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Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre IX. Justice plus parfaite sous la loi de grâce. — Degrés dans l’enfer.

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Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 264-266).
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CHAPITRE IX. JUSTICE PLUS PARFAITE SOUS LA LOI DE GRÂCE. — DEGRÉS DANS L’ENFER.[modifier]

21. « Car je vous dis que si votre justice n’est plus abondante que celle des scribes et des Pharisiens vous n’entrerez point dans le royaume des cieux » c’est-à-dire : Vous n’entrerez point dans le royaume des cieux, si vous n’accomplissez, non-seulement les moindres préceptes de la Loi qui forment l’ébauche de l’homme, mais encore tout ce que j’y ajoute, moi qui suis venu non abolir la loi, mais l’accomplir[1]. Mais, me diras-tu, si, en partant plus haut de ces très petits commandements, il a dit que celui qui en aura violé un et enseigné dans ce sens, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux, tandis que celui qui les aura observés et aura enseigné ainsi, sera appelé grand, et par conséquent sera grand dans le royaume des cieux : qu’était-il besoin de rien ajouter à ces très petits commandements de la loi, puisque celui qui les accomplit et enseigne ainsi, est grand ? Il faut donc que ces paroles : « Mais celui qui fera et enseignera ainsi sera appelé grand dans le royaume des cieux » soient entendues, non de ces très-petits commandements, mais de ceux-mêmes que le Seigneur va proclamer. Or quels sont-ils ? « Que votre justice, dit-il lui-même, soit plus abondante que celle des scribes et des pharisiens ; sinon, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » Donc celui qui aura violé ces très petits commandements et aura enseigné ainsi, sera appelé très-petit ; mais celui qui les aura observés et aura enseigné ainsi, ne sera pas tenu pour grand et pour digne du royaume des cieux, bien qu’il ne soit pas aussi petit que celui qui les aura violés. S’il veut être grand et propre au royaume des cieux, il doit faire et enseigner comme le Christ enseigne à cette heure, c’est-à-dire qu’il faut que sa justice soit plus abondante que celle des scribes et des pharisiens. La justice des pharisiens, c’est de ne pas tuer ; la justice de ceux qui doivent entrer dans le royaume de Dieu, est de ne point se fâcher sans raison. C’est donc très-petite chose de ne pas tuer, et celui qui viole ce commandement sera appelé très-petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui l’aura observé en ne donnant la mort à personne, ne sera pas pour cela grand et digne du royaume des cieux, quoiqu’il soit déjà monté d’un degré ; mais il se perfectionnera en ne se fâchant point sans raison, et, s’il en vient à bout, il sera à une bien plus grande distance de l’homicide. Ainsi celui qui nous apprend à ne point nous fâcher, n’abolit point la loi qui nous défend de tuer ; il l’accomplit plutôt, en sorte que, nous abstenant de l’homicide au dehors et de la colère au dedans, nous conservions notre innocence.

22. « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point ; car celui qui tuera sera soumis au jugement. Mais moi je vous dis que quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement ; et celui qui aura dit à son frère : Raca, sera soumis au conseil ; mais celui qui dira Fou, sera soumis à la géhenne du feu. » Quelle différence y a-t-il entre être soumis au jugement, ou au conseil, ou à la géhenne du feu ? Car cette dernière punition est la plus grave, et le Seigneur nous avertit qu’il y a certains degrés entre les fautes légères et les fautes graves, jusqu’à ce qu’on arrive à la géhenne du feu. Et si le jugement est moins à craindre que le conseil, le conseil doit aussi l’être moins que la géhenne du feu ; par conséquent il faut entendre qu’il est moins coupable de se fâcher sans raison contre son frère que de lui dire : Raca, et moins coupable de lui dire : Raca, que de lui dire Fou. En effet la punition ne serait pas graduée, si les fautes elles-mêmes ne l’étaient.

23. Dans tout cela il n’y a qu’un mot d’obscur : « Raca » qui n’est ni grec ni latin ; les autres sont usités dans notre langue. Quelques-uns ont voulu tirer cette expression du grec et traduisent Raca, par : couvert de haillons, en le faisant dériver de racos haillon. Mais quand on leur demande comment ils rendent en grec ces mots : couvert de haillons, ils ne répondent point Raca. D’ailleurs le traducteur latin aurait très-bien pu mettre pannosus, au lieu de Raca, et ne pas employer une expression qui n’est usitée ni en latin ni en grec. Je trouve plus raisonnable ce que m’a dit un Juif que j’interrogeai là-dessus : à savoir que ce mot n’a pas de sens propre, mais qu’il sert simplement à exprimer le mouvement de l’âme en colère. Les grammairiens appellent interjections ces parties du discours servant à exprimer les émotions de l’âme ; comme hélas ! Par exemple, qui exprime la douleur, et hem ! La colère. Ces mots sont propres à chaque langue et ne se rendent pas facilement dans une autre ; c’est ce qui a obligé les traducteurs grec et latin à donner ce mot, dont ils ne trouvaient pas l’équivalent chez eux.

24. Il y a donc des degrés dans ces péchés. Tout d’abord un homme se fâche, et contient ce mouvement dans son cœur. Si son émotion lui arrache un terme de colère, qui n’a pas de sens peut-être, mais qui atteste par son impétuosité l’émotion elle-même et va frapper celui à qui elle s’adresse ; il est plus coupable que s’il eût étouffé en silence sa passion naissante. Que si l’indignation ne se contente plus d’une simple exclamation, mais profère une parole qui exprime clairement, nettement, un blâme : peut-on douter que la faute ne soit plus grave que si tout s’était borné à une interjection ? Il n’y a donc tout d’abord qu’une seule chose, la colère : puis deux, la colère et le mot qui l’exprime puis trois, la colère, le mot qui l’exprime et dans ce mot l’expression positive du blâme. Voyez maintenant les trois punitions : le jugement, le conseil et la géhenne du feu. Dans le jugement il y a encore place pour la défense : dans le conseil, bien que le jugement s’y rencontre aussi, il faut cependant admettre une différence, c’est qu’il s’agit surtout d’y prononcer l’arrêt : car il n’est plus question de décider si le prévenu doit être condamné, mais les juges délibèrent entre eux sur l’espèce de punition qu’il faut lui infliger. Enfin la géhenne du feu n’implique point de doute sur la condamnation, comme le jugement ; ni d’incertitude sur la peine, comme le conseil : chez elle il y a tout à la fois condamnation et supplice du condamné. On voit donc qu’il y a des degrés dans le péché et dans la punition ; mais qui saurait dire par quels modes invisibles l’application proportionnelle en est faite aux âmes ? On peut donc mesurer la distance qui sépare la justice des pharisiens de cette autre justice plus grande qui donne place dans le royaume des cieux, en ce que, l’homicide étant plus grave qu’une parole injurieuse, cependant là, l’homicide soumet au jugement ; et ici la simple colère même, la plus légère des trois fautes mentionnées ci-dessus ; là encore la question de l’homicide se jugeait au tribunal des hommes, tandis qu’ici tout est abandonné au jugement de Dieu, où le condamné aboutit à la géhenne du feu. Or si l’on dit que dans cette justice plus grande, où une injure est punie de la géhenne du feu, l’homicide doit subir une punition plus sévère, on, est par la même obligé de comprendre qu’il y a aussi des degrés dans la géhenne du feu.

25. Sans doute, dans ces trois sentences il faut avoir égard aux mots sous-entendus. Il n’y en a point dans la première, où se trouvent toutes les expressions nécessaires : « Quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement. » Mais dans la seconde où il est dit : « Celui qui dira à son frère : Raca » il faut sous-entendre : sans raison, puis ajouter sera soumis au conseil[2]. » Et dans le troisième où il est dit : « Mais celui qui dira : Fou : » il faut sous-entendre deux choses : à son frère, et sans raison. C’est ainsi qu’on justifie l’Apôtre, qui appelle les Galates insensés[3], bien qu’il leur donne aussi le nom de frères ; mais il ne le fait pas sans raison. Il faut donc sous-entendre ici le mot frère : car on va nous dire comment, dans la justice plus grande, il faut aussi traiter un ennemi.

  1. Ib. n. 4
  2. Rét. 1, ch. 19, n. 4
  3. Gal. 3, 1