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Exégèse des Lieux Communs/183

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Mercure de France (p. 289-293).

CLXXXIII

Que faisiez-vous en 1870 ?


Cette interrogation, si fréquente aujourd’hui encore, n’aura plus de sens pour la prochaine génération. Résolu d’en finir avec ces Lieux Communs qui commencent à me puer au nez et forcé d’en omettre un assez grand nombre, il m’a semblé que celui-ci les englobait tous expressivement. Au fond, le Lieu Commun est une tangente pour fuir à l’heure du danger et jamais les bourgeois n’ont autant fui qu’en 1870.

C’était, alors, la fuite tumultueuse, hurlante, éperdue, l’immense panique vidant les maisons et vidant les villes, comme les ouvriers de nuit vident les lieux immondes. C’était l’infâme, naïve et classique peur du rentier écrasant les faibles dans sa débandade effrénée. Aujourd’hui, c’est le défilé sur la grande route du silence.

Que faisiez-vous en 1870 ? C’était pourtant l’époque où il aurait fallu faire quelque chose, où tu as dû faire quelque chose, misérable, ne fût-ce, comme Huysmans, que des liquidités dans un hôpital. Quand nous étions une centaine de mille dans les champs, privés de feu sous un ciel de glace, privés de pain au cœur de la France devenue la fille aînée de Gambetta, privés même de l’ennemi devant lequel on ne nous alignait jamais, nous avions le droit de nous informer, peut-être, et de demander aux bien vêtus et aux bien nourris ce qu’ils faisaient dans leurs culottes. La réponse, quelquefois, était drôle et il arriva qu’elle se perdit en gargouillements, comme le jour où nous envoyâmes dans la Mayenne le fils unique d’un notaire de Château-Gontier. Aujourd’hui, je le répète, c’est la grande route du silence. Allez demander à ceux de nos grands hommes qui ont dépassé cinquante ans ce qu’ils faisaient en 1870…

Cette date est devenue une espèce de schéma pour toutes les postures de l’ignominie contemporaine. Elle signifie toutes les lâchetés, toutes les hontes passées et à venir. La plus parfaite, c’est le silence, l’universelle fuite silencieuse qui se réalise ou se prépare. Bicyclettes et automobiles sont des précautions en vue d’une déroute infinie dont la débâcle d’il y a trente ans n’aura été qu’une modeste préfiguration, un timide pronostic aux yeux baissés. Déroute des corps ou des âmes ? Nul ne le sait. Les deux ensemble très probablement. Mais comment imaginer ce monde en fuite, ce déluge de déserteurs et d’épouvantés ?…

À la minute où j’écris ceci, meurt à deux pas de moi un très pauvre homme. J’ai essayé de le sauver, de l’amener à vouloir un prêtre. Comme il ne peut plus se faire entendre, la famille m’a parlé de ses opinions qui sont invincibles, paraît-il, et voilà que tout à coup je me suis rappelé un Lieu Commun inexplicablement oublié par moi jusqu’ici. Les opinions de ce moribond ! ô pitoyable Sauveur crucifié !…

Il n’y a pas beaucoup de jours, on faisait le centenaire de Victor Hugo. C’était beau, il y avait un discours d’Hanotaux et une muse du peuple et pas pour un sou d’hypocrisie. Voilà un grand homme fameusement consolé dans son endroit ! Ah ! il en avait des opinions, celui-là aussi, et c’est étonnant ce que le coup de gueule de Gabriel a dû lui servir ! On croirait vraiment qu’ils savent où ils veulent aller, tous ces imbéciles douloureux, tous ces idiots éternellement lamentables !

Pour revenir à mon mourant, c’est une unité dans la multitude, rien de plus, et j’ignore absolument où était cet homme et ce qu’il faisait en 1870. J’ignore même s’il était un homme en ce temps-là ou en aucun temps. Il me suffit de savoir qu’il est, à l’heure actuelle, — probablement pour lui la dernière — dans les trente millions de renégats recensés par la République soi-disant française et dont le cantique est d’outrager la Face de Dieu.

En commençant cette Exégèse, j’ai désiré le silence du Bourgeois, — de toute mon âme, Dieu le sait ! — considérant que ses Lieux Communs étaient une sale et hideuse manière de donner la mort. Sur le point de finir, je considère, à propos de 1870 et de l’éternelle interrogation sans réponse, que son silence n’est pas moins homicide et qu’il a tant de façons de le produire !

Un ami en danger l’implore, silence ; le Rédempteur en agonie lui demande à boire, silence ; la Mère aux Sept Épées le supplie d’avoir pitié de lui-même, silence encore. Et voilà, maintenant, que c’est la France même, la France entière, la France qui a autrefois vaincu le monde, la France en sang et la France en pleurs qui crie au Bourgeois ;

— Que faisais-tu en 1870 ?

J’avais faim de chier, répond à la fin Émile Zola, dans la Terre, sous le pseudonyme épouvantable de Jésus-Christ.