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Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XI. Le juge, le ministre, l’adversaire.

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Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 267-268).
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CHAPITRE XI. LE JUGE, LE MINISTRE, L’ADVERSAIRE.[modifier]

29. « Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire pendant que tu vas en chemin avec lui, de peur que ton adversaire ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au ministre et que tu ne sois jeté en prison. En vérité, je te le dis : Tu ne sortiras point de là avant d’avoir payé jusqu’au dernier quart d’un as. » Voici ce que j’entends par juge : « Car le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils[1]. » Voici ce que j’entends par ministre : « Et les anges le servaient[2] » et nous croyons qu’il viendra avec ses anges pour juger les vivants et les morts. Par la prison j’entends les peines des ténèbres, que le Christ appelle ailleurs extérieures[3] ; et je le crois, parce que la joie des divines récompenses est dans l’esprit même, ou dans quelque chose de plus intime encore, si cela est possible, suivant ces paroles adressées au serviteur fidèle : « Entre dans la joie de ton Maître[4]. » C’est ainsi que, dans la constitution actuelle de la république, le secrétaire ou la satellite de juge met dehors celui que l’on jette en prison.

30. Quant au dernier quart d’as à payer, on peut raisonnablement l’interpréter en ce sens que rien ne restera impuni. C’est ainsi que nous disons : Jusqu’à la lie, quand nous voulons exprimer que quelque chose a été exigé jusqu’à ce qu’il n’en restât rien. Peut-être ce dernier quart d’as signifie-t-il les péchés commis sur la terre. En effet des quatre éléments que nous distinguons dans ce monde, la terre vient en dernier lieu : le ciel d’abord, puis l’air, puis l’eau, puis la terre. Ces mots : « Que tu n’aies payé jusqu’au dernier quart d’un as » pourraient ainsi s’entendre : jusqu’à ce que tu aies expié les péchés terrestres ; vu qu’Adam pécheur s’est entendu dire : « Tu es terre[5]. » Quant à ces expressions : « avant d’avoir payé ». Je m’étonnerais fort qu’elles ne signifiassent pas la peine que nous appelons éternelle. Comment en effet payer une dette là où il n’y a plus moyen de se repentir ni de se corriger ? Peut-être cette forme de langage : Jusqu’à ce que tu aies payé » est la même que celle-ci : « Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je mette tous vos ennemis sous vos pieds[6] » car cela ne veut pas dire que le Fils cessera d’être à la droite du Père, quand il aura ses ennemis sous ses pieds ; pas plus que ces paroles de l’Apôtre : « Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait mis ses ennemis sous ses pieds » ne signifient que le Fils cessera de régner, quand ses ennemis seront sous ses pieds. De même donc qu’il faut entendre ces paroles. Il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait mis ses ennemis sous ses pieds » en ce sens que le Christ régnera toujours, parce que toujours ses ennemis seront sous ses pieds ; ainsi peut-on entendre ces paroles : « Tu ne sortiras point de là avant d’avoir payé jusqu’au dernier quart d’un as » en ce sens que le coupable ne sortira jamais, parce qu’il en est toujours à payer le dernier quart d’as, vu qu’il porte la peine éternelle du péché qu’il a commis sur la terre. Et je ne dis point cela pour avoir l’air de couper court à une discussion plus étendue sur les peines des péchés, et dispenser d’examiner comment les Écritures les appelle éternelles. Du reste, il faut plutôt chercher à les éviter qu’à les connaître.

31. Voyons maintenant quel est cet adversaire avec lequel on nous ordonne de nous accorder bien vite, pendant que nous sommes en chemin avec lui. Ce doit être ou le démon, ou l’homme, ou la chair, ou Dieu, Mais je ne vois pas comment on pourrait nous ordonner d’être bienveillants envers le démon, c’est-à-dire de nous mettre d’accord avec lui ; car les uns ont traduit le mot grec eunon par bienveillant, les autres par d’accord ; or on ne nous commande point d’être bienveillants envers le démon, car la bienveillance suppose l’amitié, et personne ne peut dire qu’il faille faire amitié avec le démon ; nous ne pouvons non plus être d’accord avec lui, puisqu’en le renonçant une fois nous lui avons déclaré la guerre, et que nous ne serons couronnés que pour l’avoir vaincu ; nous ne pouvons consentir à rien de ce qu’il veut puisque si nous n’y avions jamais consenti, nous ne serions pas tombés dans de telles misères. Quant à l’homme, bien qu’on nous commande d’être, autant que possible, en paix avec tout le monde, et qu’on puisse appliquer, là, les mots de bienveillance, de concorde et d’arrangement je ne vois pas cependant comment l’homme pourrait nous livrer au juge, quand je sais que le Christ est ce juge, « devant le tribunal duquel, dit l’Apôtre, nous devons tous comparaître[7]. » Or comment celui qui doit comparaître avec nous devant le juge, pourrait-il nous livrer au juge ? Que si on est livré au juge pour avoir fait tort à un homme, bien que ce ne soit pas par l’offensé lui-même, il serait bien plus naturel de dire que le coupable est livré au juge par la loi elle-même, contre laquelle il a agi en offensant un homme. En effet si un homme en tue un autre, il ne sera plus temps de s’arranger avec celui-ci, puisqu’on n’est plus en chemin avec lui, c’est-à-dire dans cette vie ; et pourtant il pourra encore être guéri en se repentant, en recourant, avec le sacrifice d’un cœur brisé de douleur, à la miséricorde de Celui qui remet les péchés à ceux qui se convertissent à lui et qui a plus de joie pour un pécheur faisant pénitence que pour quatre-vingt-dix justes[8]. Je vois encore bien moins comment on nous ordonnerait d’être bienveillants pour la chair ou de nous accorder avec elle. Car ce sont surtout les pécheurs qui aiment leur chair, s’accordent avec elle et cèdent à ses volontés ; ceux au contraire qui la réduisent en servitude, bien loin de lui céder, la forcent à obéir.

32. Peut-être est-ce avec Dieu qu’on nous ordonne de nous accorder, en nous réconciliant avec lui, dont nous nous sommes éloignés par le péché au point qu’on peut dire qu’il est notre adversaire. En effet on peut appeler adversaire celui qui résiste : « Or Dieu résiste aux orgueilleux et accorde sa grâce aux humbles[9] ; — l’orgueil est le commencement de tout péché ; mais se séparer de Dieu est le principe de l’orgueil de l’homme[10] » et l’Apôtre dit : « Car si quand nous étions ennemis de Dieu nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils ; à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie[11]. » D’où l’on peut conclure qu’il n’y a pas de nature mauvaise qui soit ennemie de Dieu, puisque ceux qui ont été ses ennemis, sont réconciliés avec lui. Donc quiconque, étant encore en chemin, c’est-à-dire en cette vie, n’aura pas été réconcilié avec Dieu par la mort de son Fils, sera livré par lui au juge : « Car le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils. » Après cela vient tout ce qui est écrit dans le chapitre et que nous avons déjà exposé. Une seule chose pourrait contrarier notre interprétation : comment peut-on dire raisonnablement que nous sommes en chemin avec Dieu, s’il faut voir en lui l’adversaire avec lequel on nous ordonne de nous réconcilier au plus tôt ? À moins qu’on ne réponde que Dieu étant partout, nous sommes certainement avec lui. « Car, nous dit le Psalmiste, si je monte vers les cieux, vous y êtes ; si je descends aux enfers, vous êtes encore ; si je prends des ailes pour diriger mon vol, si je vais habiter à l’extrémité des mers, c’est votre main qui m’y conduit, c’est votre droite qui m’y soutient[12]. » Que s’il répugne de dire que les impies soient avec Dieu, bien que Dieu soit partout et que nous ne disions pas que les aveugles soient avec la lumière, bien que la lumière environne leurs yeux, il nous restera à dire qu’ici l’adversaire c’est le commandement de Dieu. En effet qui résiste à ceux qui veulent pécher, comme le commandement de Dieu, c’est-à-dire sa loi et la divine Écriture, qui nous a été donnée pour compagne dans cette vie, avec laquelle nous sommes en chemin, que nous ne devons point contredire, avec laquelle, au contraire, il faut nous hâter de nous mettre d’accord, de peur qu’elle ne nous livre au Juge ? Car personne ne sait quand il sortira de cette vie. Or, qui est-ce qui se met d’accord avec la divine Écriture, sinon celui qui la lit ou l’écoute avec piété, lui défère la souveraine autorité, de manière à ne point repousser ce qu’il ne comprend pas, bien qu’il y voie la condamnation de ses péchés, mais qui accepte volontiers le reproche et se réjouit de voir qu’on ne ménage point ses maladies tant qu’elles ne sont pas guéries ; puis, dans les passages qui lui semblent obscurs ou malsonnants, ne soulève point de contradictions ni de débats, mais en demande l’intelligence, tout en conservant une soumission pleine de bonne volonté et de respect à une si grande autorité ? Or qui se conduit ainsi, sinon celui qui vient avec douceur et piété, et non avec aigreur et menace, ouvrir le testament de son Père et en prendre connaissance ? Donc bienheureux ceux qui sont doux, « parce qu’ils posséderont la terre en héritage. » Voyons la suite.

  1. Jn. 5, 22
  2. Mt. 4, 11
  3. Ib. 8, 12
  4. Ib. 25, 23
  5. Gen. 3, 19
  6. Ps. 109, 1
  7. 2 Cor. 10, 10
  8. Lc. 15, 7
  9. Jac. 4, 6
  10. Sir. 10, 13-14
  11. Rom. 5, 10
  12. Ps. 138, 8-10