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Excursion agricole dans le nord de l’Anatolie

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EXCURSION AGRICOLE DANS LE NORD DE L’ANATOLIE[1]

(ANCIENNE BYTHINIE)
L’OPIUM. — LA CHÈVRE D’ANGORA. — L’AGRICULTURE.
PAR M. J. E. DAUZATS
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
1855


Départ de Galata. — Nicomédie. — Les zaptiers. — Sabandja. — Le Sakaria. — La poste aux lettres. — Le pont périlleux. — Geiwhé. — Lidja.

À la fin de la guerre d’Orient, le temps de repos que la disparition du typhus donnait au personnel médicopharmaceutique de l’armée, offrait une excellente occasion pour une excursion scientifique. La récolte de l’opium approchait : il fut décidé qu’on en profiterait pour l’étudier sur les lieux mêmes.

M. Bourlier, pharmacien aide-major, fut désigné pour diriger l’expédition, et on m’accorda la faveur de l’accompagner. Notre personnel se composait, en outre, de M. Calligas, pharmacien d’un hôpital turc, interprète ; de quatre infirmiers et de deux sergents turcs ou cavas.

Le 18 juin 1855 au matin, nous quittions le port de Galata. Après une traversée de quelques heures, nous entrâmes dans le port d’Ismedt, l’ancienne Nicomédie. Au fond de la baie, adossée à la montagne, nous apparut la vieille ville, que nous n’eûmes pas le temps de visiter. À peine débarqués, nous nous mimes en route vers l’intérieur. Ce fut entre deux-petites rivières, dans un endroit délicieux, ombragé de grands arbres, que nous dressâmes nos tentes pour la première fois.

Le lendemain, nous faisons quelques excursions dans les environs, en attendant les deux guides que nous avons demandés au mudir (maire) de la ville.

Ces guides ont un double emploi : d’abord ils accompagnent les voyageurs d’une ville à une autre, et là, les laissent à deux de leurs confrères qui prennent leur place ; de plus, ils servent de gendarmes et sont chargés de veiller à la sécurité des routes ; on les appelle zaptiers. Leur teint cuivré et leur accoutrement bizarre leur donnent une physionomie des plus originales ; armés jusqu’aux dents, ils peuvent rassurer tout d’abord le touriste le plus timide ; mais il ne faut pas trop s’y fier. Souvent zaptiers et bandits s’entendent ensemble.

Nous nous mettons en marche sous un soleil brûlant. Mais bientôt nous oublions notre fatigue à la vue d’une végétation magnifique : partout des réglisses, des châtaigniers, des tilleuls d’une hauteur à laquelle l’Europe ne nous a pas habitués ; çà et là d’immenses platanes, plusieurs fois centenaires, dont les troncs creusés par le temps pourraient abriter plusieurs hommes. Nous atteignons ainsi Sabandja vers le soir, et nous nous préparons à y passer la nuit.

La réception qui nous est faite par les indigènes n’est rien moins qu’hospitalière. Après quelques heures de marche, c’est à peine si, en payant toujours, nous pouvons trouver de l’avoine et de la paille pour nos montures. Quelques Turcs à figure suspecte viennent rôder autour de nous. Aussi nous jugeons prudent de prendre nos précautions. Nous campons au milieu de quelques tombeaux de derviches, et nous nous décidons à monter la garde chacun à notre tour. Notre sommeil n’est interrompu que par les cris des chacals qui infestent la montagne voisine et les hurlements d’une caravane qui passe et cherche à effrayer les animaux malfaisants.

Hommes et femmes en Anatolie. — Dessin de Grandsire d’après J. E. Dauzats.

Au point du jour, nous quittons Sabandja, et nous commençons à gravir la montagne. Rien ne surpasse la beauté des sites que nous avons sous les yeux : nous pourrions nous croire dans une forêt vierge. Le chemin à peine frayé serpente entre des chutes d’eau, des rochers abrupts et un fouillis d’arbres inextricable.

Un cavalier à tournure équivoque s’approche de nous et jette un mauvais regard sur nos bagages. M. Bourlier lui porte son pistolet à la hauteur du visage, en lui criant : Adé ! adé ! (marche ! marche !) Notre homme est interdit d’abord : puis tout à coup il se lance à fond de train dans un sentier étroit, rocailleux, rapide comme un précipice, et disparaît.

Après quelques heures de marche, nous entendons un bruit lointain, régulier et monotone, pareil au grondement des vagues de la mer. Nos zaptiers nous disent que nous approchons du Sakaria (l’ancien Sangarius). Peu à peu, en effet, le bruit devient plus distinct et, à plus de quarante pieds au-dessous de nous, nous apercevons un fleuve rapide et tumultueux, dont les eaux bourbeuses se précipitent de chute en chute à travers les rochers et les troncs d’arbres séculaires à moitié déracinés. Enfin nous faisons halte sous de hauts platanes dont les racines semblent suspendues au-dessus du torrent.

Nous sommes à peine arrêtés depuis quelques instants, quand parvient jusqu’à nous le bruit d’un trottement précipité auquel se mêle un cri rauque et bizarre. Nous voyons déboucher dans la clairière que nous occupons le plus grotesque équipage que l’on puisse s’imaginer.

Un homme au teint bronzé, au costume oriental conservé dans toute sa pureté, nous apparaît, monté sur un cheval noir, derrière lequel est attachée une longue file de petits ânes chargés de paquets, et s’avançant sur une seule ligne à la queue l’un de l’autre. Le conducteur passe comme un éclair devant nous, hurlant guarda ! de toutes ses forces, et disparaît bientôt avec son cortége d’ânes traînés plutôt que trottant.

Nos guides nous apprennent que c’est la poste qui va de Constantinople à Bagdad.

Après quelques heures de repos, nous continuons à longer le Sangarius. Nous apercevons à droite les ruines d’un château appelé le Château du berger ; à gauche une vieille tour en ruines, dont la construction doit remonter aux premiers temps de la domination turque. Un pont, beaucoup plus ancien, en partie démoli, nous donne le moyen de traverser le fleuve.

De l’autre côté, à la vieille forêt et aux rochers succèdent les chèvrefeuilles, les plantes odoriférantes, les bosquets d’arbustes ; au bruyant Sangarius, des ruisseaux paisibles où se jouent de lourdes tortues. Nous arrivons ensuite à des terres cultivées ; nous rencontrons des jeunes filles qui reviennent des champs ; des habitations remplacent désormais les sauvages beautés de la montagne. Nous arrivons à Geiwhé.

Vue de Geiwhé. — Dessin de Grandsire d’après J. E. Dauzats.

Nous établissons notre tente dans la plaine en avant du village, sous un énorme saule qui sert d’abri à toute une colonie de grands oiseaux bleus. Leurs chants sont agréables, mais ne peuvent leur faire trouver grâce devant nous. Quelques coups de fusil dispersent la troupe harmonieuse, et nous permettent d’augmenter notre ordinaire à ses dépens. Mais nos victimes cachent sous un plumage ravissant une chair coriace qui ruine toutes nos espérances gastronomiques.

Nous passons la journée du lendemain à Geiwhé, où le mudir nous fait un excellent accueil. Il nous faut parcourir son habitation, visiter ses vers à soie, prendre plusieurs fois le café avec lui à la mode orientale. C’est au respect qu’inspire notre firman que nous devons tous ces égards.

En sortant de Geiwhé, nous retrouvons, comme dans la montagne, des sentiers étroits, escarpés, dans lesquels nous laissons nos chevaux nous conduire eux-mêmes, et nous traversons des forêts de pins, dont l’odeur pénétrante me rappelle les bois que baigne le bassin d’Arcachon. Nous descendons au charmant hameau de Lidja (les Eaux), ainsi appelé parce que, derrière la chaumière décorée du nom de mosquée, jaillit une source d’eau thermale. La fontaine est occupée en ce moment par quelques jeunes filles qui y lavent leur linge et, par négligence ou coquetterie, cachent mal, avec leur yachmack ou voile, les jolies joues que Mahomet leur défend de laisser voir aux profanes.

Nous sommes accueillis avec empressement : on nous apporte des provisions, du lait et du fromage qui nous semblent excellents après la course que nous venons de faire sous un soleil ardent. La petite vallée au milieu de laquelle nous nous trouvons est riante et bien cultivée, l’opium y est abondant ; nous la choisissons pour théâtre de nos observations.


La récolte de l’opium. — Falsifications de ce produit. — Tarakli. — Torbaly. — Les aqueducs aériens. — Mudurly.

Notre hôte de Lidja est un ancien capitaine, blessé en 1828 dans le Caucase, dans la guerre contre les Russes, et aujourd’hui propriétaire d’une retraite de dix-huit francs par mois, avec laquelle il vivait largement avant l’expédition de Crimée. Il nous accompagne dans son champ, ou la récolte est en pleine activité.

Les capsules vertes, à peu près arrondies, présentent un diamètre de dix à seize centimètres. Dix femmes sont occupées à pratiquer dans ces capsules des incisions incomplétement circulaires, perpendiculairement à l’axe de la plante. Des incisions jaillit le suc blanc laiteux sous forme de gouttelettes qui se coagulent rapidement à l’air et ne peuvent rouler jusqu’à terre. Les travailleuses s’avancent de front, du nord au sud, de manière à ne point traverser les parties du champ où des incisions ont été pratiquées, afin de ne point enlever par le frottement une partie du liquide qui s’échappe des capsules. L’instrument dont elles se servent est un couteau ordinaire bien aiguisé à la pointe, et recouvert partout ailleurs d’un linge qui permet de le saisir sans danger par la lame.

Elles ne se mettent à l’œuvre qu’au moment où le soleil a déjà fait disparaître la rosée qui recouvre les capsules. Si elles commençaient plus tôt, une partie du suc, délayé par la rosée, tomberait à terre ou se répandrait sur la surface de la capsule, sans se coaguler rapidement.

À midi, on cesse les incisions pour laisser le suc s’épaissir à la chaleur du soleil et acquérir une consistance qui lui permette de résister à l’influence dissolvante de la rosée de la nuit. Dans une partie du même champ, on commence sous nos yeux à ramasser l’opium sur les capsules qu’on a incisées la veille. Les femmes attachent un vase devant elles, dénudent la lame du couteau qui leur a servi aux incisions, et la passent légèrement sur toutes les parties noires qui constituent le suc concentré et qu’elles déposent dans le vase. L’opération terminée, on pétrit, au moyen de salive, tout le suc recueilli, et on en forme une masse arrondie qui s’aplatit un peu en séchant. Chaque masse est placée ensuite entre deux larges feuilles de pavot, déposée dans une chambre bien aérée jusqu’à ce que les feuilles qui l’enveloppent soient desséchées, et enfin livrée au commerce.

Capsule de pavot. (Papaver somniferum.)

À Lidja et les campagnes voisines, l’opium récolté est pur et de qualité supérieure : malheureusement il n’en est pas de même partout, et la fraude s’est glissée dans ce commerce comme dans tous les autres. La plus commune et en même temps la plus excusable est l’introduction dans le suc recueilli de débris du péricarpe. Il est si facile d’augmenter sans frais, sans perte de temps le produit de sa récolte, en raclant un peu trop fort la partie de la capsule où le suc est coagulé, que peu de cultivateurs résistent à la tentation. Tout le monde d’ailleurs ne peut avoir la main légère, et il faut reconnaître qu’en Asie surtout les travailleurs des champs possèdent peu cette qualité physique. Volontaire ou non, cette introduction élève de plus d’un tiers le rendement de la récolte ; mais elle est facile à reconnaître, car elle donne aux masses d’opium desséché un aspect marbré tout particulier. L’opium pur reste toujours brun ; les lignes blanches qu’offrent les échantillons indiquent les débris ligneux des capsules.

Mais c’est à Constantinople surtout, dans les rues qui avoisinent le bazar, que se pratique dans de vastes magasins, et sur une large échelle, la sophistication de l’opiuin. Les Arméniens et les Grecs qui font ce commerce, augmentent leur marchandise en la mélangeant de jaunes d’œufs et de pulpes de fruits, et ces falsifications se font tous les jours presque publiquement.

Je ne parle pas des supercheries grossières, élémentaires, telles que l’introduction de sable ou de plomb au milieu des pains d’opium pour en augmenter le poids. Ces fraudes, si coupables qu’elles soient, n’altèrent pas du moins la nature du produit. Elles sont du reste assez fréquentes, et notre interprète, M. Calligas, a trouvé, dans l’opium d’Afuin-Kara-Hissar, trente grammes de petit plomb.

Notre hôte se plaint vivement de la guerre qui, en enlevant la population mâle des campagnes, a fait augmenter considérablement le prix de la main-d’œuvre. Sa pension de dix-huit francs par mois, qu’il regardait auparavant comme une fortune, lui suffit à peine maintenant, et il compte peu sur le produit de sa récolte, quand il aura payé les frais de culture et la redevance au pacha.

Dans l’après-midi, nous remontons à cheval pour nous arrêter le soir à Tarakli. La ville est bâtie tout au pied de la montagne. Nous la traversons et nous allons camper hors des murs, au bord d’un ruisseau.

À six heures du matin nous sommes debout, et après avoir suivi presque continuellement le cours du ruisseau pendant une marche pénible de dix-heures, nous atteignons Torbaly, dont les maisons blanches sont échelonnées le long de la montagne, au milieu de rochers énormes que séparent les sinuosités du ruisseau.

Vue de Torbaly. — Dessin de Grandsire d’après J. E. Dauzats.

Les femmes, vêtues d’un simple pantalon et d’une chemise qui leur cache à peine la poitrine, nous regardent passer avec de grands yeux bleus d’une douceur infinie ; les enfants sont gais et bruyants ; les hommes paraissent pleins de force et de santé. Tout, en un mot, respire le bien-être et l’aisance, choses rares dans ce beau pays, ou trop souvent nous rencontrons des populations étiolées et faméliques.

Notre étape du lendemain nous offre les sites les plus agréables et les plus variés. Nous sommes toujours dans la montagne, mais le ruisseau a pris des proportions gigantesques. Il change à chaque instant de direction : ça et là de longues tiges de pins, creusées en forme de dalles, et supportées à des hauteurs énormes par des échafaudages faits de main d’homme, réunissent des collines entre elles, et distribuent les eaux sur mille points différents.

Rien de particulier jusqu’à Mudurly.

La ville renferme un certain nombre de ruines curieuses. Malheureusement les inscriptions grecques des monuments ont été presque entièrement grattées. Je remarque surtout une belle colonne de marbre gris bien conservée, et, sur une colline qui domine la ville, les ruines d’un vieux château avec quelques entrées de souterrains comblés, d’une construction tout à fait ottomane.

Vers la fin du jour, nous nous remettons en marche. Nous nous trouvons bientôt dans des chemins tortueux et difficiles où le crépuscule nous surprend. Notre petite troupe s’avance silencieuse et isolée au milieu des caprices de la montagne. Enfin la nuit arrive et nous n’apercevons point de gîte : nous continuons, bon gré mal gré, à suivre nos guides, automates muets qui nous précèdent avec une parfaite impassibilité, et ne doivent s’arrêter qu’à nos ordres. Cent fois nous manquons de nous rompre le cou dans cette descente périlleuse, au milieu des quartiers de roc qui encombrent le sentier. Chacun de nous marche avec précaution derrière son compagnon, assez inquiet sur la manière dont on va passer la nuit. Rien n’indique en effet le voisinage des habitations ; nulle lumière ne nous apparaît, nul bruit ne vient jusqu’à nous, et nous n’entendons que le pas irrégulier et saccadé de nos montures qui retentit sur le rocher.

Tout à coup nos yeux sont frappés d’une vive lueur autour de laquelle quelques points noirs immobiles nous font deviner des hommes. Nous nous empressons de nous diriger de ce côté, et nous entrons bientôt dans un pré ou des bergers, accroupis autour du feu que nous avions aperçu, fument silencieusement leur chibouck.

Il est trop tard pour dresser notre tente. Bien que le pré, ravagé par une inondation récente, soit humide encore, nous nous décidons à bivaquer en plein air, et nous nous étendons sur l’herbe où le sommeil ne tarde pas à nous gagner.


Village aérien. Nally-Han. — Les terrains gypseux. — Tchaïr-Han. — Bey-Bazar.

Nous consacrons une partie du lendemain à la visite d’un village dont la construction est des plus bizarres : chaque cabane est une étable faite de longues bûches superposées, au-dessus de laquelle les habitants se sont réservé une demeure aérienne.

Malgré la chaleur du jour, nous sommes forcés le soir d’allumer du feu, car nous commençons à être à une hauteur assez considérable au-dessus du niveau de la mer, et il fait un froid très-vif. Notre marche du lendemain nous conduit dans une région plus élevée encore. La route est pénible ; nous rencontrons une caravane de plus de deux cents chameaux, et enfin nous apercevons les maisons blanches de Nally-Han, qui s’échelonnent au pied d’une montagne d’une teinte complétement rouge offrant le plus singulier aspect, et dont l’effet se rehausse d’une manière bizarre par des marnes bleuâtres que l’on aperçoit au dernier plan.

Nous dressons notre tente à l’entrée de la ville. À peine sommes-nous installés qu’une foule de femmes viennent nous assaillir ; elles nous entourent, nous pressent, gesticulent, parlent confusément ; il y en a même quelques-unes qui pleurent. Notre interprète nous explique enfin la cause de cette scène imprévue. Nos uniformes ont attiré l’attention sur nous ; on sait que nous venons de l’armée, et toutes nos visiteuses sont accourues pour nous demander des nouvelles de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères qui sont à la guerre. Leur attitude et leurs prières sont vraiment attendrissantes ; mais, malgré notre bonne volonté, nous ne pouvons, on le comprend, leur donner la satisfaction qu’elles attendent. Nous sommes d’ailleurs exténués de fatigue et de faim ; nous nous empressons donc de les congédier, et, pendant qu’elles s’éloignent tristement, nous déjeunons et prenons un peu de repos.

Au delà de Nally-Han nous traversons un pays des plus curieux : peu à peu, à mesure que nous avançons, la végétation disparaît, des blocs de rochers nous apparaissent de tous côtés. Notre marche est extrêmement pénible : nous ne cessons de monter et de descendre ; puis nous nous trouvons au milieu d’un terrain blanc comme la neige. C’est de la craie : son éclat nous aveugle, et, à chaque pas, des masses de gypse cristallisé nous reflètent la lumière au niveau du sol, comme si nous marchions sur de véritables miroirs. À perte de vue, sur notre gauche, nous apparaissent des marnes considérables, aux formes et aux couleurs variées. Le spectacle est imposant : d’énormes et profondes crevasses sillonnent cette terre aride et nue que ne perce pas même un brin d’herbe ; au milieu de ces précipices gisent çà et là des squelettes d’animaux blancs comme l’ivoire. Le bruit de notre marche trouble seul le silence solennel de ce paysage désolé, et, aussi loin que nos regards peuvent s’étendre, rien ne trouble cette monotone uniformité ; rien n’accuse la végétation et la vie. Nous pourrions nous comparer à Noé sortant de l’arche, et contemplant la terre déserte et ravagée. Toutefois, malgré sa tristesse. ce tableau a quelque chose de grandiose qui commande notre admiration, et nous nous sentons tellement frappés en présence de cette nature étrange et de ce silence de mort, que nous nous avançons nous-mêmes sans nous communiquer nos impressions, comme si nous redoutions de troubler par nos paroles la majesté de cette éternelle solitude.

Cependant, nous avons hâte d’en finir avec ces beautés sauvages de la nature. Le soleil, qui ajoute à leur éclat, augmente en même temps notre malaise ; la soif nous presse, et nous désespérons de trouver l’eau dont nous avons tant besoin. Heureusement notre inquiétude n’est pas de très-longue durée ; tout à coup, au bas d’une colline, nous apercevons une vallée délicieuse, une oasis dans ce désert ; la végétation reparaît, les fleurs se montrent nombreuses et brillantes ; sur les abricotiers voltigent des tourterelles, communes dans ce pays comme les moineaux en France. Nous reprenons courage à mesure que nous avançons ; un gué, ombragé de grands arbres, nous sépare du village de Tchaïr-Han. Nous nous arrêtons sur ses bords, et nous oublions nos fatigues en reposant le soir au milieu d’un champ de blé fraîchement coupé.

Notre étape du lendemain reproduit les mêmes incidents. Le soir nous entrons dans une nouvelle vallée au fond de laquelle est la ville de Bey-Bazar, où nous nous arrêtons.


La chèvre d’Angora. — Les femmes de Bey-Bazar. — Les monuments. — Les moustiques. — Ghel-Ara. — Kapoulou-Kamman.

C’est à Bey-Bazar, mieux qu’à Angora même, que nous pouvons étudier la chèvre à laquelle cette dernière ville a pourtant donné son nom. Angora est bien, il est vrai, le centre de la région où vivent les chèvres, mais c’est surtout dans les environs que ces animaux se trouvent en grand nombre, et que leur laine est l’objet d’un commerce actif.

Bey-Bazar est une des localités où ce trafic a le plus d’importance.

Deux races principales de chèvres sont répandues en Asie Mineure. L’une habite à toutes les altitudes et sur les terrains les plus variés, c’est la race noire, dont le pays offre d’ailleurs plusieurs sous-races caractérisées par la plus ou moins grande finesse des poils. L’autre, la race blanche, ne se trouve que dans un cercle restreint, dont le centre est la ville d’Angora.

Les deux races sont à longues toisons.

La chèvre noire est d’une taille plus élevée, d’un cinquième environ, que la chèvre blanche. Ses poils droits atteignent une longueur qui va jusqu’à vingt-cinq ou vingt-sept centimètres. Le poids des toisons varie, chez les mâles, entre trois kilogrammes sept cent cinquante grammes et cinq kilogrammes.

La toison de la chèvre d’Angora est d’un blanc nacré d’une grande pureté ; les poils sont en longues mèches ondulées sur toutes les parties du corps et, dans la race pure, descendent régulièrement de chaque côté d’une ligne qui suit tout le trajet de la colonne vertébrale. La longueur des mèches atteint vingt-cinq centimètres, et le poids des belles toisons deux kilogrammes cinq cents grammes. Le croisement des deux races altère sensiblement ces caractères, et l’on peut s’en convaincre par l’examen des individus que nous possédons en France, et qui sont tous métis.

Le pays qu’habitent les chèvres d’Angora, brûlé par le soleil pendant l’été, est couvert de neige en hiver. Toutefois il faut remarquer que la mauvaise saison ne dure guère dans cette région que trois ou quatre mois. Pendant le reste de l’année, la température se maintient très-élevée, et les beaux jours continuent presque sans interruption, car les pluies et les orages sont fort rares. Le sol ne produit que fort peu de végétaux ; et cette absence d’arbres, d’arbustes et de broussailles donne à la contrée l’aspect de steppes immenses, où l’œil ne saisit que les ondulations du sol. Cette nudité permet aux premiers rayons du soleil d’enlever le peu d’humidité que la nuit a pu déposer. Nous avons pu en juger par nous-mêmes ; souvent, quand le temps ne nous permettait pas de dresser nos tentes, nous couchions en plein air, et jamais au réveil nos vêtements n’étaient humides. Cette aridité du sol exerce la meilleure influence sur la santé des chèvres, qui ont besoin de vivre dans une atmosphère chaude et sur un terrain sec. La maladie les décime dès qu’elles ne se trouvent plus dans ces conditions : on n’en a eu que trop souvent la preuve dans le mauvais résultat des tentatives d’acclimatation faites en France et en Espagne, bien qu’on ait choisi pour ces expériences les terrains les plus convenables.

À une seule époque de l’année, des pâturages abondants sont parcourus par les chèvres ; c’est à la suite des froids et des neiges de l’hiver, lorsque les premières pluies tièdes amènent le retour de la végétation. Cet excès de nourriture produit une excitation d’autant plus vive que les privations de l’hiver se sont fait sentir avec force, et il se traduit par le développement des toisons en longueur. Du reste, ce temps est de courte durée ; la tonte n’est pas opérée, que déjà le pâturage a perdu son tapis de verdure, l’herbe a jauni, et l’aliment n’a plus la puissance qu’il avait quelques jours auparavant.

Pendant longtemps on s’est assez peu occupé de propager la race des chèvres d’Angora, à cause du peu de valeur des toisons dans le pays même, relativement au prix des marchés d’Europe. Cette négligence s’explique d’ailleurs dans une contrée où les relations de village à village sont peu fréquentes. Heureusement l’augmentation qui s’est produite récemment sur la valeur de cette marchandise, a donné une vive impulsion à la reproduction. Il y a quelques années à peine, la soie des chèvres valait quatre ou cinq piastres (80 c. ou 1 fr.) l’oque (1 kil. 250) sur les marchés du pays. Aujourd’hui, pour le même poids de poils bruts, la valeur moyenne varie entre vingt-cinq et trente piastres (5 ou 6 fr.), ce qui en porte le prix, après nettoyage, à douze ou quinze francs.

À Bey-Bazar il est plus facile d’étudier les chèvres que les habitants. Les femmes, enveloppées dans d’immenses couvertures blanches, ne laissent voir littéralement aucune partie de leur corps. Elles passent en silence dans les rues comme de longs fantômes blancs, et la persistance avec laquelle elles se retranchent sous ces voiles impénétrables me fait vivement regretter ces physionomies agréables et surtout ce costume si original que j’admirais quelques jours auparavant à Torbaly.

Nous avons placé notre tente au bord d’un ruisseau, à l’une des extrémités de la ville. Au-dessus de nous, j’aperçois le long de la montagne un monument en ruines vers lequel je me dirige avec notre interprète ; c’est une espèce de chapelle, dont l’intérieur richement orné rappelle le style grec. Au milieu de la chapelle s’élève un tombeau, que les Turcs me disent être celui d’un personnage vénérable et célèbre par sa piété.

L’heure du départ est arrivée. Nous cessons de marcher en avant, et, traversant de nouveau la ville, nous retournons sur nos pas, pour nous diriger vers le sud. Après avoir longé des masses de rochers aux formes les plus pittoresques, dans lesquelles s’ouvrent çà et là des grottes profondes, nous nous trouvons bientôt au bord d’un fleuve. C’est le Sangarius, dont nous avons déjà admiré le cours impétueux en sortant de Sabandja. Il est toujours rapide, mais moins bruyant et moins tourmenté que dans la montagne ; la plaine qu’il arrose est couverte de rizières au milieu desquelles nous campons.

Malheureusement nous sommes à chaque instant assaillis par d’innombrables moustiques. Aussi, le matin, maussades, harassés, couverts de piqûres, nous sommes debout au point du jour, et nous nous empressons de reprendre notre route. Le chemin que nous suivons nous conduit bientôt à Ghel-Ara. Là, plus de maisons véritables, mais des sortes de boîtes carrées, de la hauteur d’un homme, à peine façonnées, sans mortier, au moyen de pierres grossièrement superposées et recouvertes de terre en guise de toit. Confinées dans ces misérables réduits, étrangères à tout progrès, ignorant même ce qui se passe dans les villages voisins, des générations entières naissent et meurent sans avoir vécu, car elles n’ont jamais connu que la vie matérielle.

Vue de Ghel-Ara. — Dessin de Grandsire d’après J. E. Dauzats.

Quelques heures après avoir quitté Ghel-Ara, nous retrouvons encore le Sangarius. Une tente est dressée sur la rive : quelques indigènes, hommes et femmes, accroupis à terre, regardent silencieusement couler l’eau. Nos Turcs semblent tellement absorbés dans leur muette contemplation que notre arrivée ne peut les en arracher ; cependant, comme nous avons besoin de renseignements, nous nous décidons à les déranger pour leur demander le nom du village que nous apercevons sur l’autre rive. Ils nous apprennent que c’est Kapoulou-Kamman, et rentrent dans leur silencieuse immobilité que nous nous gardons de troubler davantage.


Plantes : le tchinnguel-chakesey[2] et le ghuidjir — Une eau thermale qui mérite trop son nom. — Seraï-Keni. — Aren. — La ferme de Tchifflich-Bitchir. — Utilité des échafaudages.

Kapoulou-Kamman est un petit village à maisons de terre, bâti sur un mamelon granitique qui domine le cours du Sangarius. Le gypse, que l’on rencontre partout depuis Bey-Bazar en couches de dix mètres d’épaisseur en moyenne, cesse tout à coup pour faire place à un territoire sablonneux. Au milieu de ces sables, dans les champs cultivés comme dans les lieux incultes, croît en abondance une plante dont le produit, appelé tchinnguel-chakesey, attire notre attention.

Le tchinnguel-chakesey est une espèce de caoutchouc en lames minces d’un demi-millimètre, repliées sur les bords, arrondies, opaques, d’un diamètre de trois centimètres et demi. La couleur est d’un blanc jaunâtre ; son élasticité n’est qu’incomplète et ne s’augmente pas par la chaleur. Le tchinnguel de Kapoulou-Kamman n’est employé que comme masticatoire ; à Malatia, dans le Kurdistan, un produit de même nature et portant le même nom est cultivé comme aliment. Les Kurdes mangent les tiges dépourvues de leur enveloppe corticale, et en même temps, au point de section de ces tiges près de la racine, ils récoltent le suc qui, épaissi à l’air, donne le tchinnguel.

L’Asie Mineure produit encore une autre substance élastique qui peut également servir d’aliment ; c’est le ghuidjir ; et nous l’avons rencontré, dès le début de notre voyage, dans la magnifique vallée qui débouche sur le golfe d’Ismeth. La plante d’où on le tire abonde dans les lieux humides, dans les haies qu’elle drape de ses feuilles larges, brillantes et d’un vert magnifique. Les Turcs mangent les jeunes pousses cuites à l’eau et assaisonnées au vinaigre.

Le ghuidjir fournit d’excellent mastic et de bon vernis. On le vend en masses brunes de la grosseur d’une petite noix, présentant à la surface des sillons qui indiquent que ces masses ont été repliées plusieurs fois sur elles-mêmes. Des marchands ambulants le colportent de harem en harem. Les femmes turques l’achètent au prix élevé de trois piastres (soixante centimes) le drachme (trois grammes), pour le mélanger à leur masticatoire favori, la résine-mastic, qu’il empêche d’écraser sous la dent.

Tout en étudiant les plantes du pays, j’observe le pays lui-même ; on nous apprend que Kapoulou-Kamman est renommé dans la contrée à cause d’une eau thermale qui sort d’une caverne entre les rochers, à quelques pas du Sangarius. On y vient dans la belle saison prendre des bains doués, dit-on, de propriétés merveilleuses.

Une fissure du rocher forme une porte naturelle qui nous permet d’entrer dans la caverne : à l’intérieur, la chaleur est suffocante et l’obscurité presque complète. Ce n’est qu’au bout d’un moment que nous pouvons distinguer une grande baignoire creusée dans le roc, où trois Turcs sont en train de se faire bouillir avec un flegme tout à fait britannique. M. Bourlier veut essayer de la vertu de ces eaux ; mais il en sort presque aussitôt à moitié suffoqué et rouge comme un homard. Il prétend que l’eau merveilleuse lui a donné un mal de tête épouvantable : probablement elle n’a de vertu que sur les Turcs.

Un bateau digne des sauvages nous transporte sur l’autre rive : c’est tout simplement un énorme tronc de noyer creusé.

Le premier village que nous rencontrons le lendemain est Seraï-Keni ; peu d’endroits nous ont présenté des ruines plus nombreuses et plus intéressantes. Un vaste espace est envahi par les débris d’un vieux château auquel les traditions locales rattachent de curieuses légendes et des souvenirs probablement fort amplifiés par l’imagination des indigènes. De tous côtes gisent des tronçons de colonnes, et des pierres énormes dont les ornements, à moitié détruits, attestent l’existence de monuments importants. Une fontaine surtout, un peu mieux conservée que le reste, mérite l’attention : j’y remarque sur une large pierre des traces d’armoiries que le temps n’a pas entièrement effacées, et un lion en relief qui n’a éprouvé que quelques dégradations sans importance. Je voudrais m’arrêter là quelque temps, mais nous avons une longue route à faire, nous sommes sous un soleil ardent, et il faut marcher en avant pour chercher une source ou quelque ombrage. Ce n’est qu’après quelques heures d’une marche des plus pénibles que nous atteignons le petit village de Aren. Nous apercevons un certain nombre de femmes. À la vue de nos uniformes, elles se dispersent et prennent la fuite ;. ce n’est qu’à grand’peine que nous pouvons les rejoindre, les rassurer et leur demander les provisions dont nous avons besoin. Leur frayeur disparaît bientôt : elles nous mènent a l’oda[3] et nous apportent du pain, du lait et du yoourth (fromage, voy. p. 158). Épuisés de fatigue et de chaleur, nous faisons avec ces mets primitifs un repas délicieux, et nous ne repartons qu’après quelques heures d’un repos chèrement acheté par l’étape du matin.

Du reste, une hospitalité plus confortable nous attendait le soir à la ferme de Tchifflich-Bitchir ; l’accueil gracieux que nous y recevons nous engage à y prolonger un peu notre séjour. La ferme est située au milieu d’une jolie vallée. En arrivant on peut se demander d’abord où logent les habitants. On ne voit point en effet de maisons, mais seulement des échafaudages situés à quelque distance les uns des autres. Quatre longs poteaux plantés en terre supportent un plancher, et ce plancher forme l’habitation sur laquelle les paysans se perchent comme des cigognes.

Nous nous égayons d’abord sur ces grotesques constructions, mais nous ne tardons pas à apprendre à nos dépens combien elles sont utiles. Une quantité prodigieuse de moustiques bourdonnent de tous côtés, et pendant toute la nuit, couchés à terre, nous avons beau nous envelopper de la tête aux pieds dans nos couvertures, nous ne pouvons échapper aux poursuites de ces maudites bêtes. Il nous est littéralement impossible de fermer l’œil ; pendant ce temps les Turcs reposent avec une tranquillité parfaite sur leurs planchers aériens, les moustiques ne s’élevant jamais à cette hauteur.


L’agriculture en Asie Mineure. — Les prairies. — Chariots à foin. Charrue. — Culture du blé, de l’orge et du riz. — Machine à battre. — Vannage. — Le lait et ses usages. — Les abeilles. — La vigne. — Les forêts.

La prairie proprement dite, telle qu’on la trouve chez nous, n’existe point en Anatolie : on comprend du reste qu’elle n’est pas de première nécessité dans un pays où d’immenses terrains vagues fournissent par leur étendue, quelle que soit d’ailleurs leur fertilité, une nourriture suffisante à un bétail peu nombreux. On ne trouve guère de prairies vraiment dignes de ce nom que dans la magnifique vallée qui débouche sur le golfe d’Ismeth. Pendant la guerre de Crimée, l’armée anglaise avait choisi ce point pour quartier d’hiver d’une partie de sa cavalerie. Ce choix était heureux, car partout ailleurs nos chevaux et nos mulets devaient se contenter de quelques poignées d’herbe ramassées à grand-peine par nos soldats, et souvent, à l’étape où nous arrivions, nous n’avons pu nous procurer ni paille ni fourrages.

Il n’y a en effet que fort peu de localités où l’on ramasse quelques fourrages pour l’hiver ; généralement les troupeaux restent en plein air pendant toute l’année, et sont réduits à chercher leur nourriture même sous la neige. Aussi, dans les hivers rigoureux, chèvres et moutons périssent par centaines de froid et de faim.

Dans les villages où l’on prend la peine de rassembler des provisions pour la mauvaise saison, c’est sur la terrasse de sa maison que le paysan amoncelle la paille destinée à ses bêtes de somme, et, par cette combinaison, il évite les infiltrations des eaux pluviales. Mais au printemps, quand la paille est épuisée, les premières pluies font germer le blé ou l’orge sur le sol de la terrasse qui se couvre de verdure, et donne ainsi au village l’aspect le plus pittoresque.

Coupe de chariot.

Aux environs d’Ismeth, le chariot dont on se sert pour transporter les foins est assez ingénieusement construit. L’absence de chemins frayés et la nature marécageuse du sol ne permettraient point aux grands et solides chariots de nos campagnes de circuler facilement. On comprendra comment les habitants ont éludé la difficulté des transports en étudiant le chariot dont ils se servent. Deux paires de roues réunies entre elles par une grande perche ou ligne ; au lieu de nos lourds berceaux, deux longues traverses percées de distance en distance de trous ou sont fixées de grandes chevilles aiguisées à leur extrémité, constituent toute la machine, qu’une largeur peu considérable tend encore à rendre plus légère. Le foin, très-long dans ces prairies, est placé en travers et s’enchâsse dans les dents qui le retiennent. Quand on en a accumulé ainsi une certaine quantité, on maintient le tout au moyen d’une perche plantée au milieu. Le riz, le blé et le coton forment les principales cultures du pays. Partout en Asie on rencontre le même instrument de labourage : l’araire, cette charrue des premiers âges, sans oreilles, sans roues. Traînée par une paire de buffles ou de bœufs, elle gratte suffisamment un sol fertilisé par des siècles de repos. Sur cette terre à peine soulevée, on répand à la volée la semence qui doit s’y développer, et, dans les sols légers, quelques branches d’arbres traînées, après les semailles, recouvrent suffisamment la graine.

Chariot de voyage (Boly). — Charriot à fourrages (Ismedt). — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.

L’orge occupe une place importante dans l’agriculture chez les Turcs, mais le riz est cultivé de préférence. Toute vallée bien exposée et parcourue par un cours d’eau assez rapide et assez abondant pour servir à des irrigations, est occupée par des champs de riz. Le paysan excelle dans cette culture qu’il aime et soigne comme un vieil héritage. La division du sol en parcelles aux bords relevés, la disposition en gradins insensibles, l’aménagement des eaux, le sarclage, tout est fait avec une rare intelligence. Le riz constitue la nourriture favorite du Turc d’Asie : on sait qu’il est la base du pilaw, leur mets national.

Pour battre l’orge et le blé, on nivelle une partie du sol sur laquelle on étale la récolte. L’instrument qu’on emploie consiste en deux planches fort épaisses, relevées à l’avant et reliées à la partie supérieure par deux traverses (voy. fig. 3). Chacune de ces planches est percée, dans une partie de son épaisseur, de trous dans lesquels ont été enchâssés des fragments de silex tranchants, et faisant saillie à la partie inférieure des planches (voy. fig. 2). À la traverse antérieure est adaptée une corde que l’on attache au joug d’une paire de buffles. Les lames de silex sont mises en contact avec la couche de céréales étalées sur le sol ; un homme monte sur les planches entre les traverses et chasse les buffles. Au bout de quelque temps, les silex ont haché la paille et les épis.

Anatolie. — Fig. 1. Pelle pour le vannage. — Fig. 2 et 3. Machine à battre. — Fig. 4. La machine en position. — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.

Le vannage se fait en jetant en l’air le mélange de paille menue et de graines, au moyen d’une pelle divisée en dents grossières dans les deux premiers tiers de son étendue, pour faciliter la séparation du grain de la paille (voy. fig. 1).

Le grain, à peine battu, est porté au marché voisin : le paysan ne conserve que la quantité strictement nécessaire à sa consommation et à l’ensemencement de ses terres. L’ensilage est le seul moyen de conservation qu’il connaisse ; le silo est généralement construit sous le sol même de la maison.

Le Turc mange peu de lait : il en fait ou du beurre, en le battant dans une peau de bouc par un mouvement prolongé de va-et-vient, ou du fromage, dont deux espèces surtout, le yoourth et le kaïmak, sont fort répandues.

Le yoourth est un fromage blanc fort acide, que l’on prépare en faisant bouillir du lait et en le laissant refroidir jusqu’à la température du doigt. On prend du lait précédemment aigri, on le délaye dans l’eau, et on en verse quelques gouttes dans le lait qu’on veut faire aigrir. La fermentation s’établit bien vite à la température où se trouve le lait, qui devient aussi très-acide, et constitue le yoourth.

Si on le verse dans un sac pour laisser écouler le petit lait, on obtient le torba yoourth (torba, sac ; yoourth, lait aigri).

Le kaïmak est préparé avec la caillette des agneaux et le lait pur. Il est également égoutté dans un sac.

Les ustensiles de ménage consistent en plats et gamelles de cuivre étamé, et sont aussi simples et aussi peu nombreux que les machines agricoles.

L’apiculture mérite d’être mentionnée, plutôt à cause de la multitude des abeilles que de l’intelligence des soins qu’elles reçoivent. Le plus souvent, la ruche n’est qu’un simple tronc de sapin creusé à l’intérieur. Après y avoir enfermé l’essaim, on bouche les deux extrémités et on ne laisse qu’une petite ouverture. On empile les troncs les uns sur les autres, en dirigeant les ouvertures vers le sud-est, puis un mur en terre vers le nord-ouest, un peu de paille et de terre sur le rang supérieur terminent l’édifice.

Les arbres fruitiers, peu nombreux et mal cultivés, ne donnent point de fruits savoureux. La vigne est un peu mieux soignée, surtout par les Arméniens, qui seuls boivent du vin. Les Turcs ne la cultivent que pour ses fruits, avec lesquels ils fabriquent une sorte de raisiné.

Les belles forêts qui recouvrent une partie des chaînes de montagnes de l’Asie Mineure offrent aux chantiers de Constantinople des ressources infinies. Diverses espèces de chênes, des sapins, des hêtres, des charmes, des platanes, des tilleuls aux feuilles argentées, des noyers, des châtaigniers forment les essences principales. Jetées çà et là par la nature, elles végètent à leur guise, car l’aménagement des forêts est inconnu en Turquie. Chacun prend et coupe où bon lui semble, et les mauvaises essences étouffent les espèces utiles ; mais qu’importe, la mine est inépuisable.

L’obstacle le plus sérieux aux progrès de l’agricolture est l’imperfection des routes, qui entrave toute circulation et maintient les populations dans l’isolement. À quoi servent aux Turcs ces magnifiques forêts qu’ils ne peuvent exploiter ? Sous nos yeux, soixante bœufs et buffles ne pouvaient faire gravir un des flancs de l’Olympe à un chêne que nous trouvions, quelques jours après, traîné par huit buffles sur la route macadamisée de Guemlek. Cette route est la seule de cette espèce qui existe en Asie, et encore ne s’étend-elle que depuis la ville jusqu’au pied de l’Olympe.


Sivri-Hissar. — Kaïmas. — Les marécages et la fièvre. — Un industriel français. — Guemlek.

Vers le milieu du jour nous disons adieu à nos hôtes, nous quittons la ferme ; bientôt après nous arrivons à Babadgy, bourgade inhospitalière. Au delà nous rencontrons des rochers énormes qu’il nous faut, pour ainsi dire, escalader ; mais, en arrivant au sommet, nous sommes dédommagés de nos fatigues par le magnifique panorama qui se déroule sous nos yeux. Nous découvrons la belle vallée de Sivri-Hissar, et la ville elle-même adossée à la montagne sur notre droite.

Vue de Sivri-Hissar. — Dessin de Grandsire d’après J. E. Dauzats.

À partir de ce moment, nous n’avons plus qu’à descendre. La route passe au bas de la ville : nous installons notre tente au milieu du cimetière qui lui fait face, et nous pouvons admirer un des sites les plus pittoresques que nous ayons encore rencontrés. Au fond s’étend une immense chaîne de montagnes, et, plus près de nous, Sivri-Hissar silencieuse semble gardée de tous côtés par de vastes espaces couverts de tombeaux. À notre droite et à notre gauche, d’anciens cimetières, quatre fois plus étendus que la ville moderne, nous donnent une idée de ce qu’elle fut autrefois.

Café à Sivri-Hissar. — Dessin de Grandsire d’après J. E. Dauzats.

Dans l’intérieur de la cité la civilisation grecque a laissé de nombreuses traces de son passage ; on y rencontre à chaque instant des chapiteaux de marbre admirablement sculptés, et qui servent aujourd’hui de bornes au coin des rues ou de marches devant les maisons. Au milieu d’une place se trouve un vieux tombeau grec que les Turcs ont transformé en fontaine, et sur lequel se lit encore une inscription très-bien conservée.

Tombeau grec servant de fontaine, à Sivri-Hissar. — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.

Nous nous remettons en route vers minuit, et ce n’est qu’à une heure assez avancée de l’après-midi que nous arrivons à Kaïmas. Là encore abondent les ruines les plus curieuses, mais presque partout les Turcs ont gratté ou mutilé les inscriptions. Le pays est infesté de sangliers ; ces animaux sont en si grand nombre qu’ils viennent, pendant la nuit, ravager les champs jusqu’au pied des habitations. Les chiens livrent des combats acharnés à ces audacieux visiteurs, et leurs hurlements troublent fréquemment le repos de ceux qui ne sont pas habitués à ce tapage nocturne.

Fragments de sculptures à Kaïmas. — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.

Après avoir eu à deux pas de nous une alerte de ce genre, nous partons au lever du soleil, et nous parcourons d’abord pendant quelques heures une vallée magnifique où nos yeux se reposent sur la végétation la plus riche et la plus luxuriante. Mais bientôt nous nous retrouvons dans un pays désolé et du plus triste aspect. Après nous être arrêtés quelques instants dans une ferme que l’on appelle la Ferme du Sultan, nous repartons ; nos guides nous font faire fausse route. À la suite d’une longue marche sous un soleil brûlant et dans des champs complétement arides, nous tombons au milieu d’une vallée marécageuse où nous attendaient nos premiers revers. Nous trouvons là, sous des tentes en lambeaux, quelques Turcs déguenillés avec leurs femmes et leurs enfants. Sur un monticule est bâtie l’oda pour les voyageurs ; nous nous y rendons. La chaleur est intolérable ; quatre d’entre nous sont pris en même temps de violents accès de fièvre, et il nous est impossible de continuer notre route à cheval. Il nous faut rester là tout un jour, jusqu’à ce que nous puissions trouver une misérable charrette traînée par des buffles, sur laquelle se mettent les plus souffrants. Nous quittons, dans ce triste équipage, ce foyer de fièvre pour nous diriger vers Koutaieh.

Nous passons par Eski-Cheher et nous traversons le mont Olympe. Nous y rencontrons un compatriote, un Français qui s’occupe de l’exploitation des forêts. Il choisit les bois les plus utiles, les abat, les débite, et les transporte ainsi préparés à la côte, ou des vaisseaux les emportent en France. Les noyers forment la principale branche de son commerce : il les scie en lames minces pour le placage, et, malgré son activité, il ne peut suffire aux commandes. Pendant l’hiver, la neige et le mauvais état des chemins arrêtent ses travaux. Il a organisé, pour occuper ses loisirs, des chasses au sanglier. Dans cet animal immonde pour les Turcs, il utilise tout, poil, peau et chair qu’il fume ou dont il fait diverses préparations. La saison d’hiver paye aussi largement ses peines que les beaux jours de l’été. Notre compatriote est sur le chemin d’une belle fortune, malgré l’active concurrence de quelques Anglais établis depuis peu dans le pays, et qui marchent dans la même voie.

En sortant de la chaîne de l’Olympe nous arrivons à Brousse.

Guemlek. — Dessin de Grandsire d’après M. Bourlier.

À huit heures de marche de Brousse est le port de Guemlek, détruit depuis notre voyage par un violent incendie, il y a deux ans. C’était là que le bateau de l’intendance devait venir nous prendre pour nous ramener à Constantinople. En attendant son arrivée, nous visitons la ville qui nous offre une curieuse réunion d’antiquités. J’y remarque surtout des bas-reliefs de marbre sculptés avec un art infini. Les habitants spéculent sur ces objets qu’ils vendent à des prix fous aux voyageurs anglais. Ils les cachent dans leurs caves, et ne vous les montrent qu’avec une mystérieuse réserve bien propre à piquer la curiosité des amateurs. J’offre quatre-vingts francs d’une tête de faune, à peine de la grosseur du poing, et on refuse de me la donner en me disant que l’année précédente un Anglais en avait offert trois cents francs sans pouvoir l’obtenir. Devant un argument aussi péremptoire, il ne me reste qu’à me résigner, en attendant que le ciel m’envoie une opulence égale à celle d’un lord ou d’un nabab.

Le lendemain matin, le bateau à vapeur nous emporte, et le 20 juillet nous rentrons à Constantinople, après une exploration de près de deux cents lieues en trente-deux jours.

J. E. Dauzats.



  1. L’Anatolie (d’un mot grec qui signifie Levant), pachalik de la Turquie d’Asie, a pour capitale Koutaieh, et est subdivisée en dix-huit sandjakats, dont sept seulement sont réellement soumis au pacha de Koutaieh, leur chef nominal. Elle est formée de la partie occidentale de l’ancienne Asie Mineure : trois de ses côtés sont maritimes ; sa frontière est seule est continentale. Les villes principales sont Smyrne, Brousse, Angora, Koutaieh, etc. (Voy. la carte, p. 147.)
  2. La véritable orthographe est tchinnguel-sakesey, nous avons cru devoir remplacer l’s par le ch, pour mieux indiquer la prononciation.
  3. Construction grossière destinée à servir d’abri aux voyageurs.