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Exploration du Mékong/01

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EXPLORATION
DU MÉKONG

I.
LES RUINES D’ANGCOR ET LES RAPIDES DE KHON.


I.

Les plus grandes colonies européennes ont eu des commencemens modestes; un comptoir fortifié fut le berceau de l’immense empire qui embrasse aujourd’hui la péninsule hindoustanique tout entière et menace de déborder sur la Chine. Quelques points obtenus sur le littoral à la suite d’une guerre ou par l’effet de négociations heureuses, quelques hommes obéissant à des mobiles divers, mais tous séduits par l’irrésistible attrait de l’inconnu, tels ont été le plus souvent les causes et les instrumens d’envahissemens progressifs qui ont presque toujours abouti à une conquête définitive. Comme les armées en campagne, les colonies ont leurs éclaireurs. Elles ne peuvent souffrir à leurs frontières ni les peuples barbares ni les populations indolentes; les indigènes qui laissent en friche un sol naturellement fécond ne sont pas moins leurs ennemis que les tribus guerrières. Par une sorte de loi de la nature que l’on ne constate pas d’ailleurs sans quelque tristesse, il n’existe guère de milieu, pour les peuples placés en dehors de la civilisation européenne; entre une transformation douloureuse ou une extermination impitoyable. Les souverains orientaux qui n’ont pas encore appris cela par expérience le devinent d’instinct, et les plus sages, ouvrant chez eux carrière aux ambitions rivales, cherchent leur salut dans cette rivalité même. C’est pour cela que la clause de notre traité qui excluait du Cambodge les autres puissances européennes irritait si profondément le roi de Siam. On conçoit donc aisément le sentiment de répugnance avec lequel les princes asiatiques accueillent les projets d’expédition dans l’intérieur de leurs domaines.

L’exploration du bassin du Mékong, préparée en 1866 par ordre du ministre de la marine et par les soins du gouverneur de la Cochinchine française, ne pouvait manquer de provoquer des suspicions de cette nature, si peu fondées que ces suspicions pussent être en elles-mêmes. Des passeports furent demandés à quatre cabinets. Celui de Pékin temporisa, essaya de nous détourner d’un voyage qui devait nous conduire dans une partie du Céleste-Empire où nous rencontrerions trop de périls; celui de Hué déclara qu’il tenait à nous cacher ses tributaires de la vallée supérieure du Mékong, uniquement par amour-propre national, ces peuplades demi-barbares ne devant lui faire aucun honneur. On a dit depuis que ce gouvernement si plein de coquetterie avait envoyé des présens aux chefs de tribus en les invitant à nous assassiner; mais ce méchant bruit n’est peut-être qu’une de ces mystifications dont la presse civilisée n’a pas le monopole. L’empire birman accomplissait la révolution pendant laquelle le siège du gouvernement avait été transporté d’Ava à Mandalay, et les ouvertures de l’amiral de La Grandière demeurèrent sans résultat. Quant au cabinet de Bangkok, sa position vis-à-vis de nous était plus délicate. Nous avions toujours évité de reconnaître les droits du roi de Siam sur le Laos. Ce prince avait d’ailleurs dans une circonstance récente trouvé commode d’affirmer qu’il exerçait sur ce pays une souveraineté purement nominale; il ne pouvait donc songer à nous en fermer l’accès par une défense formelle. D’un autre côté, un mauvais traitement de la part de fonctionnaires relevant de lui pouvait être un grief fourni à la France; il redoutait que la conquête pacifique du Cambodge ne fût une étape de notre marche en Indo-Chine, et ne pouvait se défendre de considérer le voyage projeté comme le préliminaire d’une prise de possession. Les pays où nous allions d’abord pénétrer avaient été détachés de la monarchie du Cambodge ou soumis par les armées siamoises, qui y avaient exercé d’horribles ravages; le roi de Siam n’avait sur eux d’autre droit que le droit de conquête; nous allions, en apprenant tout cela, être mis en mesure de discuter la valeur de ses titres. Il se résigna cependant, et nous donna des passeports. Il fut convenu à Saïgon que l’expédition ferait une longue halte dans le Bas-Laos, et recevrait, quelques mois après son départ, les lettres attendues de Pékin.

Les résultats principaux qu’on attendait de l’exploration du Mékong se résumaient en quelques mots : il s’agissait d’abord de rectifier les cartes anciennes et d’apprécier la navigabilité du fleuve, par lequel on entretenait l’espoir de relier la Cochinchine française aux provinces occidentales de la Chine. Les rapides dont on connaissait l’existence étaient-ils un obstacle absolu, devait-on regarder les îles de Khon comme une infranchissable barrière ? Qu’y avait-il de vrai dans l’opinion de certains géographes qui, avec Vincendon Dumoulin, croyaient à une communication entre le Meïnam et le Mékong ? Recueillir des renseignemens sur les sources de ce dernier, s’il était impossible de remonter jusqu’à elles, résoudre les divers problèmes géographiques qui devaient naturellement se présenter, telle était la première partie du programme que la commission avait à remplir. On nous demandait en outre de rapporter des données générales qui pussent jeter quelque lumière sur l’histoire, la philologie, l’ethnographie, la religion des peuples riverains du grand fleuve appelé à rester autant que possible le fil conducteur de notre expédition. Nous avions pour instructions de chercher un passage de l’Indo-Chine en Chine, entreprise dans laquelle les Anglais ont toujours échoué jusqu’à présent. Il était essentiel d’ailleurs, depuis l’établissement de la France en Cochinchine, de bien connaître nos voisins du Laos, les ressources de leur pays et la nature de leurs rapports avec les puissances de l’Indo-Chine, dont on les savait vaguement tributaires. Aucune limite de temps ne nous était fixée, on ne nous désignait aucune voie de retour.

Le Laos, vaste région qui par le nord touche à la Chine et par le sud au Cambodge, passait à Saigon pour un des pays les plus malsains du monde. Les missionnaires qui de nos jours avaient essayé d’y porter l’Évangile étaient morts après peu de temps ou revenus gravement malades. À la suite de ces désastreuses tentatives, on avait renoncé à combattre le bouddhisme dans un des centres de sa puissance. Le seul voyageur laïque qui eût tenté récemment d’explorer ces contrées, notre compatriote Mouhot, était parti de Bangkok après avoir fait de nombreuses excursions au Cambodge, et n’avait rejoint le Mékong qu’au-delà du 18e degré de latitude, un peu au-dessous de Luan-Praban, où il n’avait pas tardé à succomber. Or Craché, le point extrême déterminé sur le Mékong par les hydrographes de la marine, est situé entre le 12e et le 13e degré. À peine à deux degrés de Saigon, les incertitudes commençaient donc pour la science géographique, que les tracés très inexacts du grand fleuve ne pouvaient qu’égarer. Le public sera mis en mesure d’en juger quand M. le lieutenant de vaisseau Garnier, chargé spécialement de la partie météorologique, hydrographique et géographique de l’exploration, aura terminé ses travaux.

Nous quittâmes Saïgon le 5 juin 1S66 à midi. Ceux qui connaissaient l’indomptable énergie de notre chef nous serraient la main comme à des condamnés; mais la plupart nous prédisaient un prompt retour après une tentative avortée. Pour moi, lorsque j’essaie de me rappeler aujourd’hui les impressions que j’éprouvai en voyant du pont de la canonnière s’éloigner les édifices principaux de Saïgon, la capitale naissante de la France asiatique, je les trouve moins vives que celles ressenties quelque temps auparavant lors de mon départ pour le Cambodge. J’avais passé près de six mois sous le climat énervant de la Cochinchine, et l’action s’en faisait sentir par une sorte d’indifférence générale.

Il était impossible de quitter le Cambodge sans visiter les ruines qui font à la fois sa honte et son orgueil. Elles marquent le point où battait le cœur maintenant refroidi de ce grand empire khmer, dont nous retrouverons bientôt sur notre route des membres épars, et la contemplation de ces magnifiques débris était bien faite pour augmenter notre ardeur à rechercher les autres vestiges d’une civilisation disparue. Au sortir de Compon-Luon, notre petite canonnière prit donc la direction du Grand-Lac. Le Ton-le-sap, véritable mer intérieure, n’a pas moins de 20 lieues de longueur au moment des basses eaux; mais, quand l’inondation commence, il s’épanche sur la campagne, et l’étendue en est triplée. Durant les mois d’août et de septembre, les routes sont supprimées dans la partie basse du pays; les barques circulent à travers les champs, les arbres montrent leur tête au-dessus de l’eau, les animaux féroces se retirent en masse sur les hauteurs, rien ne donne une plus juste idée du déluge. Les hommes de la plaine se réfugient eux-mêmes sur les montagnes ou y envoient leurs animaux domestiques. La crue des eaux n’atteint pas tous les ans un niveau uniforme; il arrive parfois que le riz souffre de la sécheresse, parfois aussi qu’il meurt submergé dans les plaines. Il y en a cependant une espèce particulière dont la tige, se développant à mesure que les eaux montent, maintient toujours l’épi à la surface.

Nous étions au mois de juin, les pluies commençaient à peine à tomber régulièrement chaque jour, et les eaux jaunes du lac étaient encore peu profondes. Les passes de cet immense réservoir, qui, d’après des traditions fort obscures, n’aurait pas toujours existé, sont étroites et s’obstruent sensiblement chaque année. A l’entrée, sur la gauche, une chaîne de montagnes court dans la direction de Pursat. Les nuages couronnent les hauteurs, et le soleil, qui lutte contre eux sans pouvoir les traverser, leur donne une teinte blanchâtre et transparente. Nous rencontrons çà et là quelques barques de pêcheurs attardés. De rares villages sont dispersés sur les rives, d’autres s’avancent au-dessus de l’eau, et les frêles poteaux qui supportent les cases se penchent sous l’effort des vagues sans que les habitans en paraissent effrayés. Ce sont des Annamites, et, comme le buffle, leur fidèle serviteur, si la terre venait à manquer, ils s’arrangeraient de la vase et de l’eau. Bientôt le vent se lève, il souffle avec violence, creusant des sillons profonds. La terre n’est plus sur notre droite qu’une ligne bleuâtre s’élevant à peine au-dessus des flots; à gauche, nous avons un horizon sans limite.

Une ligne imaginaire correspondant à deux poteaux placés sur les rives divise le Grand-Lac aux deux tiers de la longueur, et marque le commencement des domaines siamois. En s’emparant des deux provinces de Battambang et d’Angcor, le roi de Siam s’est approprié une partie du lac, dont il ne peut guère profiter d’ailleurs, toutes les issues étant demeurées aux mains des Cambodgiens. Les Annamites sont presque seuls à exploiter l’industrie de la pêche. Plusieurs milliers de barques se livrent à cette opération dans le lac lui-même et dans le bras qui met celui-ci en communication avec le Mékong. Les bateaux se chargent de poissons à pleins bords. Une partie du produit de cette pêche miraculeuse entre dans l’alimentation publique, dont elle constitue un élément considérable; l’autre est employée à faire de l’huile. — Cette pêche annuelle est tenue pour une si bonne affaire qu’on voit des Annamites emprunter à 100 pour 100 l’argent nécessaire à l’achat du sel. Le taux autorisé par la loi cambodgienne n’est que de 40 pour 100 par an. Les Annamites exercent encore au Cambodge un autre genre d’industrie qui mérite d’être signalé. Quand les eaux sont hautes, ils remontent les arroyos qui se jettent dans le Mékong, et ravagent les bambous des rives. Ils en font d’immenses radeaux qu’ils livrent au courant. A l’arrivée des radeaux à Pnom-Penh les prix baissent au point qu’on a 30 ou 40 gros bambous pour une ligature[1]. Ils usent alors, pour relever la valeur de leur marchandise, d’un moyen fort simple : ils incendient un quartier de la capitale.

Le soir, au moment où notre canonnière jette l’ancre, quelques pêcheries se révèlent à la lueur vacillante de la torche qui les éclaire et dessine dans l’eau comme des serpens de feu. Nul bruit humain, rien que le clapotement des vagues et la voix faiblissante du vent. La saison de pêche est finie, et les poissons jouissent de plus de tranquillité à mesure que s’étend leur domaine. Le lendemain, nous voyons devant nous le mont Khrôme, qui était couronné jadis d’une pagode dont nous voulons visiter les ruines avant de nous rendre à Angcor. Elles sont dissimulées par un épais rideau de grands arbres, et se composent de sept tours encore debout. A l’entrée de la dernière enceinte, il y en a deux en briques et deux en grès. Isolées, on les remarquerait sans doute; mais les trois qui s’élèvent en face d’elles absorbent toute l’attention. La plus grande, celle du milieu, est la plus dégradée; les ravages du temps ajoutent peut-être à l’effet qu’elle produit. Du côté battu par les vents et les pluies torrentielles qui durent cinq mois de l’année, elle présente l’aspect d’un rocher aux excavations bizarres sur lequel ressortent quelques fragmens de la plus fine sculpture; une foule de chauves-souris, incommodées par notre présence, sortent en tourbillonnant d’une large porte en ruine. Les deux autres tours sont mieux conservées et couvertes d’arabesques, d’ornemens, qui augmentent notre désir d’arriver à Angcor. Nous sommes déjà dans la province de ce nom, province perdue par le grand-père du roi Norodom à la suite d’une sorte d’escroquerie politique. L’autorité morale du petit-fils n’a pas entièrement disparu-de cette terre où régna l’aïeul, et le gouverneur d’Angcor nous fit un cordial accueil; il mit à notre disposition des chevaux, des éléphans, des chars à buffles, et notre caravane, ainsi composée, arriva jusqu’à sa résidence. Une énorme enceinte construite en pierres ferrugineuses régulièrement taillées et probablement arrachées à des ruines rappelle les châteaux-forts du moyen âge. Une grosse pièce de canon en fer dans laquelle nichent les oiseaux est braquée devant la porte principale, et des têtes humaines fraîchement coupées et placées sur de longues piques fichées en terre indiquent que le seigneur du lieu a droit de haute justice. Quelques chaumières cambodgiennes sont tout ce que l’on aperçoit dans l’enceinte de cette vaste citadelle. Un certain air de propreté qu’on ne voit pas d’ordinaire, même chez les grands, distingue la demeure du gouverneur. Celui-ci nous entoura de soins, fit inscrire nos noms et qualités sur une ardoise, forme de politesse et peut-être aussi mesure de police, car ce brave Cambodgien était l’agent de la cour de Bangkok. Quelques mauvaises gravures européennes décoraient les colonnes et les murailles; un portrait du pape était placé à l’entrée du gynécée.

En quittant cette maison hospitalière, nous pénétrâmes dans la forêt, et les brusques accidens de terrain qui faisaient faire à mon char mille soubresauts fantasques ne m’empêchaient pas d’admirer la puissance de cette végétation tropicale. Des arbres gigantesques se disputaient l’espace, et les branches, s’entrelaçant à cent pieds de hauteur, interceptaient la lumière du soleil. L’air circulait avec peine dans ces forêts; des bouffées de chaleur s’échappaient du sol comme d’une fournaise. Le pas des animaux soulevait le sable gris du chemin; il fallait lutter contre le malaise physique et faire un constant effort pour admirer ces immenses colonnes végétales placées là par la nature comme un magnifique prélude aux ruines d’Angcor, signalées déjà par les Portugais à la fin du XVIe siècle, et ensevelies jusqu’en ces dernières années dans un oubli immérité. Quelques heures de cette fatigante marche sous bois y conduisent.

Des lions raides et fiers comme des lions héraldiques frappent d’abord les yeux. Ils se dressent à l’entrée d’une vaste chaussée pavée de larges dalles, et qui conduit à travers d’immenses fossés transformés en marécages à une longue galerie dont trois tours demi-écroulées interrompent la longue ligne architecturale. Je me rappellerai toujours l’impression profonde que me causa ce spectacle. De pompeuses descriptions m’avaient été faites, je venais de relire les pages consacrées à Angcor par M. Mouhot; malgré tout, je ne pouvais dominer un sentiment de défiance. J’éprouvai comme une secousse d’étonnement. A peine avais-je franchi la porte du pavillon central, qu’une seconde avenue dallée, longue d’environ 200 mètres, se développa devant moi jusqu’à un immense édifice, dont les formes sont aussi éloignées de tous nos styles d’architecture occidentale que des chinoiseries dont j’avais déjà pu apprécier quelques échantillons. Fatigué du voyage, épuisé par la chaleur, je crus voir danser devant moi un nombre incroyable de tours aux profils étranges, que rien ne soutenait dans l’espace, et que dominait une autre tour plus élevée. Cette espèce d’hallucination disparut vite et fit place à une admiration raisonnée. Le plan général est simple. L’édifice se compose de deux galeries rectangulaires concentriques et étagées; la première, dont le plus petit côté n’a pas moins de 180 mètres, tandis qu’elle en mesure environ 250 sur les faces latérales, est décorée de pavillons aux angles. La seconde est ornée de quatre tours affectant l’aspect d’une tiare immense. Au milieu de la seconde galerie se dresse un massif élevé, terminé aussi par quatre tours. Le centre de ce massif, qui est également le centre de l’édifice, porte une tour de même style que les autres, mais plus haute[2], et qui semble régner sur le monument tout entier. Dans la plupart des temples chrétiens, le sanctuaire, placé à l’extrémité la plus reculée et la plus sombre de l’édifice, est comme entouré de ténèbres; la lumière n’y arrive que modifiée par les couleurs des vitraux qu’elle traverse. A Angcor, le « saint des saints » est dans la tour la plus élevée, dans la partie la plus voisine du ciel et du jour. Ce saint des saints se réduit aujourd’hui à quatre très médiocres statues de Bouddha, au pied desquelles les bonzes arrivent par les avenues qui, coupant à angle droit les deux enceintes, aboutissent aux quatre escaliers monumentaux du massif central. A l’exception des surfaces horizontales, pas une pierre de ce monument colossal n’est demeurée sans ornement. Ces sculptures sont des merveilles dues au ciseau d’incomparables artistes dont les inspirations sont gravées pour jamais sur la pierre, mais dont les noms sont effacés de la mémoire des hommes.

« L’homme le plus fait pour les arts, lisant à Paris la description la plus sincère du Colisée, ne pourrait s’empêcher de trouver l’auteur ridicule à cause de son exagération, et pourtant celui-ci n’aurait été occupé qu’à se rapetisser et à avoir peur de son lecteur. » Cette réflexion de Stendhal me revient en mémoire, et m’avertit de m’en tenir à cette esquisse rapide du beau temple d’Angcor. D’après une tradition presque légendaire, il aurait été fondé à la suite d’un vœu fait par un roi lépreux qui résidait dans la ville voisine, où sa statue se voit encore. Il remonterait à une date moins éloignée que les principaux monumens de la capitale, et il est dans un état de conservation relative qui rend cette opinion très vraisemblable; mais rien jusqu’à présent n’a permis de déterminer avec quelque certitude l’époque où il a été construit. Parmi les rois qui ont régné sur le Cambodge, beaucoup de ceux qui se tenaient pour des souverains illustres, — et cela, comme bien on pense, arrivait souvent, — changeaient l’ère cambodgienne et s’efforçaient même d’apporter des modifications dans l’alphabet. Il résulte de là une confusion au milieu de laquelle il est presque impossible de se reconnaître. On ne saurait douter néanmoins que le développement de l’art architectural dont ce temple semble la plus haute expression n’ait coïncidé avec l’épanouissement complet du bouddhisme chez ce peuple khmer, chassé peut-être de l’Inde au moment de la grande persécution religieuse. En célébrant leur foi nouvelle par des œuvres impérissables, ces émigrés leur ont imprimé le cachet des monumens de la patrie, dont au fond du cœur ils avaient emporté l’image.

Quant à la ville elle-même, Angcorthôm, Angcor la grande, les murailles seules en sont intactes. Elles sont larges de près de 3 mètres; les fortes assises, en pierres de taille posées l’une sur l’autre sans chaux ni ciment défient les siècles, et résistent aux assauts plus redoutables encore d’une végétation vigoureuse. Des chaussées jetées sur de larges fossés conduisent aux portes de la ville, gardées par cinquante géans de pierre, sentinelles énormes et grimaçantes reliées l’une à l’autre par les replis d’un serpent monstrueux qui s’épuise en efforts impuissans pour échapper à leur étreinte. La porte par laquelle nous pénétrâmes à l’intérieur de l’antique cité forme une voûte de 6 mètres de profondeur, et c’est avec raison que M. Mouhot l’appelle un arc de triomphe. Des têtes d’éléphant en décorent le sommet, et les trompes, déployées verticalement comme des fines colonnes, s’appuient sur une gerbe de larges feuilles. La tristesse l’emporte encore sur l’étonnement quand, après avoir franchi cette magnifique barrière, on tombe dans l’épaisse forêt qui remplit la vaste enceinte enserrée par d’aussi fières murailles. Il faut passer à travers d’inextricables fourrés pour arriver jusqu’aux ruines des rares édifices dont on retrouve encore des vestiges, recourir à la boussole pour ne pas s’égarer dans ces solitudes, peuplées seulement d’animaux sauvages, qui s’appellent et se répondent avec des cris rauques que l’écho prolonge et qui semblent des gémissemens. Nous avions dans M. de Lagrée un guide excellent. Il avait depuis longtemps découvert avec l’instinct infaillible de l’archéologue et étudié avec la passion du savant tout ce qui restait debout dans les murs de la ville, un temple, des bâtimens longs qui ont pu être des habitations princières et le palais des rois. Ce dernier s’écroule sous l’effort des racines et des lianes qui s’introduisent entre les pierres comme des coins de fer. Il paraît avoir été conçu par une imagination d’une richesse inouïe. Il était jadis surmonté d’un nombre prodigieux de tours, quarante ou cinquante peut-être, dont quelques-unes, représentant des têtes de Bouddha, rappellent les sphinx d’Egypte. Soit qu’il m’ait été impossible de bien juger ce monument, dégradé, envahi par la végétation, obstrué de décombres, soit que cette architecture, qui fait de grosses tours avec de monstrueuses figures humaines, s’éloigne trop de nos habitudes pour ne pas dérouter nos appréciations, je ne puis consentir à placer sur le même rang cette construction bizarre et le temple dont j’ai parlé tout à l’heure, modèle de grandeur, d’harmonie et de simplicité. D’après Christoval de Jaque, l’un des Portugais qui se réfugièrent au Cambodge pendant le XVIe siècle, après avoir été chassés du Japon, Angcor n’était plus résidence royale en 1570. Il semble dire même qu’elle était à cette époque abandonnée déjà de ses habitans.

La civilisation, dans le sens complexe que nous donnons à ce mot, était-elle en rapport chez les anciens Cambodgiens avec ce que sembleraient indiquer de pareils prodiges d’architecture? Le siècle de Phidias était le siècle de Sophocle, de Socrate et de Platon; à Dante succédèrent Michel-Ange et Raphaël. Il y a de lumineuses époques pendant lesquelles l’esprit humain, se développant sous toutes ses formes, aborde tous les genres et dans tous crée des chefs-d’œuvre qui procèdent d’une même inspiration. Les peuples de l’Inde ont-ils jamais connu ces périodes d’épanouissement complet? Cela paraît peu probable, et, pour acquérir la conviction que cela n’est jamais arrivé aux Khmers, il suffit de lire le voyageur chinois du XIIIe siècle dont M. Abel Rémusat a traduit la relation. Il décrit les monumens de la capitale, qui étaient pour la plupart complètement dorés, et il ajoute qu’à l’exception des temples et du palais toutes les habitations étaient couvertes en chaume. Les dimensions en étaient réglées d’après le rang des possesseurs; mais les plus riches ne se hasardaient pas à construire une maison semblable à celle des grands-officiers de l’état. Le despotisme entretenait la corruption des mœurs, et certains usages signalés par notre auteur dénotent une véritable barbarie. D’ailleurs, quand on parcourt ces ruines, on ne peut se défendre d’une observation générale dont quelques exceptions ne détruisent pas la portée. La forme humaine n’était pas comprise, et si le Cambodge a eu d’incomparables architectes et des ciseleurs merveilleux, il n’a pas produit de sculpteurs.

En face de ces grands débris du passé, on est frappé d’admiration; mais l’émotion fait défaut, et la jouissance n’est pas complète. Les restes d’un monastère écroulé au sein d’une forêt d’Allemagne, les murs lézardés du château désert qui abritait le baron féodal, remuent plus profondément. Des hommes de notre race ont pensé derrière ces murailles, ont combattu derrière ces créneaux; nous pouvons reconstituer leur vie, suivre les larges traces de leurs pas. Ici, en ce point de l’extrême Orient, tout est mort, jusqu’au souvenir de cette brillante théocratie, mère d’une civilisation matérielle certainement poussée fort loin, mais qui n’a pas connu d’âge viril. Les efforts de la science, qui nous ramène peu à peu vers notre origine et nous montre des frères dans les premières castes de l’Inde, intéressent l’esprit plus qu’ils ne touchent le cœur; la séparation remonte trop loin, et ces sépulcres nous semblent trop beaux pour la race qui y est ensevelie.

Après huit jours de courses pénibles et d’études incessantes, M. de Lagrée donna le signal du départ. Notre camp, établi dans une chaumière au pied du grand temple, fut levé avant le jour, et notre caravane formée, comme à l’arrivée, de chevaux, de chars à buffles et d’éléphans. Un de ceux-ci, monstrueux et muni d’énormes défenses, se tient immobile entre deux colonnes du péristyle, et semble, à la lueur incertaine du jour naissant, faire partie du soubassement de l’édifice. Nous rejoignîmes la canonnière, qui nous ramena promptement à Pnom-Penh, la capitale du Cambodge. Notre premier soin alors fut de parcourir les boutiques des marchands chinois afin de compléter notre chargement d’objets d’échange. Nous avions emporté de Saïgon des pièces de velours et de soie, quelques armes sans valeur, une véritable pacotille à laquelle nous ajoutâmes alors des cotonnades de toute couleur, de la verroterie, du fil de laiton. Outre les sacs de ticaux siamois, venus de Bangkok, notre trésor se composait d’or en feuilles et en barre et de quelques piastres mexicaines, le tout représentant à peine une valeur de 30,000 fr. La commission était formée de six membres[3], l’escorte de deux matelots et de deux soldats français, de deux Tagals des Philippines, choisis parmi les meilleurs de ceux qui sont restés à Saïgon après le départ des troupes espagnoles, et de six Annamites. Nous emmenions en outre un interprète européen qui parlait facilement le siamois, un interprète cambodgien et un interprète laotien. Celui-ci, ayant séjourné longtemps au Cambodge, connaissait la langue de ce pays. M. de Lagrée d’ailleurs était seul en mesure de s’entendre avec ces deux derniers. — Les Cambodgiens vinrent prendre congé de nous, et cherchèrent à nous dissuader de partir. Ces braves gens ne réussissaient point à comprendre quel intérêt pouvait pousser des étrangers demeurant au-delà des mers à entreprendre un voyage qu’aucun d’eux n’oserait tenter. Ils sont retenus par des récits fabuleux nés de craintes imaginaires. Le roi lui-même, dont les prédécesseurs étendirent leur domination sur une partie du Laos, ne sait rien de ce pays, si ce n’est que l’air et l’eau en sont mortels. Notre interprète cambodgien, jeune homme plein d’intelligence et de santé qui a vécu longtemps au milieu des Européens, recula lui-même effrayé au dernier moment. Il feignit une maladie, et l’on fut obligé de l’entraîner de force. Quant au Laotien qui nous accompagnait, il semblait joyeux de revoir son pays. Fils d’un marchand ambulant, il avait longtemps suivi son père à travers les montagnes et les forêts, couchant sous les arbres ou dans les pagodes, vivant du riz que les lois de l’hospitalité accordent gratuitement à tout voyageur. Un jour, au milieu d’une de ses courses, son père mourut. Il lui ferma les yeux et confia sa cendre aux bonzes d’un village, puis, continuant son voyage à l’aventure, marchant ou s’arrêtant suivant ses caprices, il finit par arriver à Bangkok, d’où il passa au Cambodge. Il avait appris la vertu des plantes pendant son séjour dans les forêts, il arrivait d’un de ces pays lointains, et par là même merveilleux, qui bordent le grand fleuve dans le voisinage du grand empire; il n’en fallait pas davantage pour lui attirer les respects. Il mit le comble à sa fortune en se faisant bonze, acquit en cette qualité la confiance de la mère du roi, et vécut comblé de friandises et d’honneurs. Sacrifiant tout cela au désir de prendre femme, il avait jeté le froc jaune aux orties, et le bonze dodu et vénéré, l’oracle savant et rare qui tranchait les cas réservés, devint un homme mal nourri et fut un mari trompé. Il continuait par habitude de chanter tout le jour les louanges de Bouddha, et, craignant qu’on ne lui volât son dieu familier, petite statuette en argent doré, il me le confia, et je le serrai dans le sac qui contenait mes piastres.

Cependant le roi Norodom ne voulut pas nous laisser partir sans donner une fête en notre honneur. Dans le hangar qui sert de salle du trône à sa majesté, des chaises rangées sur la même ligne furent préparées pour nous recevoir. Celle du roi était naturellement la plus haute. Aux premiers accords de l’orchestre, les actrices se présentèrent dans leur accoutrement ordinaire, et commencèrent un interminable ballet-pantomime accompagné de récitatifs complètement inintelligibles pour nous et psalmodiés par le chœur sur un ton nasillard. Le roi paraissait suivre avec intérêt les évolutions de ses femmes, qui s’arrêtaient souvent devant lui, et lui adressaient un salut spécial rempli de grâce sensuelle. Les danseuses accroupies élevèrent peu à peu les mains au-dessus de leur tête; leur corps, d’abord replié sur lui-même et dont un costume brillant dessinait les formes, se développa en trois secousses mesurées par l’orchestre, puis elles demeurèrent un instant agenouillées, la poitrine tendue en avant. Les costumes imitaient ceux des rois et seigneurs conservés par les sculptures des bas-reliefs; on y remarquait beaucoup d’or et de clinquant, de verre et de pierres précieuses, singulier mélange de luxe et de misère qui rappelait les théâtres de la foire. Le roi paraissait ravi, et ne put résister à l’envie de demander à son voisin laquelle parmi les actrices lui semblait la plus jolie. L’interprète, interrogé silencieusement, désigna de l’œil celle qui jouissait en ce moment des faveurs royales, et Norodom parut très satisfait de la réponse. Après les toasts et les poignées de main, usages nouveaux et familiers qui scandalisent un peu les partisans de la vieille étiquette, nous quittâmes le palais; la canonnière qui nous emporta salua de vingt et un coups de canon le pavillon cambodgien. Les misérables pièces qui composaient toute l’artillerie du roi s’efforcèrent de répondre à cette salve d’adieu, et nous entrâmes dans le grand bras du Mékong. L’instant est solennel, chacun se renferme en soi-même. Les fronts deviennent graves, les bouches muettes; mais une joie intime illumine les regards : notre voyage était commencé. Les provinces riveraines du grand fleuve me parurent une des parties les mieux cultivées du Cambodge. Elles produisent une grande quantité de maïs et surtout de coton. L’île de Ko-Sutin rapporte à elle seule à la mère du roi un revenu annuel de 15,000 fr., qui représente à peu près le dixième de la valeur de la production totale. Les villages, ombragés par les cocotiers, qui balancent leurs lourds panaches au-dessus des cases en bambous, ont un air d’élégance qui augmente à mesure que nous nous éloignons de Pnom-Penh. Contrairement en effet à ce qui se passe en Europe, la proximité de la capitale n’est point dans ces pays une garantie de sécurité pour les populations corvéables. A moins de deux journées au-dessus de Pnom-Penh, la navigation du Mékong devient difficile; la canonnière nous conduit jusqu’à Crachè, et se prépare à regagner Saigon. Désormais la France était devant nous et non derrière; nous étions résolus à n’y revenir qu’en traversante Chine, c’est vers la Chine que se dirigèrent toutes nos aspirations. M. de Lagrée redoutait l’enthousiasme, parce qu’il le savait voisin du découragement, et qu’il prévoyait que notre œuvre serait surtout une œuvre de patience. Le gouverneur de Crachè, auprès de qui nous avions été devancés par une lettre du roi Norodom, employa plusieurs jours à réunir les barques nécessaires à l’expédition; encore ne réussit-il qu’à demi. Nous étions en pays ami, les autorités montraient une bienveillance réelle, et il fallait déjà, pour ne pas subir de retard, abandonner une partie de nos provisions! Cela faisait pressentir le dénûment complet qui nous attendait plus loin.

Ces barques sont d’étroites pirogues faites en général d’un seul arbre creusé au feu et munies d’une installation spéciale qui leur permet de remonter le courant torrentiel du fleuve. Elles sont recouvertes dans toute la longueur, sauf aux deux extrémités, d’un toit arrondi composé de larges feuilles qu’emprisonne un double treillage en lanières de bambous. Cette couverture amortit assez bien les rayons du soleil; mais elle est trop souvent inefficace contre la pluie. De gros bambous immergés et fixés aux flancs de ces pirogues leur donnent la stabilité, qui leur manquerait sans cette précaution ingénieuse. Une planche étroite forme une galerie extérieure sur laquelle les bateliers circulent aisément. Chacun d’eux, muni d’une longue gaffe, s’accroche aux branches des arbres ou aux aspérités des rochers, tandis que le patron, assis à l’arrière, manœuvre habilement la pagaie qui sert de gouvernail. Pendant huit heures par jour, nos malheureux Cambodgiens tournent autour de nous avec la docilité de ces chevaux aveugles qu’on emploie à mouvoir une roue, et leur chef, quand ils semblent faiblir, leur crie qu’il les fera battre en arrivant. Ils sont doux et résignés, souvent même presque joyeux. Ce sont cependant pour la plupart des gens arrachés à leurs rizières, éloignés de leur famille et de leurs intérêts; ils n’ont droit à aucun salaire, car au Cambodge, de dix-huit à soixante ans, tout homme libre doit la corvée, et nous sommes pourvus d’un ordre du roi. Je venais de quitter la civilisation, j’entrais dans un pays sauvage, j’avais passé sans transition du navire à vapeur à la pirogue. Le toit étant trop bas pour me permettre de m’asseoir, il fallait demeurer à demi renversé en arrière, et l’eau de pluie recueillie dans la cale m’envahissait à chaque instant. Le patron était cependant plein d’attentions, j’étais un grand seigneur à ses yeux, et il ne manquait jamais, pendant les grains, de plier une feuille de bananier avec laquelle il s’efforçait de vider la barque.

Le fleuve est semé d’îles qui le divisent en un grand nombre de bras. Ce n’est que dans un brumeux lointain qu’on apercevait la rive opposée à celle que nous suivions. Les eaux, se brisant contre les roches qui formaient une succession presque ininterrompue de rapides, élevaient dans l’air une grande voix mugissante. Entre les îles, ces rapides présentent un aspect singulier; sur les rochers et les bas-fonds, une incroyable quantité d’arbustes ont pris racine, ils paraissent au-dessus de l’eau, l’échine ployée par le courant; on dirait une forêt inondée. Quelques arbres de haute taillé semblent ne tenir à la terre que par les lianes qui les unissent à la rive comme des racines aériennes. Nos bateliers faisaient preuve d’une hardiesse extrême et d’une merveilleuse agilité. Ils dirigeaient avec précision leur esquif le long des sentiers sinueux tracés par le hasard entre les arbres autour desquels l’eau bouillonnait en redoublant d’impétuosité. Équilibristes consommés, ils ne manquaient jamais de saisir le tronc rugueux ou la branche flexible qui pouvait leur servir d’appui et empêcher la pirogue de prêter le flanc au courant, qui l’eût jetée sur les écueils. Après quelques heures de ces émotions, je ne voyais jamais sans plaisir arriver le moment de la halte. Nous avions la forêt pour salle à manger, et plusieurs fois des troupeaux de sangliers ont dû nous céder la place. Notre chambre à coucher, c’était la geôle étroite et humide de nos pirogues. Le soir venu, on coupait les arbres, on arrachait les grandes herbes toutes ruisselantes de pluie, les feux finissaient par s’allumer, chacun s’évertuait, et le dîner commençait, le plus souvent très frugal, quelquefois somptueux, suivant la fortune de la chasse, mais toujours très joyeux. Les souvenirs de Paris, les chances de notre voyage et par accident les discussions politiques et religieuses jetaient aux échos étonnés de ces grands bois des mots bien nouveaux pour eux. Une cigale retentissante nous poursuivait de station en station, et entonnait à la même heure sa note unique et prolongée comme pour donner le ton aux chantres ordinaires de ces sombres palais de verdure. Dans ces régions, la vie semble se ranimer dans la nature à la tombée de la nuit. Les animaux, accablés comme l’homme par la chaleur du jour, font une longue sieste jusqu’à ce que le soleil soit près de quitter l’horizon. — Un soir, nous nous étions arrêtés au fond d’une petite crique, nous croyant à l’abri du courant et du vent. Nos barques serrées les unes contre les autres et même engagées dans un ruisseau presque à sec, nous nous étions endormis tranquilles malgré le cri aigu et assez rapproché du tigre. Tout à coup un orage éclata sur notre tête, une pluie diluvienne tomba sur notre campement, une de ces pluies tropicales auxquelles rien ne résiste, qui créent en dix secondes des fleuves puissans, et transforment en impétueux torrent le moindre filet d’eau. Le ruisseau paisible où nos barques flottaient à peine s’enfla tout à coup, et ce ne fut qu’avec bien des efforts que nous parvînmes à nous rattacher au rivage. Le danger passé, nous pûmes jouir à l’aise du beau désordre de cette nature vierge à laquelle la lumière pâle de l’électricité prêtait des charmes mystérieux.

Enfin, après neuf jours de cette navigation périlleuse et lente, nous arrivâmes à Stung-Treng, premier village du Laos. Stung-Treng est situé en partie sur le grand fleuve, en partie sur la rivière d’Attopée, premier grand affluent du Mékong. La province dont il est le chef-lieu appartenait jadis au Cambodge, et n’en a été détachée qu’au siècle dernier. Elle a une certaine importance politique, car elle est voisine de nos possessions annamites, et les mécontens chassés de Tay-ninh, l’un de nos postes avancés, peuvent s’y réfugier pour réparer leurs pertes ou former de nouveaux plans de campagne.


II.

Nous avions donc mis le pied dans ce terrible Laos; nous allions nous en apercevoir dès nos premières relations avec les autorités. Le gouverneur, Laotien haut de six pieds, et dont la figure, hébétée par l’usage de l’opium, est supportée par un cou interminable, nous reçut sèchement et nous refusa les plus légers services, sous prétexte que nos demandes étaient contraires aux usages. L’exhibition de notre passeport siamois parut produire sur lui un certain effet; nous avions des caisses nombreuses qu’il supposait remplies d’objets précieux, car M. de Lagrée était qualifié grand-mandarin dans la lettre de Siam, et nous avions tous été présentés à la chancellerie de Bangkok comme de fort gros personnages. Or les gens bien appris ne reçoivent pas de cadeaux sans rendre quelques présens en retour. Il pesa tout cela dans sa sagesse, et finit par se décider à nous offrir un porc. Il lui fut immédiatement répondu que ce n’était pas l’usage chez nous d’accepter des cochons des gouverneurs de province. De plus en plus troublé, il vint humblement porter ses excuses au chef de l’expédition. Il avoua qu’ayant eu récemment la visite d’un Français qui avait effrayé les populations par sa violence, il s’était cru perdu en en voyant arriver six; mais la tranquillité de nos habitudes et la discipline sévère de notre escorte l’avaient promptement rassuré. Comme preuve de ses bonnes dispositions, il ordonna sur-le-champ de nous construire un petit établissement; nous n’avions d’autre logement que nos pirogues, et l’on comprendra combien nous aspirions à les quitter pour la terre ferme. Ce fut l’affaire de deux jours. Des bambous tressés formèrent à notre habitation un plancher à claire-voie; une toiture en chaume nous préserva tant bien que mal de la pluie, et une tapisserie charmante en larges feuilles de bananiers nous mit à l’abri du soleil, dont les rayons, ainsi tamisés, se coloraient en vert au passage.

Nous avons habité quinze jours cette maison fragile, secouée par les rafales, et dont le fleuve, qui montait d’heure en heure, vint bientôt baigner le pied. Nos barils d’eau-de-vie et de vin, percés par des légions d’invisibles insectes, se vidèrent en une nuit, et nos farines, gâtées par une humidité pénétrante, cessèrent de pouvoir être employées avant que l’eau n’eût submergé le four que nous avions construit à la hâte. C’est à peine si nous pûmes sauver de ce premier désastre quelques bouteilles de vin destinées aux malades et un peu de farine, élément essentiel des pilules de quinine dont nous faisions tous déjà une forte consommation quotidienne. En dehors des accès de fièvre, tribut inévitable payé au climat et à la saison, deux membres de la commission tombèrent gravement malades, l’un d’une dyssenterie qui lui enleva rapidement toutes ses forces, l’autre d’une fièvre typhoïde qui le fit condamner par l’un de nos médecins. La suppression forcée des distributions de vin et d’eau-de-vie, le maigre poulet indigène substitué à la viande de bœuf, engendrèrent chez les Français de l’escorte des mécontentemens qui se traduisaient souvent par des murmures, et il devint évident que ces hommes avaient trop mal compris la mission à laquelle ils se trouvaient associés pour qu’il fût possible de les conserver longtemps.

A Stung-Treng, le cambodgien n’est déjà plus parlé que par les lettrés et les commerçans voyageurs; la langue laotienne est d’un usage général, et cependant dès le premier jour notre interprète, qui n’avait jamais résidé qu’à Bangkok, se faisait facilement comprendre. C’est une preuve des rapports intimes qui existent entre le siamois et le laotien. Cette ressemblance des deux idiomes s’est confirmée à chaque station de notre voyage; elle ne s’altère sensiblement que sur les confins de la Birmanie. Jusque-là, elle est trop générale et trop frappante pour qu’il soit permis d’y voir un effet de la conquête. Vis-à-vis Stung-Treng cependant, sur l’autre rive du fleuve, il existe encore un gros village de Cambodgiens; ceux-ci nous accueillirent presque comme des compatriotes lorsque nous allâmes chasser chez eux. L’immense forêt qui resserre leurs cases chétives entre ses arbres centenaires et le fleuve tumultueux est remplie d’animaux sauvages à la poursuite desquels nous mîmes au début une ardeur qui s’éteignit assez vite. Dans une de ces chasses, où plusieurs compagnies de paons avaient été décimées, je fus surpris par l’orage avec un de mes compagnons, et je ne tardai pas à m’apercevoir que nous étions égarés. Nous n’avions pas de boussole, aucun point de repère ne se présentait à nos yeux, les arbres ressemblaient aux arbres, et nous pûmes soupçonner, pendant trois heures que dura notre marche à l’aventure, ce que devaient être les émotions d’un voyageur définitivement perdu dans ces solitudes pleines d’ombres et de bruits, cent fois plus effrayantes que les déserts de sable. Rejoints vers le soir par des Cambodgiens inquiets de ne pas nous voir reparaître, nous avons trouvé, guidés par eux, des murs en briques, derniers vestiges d’une ville importante, et visité deux monumens encore debout. Le mieux conservé est un édifice à base rectangulaire qui se termine par une sorte de tour ; le soubassement est décoré d’une guirlande d’oiseaux entrelacés qui entoure le monument à environ 2 pieds de terre. Au-dessus de la porte principale, on voit, encastré dans le mur, un fronton en grès sculpté soutenu par deux colonnettes en briques de forme élégante. Ces ruines, bien inférieures à celles qui existent au Cambodge, peuvent être considérées cependant comme la signature à demi effacée des vieux maîtres khmers qui ont possédé ce sol, et dont les habitans n’ont pas gardé le souvenir. Siam s’est assimilé d’une façon complète ces hommes, qui parlent sa langue. Elle nomme leurs gouverneurs et leur envoie des collecteurs d’impôts; sa monnaie d’argent est la seule en usage. Pour les transactions de peu de valeur, une monnaie particulière à Stung-Treng consiste en lingots de fer amincis à l’extrémité et longs à peu près d’un décimètre. Ces lingots sont fabriqués par les sauvages Cuys, qui habitent au nord de la province de Compong-soaï, et sont tributaires de Norodom. La voie des échanges en nature était pour nous la plus facile à suivre au milieu de cette population demi-sauvage; des bouteilles vides et une coudée de cotonnade rouge nous attiraient les bonnes grâces des ménagères, et notre table se couvrait des productions du pays, citrouilles, concombres, accompagnés de riz à l’eau, atroce régal relevé de loin en loin par une boîte de conserves. Il était important, à notre entrée dans le Laos, de fonder notre réputation. Nous distribuâmes donc des colliers de verre, des pipes en terre et autres objets de même valeur aux personnages principaux. Le gouverneur obtint l’un des quatre revolvers dont nous pouvions nous défaire, et ce procédé généreux l’émut au point qu’il fit préparer immédiatement les barques qui nous étaient nécessaires; il nous supplia même de retarder notre départ parce qu’au jour choisi nous étions menacés de rencontrer en route un esprit malfaisant qui court sur les eaux, attire à lui les voyageurs assez imprudens pour le braver, et les engloutit dans un tourbillon du fleuve. En dépit de cette effrayante prédiction, nos Laotiens durent manœuvrer à l’heure fixée par nous, et nous quittâmes Stung-Treng, emportant nos malades. L’un était presque rétabli; l’autre, en proie au délire, paraissant sur le point d’expirer, n’avait, comme nous tous, d’autre lit qu’une claie de bambous aussi large que la pirogue, et recevait la pluie par les nombreuses gouttières qui ne tardaient jamais à se déclarer dans nos toitures en feuilles. Il se guérit cependant, et notre confiance s’en accrut.

Le fleuve continue à être d’une largeur immense; les deux rives sont en certains endroits éloignées de plus de deux lieues, et rien ne peut donner une idée de la violence de l’eau. Malgré les colossales proportions du lit qui la contient, elle se tord dans les coudes trop brusques, et bat la rive avec furie; un caïman énorme jeté contre les arbres avait été tué sur le coup, et nous vîmes son cadavre pris entre des branches et redressé presque verticalement comme celui d’un supplicié hideux. Nous suivions d’ailleurs les voies les moins larges et les plus détournées, rampant le long des îles, nous accrochant aux lianes, aux racines ou aux troncs des grands arbres. Quand un de ceux-ci était assez penché sur l’eau pour qu’il fût impossible de se glisser dessous, la flotille entière s’arrêtait, et l’équipage travaillait sans relâche jusqu’à ce que cet obstacle fût tombé sous les couteaux. Il aurait été périlleux en effet de s’écarter de la rive; la barque eût été emportée comme un fétu par la violence du courant.

A partir de Stung-Treng, le désert se fait sur les rives. Pas une case n’indique la présence de l’homme. Le fleuve et la forêt sont intimement unis l’un à l’autre, et l’on n’entend que le bruit du vent dans les hautes branches des arbres ou le mugissement des eaux autour des racines. Quelques rares montagnes se montrent de loin en loin à l’horizon, et nous distinguons même bientôt les collines de Khon. Les îles se multiplient à l’infini; nous avançons lentement au milieu d’elles, et nos bateliers, qui ne s’égarent jamais dans ce dédale, font halte enfin à l’entrée du lit d’un torrent. Ce torrent, à sec en été, est le seul passage fréquenté après quelques mois de pluies par les barques des négocians, passage difficile, encombré d’écueils, et qu’on ne peut franchir sans déposer plusieurs fois sur un rocher une partie du chargement, sauf à la reprendre une fois l’obstacle dépassé à l’aide d’une corde de rotin sur laquelle on se hale. Nous devions employer d’autres moyens. Notre lettre de Siam nous donnait le droit de requérir le concours des autorités pour organiser nos transports. Il était donc beaucoup plus simple de traverser l’île à pied et de prendre des barques nouvelles de l’autre côté des cataractes. Les mandarins en voyage n’agissent pas autrement, et l’administration entretient un char à buffles exclusivement affecté au transbordement des bagages. L’hôtellerie où l’on nous conduisit en attendant que tout fût préparé pour un nouveau départ se composait de deux cases en bambous fort étroites et en mauvais état. Nous ne trouvions que les restes du logement préparé pour le dernier mandarin qui avait traversé l’île, et il fallait s’en contenter, car nous avions eu le tort de ne pas nous faire annoncer. En quittant une pirogue, on est d’ailleurs peu difficile, et le paysage nous fit oublier la chaumière. Des massifs d’arbres impénétrables nous cachaient le fleuve, dont un bras considérable coulait sur notre gauche. Il s’annonçait par un bruit assez semblable à celui qu’on entend aux approches des grèves de Penmarch en Bretagne; le spectacle que j’eus bientôt sous les yeux ne peut se comparer en effet qu’à celui que présente la mer brisant sur les côtes un jour de tempête. Un bras du fleuve, large d’environ 800 mètres, est obstrué d’une rive à l’autre par d’énormes blocs de rochers. Le courant, décuplé par ces obstacles, précipite contre eux des eaux furieuses. La roche avancée sur laquelle je me tenais était souvent couverte par un embrun; si loin que pouvait porter mon regard, les crêtes blanches des vagues s’entremêlaient aux têtes noirâtres des roches. La nappe d’eau semblait s’élargir, se perdre insensiblement dans le lointain et n’avoir d’autres limites que les montagnes bleues de l’horizon. C’est par là surtout que les eaux du Mékong se précipitent dans la partie inférieure de la vallée; mais elles se sont encore frayé d’autres issues. Ici, l’eau se brise en tombant dans un gouffre, et renvoie en l’air une étincelante colonne de poussière humide à laquelle semble se suspendre un arc-en-ciel. Plus loin, une cascade largement ouverte rappelle par son cours régulier et paisible les barrages et les écluses de nos rivières ou de nos étangs; ailleurs, l’eau s’épanche à demi voilée par des arbres charmans qui, inclinés sur elle, lui abandonnent leurs feuilles toujours fraîches et leurs fleurs blanches ou roses. Ces cataractes offrent une barrière infranchissable à la navigation à vapeur. Les difficultés commencent un peu au-dessus de Crachè, ici l’obstacle est absolu, et ne disparaîtrait qu’au prix de travaux considérables. Au XVIIe siècle, un jésuite, à ce qu’il paraît, a offert au roi un modèle pour la construction de plusieurs écluses qui faciliteraient le passage. « Le roi, dit un missionnaire italien du temps qui raconte le fait[4], a toujours eu plus d’égard à la sûreté de son royaume, dont la situation avantageuse lui sert de rempart contre les insultes de ses voisins, qu’à l’utilité du gain, dont il ne se met pas en peine par un généreux mépris qu’il en fait. Il approuva fort la proposition, mais il dit que ce serait donner la clé de ses états. » Le roi de Siam n’aura probablement pas besoin de faire valoir aujourd’hui des considérations de ce genre, car personne ne songera de longtemps à reprendre ce projet d’écluses. Nous avons encore trop à faire dans le delta du Mékong pour songer à consacrer des sommes importantes à une pareille entreprise, que justifieraient seuls les besoins d’un commerce sérieux. Ce vaste ensemble d’îles, d’îlots et de rochers, qui constitue à l’époque des pluies de formidables rapides, ne se transforme en cataractes que pendant la saison sèche. Alors le fleuve se resserre, le niveau des eaux s’abaisse, et il laisse voir sur les rives des marbres aussi remarquables par la finesse du grain que par l’éclat des couleurs.

L’île de Khon est peuplée d’agriculteurs. Les rizières paraissaient bien entretenues, et nous assistions au repiquage du riz. Les femmes du pays, courbées des journées entières sur les sillons fangeux, se livraient à cette opération. Les autorités nous firent prier de ne point chasser dans l(île et de ne pas battre le gong, parce que tout bruit insolite avait infailliblement pour résultat d’amener le tigre à dévorer dans l’année nombre d’habitans. A l’endroit où débouchent un certain nombre de bras du fleuve, la vue gagne en étendue comme au rond-point d’une forêt bien percée. La nappe d’eau est immense, unie comme un lac; on dirait que le Mékong se recueille avant les grands désordres qui l’attendent plus bas. Des montagnes bien découpées forment l’arrière-plan du tableau, tandis que plus près de nous le regard s’arrête sur un arbre bizarre qui semble sortir de l’eau, et figure, grâce à l’épais manteau de verdure qui le recouvre, un vieux pan de mur en ruine maintenu debout par les vivaces embrassemens des lianes. Nous rentrons bientôt dans une voie détournée entre les îles, où nous n’avons vue sur le fleuve entier qu’à de rares intervalles, et nous nous frayons un chemin à coups de hache dans la forêt. Un arbre qui s’avançait presque horizontalement sur l’eau, et qu’il fallut abattre, mesurait un diamètre énorme. Mes indigènes tombaient de temps en temps dans l’eau. Un bruyant éclat de rire m’informait de l’accident, qui aurait pu être grave, si les Laotiens ne nageaient à merveille, et je voyais le maladroit, remonter à bord, confiant au soleil le soin de sécher son vêtement sur son corps. Un ou deux sauvages faisaient partie de l’équipage de ma barque. Facilement reconnaissables à leurs traits, ils l’étaient encore à leur mise négligée; leur langouti se réduisait à une sorte d’étroit caleçon, par derrière même tordu comme une corde. Ces braves gens, requis pour une dure corvée, semblaient pourtant de joyeuse humeur, et je ne reprochais à leur gaîté que d’être trop expansive. Leurs éclats de rire ressemblaient à des hennissemens de chevaux de trait. Ils les renouvelaient à chaque saillie de l’un d’entre eux, ou bien, pour s’exciter en cas de manœuvre difficile, ils hurlaient comme des bêtes fauves. On aurait fini par se lasser de tout ce tapage, si l’on n’avait réfléchi fort à propos, au moment de se mettre en colère, que tant de bonne volonté méritait quelques égards.

En approchant de la province de Khong, la vallée se rétrécit; mais le fleuve gagne en profondeur. Le lit, enfin débarrassé de roches, devient navigable. De tous côtés sur les rives s’étendent de gros villages entourés de bananiers et de cocotiers qui donnent au pays un aspect riant et prospère. Le gouverneur, prévenu de notre arrivée, nous avait fait préparer un vaste logement; il nous informa qu’il était prêt à nous recevoir lui-même. Nous trouvâmes un vieillard accroupi, impotent, obèse, mais à la physionomie avenante. Ses cheveux blancs, son corps enduit de safran, lui donnaient quelque ressemblance avec les divinités du pays. Bien que cet excellent Laotien soit nommé directement par la cour de Bangkok comme le gouverneur de Stung-Treng, il ne paraît pas ressentir de prévention contre nous : il a la bonhomie un peu protectrice permise à un vieillard. Il n’est pas revenu les mains vides de ses nombreux voyages à Siam. Avec un cynisme plein de simplicité, il nous invite à regarder une photographie obscène insérée dans le manche d’un couteau. Pour nous prouver ensuite que l’art laotien s’inspirait des mêmes pensées que l’art européen, il se fit apporter par une des nombreuses jeunes femmes qui assistaient à l’entrevue deux statuettes en bois grossièrement sculptées et indignes de la dernière place dans le dernier des musées secrets.

Les maisons des indigènes, qui se groupent, comme d’ordinaire, autour de l’enceinte renfermant le palais du gouverneur, ressemblent beaucoup aux cases cambodgiennes. Elles s’en distinguent peut-être par la hauteur et l’inclinaison prononcée des toits, ce qui semble indiquer que les pluies sont ici plus abondantes ou plus redoutées. Les fenêtres sont étroites et rares, d’où l’on pourrait aussi conclure que le Laotien apprécie les douceurs du home mieux que son voisin du Cambodge, qui vit presque en public. Les hommes ont, comme au Cambodge et à Siam, les cheveux rasés, sauf sur la partie supérieure de la tête, qui est ornée d’un court toupet. Les femmes, vêtues d’un jupon et d’une écharpe de nuance éclatante, moins faite pour voiler les seins que pour faire ressortir la couleur à peu près blanche de la peau, relèvent leurs cheveux en chignon; elles sont fort peu timides, deviennent bientôt familières, provocantes même avec les hommes de l’escorte, et poussent le sans-gêne jusqu’à venir se baigner nues dans le fleuve à deux pas de chez nous. La province de Khong a donné au fleuve le nom qu’il porte pendant une partie considérable de son cours. Jusqu’à son entrée en Chine, les indigènes l’appellent en effet Nam-Khong ou eau de Khong, fleuve de Khong, dénomination beaucoup plus rationnelle que celle de Mékong, adoptée par les géographes européens, et qui signifie textuellement mère de Khong. Elle faisait autrefois partie du Cambodge, comme celle de Tonli-Repou, qui l’avoisine, et dans une île on retrouve encore une population cambodgienne.

Le courant empruntait en ce moment une force nouvelle aux pluies torrentielles qui tombaient chaque jour. Les eaux montaient sensiblement en vingt-quatre heures, et l’on pouvait estimer à 4 mètres au moins la hauteur de la crue totale depuis un mois et demi. A mesure que le niveau s’élevait, le fleuve faisait sur ses rives submergées une ample moisson de débris végétaux qu’on recueille sur tout son parcours. La quantité en est si grande qu’à Pnom-Penh et jusqu’aux environs du Grand-Lac les indigènes trouvent dans son lit leur provision de bois. Nous voyions passer d’énormes troncs d’arbres, semblables, suivant qu’ils étaient isolés ou réunis par les racines enchevêtrées, à des îles mobiles ou aux débris monstrueux de quelque vaisseau naufragé. D’énormes bambous, encore chargés de terre à l’extrémité inférieure, descendaient en flottant perpendiculairement; les remous, les raille tourbillons qu’ils traversaient, les faisaient tituber comme des géans ivres.

Lorsque nous allâmes prendre congé du vieux gouverneur, celui-ci s’épuisa en souhaits de bonheur. Il nous associa aux bonnes œuvres qu’il accumulait sur la fin de ses jours; il s’imaginait en effet, comme la plupart de ses collègues, que, pourvu qu’on emploie saintement une partie de l’argent volé pendant une longue vie, Bouddha pardonne d’avoir gardé le reste. Notre hôte reçut avec reconnaissance une montre d’argent. Elle lui servirait, dit-il, comme ornement, car mettre un objet pareil entre les mains d’un sauvage de son espèce, c’était donner une noix de coco à un singe qui la tourne et la retourne sans savoir l’ouvrir ni s’en servir. Il nous annonça en outre qu’il avait fait partir la veille une escouade de Laotiens chargés de couper les branches devant nos barques, et de nous aplanir la route jusqu’aux limites des états de son confrère de Bassac.

Les six longues pirogues qui nous emportaient étaient montées par 53 hommes, que 5 chefs d’ordre inférieur dirigeaient et surveillaient. Ces petits mandarins répondaient de nous au gouverneur qui les avait désignés, et le gouverneur à son tour était responsable vis-à-vis du roi de Siam de ce qui par sa faute pourrait nous arriver de fâcheux. Nous n’avions à nous occuper de rien tandis que nous naviguions d’un point à un autre, et M. de Lagrée se bornait à désigner le lieu qui lui semblait convenable pour la halte du soir. Les chefs de village venaient, suivant la coutume, nous offrir des présens qui ne suffisaient pas toujours à nous nourrir; mais nous trouvions à compléter tant bien que mal nos provisions. Notre cuisine se faisait sur le rivage; la terre nue nous servait de table et de siège. Relativement aux Laotiens qui nous accompagnaient, nous vivions pourtant grassement. Ceux-ci ne mangent ordinairement que du riz, dont ils se bourrent à plusieurs reprises dans la journée. Ils y joignent du piment, quelques bribes de poisson sec ou pourri et des légumes crus. Quand ils trouvent une occasion d’ajouter à leur repas quelques mets plus substantiels, ils ne la laissent pas échapper. Nous avons vu souvent les hommes de notre équipage, à peine débarqués, se répandre dans les villages, forcer les portes des cases et en rapporter des poulets et des canards qu’ils faisaient cuire sur-le-champ, sans même en arracher les plumes. Ils ont coutume d’agir ainsi toutes les fois qu’ils conduisent un mandarin siamois. Nous avions pris l’habitude de payer nos bateliers; nous tenions d’ailleurs à laisser derrière nous de meilleurs souvenirs que les fonctionnaires de la cour de Bangkok, et nous fîmes toujours cesser ces déprédations, ce qui ne manquait pas de provoquer chez les spoliateurs aussi bien que chez les spoliés un étonnement profond. Des mandarins qui portent une barbe touffue, qui ne mâchent pas de bétel, qui n’ont pas de femmes, qui paient les corvéables et défendent de voler! cela ne s’était jamais vu. Nous réunissions toutes les bizarreries physiques et morales. D’abord chacun se tordait de rire au récit de pareilles nouveautés, puis, la réflexion venue, nous paraissions moins ridicules, surtout aux éleveuses de volailles; cette réputation nous devançait, les portes, au lieu de se fermer à notre approche, s’ouvraient toutes grandes sur notre passage, chacun apportait ce qu’il avait à vendre, et les scrupules de notre conscience se trouvaient servir les intérêts de nos estomacs.

Nous vîmes enfin se dessiner devant nous, comme des colosses prêts à nous barrer le passage, les montagnes de Bassac. Elles se détachaient en noir sur le ciel empourpré, tandis que le sommet rayonnait encore des derniers feux du jour. Nous arrivions à notre première station dans le Laos. C’est là que nous devions attendre les lettres qui avaient dû être envoyées de Pékin à Saigon depuis notre départ, et auxquelles seraient joints les derniers courriers de France. Les maladies avaient été nombreuses, quelques-unes même fort graves, parmi les membres de la commission et dans les rangs de l’escorte, mais nous étions encore au complet. Les prédictions sinistres ne s’étaient point réalisées, et nous puisions tous dans notre confiance une ardeur nouvelle. Il eût été fâcheux de s’éloigner davantage sans avoir-entre les mains des passeports qui nous seraient peut-être inutiles, mais dont peut-être aussi nous aurions un jour amèrement regretté l’absence. Il fallait donc attendre et s’installer le mieux possible en prévision d’un séjour de trois mois.

Bassac était autrefois la capitale du royaume laotien, le plus voisin du Cambodge. Il ne s’est affranchi de la suzeraineté de ce dernier que dans le courant du XVIIIe siècle. D’après des renseignemens assez vagues que nous avions recueillis chemin faisant, des ruines importantes subsistaient encore pour attester la domination des Khmers. Notre premier soin fut de nous y faire conduire. Après deux heures de marche à travers les rizières, nous nous trouvâmes en face d’une pièce d’eau rectangulaire dont le plus grand côté peut avoir 600 mètres environ. Cette régularité indique à coup sûr la main de l’homme; mais déjà nous connaissions trop nos Laotiens pour leur attribuer la création de ce petit lac, admirablement situé au pied de la montagne, qui vient se refléter dans ses eaux tranquilles. Ce lac lui-même doit être une ruine. A quelques mètres en effet de l’extrémité ouest, dissimulés par des touffes de bambous et des broussailles épaisses, nous découvrîmes les degrés d’un perron monumental, sur la plate-forme duquel vient aboutir une longue avenue dont une couche épaisse d’humus recouvre presque partout les larges dalles. Des colonnes monolithes, terminées en forme de mitre épiscopale, la bordaient des deux côtés; elle conduit au pied d’un escalier très élevé, bien conservé, mais fort raide, comme ceux qu’on remarque à Angcor. Une terrasse entourée de balustres couronnait cette première rampe, à partir de laquelle une série d’escaliers étages et interrompus par de larges terrasses, suivant les dispositions du terrain, conduisait à un sanctuaire, véritable bijou enchâssé dans la montagne. La pierre est fouillée à une profondeur qui donne aux motifs choisis un admirable relief en même temps que la netteté des arêtes révèle une étonnante sûreté de ciseau. L’art de l’ornementation n’a jamais été poussé plus loin. — L’ensemble est plus dégradé par le temps et la végétation que ce que nous avons vu à Angcor; mais il subsiste des morceaux complets et parfaits comme au premier jour. Ce qui devait ajouter et ajoute encore aujourd’hui à la splendeur de ce monument, c’est le site qu’on lui a donné pour cadre. Du pied de la montagne, les constructions s’élèvent peu à peu en droite ligne jusqu’au moment où les ondulations du terrain s’arrêtent brusquement contre une immense muraille de rochers à laquelle le sanctuaire est en quelque sorte adossé, à 150 mètres environ au-dessus du niveau du lac. Ces rochers, dont les sommets couverts d’arbres se dérobent à la vue, sont d’un aspect saisissant. Enduits par places de peinture rouge sur laquelle la piété des fidèles a collé des feuilles d’or en l’honneur de Bouddha, crevassés, rugueux, laissant suinter des sources murmurantes, ils se dressent impérissables et tristes témoins de la splendeur passée des temples qui semblent sortis de leurs flancs. Nous avons retrouvé quelques statues, mais elles sont très imparfaites. Les artistes khmers, incomparables quand il s’agissait d’enfanter le plan d’un gigantesque édifice ou d’étendre sur chaque pierre des murailles une merveilleuse dentelle, ne savaient pas copier le corps humain. Sans leur demander d’atteindre à notre idéal, réalisé dans l’art grec, on pourrait exiger d’eux qu’ils eussent essayé de traduire les formes qu’ils avaient sous les yeux. C’est le contraire qui est arrivé. La raideur des membres et du corps, la gaucherie des poses, l’épaississement des traits, en un mot l’exagération de toutes les imperfections physiques, font de presque toutes ces statues de grossières caricatures. Rien ne surprend plus péniblement le visiteur de ces ruines que de voir dans un bas-relief un personnage grotesquement sculpté au milieu d’arabesques d’un travail exquis et d’une inimitable perfection. Chose singulière, tous les êtres animés semblent représentés à l’état d’ébauche et participent de cette impuissance. L’éléphant seul est traité d’une manière supérieure. En miniature ou de grandeur naturelle, qu’il soit le centre d’un médaillon, ou que, sculpté dans le soubassement d’un édifice, il ait l’air d’en supporter le poids, on le retrouve tel qu’il est dans la nature, effrayant par sa force, charmant par sa douceur, et l’homme qui en a fait un dieu semble s’oublier lui-même pour transmettre son image à la postérité.

Derrière un rideau d’arbres touffus, nous découvrîmes deux monumens qui se font pendans des deux côtés de l’avenue, au pied du péristyle qui mène au sanctuaire. C’étaient peut-être des palais habités par des rois pieux qui voulaient avoir un temple auprès de leur demeure. — Sur la gauche de cet ensemble d’édifices à demi écroulés se trouvent d’autres ruines qui furent, suivant les traditions du pays, le séjour de Sitâ; c’est peut-être la femme de Ramâ, le héros du Ramayanâ. Il est inutile de demander sur ce point le moindre éclaircissement aux gens du pays, religieux ou laïques. Tout ce qu’ils savent pertinemment, c’est que Sitâ a eu deux fils, véritables frères ennemis, qui, non contens d’avoir passé leur vie à se livrer dans les montagnes des combats acharnés, viennent encore troubler le repos des ruines. Malheur à celui qu’une imprudente curiosité rendrait le témoin de ce duel d’outre-tombe! Les Laotiens qui nous guidaient avançaient avec respect, se prosternaient à chaque pas, déposaient des feuilles sèches sur certaines pierres vénérées, moyennant quoi les terribles frères ne firent rouler sur nous aucun chapiteau de colonne, aucun bloc de rocher. Ces monumens, qui portent le nom de Vat-Phou, pagode de la montagne, sont les derniers, parmi ceux que nous avons rencontrés dans la vallée du Mékong, qui puissent être attribués à l’architecture cambodgienne.

Nous étions en septembre, au plus fort de la saison des pluies. Les montagnes étaient toujours enveloppées de nuages, et parfois, bien qu’elles fussent très près de nous, la brume empêchait même d’en soupçonner l’existence. Le plus souvent elles apparaissaient assombries par le bois qui les couvrait; des vapeurs blanches, glissant sur les flancs comme de la fumée, se confondaient avec l’écume des cascades qui tombaient entre les rochers. Les rizières qui nous entouraient étaient remplies d’eau, il fallait laisser passer ce déluge avant d’essayer quelques excursions. Nous étions bloqués dans une case obscure où le jour pénétrait à peine à midi. Nous avions, pour compenser ces ennuis, des rapports excellens avec le gouverneur de Bassac, qui a conservé le titre de roi, avec les autorités et les habitans du pays. Nous dînions en ville, même à la cour, et notre estomac, devenu complaisant, nous permettait de faire honneur à ces festins, dont le cochon bouilli formait la base ; nous mangions par politesse les mets les plus laotiens, tels que des tiges de bambous assaisonnées au piment, ou des œufs de canard salés, tout cela haché menu et servi dans un grand nombre de bols posés à terre, sur une natte. L’eau et l’eau-de-vie de riz (liqueur nauséabonde et alcoolisée au point d’emporter la bouche) sont contenues dans la collection la plus étrange de fioles dépareillées, bocaux à cornichons, flacons de vinaigre de toilette, précieusement rapportés de Bangkok. Un cousin du roi nous fit l’honneur de nous admettre dans son intimité; il nous ouvrit peu à peu son cœur, et finit par se plaindre amèrement de ce que ses droits au trône avaient été indignement foulés aux pieds.

Nous jouissions ici en effet d’un double prestige. A notre titre d’Européens, qui aurait suffi pour nous attirer les respects, nous joignions la qualité de protecteurs du Cambodge, et cela nous valait de l’admiration. On savait que nous avions osé lutter contre Siam, et que nous l’avions emporté. Chacun voulait voir M. de Lagrée, le vainqueur de Phnéa-rat, dont les grands mandarins avaient entendu parler durant leur voyage annuel à Bangkok[5]. Si nous avions eu le goût de nouer des intrigues ou reçu l’ordre de préparer des annexions, il eût été facile d’exploiter les sentimens qui perçaient chez certains personnages. Telles n’étaient pas nos intentions. Nous voulions seulement profiter de notre séjour forcé à Bassac pour nous faire des amis; notre case, ouverte à tout venant, était le rendez-vous des curieux, et jamais les Laotiens n’ont abusé de notre confiance. Probes par nature, ils ont des lois qui punissent sévèrement les voleurs. J’ai eu l’occasion de les voir appliquer. Le coupable, assis par terre, le cou étroitement serré dans un étau et les membres violemment tendus en avant par des cordes raidies, reçut sur le dos dix coups de rotin, dont chacun enlevait la chair. On m’assura que la condamnation à cinquante coups équivalait à une condamnation à mort. Je le crus sans peine, voyant l’effet que dix pouvaient produire. Avant de frapper, le bourreau se recueille comme s’il était pénétré de l’importance de sa mission sociale, et s’incline profondément dans la direction du palais du roi. Une fois sa tâche finie, l’exécuteur invite le patient à se coucher sur le ventre et s’efforce avec bonté, en appuyant le pied sur les chairs sanglantes, de rendre un peu d’élasticité à ce corps contracté par la douleur. Les supplices de ce genre ne sont pas seulement réservés aux coupables. On les emploie aussi pour obtenir des aveux, et en assistant à de tels spectacles je ne pouvais me rappeler sans frémir que la question florissait chez nous il y a moins d’un siècle. Lorsqu’on retrouve, chez des peuples à bon droit tenus pour barbares, des usages admis par nos pères, comme la question ou le jugement de Dieu, que je vis aussi pratiquer à Bassac, on sent s’évanouir en soi l’orgueil de race, et l’un des meilleurs fruits qu’on retire des voyages, c’est assurément le respect de l’humanité.


L.-M. DE CARNE.

  1. 1 franc.
  2. Elle a 60 mètres au-dessus du niveau du sol.
  3. MM. de Lagrée, chef de l’expédition, Garnier, Delaporte, officiers de marine, Joubert et Therel, médecins de la marine, L,-M. de Carné, attaché au département des affaires étrangères.
  4. Delle Missioni dei padri della compagnia di Giesu nella provincia di Giappone.
  5. Voyez le Royaume de Cambodge et le Protectorat français, livraison du 15 février.