecteur.

— Comment savez-vous, ma chère, qu’il existe quelqu’un qui se croie au-dessus de nous ? lui demanda son mari.

— Pourquoi se trouve-t-il des gens qui ne nous rendent pas de visites ?

— Pourquoi n’en faites-vous pas vous-même à tout le monde ? Notre maison serait trop petite, si nous voulions seulement y recevoir tous ceux qui demeurent dans cette rue.

— Vous ne voudriez sûrement pas que j’allasse voir les femmes des épiciers et des autres marchands du voisinage. Ce que je veux dire, c’est que tous les gens d’une certaine sorte doivent voir tous les gens de la même sorte dans la même ville.

— Vous feriez, sans doute, des exceptions, ne fût-ce qu’à cause, du nombre. J’ai vu, ce matin même, sur une charrette, le no 3650 ; et si toutes les femmes de ces charretiers allaient se voir, chacune d’elles aurait dix visites à faire par jour pour compléter la liste dans le cours de l’année.

— Je ne puis jamais réussir à vous faire comprendre ces choses-là, monsieur Jarvis.

— Je crains, ma chère, que ce ne soit parce que vous ne les comprenez pas vous-même. Vous dites d’abord que tout le monde doit se rendre des visites réciproquement, et ensuite vous n’en voulez faire qu’à ceux que vous croyez dignes de recevoir celle de mistress Jared Jarvis.

— Ce que je veux dire, c’est que personne à New-York n’a le droit de se croire au-dessus de nous.

— Au-dessus ? Dans quel sens ?

— Dans le sens que certaines gens s’imaginent que nous ne valons pas la peine qu’ils nous rendent visite.

— Ce peut être votre opinion, ma chère ; mais d’autres peuvent penser différemment. Il est évident que vous vous croyez trop au-dessus de mistress Oignon, la fruitière, pour lui rendre visite, et c’est pourtant une excellente femme dans son genre. Et comment pouvons-nous savoir si d’autres ne pensent pas que l’éducation que nous avons reçue n’a pas été aussi brillante que la leur ? L’éducation est une chose positive, mistress Jarvis, et elle a beaucoup plus d’influence que l’argent sur les plaisirs d’une réunion. Il peut nous manquer cent petites perfections qui échappent à notre ignorance, et que ceux qui les possèdent jugent essentielles.

— Je n’ai jamais vu un homme qui ait l’esprit si peu sociable ! Réellement, monsieur Jarvis, vous n’êtes pas digne d’être citoyen d’une république !

— Je ne vois pas ce qu’une république a de commun avec cette question. D’abord, il est singulier que vous vous serviez de ce mot, du moins dans le sens que vous lui donnez ; car, d’après la manière dont vous l’entendez, vous êtes aussi anti-républicaine qu’aucune femme que je connaisse. — Mais une république n’implique pas nécessairement l’égalité des conditions, ni même l’égalité des droits. Ce n’est que la substitution des droits du peuple aux droits d’un prince. Si vous eussiez dit une démocratie, ce terme eût été plus plausible ; mais, même en ce cas, il ne serait pas, en bonne logique, applicable à la question. Si je suis libre et démocrate, je me flatte d’être assez juste pour permettre aux autres d’être aussi libres et aussi démocrates que moi.

— Et qui désire le contraire ? Tout ce que je demande, c’est d’être regardée comme digne d’aller de pair avec qui que ce soit dans ce pays, — dans les États-Unis d’Amérique.

— Je quitterais dans huit jours les États-Unis d’Amérique, si je croyais qu’un état de choses si intolérable y fût nécessaire.

— Vous, monsieur Jarvis, vous qui êtes membre du comité de Tammany-Hall !

— Oui, mistress Jarvis, moi membre du comité de Tammany-Hall. Quoi ! pensez-vous que je veuille voir trois mille six cent cinquante charretiers entrer dans ma maison et en sortir la pipe à la bouche ?

— Qui pense à vos charretiers et à vos fruitières, monsieur Jarvis ? Je ne parle que des gens comme il faut.

— En d’autres termes, ma chère, vous ne parlez que de ceux que vous regardez comme étant au-dessus de vous, et vous laissez à l’écart ceux qui vous envisagent sous le même point de vue. Ce n’est point là ma démocratie et ma liberté. Je crois qu’il faut deux personnes pour faire un marché ; et quoique je puisse consentir à dîner avec M. A―, s’il ne veut pas dîner avec moi, tout est dit.

— Vous touchez à un point qui tient à la question. Nous avons plusieurs fois dîné chez M. Effingham avant son voyage en Europe, et vous n’avez jamais voulu me permettre d’inviter M. Effingham à dîner chez nous. C’est ce que j’appelle de la bassesse.

— Cela serait vrai si je l’avais fait pour épargner mon argent. J’ai dîné chez M. Effingham, parce que sa compagnie me plaît, — parce que c’est un ancien voisin, et parce que j’aime l’élégance tranquille de sa table et de sa maison. Je ne l’ai pas invité à dîner chez moi, parce que j’étais sûr qu’il serait plus satisfait de cet aveu tacite de sa supériorité sur moi à cet égard que du fracas et de la gaucherie de nos efforts pour le payer en nature. Édouard Effingham reçoit assez d’invitations à dîner pour ne pas tenir un compte de doit et avoir avec ses convives, ce qui, suivant moi, sent un peu trop les manières de New-York.

— Fracas ! gaucherie ! je ne vois pas que vous fassiez plus de fracas et de gaucheries que M. Effingham lui-même.

— Non, ma chère ; je suis un homme paisible et sans prétentions, comme la grande majorité de mes concitoyens, grâce au ciel.

— Pourquoi donc parler de ces différences, dans un pays où la loi n’en établit aucune ?

— Pour la même raison que je parle de la rivière au bout de cette rue, ou parce qu’il y a une rivière. Une chose peut exister sans qu’une loi l’ordonne. Aucune loi n’enjoignait de bâtir cette maison, et pourtant elle a été bâtie. Nulle loi n’a rendu le docteur meilleur prédicateur que M. Prolixe, et cependant il prêche beaucoup mieux. De même, aucune loi n’a fait de M. Effingham un homme ayant plus de connaissances et d’instruction que moi en tout genre, et pourtant je ne suis pas assez fou pour nier ce fait. Mais s’il s’agissait de faire une lettre de connaissement, je ne lui céderais point le pas, ni à son cousin, M. John Effingham, je vous le promets.

— Tout cela me semble d’un petit génie et essentiellement anti-républicain, dit mistress Jarvis en se levant pour sortir ; et si les Effingham ne viennent pas ce soir, je ne remettrai pas le pied chez eux de tout l’hiver. Je suis sûre qu’ils n’ont aucun droit de se dire au-dessus de nous, et d’ailleurs je ne suis nullement disposée à admettre cette impudente prétention.

— Avant de vous retirer, Jane, répliqua son mari en cherchant son chapeau, écoutez un dernier mot que j’ai à vous dire. Si vous désirez que le monde vous croie l’égale de quelqu’un, n’importe de qui, n’en parlez pas sans cesse, de peur qu’on ne voie que vous en doutez vous-même. Un fait positif ne peut manquer d’être aperçu, et ceux qui ont les droits les plus incontestables sont toujours les moins disposés à les faire valoir. On peut, sans contredit, commettre une infraction à ces droits sociaux qui ont été établis d’un consentement commun, et alors il peut être à propos d’en montrer son mécontentement ; mais prenez garde de faire voir que vous sentez vous-même votre infériorité, en laissant voir à chacun que vous êtes jalouse de la situation que vous occupez dans le monde. — À présent, embrassez-moi ; voici de l’argent pour votre partie de ce soir, et que je vous voie aussi charmée de recevoir chez vous mistress Jewett d’Albion-Place, que vous le seriez d’y voir entrer mistress Hawker elle-même.

— Mistress Hawker ! s’écria sa femme en secouant la tête avec dédain ; je ne traverserais pas la rue pour aller inviter mistress Hawker et toute sa clique. — C’était la vérité, car elle savait fort bien qu’elle aurait pris une peine inutile, la dame en question étant aussi près de diriger la mode à New-York, que cela est possible dans une ville qui ressemble à un camp autant qu’à une grande et ancienne capitale.

Quoique mistress Jarvis se fût donné les plus grandes peines pour attirer ce soir-là chez elle les personnages les plus distingués de sa connaissance, l’élégance simple des deux équipages qui amenèrent la famille Effingham et leurs amis éclipsa toutes les autres voitures. Leur arrivée fut jugée d’une telle importance qu’à l’instant même où elles s’arrêtèrent à la porte, on s’empressa d’annoncer à mistress Jarvis, qui était à son poste dans le second salon, qu’elle allait avoir une compagnie infiniment supérieure à toutes celles qui étaient arrivées jusqu’alors. Ce ne fut pas précisément ces termes qu’on employa mais on pouvait en juger par la hâte et l’air affairé de la sœur de mistress Jarvis, qui avait appris cette nouvelle d’un domestique, et qui en fit part in propriâ personâ à la maîtresse de la maison.

L’usage simple et très-utile d’annoncer à la porte du salon les noms de ceux qui arrivent, usage indispensable pour ceux qui reçoivent beaucoup de monde, et qui courent le risque de voir entrer chez eux des gens qu’ils connaissent de nom plus que de vue, n’est pas, à beaucoup près, généralement adopté en Amérique. Mistress Jarvis y aurait même réfléchi deux fois avant de se permettre une pareille innovation, si elle avait su qu’elle était admise ailleurs ; mais elle vivait dans une heureuse ignorance sur ce point, comme sur plusieurs autres qu’il aurait été plus essentiel qu’elle connût pour pouvoir briller comme elle le désirait dans la société. Quand mademoiselle Viefville parut avec Ève et Grace, suivies du capitaine Truck, du baronnet et de John Effingham, mistress Jarvis s’imagina d’abord que c’était une méprise, et que cette compagnie avait cru entrer dans une autre maison de la même rue où il y avait une assemblée rivale le même soir.

— Quels gens grossiers ! dit à demi-voix mistress Abijah Gross, qui, étant venue deux ans auparavant d’un village de l’intérieur de la Nouvelle-Angleterre, se croyait un modèle de tact social, et au fait des points les plus minutieux du savoir-vivre. Voici positivement deux jeunes personnes qui entrent sans que personne leur donne la main.

Mais il n’était pas au pouvoir du chuchotement et du sourire ricaneur de mistress Abijah Gross d’empêcher de rendre justice à deux créatures aussi aimables qu’Ève et sa cousine ; et après ce sarcasme solitaire, l’élégante simplicité de leur parure, leur grâce et leur beauté, non moins que leur air de modestie, imposèrent silence à la critique. Mistress Jarvis reconnut bientôt Ève et John Effingham, et les compliments qu’elle leur prodigua, ainsi que son air de ravissement, annoncèrent évidemment à tous ceux qui étaient près d’elle l’importance qu’elle attachait à une telle visite. Elle ne reconnut pas d’abord mademoiselle Viefville sous le costume qu’elle portait ; mais, dès qu’elle se la rappela, elle l’accabla de protestations du plaisir qu’elle avait à la voir.

— Je désire particulièrement, dit Ève dès qu’elle trouva l’occasion de parler, vous présenter un ami dont nous faisons tous le plus grand cas. Voici M. Truck, capitaine du Montauk, bâtiment dont vous avez entendu parler. — Ah ! monsieur Jarvis, s’écria-t-elle en lui tendant la main avec amitié, car elle le connaissait depuis son enfance, et elle avait toujours eu pour lui autant de respect que d’estime ; je suis sûre que vous ferez à mon ami l’accueil le plus cordial.

Ève expliqua à M. Jarvis en peu de mots les obligations qu’ils avaient à l’honnête capitaine, et le maître de la maison, après avoir salué ses autres hôtes, prit à part le vieux marin, et commença avec lui une conversation sur son dernier voyage.

John Effingham présenta le baronnet, et mistress Jarvis, quoiqu’elle ignorât quel rang il occupait dans son pays, le reçut avec tous les égards possibles.

— Je crois que nous n’avons pas en ville en ce moment beaucoup de gens distingués par leurs talents, dit mistress Jarvis à John Effingham. Un grand voyageur, un homme très-intéressant, est le seul que j’aie pu obtenir pour cette soirée, et j’aurai beaucoup de plaisir à vous le faire connaître. — Il est là, au milieu de cette foule, car chacun veut l’entendre. Il a vu tant de choses ! — Mistress Show, avec votre permission. — En vérité, les dames se pressent autour de lui comme si c’était un Pawnée. — Monsieur Effingham, miss Effingham, ayez la bonté de venir de ce côté. — Mistress Show, touchez-lui seulement le bras pour l’informer que je désire lui présenter une couple d’amis. — Bien ! Monsieur Dodge, je vous présente M. John Effingham, miss Ève Effingham et miss Van Courtlandt. — Miss Ève, miss Grace, j’espère que vous pourrez réussir à l’accaparer quelques instants, car il peut vous dire mille choses sur l’Europe : — il a vu le roi de France partir pour Neuilly, et il a une connaissance prodigieuse de tout ce qui se passe de l’autre côté de l’eau.

Ève eut besoin de toute l’habitude qu’elle avait d’exercer de l’empire sur elle-même pour supprimer un sourire, mais elle eut assez de tact et de discrétion pour saluer Steadfast comme s’il eût été entièrement étranger pour elle. John Effingham le salua avec autant de hauteur qu’on peut en montrer en saluant. Bientôt le bruit courut dans le salon que M. Dodge et lui étaient des voyageurs rivaux. L’air froid de John, et une expression de physionomie qui n’invitait pas à la familiarité, mirent presque toute la compagnie du côté de Steadfast, et il fut bientôt décidé que celui-ci avait beaucoup plus vu le monde, qu’il connaissait la société, et que d’ailleurs il avait voyagé jusqu’à Tombouctou en Afrique. La foule qui entourait M. Dodge s’accrut rapidement à mesure que ces bruits se répandaient dans les salons, et ceux qui n’avaient pas lu « les lettres délicieuses » insérées dans le « Furet Actif, » portèrent une grande envie à ceux qui avaient eu cet immense avantage.

— C’est M. Dodge, le grand voyageur, dit une jeune dame qui s’était retirée de la cohue qui l’entourait pour s’asseoir près d’Ève et de Grace, et qui était en outre un bas-bleu dans son cercle particulier ; — ses descriptions, aussi belles qu’exactes, ont fait une grande sensation en Angleterre, et l’on assure même que ses lettres y ont été réimprimées.

— Les avez-vous lues, miss Brackett ?

— Pas encore ; mais j’ai lu le compte qui en a été rendu dans le Courrier hebdomadaire de la semaine dernière. À en juger d’après ce qu’il en dit, ces lettres sont délicieuses, pleines de naturel et d’esprit, et particulièrement exactes quant aux faits. À cet égard, elles sont inappréciables ; — les voyageurs commettent des erreurs si extraordinaires !

— J’espère, Madame, dit John Effingham, que ce voyageur n’a pas commis la grande erreur de faire des commentaires sur des choses qui existent véritablement. On trouve, en général, impertinents et injustes les commentaires sur les faits qui se sont passés dans son propre pays, et le vrai moyen de réussir, c’est d’en faire avec toute liberté sur des faits imaginaires.

Miss Brackett n’eut rien à répondre à cette observation car le Courrier hebdomadaire, au milieu de ses réflexions profondes, n’avait jamais trouvé à propos de dire un mot sur ce sujet. Elle continua pourtant à faire le plus grand éloge de lettres dont elle n’avait pas lu une seule, et qu’elle n’avait pas même dessein de lire, car elle avait réussi à se faire dans sa coterie une grande réputation de goût et de connaissances en littérature en effleurant les articles insérés dans les journaux par ceux qui ne font ordinairement qu’effleurer eux-mêmes les ouvrages qu’ils prétendent analyser.

Ève Effingham n’avait jamais été en si proche contact avec tant d’ignorance et de verbiage, et elle ne pouvait s’empêcher d’être surprise qu’on fermât les yeux sur le mérite d’un homme comme John Effingham, et qu’on donnât la préférence à un M. Dodge. John s’en inquiétait fort peu, et, cherchant un endroit où il y avait moins de foule, il entra en conversation avec le baronnet.

— Je voudrais savoir ce que vous pensez véritablement de cette assemblée ? lui dit-il ; non que j’admette qu’on doive être si puérilement sensible au jugement des étrangers qu’on l’est communément dans tous les cercles de province, mais afin de vous aider à vous faire une idée juste de la situation du pays.

— Comme je connais précisément quelle est la nature de la liaison qui existe entre vous, et notre hôte, il ne peut y avoir d’inconvénient à vous parler avec toute franchise. Les femmes me frappent comme étant fort belles, et je puis ajouter très-bien mises ; elles ont un grand air de décence ; mais il leur manque le vernis du monde, quoiqu’on ne remarque en elles rien de grossier ni de commun.

— Un Daniel qui est venu prononcer son jugement ! Un homme qui aurait passé ici toute sa vie ne se serait pas approché davantage de la vérité, uniquement parce qu’il n’aurait pas remarqué des particularités qui exigent des moyens de comparaison pour être découvertes. Vous êtes un peu trop indulgent en disant qu’on ne remarque rien de commun dans nos femmes ; mais il est étonnant, vu les circonstances, que ce défaut soit si rare. Quant à la grossièreté, qui serait partout ailleurs le trait dominant, à peine peut-on en observer quelque faible trace. Or, l’égalité en toutes choses est si grande en ce pays, la tendance à cette respectable médiocrité est si générale, que ce que vous voyez ici ce soir, vous le verrez dans presque tous les villages de ce pays, sauf quelques exceptions peu importantes portant sur le mobilier et sur d’autres objets qui sont particuliers aux villes.

— Certainement, en fait de médiocrité, celle-ci est respectable, quoiqu’un goût difficile pût y apercevoir une multitude de défauts.

— Je ne dirai pas qu’il faudrait un goût très-difficile ; car, quoiqu’il manque ici bien des choses que regretteraient seulement ceux qui ont des yeux de lynx à cet égard, on y chercherait en vain bien des traits qui ajouteraient à la grâce et à l’agrément de la société. Par exemple, ces jeunes gens qui sont à ricaner d’une mauvaise plaisanterie dans ce coin, sont positivement tout ce qu’il y a de plus commun, et j’en dirai autant de cette jeune personne qui s’exerce aux manœuvres d’une coquetterie pratique ; mais, au total, c’est le très-petit nombre. Notre hôtesse elle-même, quoique ce soit une sotte femme, dévorée du désir d’être ce que sa situation dans le monde, son éducation, ses habitudes, ne permettent pas qu’elle soit, se donne moins de ridicules qu’une femme du même caractère ne le ferait ailleurs.

— Je pense comme vous, et j’allais vous demander l’explication de ce fait.

— Les Américains sont nécessairement un peuple imitateur, et ils sont particulièrement propres à ce genre d’imitation. Ils ont aussi plus de naturel dans toute leur conduite que les nations plus anciennes et plus avancées dans les arts de la civilisation ; et c’est en quelque sorte par force que la compagnie que vous voyez ici a cette partie essentielle d’une bonne éducation, la simplicité. Montez un peu plus haut sur l’échelle de la société, et vous en trouverez moins ; car plus de hardiesse et de mauvais modèles conduisent à des bévues dans des choses qui demandent à être parfaitement faites si on veut les faire. Ces fautes y seraient plus visibles parce qu’on s’approcherait assez pour discerner le ton de chacun, les formes des discours, et les efforts pour montrer de l’esprit.

— Et je crois que nous y échapperons ce soir, car je vois que nos dames font déjà leurs excuses à notre hôtesse, et prennent congé d’elle. Nous remettrons cette discussion à un autre moment.

— Elle peut être ajournée indéfiniment, car elle ne vaut guère la peine d’être continuée.

Ils s’approchèrent de mistress Jarvis pour lui faire leurs adieux, et allèrent chercher le capitaine Truck, qu’ils furent obligés d’arracher presque par violence à l’hospitalité cordiale du maître de la maison. Lorsqu’ils furent en voiture, le digne marin déclara que M. Jarvis était un des hommes les plus honnêtes qu’il eût jamais vus, et annonça qu’il avait dessein de lui donner à dîner le lendemain à bord du Montauk.

Mistress Hawker demeurait dans Hudson-Square ; partie de la ville à laquelle les amateurs du grandiose cherchent à donner le nom de Samt-John’s-Park. Car c’est un fait assez amusant qu’une certaine portion des émigrants qui se sont accumulés depuis trente ans dans l’État de New-York ne veulent permettre à aucune famille ni à aucune chose de conserver le nom qu’elle portait originairement, s’il se présente la moindre occasion de le changer. Il n’y avait qu’une ou deux voitures devant la porte ; mais l’éclat des lumières qui brillaient dans la maison prouvait que la compagnie était arrivée.

— Mistress Hawker, dit John Effingham à ses deux compagnons, est fille et veuve d’hommes dont les familles sont établies depuis longtemps à New-York. Elle n’a pas d’enfant ; elle est riche, et se fait universellement respecter de tous ceux qui la connaissent, par la bonté de son cœur, son bon sens et ses manières. Si vous alliez dans la plupart des cercles de cette ville, et que vous y fissiez mention de mistress Hawker, pas une personne sur dix ne saurait qu’il existe une femme de ce nom dans leur voisinage, le pêle-mêle d’une population d’émigrants laissant dans l’ombre les personnes de son caractère et de sa situation dans le monde. Les gens qui parleront des heures entières, des parties données par mistress Peleg Pond, mistress Jonah Twist et mistress Abiram Wattles, qui ne sont arrivées dans cette île qu’il y a cinq ou six ans, et qui ayant amassé ce qui pour elles est une grande fortune, font étalage d’une élégance vulgaire, seraient surpris d’entendre parler de mistress Hawker comme d’une femme ayant droit à des égards dans la société. Ses noms historiques sont éclipsés dans leur esprit par la gloire paroissiale de certains prodiges locaux des endroits d’où ils ont émigré. Ses manières ne seraient pas comprises par des gens dont le talent d’imitation ne s’étend pas plus loin que la surface ; et son esprit, plein d’une simplicité qui n’exclut pas l’élégance, ne serait pas apprécié parmi des gens dont les idées ne peuvent en général s’élever sans monter sur des échasses.

— Mistress Hawker est donc vraiment une dame ? dit sir George.

— Une dame dans toutes les acceptions de ce mot, par sa position dans le monde, son éducation, ses manières, son esprit, sa fortune et sa naissance. Je ne sais si nous avons jamais eu plus de personnes semblables à elle que nous n’en avons à présent ; mais certainement on les remarquait davantage dans la société.

— Je suppose, Monsieur, dit le capitaine Truck, que cette mistress Hawker est de ce qu’on appelle l’ancienne école.

— D’une école très-ancienne, et qui durera probablement, quoiqu’elle soit peu suivie, parce qu’elle est fondée sur les lois de la nature.

— Je crains, monsieur John Effingham, d’être comme un poisson hors de l’eau dans une telle maison. Je puis fort bien me tirer d’affaire avec votre mistress Jarvis et la chère jeune dame qui est dans l’autre voiture ; mais la sorte de femme que vous venez de décrire est propre à mettre dans l’embarras un simple marin comme moi. Que diable ferais-je si elle m’invitait à danser un menuet avec elle ?

— Vous le danseriez suivant les règles de la nature, répondit John, comme la voiture s’arrêtait.

Un vieux domestique nègre, ayant l’air tranquille et respectable, leur ouvrit la porte du salon, mais sans les annoncer.

Mistress Hawker se leva sur-le-champ pour aller au-devant d’Ève et de ses compagnes. Elle embrassa les deux cousines, et fit à mademoiselle Viefville un accueil qui prouvait qu’elle savait apprécier les services qu’elle avait rendus à miss Effingham. John, qui avait dix à quinze ans de moins que cette dame, lui baisa galamment la main, et lui présenta ses deux compagnons. Après avoir donné ses premières attentions à celui des deux qui était pour elle le plus étranger, mistress Hawker se tourna vers le capitaine Truck.

— C’est donc Monsieur, dit-elle, aux talents et au courage duquel vous êtes, — je devrais plutôt dire nous sommes tous si redevables. — Le capitaine du Montauk ?

— J’ai l’honneur de commander ce bâtiment, Madame, répondit M. Truck, qui fut singulièrement frappé de l’air de dignité de cette dame, quoique ses manières calmes et naturelles, mais distinguées en même temps, qui se faisaient remarquer jusque dans les intonations de sa voix et ses moindres mouvements, fussent aussi différentes qu’il était possible de ce qu’il attendait ; et avec des passagers comme ceux que j’avais lors de mon dernier voyage, tout ce que je puis dire, c’est que c’est dommage qu’il n’ait pas un meilleur commandant.

— Ces passagers en parlent tout différemment ; mais pour que je puisse en juger avec impartialité, faites-moi le plaisir de prendre cette chaise, et donnez-moi quelques détails sur votre traversée.

Remarquant que sir George Templemore avait conduit Ève de l’autre côté du salon, mistress Hawker se rassit ; et sans négliger ses autres hôtes pour donner toute son attention à un seul, sans s’occuper d’un seul de manière à lui devenir à charge, elle réussit en quelques minutes à faire oublier au capitaine tout ce qu’il avait dit du menuet, et à le mettre beaucoup plus à l’aise qu’il ne l’aurait été près de mistress Jarvis, après une connaissance d’un mois.

Pendant ce temps, Ève avait traversé le salon pour aller joindre une dame qui l’avait appelée par un sourire. C’était une jeune femme d’une taille légère et d’une physionomie agréable, mais dont les charmes n’auraient pas fait une sensation particulière dans une telle réunion. Cependant ses yeux étaient pleins de douceur, son sourire attrayant, et l’expression de ses traits annonçait la vivacité. Comme sir George Templemore l’accompagnait, Ève le présenta à cette dame, qu’elle appela mistress Bloomfield.

— Vous allez ce soir à quelque autre scène de gaieté, dit celle-ci en jetant un coup d’œil sur la parure de bal des deux cousines. Avez-vous pris les couleurs de la faction Houston, ou de celle Peabody ?

— Nous ne portons certainement pas celles de la faction verte, répondit Ève en riant, car vous voyez que nous sommes en blanc.

— Vous avez donc dessein de danser chez mistress Houston ? Ce costume y sera plus convenable qu’à l’autre faction.

— Y a-t-il donc des factions dans les mondes à New-York ? demanda sir George.

— Il y a des factions presque en toutes choses en Amérique, — en politique, en religion, en tempérance, en spéculations, en goût ; pourquoi n’y en aurait-il pas en modes ?

— Je crains que nous ne soyons pas assez indépendantes pour former des partis sur ce dernier objet.

— Parfaitement bien dit, miss Effingham. Il faut mettre un peu d’originalité dans ses idées, fût-ce à contre-sens, pour faire prendre une mode. Je crains que nous n’ayons à avouer notre insuffisance sur ce point. — Vous êtes arrivé depuis peu en ce pays, sir George Templemore ?

— Au commencement du mois dernier. J’ai eu l’honneur de faire le voyage avec M. Effingham et sa famille.

— Et pendant ce voyage vous avez eu à endurer naufrage, famine et captivité, s’il faut en croire la moitié de ce qu’on entend dire ?

— Ces bruits sont un peu exagérés. Nous avons couru quelques dangers sérieux, mais nous n’avons souffert rien de semblable à ce dont vous venez de parler.

— Quoique femme mariée, et arrivée à cette période de l’âge où l’on ne cherche plus à nous tromper, je ne m’attends guère à entendre la vérité, dit mistress Bloomfield en souriant ; j’espère pourtant que vous avez assez souffert pour mériter le nom de héros et d’héroïnes, et je, me contenterai de savoir que vous êtes tous ici, en sûreté et heureux, — si, ajouta-t-elle en jetant un coup. d’œil sur Ève, si une jeune personne élevée en pays étranger peut être heureuse en Amérique.

— On peut avoir été élevée en pays étranger et être heureuse en Amérique, quoique peut-être d’une manière différente de celle du monde, dit Ève d’un ton ferme.

— Quoi ! sans opéra, — sans cour, — presque sans société !

— Un opéra serait désirable, j’en conviens ; je ne connais pas les cours, une femme non mariée n’étant qu’un zéro en Europe ; et j’espère ne pas être sans société.

— Les femmes non mariées sont également considérées ici comme des zéros, pourvu qu’il y en ait un assez grand nombre, et à moins quelles ne possèdent quelque chose de plus solide que leurs charmes. En ce dernier cas, je vous assure que personne ne les regarde comme des zéros. Je crois, sir George, qu’une ville comme celle-ci doit être pour vous une sorte de paradoxe.

— Puis-je vous demander pourquoi vous pensez ainsi ?

— Simplement parce que ce n’est ni une chose ni une autre. Ce n’est ni une capitale, ni une ville de province ; elle renferme quelque chose de plus que le commerce, mais ce quelque chose est caché sous un boisseau ; c’est beaucoup plus que Liverpool, et beaucoup moins que Londres ; elle vaut mieux qu’Édimbourg, même sous bien des rapports, et ne vaut pas Wapping sous plusieurs autres.

— Vous avez été en pays étranger, mistress Bloomfield ?

— Je n’ai jamais mis le pied hors de mon pays. À peine suis-je sortie de l’État de New-York. J’ai été au lac George, aux cataractes, à Mountain-House ; et comme on ne voyage pas en ballon, j’ai vu quelques-unes des places intermédiaires. Quant à tout le reste, je suis obligée de m’en rapporter à ce que j’entends dire.

— C’est dommage que mistress Bloomfield ne se soit pas trouvée ce soir avec nous chez mistress Jarvis, dit Ève en riant ; elle aurait pu ajouter à ses connaissances en écoutant quelques chants du poëme épique de M. Dodge.

— J’ai parcouru quelques pages de cet auteur, répondit mistress Bloomfield, mais j’ai bientôt reconnu que c’était apprendre à rebours. Il y a un moyen infaillible par lequel on peut toujours aisément reconnaître le mérite d’un voyageur, du moins dans un sens négatif.

— Ce moyen mérite d’être appris, dit sir George, il nous éviterait de nous user inutilement les yeux.

— Quand un écrivain montre qu’il ne connaît nullement son propre pays, c’est une forte présomption que ses observations sur les autres ne peuvent être bien profondes. M. Dodge est un de ces écrivains, et une seule de ses lettres a suffi pour satisfaire ma curiosité. Je crains, miss Effingham, qu’en fait d’observations sur les mœurs, on n’ait importé récemment en ce pays une grande quantité de marchandises de bas aloi, comme portant la marque de la tour.

Ève sourit ; et déclara que sir George Templemore était plus en état qu’elle de répondre à cette question.

— On dit que nous sommes un peuple de faits plutôt que de raisonnements, continua mistress Bloomfield, et toute monnaie qui nous est offerte passe pour courante jusqu’à ce qu’il en arrive une meilleure. Les habitants de ce pays commettent une erreur singulière, mais que je crois très-générale, en supposant qu’ils peuvent vivre sous le régime actuel, quand cela serait impossible à d’autres, parce que leurs opinions marchent de niveau avec la condition actuelle de la société, tandis que ceux qui ont le plus réfléchi sur ce sujet pensent précisément tout le contraire.

— Ce doit être une situation curieuse pour un gouvernement si purement de convention, dit sir George avec intérêt ; et cela est certainement contraire à l’état de choses qui existe dans toute l’Europe.

— C’est pourtant un fait, et après tout cependant ce n’est pas un grand mystère. Le hasard nous a délivrés des fers dont vous êtes encore chargés. Nous sommes comme une voiture qui, arrivée sur le haut d’une montagne, roule d’elle-même pour en descendre sans l’aide de chevaux du moment qu’elle est poussée au-delà du point de résistance. On peut suivre avec l’attelage, et enrayer quand on arrive à la fin de la descente ; mais il est impossible de l’arrêter avant qu’elle y soit arrivée.

— Vous convenez donc qu’il y a une fin ?

— Il y a une fin à tout, au bien et au mal, au bonheur et au malheur, à l’espérance et à la crainte, à la foi et à la charité, et même à l’esprit d’une femme, que j’ai quelquefois regardé comme une chose presque sans fin. Il peut donc y en avoir une même aux institutions de l’Amérique.

Sir George l’écoutait avec cet intérêt qu’un Anglais de sa classe prend toujours à obtenir une concession qui lui semble devoir favoriser ses prédilections politiques, et il se sentit encouragé à pousser plus loin ce sujet.

— Et vous croyez que la machine roule vers la fin ? demanda-t-il, attendant la réponse à cette question avec un intérêt dont il aurait ri lui-même dans la tranquillité paisible de sa maison. Mais la résistance ranime une discussion, et l’on a même vu l’esprit de contrariété faire naître l’amour.

Mistress Bloomfield était pleine d’intelligence et avait l’esprit cultivé, vif et malin. Elle devina sur-le-champ quel était le motif de sir George, et quoiqu’elle vît et sentît tous les abus qui existaient, elle était fortement attachée au principe dominant de l’organisation sociale de son pays, ce qui arrive presque toujours aux esprits les plus éclairés et aux cœurs les plus généreux. Elle ne voulut donc pas qu’un étranger emportât une fausse impression de ses sentiments sur un tel point.

— Avez-vous jamais étudié la logique, sir George ? lui demanda-t-elle malignement.

— Un peu ; mais, à ce que je crains, pas assez pour influer sur ma manière de raisonner, ni même pour me familiariser avec les termes de cette science.

— Oh ! je ne vais pas vous assaillir de sequitur et non sequitur, de dialectique et de tous les mystères du Denk-Lehre[1], mais seulement vous rappeler qu’il y a aussi la fin d’un sujet. Quand je vous dis que nous marchons vers la fin de nos institutions, je veux dire que nous commençons à les comprendre, ce que nous ne faisions pas, je crois, lorsque nous en avons fait l’épreuve.

— Mais je crois que vous conviendrez qu’à mesure que la civilisation avance, quelque changement matériel doit avoir lieu. Le peuple américain ne peut toujours rester stationnaire ; il faut qu’il marche en avant ou en arrière.

— Je dirai qu’il faut qu’il monte ou qu’il descende, si vous me permettez de corriger vos expressions. Au surplus, la civilisation du pays est, dans un sens, rétrograde. Les gens qui ne montent pas montrent du penchant à descendre.

— Vous parlez en énigmes, et je crois que je ne vous comprends pas.

— Je veux dire seulement que le gibet disparaît rapidement, et que le peuple, entendez-moi bien, le peuple, commence à accepter de l’argent. Dans un cas comme dans l’autre, je crois que c’est un changement en pire, survenu dans un espace de temps auquel mes souvenirs peuvent atteindre.

Mistress Bloomfield changea alors de manière. Elle perdit cette gaieté légère qui rendait souvent sa conversation piquante, et quelquefois même brillante, et elle devint grave et sérieuse. La conversation tomba sur le système des punitions, et peu d’hommes auraient pu raisonner plus sensément et avec plus de justesse et de force que cette jeune femme frêle et délicate. Sans la moindre teinte de pédanterie, avec un heureux choix d’expressions qui est rarement le partage de son sexe, une justesse exquise de discernement, et toute la sensibilité d’une femme, elle sut rendre intéressant un sujet qui, quoique important en lui-même, a quelque chose de repoussant ; mais elle savait en voiler les traits odieux et révoltants avec toute la délicatesse d’un esprit cultivé.

Ève l’aurait écoutée toute la nuit, et à chaque mot qui sortait de la bouche de son amie, ses yeux brillaient de la joie du triomphe ; car elle était fière de faire voir à un étranger intelligent qu’il existait en Amérique des femmes dignes d’être placées au même rang que celles qui sont le plus admirées dans les autres pays ; fait qu’elle pensait que ceux qui ne font que fréquenter ce qu’on appelle le monde peuvent raisonnablement révoquer en doute. Sous un certain rapport, elle regardait mistress Bloomfield comme supérieure aux femmes qu’elle avait si souvent admirées en pays étranger ; car elle était exempte des préjugés qui sont la suite d’un état factice de la société, et même de leur réaction. D’une autre part, le ton singulièrement féminin de tous les discours de mistress Bloomfield, sans leur faire rien perdre de leur force, ajoutait aux charmes de sa conversation, et augmentait le plaisir de ceux qui l’écoutaient.

— Le cercle dont font partie mistress Hawker et ses amis est-il bien nombreux ? demanda sir George en aidant Ève et Grace à mettre leurs manteaux, quand ils eurent fait leurs adieux. Une ville qui peut se vanter de posséder une douzaine de maisons comme la sienne ne doit pas s’accuser de manquer de société.

— Ah ! répondit Grace, il n’y a qu’une mistress Hawker à New-York, et il n’y a pas beaucoup de mistress Bloomfield dans le monde. Ce serait trop dire que de prétendre avoir une demi-douzaine de maisons semblables à la sienne.

— N’avez-vous pas été frappé du ton admirable qui régnait dans ce salon ? dit Ève. Il y manque peut-être cette aisance qu’on trouve chez quelques anciennes princesses et duchesses, reste d’une école qu’il est à craindre de voir disparaître avant peu ; mais ici l’on trouve en place un naturel attrayant avec autant de dignité qu’il est convenable, et un ton de vérité qui donne de la confiance en la sincérité de ceux dont on est entouré.

— Sur ma foi, mistress Hawker est faite pour être duchesse.

— Et pourtant, dit Ève en souriant, elle n’a pas les manières qu’on suppose devoir accompagner ce titre. Mistress Hawker est une dame, et il ne peut y avoir de terme plus relevé.

— C’est une vieille femme charmante, s’écria John Effingham ; et si elle avait vingt ans de moins, et qu’elle fût disposée à changer de condition, je craindrais réellement d’entrer chez elle.

— Mon cher monsieur, dit le capitaine, je la ferais demain mistress Truck, sans m’inquiéter de son âge, si elle voulait y consentir. Ce n’est pas une femme, c’est une sainte en jupons. Pendant tout le temps que j’ai causé avec elle, il m’a semblé que je parlais à ma mère et quant aux navires, elle en sait plus sur ce sujet que moi-même, et même que M. Powis, qui est un phénix en ce genre.

On rit de l’admiration prononcée du capitaine, et la petite société monta en voiture pour se faire conduire dans la dernière maison où elle comptait aller ce soir-là.



  1. L’Art de penser.