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Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XVI. Lien conjugal.

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Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 272-275).
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CHAPITRE XVI. LIEN CONJUGAL.[modifier]


43. Ici se présente une autre question : Quand le Seigneur permet de renvoyer une femme pour cause de fornication, dans quel sens faut-il prendre ce mot ? Est-ce, comme tout le monde l’entend, un commerce criminel ? ou faut-il l’appliquer, comme le fait souvent l’Ecriture, à toute passion coupable, comme l’idolâtrie, par exemple, ou l’avarice, ou toute autre transgression de la loi procédant d’une convoitise criminelle[1] ! Mais consultons l’Apôtre, pour ne rien avancer au hasard : « Pour ceux qui sont mariés, ce n’est pas moi, mais le Seigneur, qui commande que la femme ne se sépare point de son mari ; que si elle en est séparée, qu’elle demeure sans se marier, ou qu’elle se réconcilie avec son mari. Il peut en effet arriver qu’elle se soit séparée pour la raison que le Seigneur autorise. On s’il est permis à la femme de quitter son mari hors le cas de fornication, et que cela ne soit pas permis à l’homme ; que répondre à ce que l’Apôtre dit ensuite : « Que le mari, de même, ne quitte point sa femme ? » Pourquoi n’ajoute-t-il pas, hors le cas de fornication, où le Seigneur le permet, si ce n’ est parce qu’il entend qu’un raisonne pour l’un comme pour l’autre, c’est-à-dire que si l’homme renvoie sa femme, dans le cas permis, il n’en prenne pas d’autre ou se réconcilie avec elle ? Au, fait il serait bien à un homme de se réconcilier avec la femme que personne n’osa lapider et à qui le Seigneur dit : « Va et veille à ne plus pécher désormais[2]. » En effet, celui qui dit : Il n’est pas permis de renvoyer sa femme, hormis le cas de fornication, ordonne de la conserver en dehors de ce cas ; et même dans ce cas, n’ordonne pas, mais permet seulement de la renvoyer : de même qu’on dit : il n’est pas permis à une femme, du vivant de son mari, d’en épouser un autre ; si elle se marie avant la mort de son mari, elle est coupable ; si elle ne se marie point après la, mort de son époux, elle n’est pas coupable, car elle a permission, et non ordre, de le faire. Donc s’il y a égalité de droit entre l’homme et la femme dans le mariage, au point, que le même Apôtre n’ait pas seulement dit, en parlant de la femme : « La femme n’a pas puissance sur son, corps, mais le mari » et qu’il ait dit aussi en parlant de l’homme : « De même le mari n’a pas puissance sur son corps, c’est la femme » si, dis-je, la règle est la même, pour l’un que pour l’autre : il ne faut pas entendre qu’il soit permis à la femme, plutôt qu’à l’homme, de renvoyer son époux, hormis le cas de fornication.
44. Il faut donc examiner ce qu’on doit, entendre par fornication et continuer à consulter l’Apôtre. Voici ce qu’il dit ensuite : « Mais aux autres je dis, moi, et non le Seigneur. » Voyons d’abord ce que veut dire aux autres ; car plus haut il parlait au nom du Seigneur aux personnes mariées ; maintenant c’est en son nom qu’il parle aux autres, peut-être à ceux qui ne sont pas mariés. Pourtant ce n’est pas à eux puisqu’il ajoute : « Si l’un de nos frères a une femme infidèle et qu’elle consente à demeurer avec lui, qu’il ne se sépare point d’elle. » Il s’adresse donc encore à ceux qui sont mariés. Que signifient alors ces mots : aux autres, si ce n’est que plus haut il parlait aux époux qui étaient tous les deux dans la foi du Christ, tandis que les autres désignent les mariages où une des deux parties seulement est fidèle ? Et que leur dit,-il ? « Si l’un de nos frères a une femme infidèle et qu’elle consente à demeurer avec lui, qu’il ne se sépare point d’elle ; et si, une femme fidèle a un mari infidèle et qu’il consente à demeurer avec elle, qu’elle ne se sépare point de son mari. » Si donc il ne commande pas de la part du Seigneur, mais donne simplement un conseil en son nom, c’est que la chose est bonne en ce sens qu’on peut faire autrement sans violer un précepte ; comme il a dit peu après, en parlant des vierges, qu’il n’a point reçu de commandement du Seigneur, mais qu’il donne un conseil puis il fait l’éloge de la virginité, mais de telle façon qu’on peut l’embrasser librement, sans être réputé coupable pour ne l’avoir pas embrassée. Car autre chose est tin commandement, autre chose un conseil, autre chose une condescendance. On ordonne à la, femme de ne point se séparer de son mari, ou, si elle le fait, de ne point se remarier ou de se réconcilier avec son mari : il ne lui est donc pas permis d’agir autrement. On conseille à l’époux fidèle de ne point renvoyer une femme infidèle, si elle consent à demeurer avec lui : il lui est donc permis de la renvoyer, puisqu’il n’y ait ici qu’un conseil de l’Apôtre et non un ordre du Seigneur. On.conseilleà la vierge de ne point se marier : en se mariant elle ne suivra pas le conseil de l’Apôtre, mais elle ne blessera aucune loi. Il y a simplement tolérance, quand on dit : « Or je dis ceci par condescendance et non par commandement. » Donc, si, d’une part, il est permis de renvoyer une femme infidèle ; bien qu’il soit meilleur de ne pas le faire ; et si, d’autre part, d’après l’ordre du Seigneur, on.nepeut renvoyer une femme que pour cause de fornication : sans aucun doute par fornication il faut entendre l’infidélité.
45. En effet que dites-vous donc, saint Apôtre ? Évidemment vous engagez l’époux fidèle à ne point renvoyer sa femme infidèle, si elle consent à demeurer avec lui. Oui, répond-il. Mais puisque le Seigneur défend à l’homme de renvoyer sa femme, sauf le cas de fornication, pourquoi dites-vous : « Je dis moi et, non le Seigneur ? » En effet l’idolâtrie à laquelle se livrent les infidèles, et toute superstition coupable, est une fornication. Or le Seigneur a permis de renvoyer sa femme pour cause de fornication. Mais comme c’est une permission, et non un ordre, cela a donné lieu à l’Apôtre de conseiller de ne point renvoyer une femme infidèle, dans l’espoir peut-être qu’elle deviendra fidèle. « Car, nous dit-il, le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle est sanctifiée parle mari fidèle. » Déjà, je pense, il était arrivé que quelques femmes avaient été amenées à la foi par leurs époux fidèles, ou des époux par leurs femmes ; et sans citer de noms propres, il donne ces exemples pour appuyer ses exhortations et ses conseils. Puis il ajoute : « Autrement vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils sont saints. » Car il y avait déjà des enfants chrétiens, qui avaient été baptisés ou par le fait d’un de leurs parents, ou du consentement des deux peut-être : ce qui n’eût pu avoir lieu si le mariage eût été rompu quand l’une des deux parties était fidèle et si l’infidélité de l’autre partie eût été tolérée jusqu’au moment de la conversion. Tel est le conseil de celui à qui, ce me semble, ces paroles ont été adressées : « Tout ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai à mon retour[3]. »
46. Or si l’infidélité est une fornication, l’idolâtrie une infidélité, et l’avarice une idolâtrie, il est hors de doute que l’avarice soit une fornication. Mais si l’avarice est une fornication, qui pourra raisonnablement ne pas appeler fornication toute convoitise criminelle ? D’où il résulte qu’un homme peut sans péché renvoyer sa femme, et une femme son mari, à cause des convoitises coupables, non seulement de celles qui se traduisent par le commerce charnel avec des hommes ou des femmes étrangères, mais de toutes celles qui, par l’abus du corps, entraînent l’âme à violer la loi de Dieu et à se souiller elle-même pour sa honte et sa perte. La raison en est que le Seigneur excepte le cas de fornication, et que ce mot de fornication, comme nous l’avons vu plus haut, doit s’entendre dans un sens général et universel.
47. En disant : « Hors le cas d’adultère » le Seigneur n’indique point si c’est de la part de l’homme ou de la part de la femme. Car non seulement il est permis de renvoyer une femme coupable d’adultère, mais tout homme qui renvoie une femme qui l’oblige à commettre la fornication, la renvoie évidemment pour cause d’adultère. Par exemple, si une femme oblige son époux à sacrifier aux idoles, celui qui la renvoie, la renvoie pour cause d’adultère : adultère du côté de sa femme parce qu’elle le commet réellement ; adultère de son côté, parce qu’il est à craindre qu’il ne le commette lui-même. Mais rien de plus injuste que de renvoyer une femme pour cause de fornication, quand on en est convaincu soi-même. C’est le cas de dire alors : « En jugeant autrui, tu te condamneras toi-même, puisque tu fais ce que tu condamnes. » Ainsi donc quiconque veut renvoyer sa femme pour cause d’adultère, doit en être exempt lui-même. J’en dis autant de la femme.
48. Sur ces paroles : « Quiconque épouse une femme renvoyée par son mari, commet un adultère » on peut demander si l’homme commettant l’adultère, la femme qui est épousée le commet également. En effet on exige que la femme demeure sans se marier, ou qu’elle se réconcilie avec son mari ; mais, dit l’Apôtre, si elle s’en est séparée. Car entre renvoyer ou être renvoyé, la différence est grande. Si la femme renvoie elle-même son mari et en épouse un autre, on pourra croire qu’elle n’a quitté le premier que pour échanger contre le second : ce qui est évidemment une pensée d’adultère. Si au contraire elle est renvoyée par un mari avec lequel elle serait volontiers restée, celui qui l’épouse est certainement adultère, d’après la parole du Seigneur : mais l’est-elle elle-même ? voilà la question. Du reste, on pourrait encore bien moins imaginer comment, un homme et une femme ayant commerce ensemble, l’un serait adultère et l’autre non. Ajoutez à cela que celui qui épouse une femme renvoyée par son mari, est adultère ; bien que cette femme ne se soit point séparée elle-même, mais ait été renvoyée, c’est cependant elle qui le rend adultère ce que le Seigneur défend. D’où il suit que, soit qu’elle ait été renvoyée, soit qu’elle se soit séparée elle-même, elle doit demeurer sans se marier ou se réconcilier avec son mari.
49. On demande encore si un homme peut êtredisculpé.d'adultère quand il s’unit à une autre femme qui n’est point l’épouse d’un autre ni séparée de son mari, alors que la sienne lui en donne la permission, soit parce qu’elle est stérile, soit parce qu’elle ne veut point se soumettre au devoir conjugal ? On en trouve un exemple dans l’histoire de l’ancien Testament ; mais les préceptes actuels auxquels les autres ne faisaient que préparer le genre humain, sont plus élevés ; il faut considérer dans ceux-là la différence des temps, les desseins de la divine Providence qui vient toujours à temps au secours de l’humanité, et ne point y chercher des règles de conduite. Mais ces paroles de l’Apôtre : « La femme n’a pas puissance sur son corps, c’est le mari ; de même le mari n’a pas puissance sur son corps, c’est la femme » ces paroles, dis-je, peuvent-elles s’entendre en ce sens que, avec la permission de la femme qui a puissance sur le corps de son mari, celui-ci puisse s’unir charnellement à une autre femme qui ne serait point mariée ni séparée de son mari ? Il ne faut pas le penser, de peur que la même faculté ne soit aussi accordée à la femme du consentement du mari, ce qui choque le sens commun.

50. Ce n’est pas qu’il ne puisse y avoir quelques circonstances où la femme du consentement du mari semble obligée de le faire dans l’intérêt du mari lui-même. On raconte un fait de ce genre qui se serait passé à Antioche, il y a environ cinquante ans, sous le règne de Constance. Acyndinus, alors préfet et qui fut même consul, exigeait une livre d’or d’un débiteur du fisc. Cédant à je ne sais qu’elle émotion, péril assez ordinaire dans ces positions élevées, où tout est permis ou du moins passe pour l’être, il éclata en menaces violentes et déclara du ton le plus décidé que le débiteur serait puni de mort, s’il ne payait la somme au jour fixé. Comme celui-ci était enfermé dans une étroite prison et ne pouvait acquitter sa dette, le jour fatal approchait. Or il avait une femme fort belle, mais trop pauvre pour venir en aide à son mari. Un homme riche, épris de sa beauté et connaissant la situation fâcheuse de ce mari, lui envoya dire qu’il donnerait la livre d’or, si elle voulait se livrer à lui pendant une seule nuit. Sachant qu’elle n’avait pas puissance sur son corps mais bien son mari, elle répondit qu’elle était prête à faire ce qu’on demandait dans l’intérêt de son mari, pourvu que celui-ci, maître du corps de son épouse et à qui elle se devait tout entière, consentît à céder un bien qui lui était propre pour conserver sa vie. Le mari reconnaissant exigea qu’il en fût ainsi et ne pensa point qu’il y eût adultère, là où la passion n’agissait pas, mais seulement l’affection pour un époux, qui du reste en donnait la permission et même l’ordre. La femme se rendit à la maison de campagne du riche, fit ce que voulut cet impudique ; mais elle ne se livra ainsi qu’en vue de son mari, plus jaloux de la conservation de sa vie que de l’exercice de son droit conjugal. Elle reçut l’or : mais celui qui le lui avait remis l’enleva secrètement et y substitua un sac de même forme et rempli de terre. La femme s’aperçut de la fraude en rentrant chez elle, s’élança sur la place publique, et mue par le même principe d’attachement à son époux, proclama ce qu’elle avait été forcée de faire. Elle interpelle le préfet, avoue tout et dénonce la fraude dont elle est victime. Le préfet commence par reconnaître qu’il est le premier coupable, que ses menaces sont cause de tout le mal et se jugeant comme il eût jugé un autre, se condamna à payer de ses propres biens la livre d’or due au fisc et ordonna en même temps que la femme devînt propriétaire du domaine d’où avait été extraite la terre substituée à l’or. Je ne discute ici ni dans un sens ni dans l’autre ; c’est à chacun à prononcer : car ce trait n’est pas emprunté à des sources divines. Cependant après avoir entendu raconter ce fait, on n’éprouve plus pour l’action de cette femme, exigée d’ailleurs par le mari, la même horreur qu’on éprouvait auparavant, quand la question était posée en dehors de tout exemple. Mais ce qui ressort surtout de ce passage de l’Évangile, c’est l’énormité du péché de fornication énormité telle, qu’il forme la seule exception qui autorise à briser le lien si étroit du mariage. Or nous avons dit ce que c’est que la fornication.

  1. Rét. l. 1 ch. 19, n. 6.
  2. Lc. 8, 1
  3. Lc. 10, 35