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Fanny et ses gens/Acte I

La bibliothèque libre.
Traduction par Andrée Méry et Pierre Scize.
La Petite Illustration (p. 2-8).


ACTE PREMIER


Le boudoir de Fanny, belle pièce fort claire, meublée et décorée d’un assez pur Louis XIV. Une large baie à droite. Portes à droite conduisant aux appartements de lady Bantock. Somptueuse cheminée. Feu de bois. En bonne place, on a suspendu le portrait de Constance, première lady Bantock, par Hopner. Meubles cossus, mais simples, français, sauf le piano. Un grand bureau, une table ronde, quantité de sièges confortables. Un canapé, un paravent, au coin de la cheminée. Beaucoup de fleurs. Atmosphère puritaine, mais aimable.

Le crépuscule, au dehors, d’un beau jour de printemps.


En scène, LES MISSES WETHRELL aînée et cadette.
Ce sont de douces vieilles filles malaisément distinguées l’une de l’autre, qui seraient un peu ridicules si elles n’étaient charmantes. La pendule sonne six coups.


L’Aînée. — Quel joli coucher de soleil ! chérie.

La Cadette, arrangeant des fleurs, après un regard à la fenêtre. — Splendide. (Un silence.) Chérie ? (Un temps.) Vous ne craignez pas… je veux dire… il ne vous semble pas que cette pièce soit trop claire pour son goût ?

L’Aînée. — Trop claire ? Comment cela ?

La Cadette. — Pour… pour son teint, n’est-ce pas ? Certaines jeunes dames, parfois…

L’Aînée. — Mais, chère… (Comprenant) Oh ! vous voulez dire, vous pensez que, peut-être, elle…

Geste vers son visage.

La Cadette. — Je crains… En général, vous savez, les femmes dans sa profession…

L’Aînée. — Cela me paraît si coupable… Peindre l’œuvre du Créateur !

La Cadette. — Nous ne devons pas juger sévèrement, chérie. D’ailleurs, ce sont des suppositions…

L’Aînée, un petit cri de joie. — Mais oui, peut-être qu’elle est jeune, très jeune ! Et dans ce cas elle… n’a peut-être pas encore commencé à…

Geste comme plus haut.

La Cadette. — Il n’a jamais fait la moindre allusion à son âge.

L’Aînée. — C’est vrai… Mais je sens qu’elle est jeune.

La Cadette. — Il serait tellement plus facile de la former !

L’Aînée. — Il faudra être très bonnes.

La Cadette. — Tâcher de la comprendre, surtout. (Sur le ton dont on fait une découverte soudaine.) Qui sait ? Nous arriverons peut-être à l’aimer…

L’Aînée, dubitative. — Nous pourrons tout au moins essayer, chérie.

La Cadette. — Pour le cher Vernon. Pauvre petit, il semble tellement épris…

Entre Martin Bennett : c’est le maître d’hôtel idéal.

Bennett. — Le docteur Freemantle. Je l’ai fait entrer dans la bibliothèque.

Bennett va vers le feu et l’arrange.

La Cadette. — Bennett, voulez-vous lui dire de monter jusqu’ici ? Nous le consulterons au sujet de cette pièce. Il a tant de connaissances sur toutes choses !

Bennett va pour sortir.

La Cadette. — Ah ! Bennett, vous voudrez bien rappeler à Charles qu’il faut une chaufferette dans la voiture qui ira à la gare.

Bennett. — J’y veillerai moi-même.

La Cadette. — Merci, Bennett. (Bennett sort.) On a fréquemment les pieds froids après un long voyage. C’est une chose si désagréable…

L’Aînée, avec conviction. — Oui…

La Cadette. — Chérie, je voudrais connaître ses fleurs préférées. Être accueillie par les fleurs qu’on aime, c’est si doux !

L’Aînée. — Je pense que les lis…

La Cadette. — N’est-ce pas ? C’est tellement indiqué pour une jeune mariée.

Le Docteur, un petit homme rond, jovial, souriant et alerte, entre, introduit par Bennett. Il serre la main aux Misses.

Le Docteur. — Alors ? Comment allons-nous cet après-midi, chères demoiselles ?

Il tâte le pouls de la Cadette.

La Cadette désigne sa sœur. — Elle a mieux dormi cette nuit.

Le Docteur tapote les mains de l’Aînée.

L’Aînée, désignant sa sœur. — Elle a mangé de très bon appétit ce matin.

Le Docteur, souriant, aux deux ensemble. — Parfait ! Parfait ! Tout cela : de l’agitation nerveuse causée par cette appréhension du mariage de Vernon… Oh ! légitime, du reste…

Les Misses. — N’est-ce pas, docteur ?

Le Docteur. — Légitime… (Un sourire.) et si inutile, hein ? S’opposer à l’inévitable ! Souvenez-vous de mon remède : une page de Marc-Aurèle tous les matins avant le déjeuner…

La Cadette. — Marc-Aurèle est de bon conseil, docteur. Mais, en vérité, ce fut si soudain !…

Le Docteur. — L’inattendu ! Eh ! oui, cela surprend, bouleverse. Mais nous devons prendre le dessus, faire contre mauvaise fortune bon cœur, comme de bonnes, chères, braves demoiselles. (Elles sont très émues.) Quand les attendez-vous ?

L’Aînée. — Ce soir, par le train de huit heures. Nous avons reçu une dépêche de Douvres, ce matin.

Le Docteur. — Et cet appartement sera le sien ? Voyons un peu. (Il va au portrait de lady Bantock.) La noble, la célèbre Constance ! Je ne revois jamais la toile du vieil Hopner sans émotion. Une maîtresse femme et une grande dame. L’amie, la confidente de Pitt ! (Un temps.) Elle… elle demeurera là ? (Signe affirmatif des deux sœurs.) Oui… toujours présente pour rappeler à cette nouvelle venue les hautes traditions familiales. Très brillante idée, réellement.

Elles sourient avec satisfaction.

L’Aînée. — Et vous ne craignez pas… c’est ce que nous voulions vous demander, vous ne craignez pas qu’elle trouve l’éclairage de cette pièce un peu… brutal ?

La Cadette. — Les actrices… si, du moins, ce qu’on dit est vrai…

Le Docteur. — On exagère, chères demoiselles. On exagère beaucoup. (Il s’assied dans un grand fauteuil. Les Misses sur le canapé.) Tenez, je vais vous dire à quoi vous pouvez vous attendre : une jeune femme… plus tout à fait jeune… enfin, une femme un peu plus âgée que lord Bantock, je suppose…

L’Aînée. — Pourquoi ?

Le Docteur. — L’usage le veut… Une exquise silhouette d’une élégance un peu…

La Cadette, apeurée. — Choquante !

Le Docteur. — Non, non !… Coûteuse. C’est le mot. Les cheveux un peu trop blonds, peut-être…

L’Aînée. — Ah !

Le Docteur. — L’habitude… Un peu trop courts peut-être aussi…

La Cadette. — Oh !

Le Docteur. — La mode… Tout cela sera facilement ramené à des proportions raisonnables.

Les deux Sœurs, ensemble. — N’est-ce pas ?

Le Docteur. — Mais, voyons ! Puis il y a le physique. C’est une chose qui a son importance. Des traits piquants, des yeux fort expressifs et dont on doit connaître diablement bien le maniement et le pouvoir…

L’Aînée, émerveillée. — Que ce doit être difficile !

Le Docteur. — Un sourire adorable et… permanent, découvrant des dents sans reproche. Et, par-dessus tout : elle est adroite. C’est notre planche de salut. Elle est très adroite ! Elle saura s’adapter à sa position nouvelle.

La Cadette. — Il faut en effet qu’elle soit fort habile pour avoir obtenu la place qu’elle occupe. Vernon dit qu’elle a fait courir tout Paris cet hiver !

L’Aînée, sentencieuse. — Et le sens critique des Français est bien connu.

Le Docteur. — Je faisais surtout allusion à l’habileté qu’elle a dû déployer pour chambrer ainsi notre Vernon, qui n’est pas un naïf.

L’Aînée. — Soyons justes ! Je crois qu’elle était vraiment très éprise de lui.

Le Docteur. — Parbleu ! Je le crois bien aisément. En général, voyez-vous, chères demoiselles, les chanteuses de music-hall sont assez facilement « très éprises » d’un lord anglais.

Il rit, enfoncé dans son fauteuil.

L’Aînée. — Mais elle ne savait pas qu’il était lord !

Le Docteur, se remettant d’un coup au bord de son siège. — Elle ne savait pas ?

La Cadette. — Non ! C’est si romanesque ! Elle l’a épousé croyant devenir la femme d’un artiste peintre peu connu : M. Wethrell.

Le Docteur, éberlué. — D’où tenez-vous ça ?

L’Aînée. — De Vernon lui-même. Vous avez sa lettre, Édith ? (Fouillant dans son sac.) Non ! C’est moi qui l’ai.

La Cadette. — Il compte le lui apprendre ce soir en arrivant. Quelle surprise ! (Elle rit.)

L’Aînée. — Oui ! (Lisant la lettre.) J’ai résolu de ne rien lui dire avant d’être près de vous. Nous nous sommes mariés très simplement et elle ne voit en moi que James Vernon Wethrell, artiste peintre, et son compatriote. La chère petite n’a même jamais cherché à savoir si j’étais riche ou pauvre. N’est-ce pas touchant ?

La Cadette. — Tellement… tellement romanesque !

Le Docteur. — Vous voudriez me faire croire… (Il se lève et marche de long en large.) Après tout, c’est possible.

L’Aînée. — Vous voyez qu’elle ne ressemble pas aux autres chanteuses de music-hall !

Le Docteur, énergique. — Ça ! Aucun doute !

La Cadette. — Puis elle sort d’une excellente famille.

Le Docteur. — Par-dessus le marché !

La Cadette. — Un de ses oncles est évêque.

Le Docteur. — Évêque ? Où cela ?

L’Aînée, lisant. — Vernon ne sait pas comment le mot s’écrit : quelque part en Nouvelle-Zélande.

Le Docteur. — En Nouvelle… Ils ont aussi des évêques par là ?

La Cadette. — Il faut croire.

L’Aînée. — Quant à son cousin : un juge…

Le Docteur. — En Nouvelle-Zélande ?

L’Aînée, consultant la lettre. — Non… en Ohio…

Le Docteur. — Ça me fait l’effet d’une famille… hem !… un peu… éparpillée, hein ?

La Cadette. — On se déplace si aisément de nos jours ! (Entre Mrs Bennett, la femme de charge. Elle va pour parler aux Misses Wethrell, quand elle aperçoit le Docteur.)

Mrs Bennett. — Bonjour, monsieur le docteur.

Le Docteur. — Bonjour, mistress Bennett.

Mrs Bennett, montre en main, aux Misses. — J’ai pensé — il est six heures et demie — qu’il était temps d’allumer le feu dans la chambre de Milady.

L’Aînée. — Vous pensez à tout, mistress Bennett. La pauvre petite sera sans doute fatiguée.

Mrs Bennett. — Tout sera prêt.

Elle sort comme elle est entrée, silencieusement.

Le Docteur. — Et… la tribu des Bennett ? Que pense-t-elle de ça ? Vous leur avez dit ?

L’Aînée. — Ou…i.

La Cadette. — Nous avons pensé que c’était préférable. Nous les considérons à peine comme des domestiques. Ils sont dans la famille depuis si longtemps ! Trois générations !

L’Aînée. — En vérité, depuis la mort de notre pauvre frère, Bennett a été bien plus le chef de cette maison que son maître d’hôtel…

La Cadette. — Sur le mariage, il a… enfin, plutôt, il n’a guère fait connaître son opinion.

Le Docteur. — C’est un homme réservé…

L’Aînée. — Je crois que c’est surtout le fait qu’elle soit montée sur les planches qu’ils ressentent si vivement.

La Cadette. — C’est une famille très religieuse !

L’Aînée. — Je ne serais pas étonnée s’ils en étaient plus atteints que nous-mêmes. Tenez : hier, à la lingerie, j’ai surpris Peggy qui en pleurait !

Le Docteur, qui a bien envie de rire. — Peggy Bennett ?

La Cadette. — Oui ! La fille de Charles Bennett.

Le Docteur. — Une question, chère demoiselle… Croyez-vous, vous semble-t-il… enfin, avez-vous souvenance d’avoir vu ici un domestique qui ne soit pas un Bennett ?

La Cadette. — Non ! Je ne crois pas que le cas se soit jamais présenté… Ah ! si, attendez… il me semble, en ce moment même… cette fille que Mrs Bennett a engagée récemment pour la laiterie. Comment s’appelle-t-elle ?

L’Aînée. — Arnold.

La Cadette. — C’est cela, Arnold. (Triomphante, au Docteur.) Vous voyez ? (Le Docteur s’incline.)

L’Aînée. — Mais… je crois que c’est tout de même une arrière-cousine à eux. (Le Docteur rit.)

La Cadette. — Par alliance… Seulement par alliance, chérie.

Le Docteur. — Oui… Eh bien, moi, chères dames, à votre place, je conseillerais à tous les Bennett de se faire une raison… Oui, enfin… de ne pas se frapper… de sécher leurs larmes… D’autant que, d’après tout ce que vous m’en dites, Vernon s’apprête à leur amener une épouse modèle, fort capable d’édifier une si vertueuse famille. (Il serre la main aux deux Dames.) Je passerai sans doute demain pour voir où nous en sommes. Rappelez-vous mon ordonnance : une page de Marc-Aurèle avant le déjeuner, en cas de besoin… À demain, chères demoiselles.

Il sort. Le jour décline.

L’Aînée. — Cher docteur ! Il vous remet d’aplomb en trois minutes.

La Cadette. — Il a tant de vie en lui ! (Mrs Bennett entre, laissant la porte ouverte. On entend des coups de marteau qui cessent aussitôt.) Oh ! mistress Bennett, nous voulions vous demander qui sera la femme de chambre de la jeune lady Bantock. L’avez-vous décidé ?

Mrs Bennett. — Je suis arrivée, après avoir mûrement pesé chaque chose, à cette conclusion : Honoria.

La Cadette, elle regarde sa sœur. — Honoria ?

Mrs Bennett. — Ce serait le choix idéal.

L’Aînée. — Mais n’est-elle pas bien jeune ? Connaît-elle suffisamment le service ?

Mrs Bennett. — J’estime qu’une première femme de chambre, toujours dans la compagnie de sa maîtresse, possède infailliblement une influence prépondérante sur l’esprit de celle-ci.

La Cadette, naïve. — Vraiment ?

Mrs Bennett. — Je le crois. Or, Honoria — et mon choix s’explique par là — Honoria a reçu une éducation excellente, elle a des principes exceptionnellement élevés !

La Cadette. — C’est un fait !

Mrs Bennett. — Quant au service… Elle s’y adaptera rapidement et de façon irréprochable… D’ailleurs, dans les premiers temps, je pourrai…

Le son du marteau se fait entendre.

L’Aînée. — Quel est ce bruit dans la chambre de lady Bantock ?

Mrs Bennett. — C’est un bruit de marteau, miss Édith…

L’Aînée. — Ah ! C’est ce qu’il me semblait…

Mrs Bennett. — C’est Bennett qui le fait. Il suspend au mur quelques fragments de textes de l’Écriture. Nous avons pensé qu’il serait salutaire que notre Lady ait constamment sous les yeux un haut enseignement.

Les Misses, inquiètes. — Mais ces citations…

Mrs Bennett. — Oh ! rien d’agressif. Des exhortations très générales et qui pourraient être lues, j’en assure miss Édith, par n’importe quelle lady… (Elle insiste.) N’importe quelle lady… (Les Misses se regardent sans répondre.) Le dîner ?

La Cadette sursaute. — Ah ! oui…

Mrs Bennett. — À sept heures, comme d’habitude, naturellement.

L’Aînée. — Oui, mistress Bennett. Merci. Ils ne seront pas ici avant neuf heures. Ils préféreront sans doute dîner tête à tête.

Sort Mrs Bennett. Les deux demoiselles se regardent en silence. Le marteau reprend son bruit.

La Cadette, du ton dont on prend une résolution désespérée. — Ah ! tant pis ! (Elle va à la porte et appelle.) Bennett ! Bennett ! (Le marteau cesse. Un temps. Bennett entre.) Ah ! Bennett… votre femme nous apprend que vous clouez quelques textes aux murs de la chambre de lady Bantock…

Bennett, glacial. — Il m’a semblé qu’une grande voix silencieuse s’élevant, en quelque sorte, de la muraille…

La Cadette. — Oh ! c’est une très jolie idée…

L’Aînée. — Très haute…

La Cadette, priant. — Seulement, vous voudrez bien faire attention, Bennett, qu’aucune de ces sentences, de ces… exhortations ne prenne la forme d’une allusion personnelle, n’est-ce pas ?

Bennett. — J’ai dû en rejeter un grand nombre, parmi les plus justement populaires, à cause de cela précisément.

L’Aînée, soulagée. — Ah ! j’étais sûre de votre délicatesse.

La Cadette. — Parce que, vous comprenez, Bennett, que, sortant d’une excellente famille…

L’Aînée. — Car sa famille est excellente, ne l’oubliez pas !

Bennett. — Le Ciel me garde de l’oublier, miss Édith. C’est en ce point que je puise mes plus fortes raisons d’espérer et où je trouve l’assurance — les misses Wethrell voudront bien remarquer que je parle en mon propre nom — que je n’aurai pas à trop en rougir…

Un temps. Les Misses se regardent, un peu découragées.

L’Aînée. — Nous devons être très bons…

La Cadette. — Et patients, Bennett ! Et patients !

Bennett. — C’est très exactement ce que je me dispose à être. Il va sans dire que si ces demoiselles objectent quelque chose aux textes saints, je puis les enlever.

La Cadette. — Non ! Oh ! non, Bennett. Il faut les laisser. C’est une charmante pensée.

Bennett, sûr de lui. — Il m’a paru qu’en l’occurrence, rien ne devait être laissé au hasard…

Il sort en fermant soigneusement la porte.

La Cadette, ingénument, angéliquement. — J’espère qu’elle aimera les Bennett.

L’Aînée, rassurante. — Je pense qu’elle y arrivera — après un peu de temps — quand elle y sera accoutumée…

La Cadette. — Je voudrais tant que tout se passât bien !

L’Aînée. — Confiance, chérie ! Ce doit être une bonne femme. Vernon l’aurait-il aimée s’il en avait été autrement ? (Fanny et Vernon entrent et se cachent derrière le paravent. Le jour a baissé. C’est le feu de la haute cheminée qui éclaire la pièce. Un temps.) Vous souvient-il, chère, combien notre Vernon, tout petit, aimait à jouer avec vos cheveux ? (La Cadette rit.) Que je vous confesse un péché : j’ai toujours envié vos cheveux.

La Cadette. — Il nous chérissait tendrement toutes deux. Rappelez-vous le jour — il relevait de sa rougeole — où il a tant pleuré pour que nous lui donnions son bain nous-mêmes, à la place des Bennett ? Chérie, j’ai encore le remords de lui avoir refusé.

L’Aînée. — C’était déjà un bien grand garçon, Édith.

La Cadette. — Oui… mais son état de convalescent aurait dû nous faire fléchir ce jour-là, chérie. (La chambre est devenue très obscure. Les Misses, soudain, ont la perception que quelqu’un est entré.) Qui est là ?

Vernon, riant et ému. — All right ! tantes. Ce n’est que moi. (Trois pas : il est dans leurs bras.)

L’Aînée. — Vernon !

La Cadette. — Mon petit !

L’Aînée. — Nous ne vous attendions pas si tôt !

La Cadette. — Et votre femme, Vernon ?

Vernon. — Elle est ici, chères tantes.

Les Misses, ensemble, saisies. — Ici ?

Dans le silence qui s’est fait, on entend derrière le paravent monter le rire très frais de Fanny.

Vernon. — Donnons un peu de lumière. (Bas, aux Misses.) Pas un mot, elle ne sait encore rien.

Il va tourner le commutateur du lustre. Fanny est sortie de derrière le paravent. Elle est délicieuse. Vernon la regarde avec admiration. Un silence.

Fanny, aux Misses. — Je serais si contente si vous vouliez bien m’aimer !

Tous sourient.

L’Aînée. — Il me paraît que ça ne sera pas difficile, chère petite.

La Cadette. — C’est si simple d’aimer la jeunesse et la beauté !

Fanny, riant. — Vernon ! Ça n’a pas l’air d’aller trop mal, n’est-ce pas ? (Vernon rit. Les Misses rient. Tous embrassent Fanny.) Oh ! je suis contente que vous me trouviez jolie. Ce n’est pas vrai, vous savez. Je n’ai qu’un petit charme qui fait illusion.

La Cadette. — Nous avions un peu peur… Quelquefois, les très jeunes gens s’éprennent de femmes beaucoup plus âgées qu’eux…

L’Aînée. — Surtout quand ce sont des femmes…

Elle s’arrête, confuse.

La Cadette. — Alors, n’est-ce pas, nous sommes si soulagées de voir que vous êtes…

L’Aînée. — Oui… que vous êtes… comme vous êtes et…

Fanny. — Vous aviez raison, chéri. Elles sont adorables ! Dites-moi ?

Vernon. — Quoi donc, petit oiseau ?

Fanny, montrant les Misses. — Comment fait-on pour les distinguer l’une de l’autre ?

Vernon. — Chérie, je n’ai jamais été capable de le faire très exactement moi-même.

La Cadette. — Oh ! moi qui croyais que j’étais votre préférée !

Vernon. — Mais vous l’êtes, tante Alice !

La Cadette, riant. — Ah ! non ! Alice, c’est elle. Moi, c’est Édith…

Vernon fait un geste de désespoir. Tout le monde rit.

Fanny. — Je vous habillerai de couleurs différentes. Vous en blanc… Vous en rose… Ce sera si gai !

Vernon. — Et pratique ! Et pratique !

Fanny. — C’est le salon, ici ?

Vernon. — C’est votre appartement, Fanny.

Fanny. — J’ai toujours aimé les pièces où l’on peut se dégourdir les jambes. (Elle esquisse deux pas de blues qui la mènent devant un bureau monumental.) Mais je n’aurai pas besoin d’un bureau si grand !

L’Aînée. — C’est un bureau où le célèbre Pitt a travaillé à la grandeur de l’Angleterre.

Fanny. — Pitt… Seigneur ! Il m’intimide. Vernon, nous lui trouverons une petite place… une grande petite place quelque part dans la maison. Voici un beau tableau.

La Cadette. — Il est signé Hopner.

Fanny, à Vernon. — Un copain à vous ?

Vernon. — Ma chérie ! C’est le portrait de la mère de ma grand’mère…

Fanny. — Attendez ! La mère de votre… Bon, j’y suis…

Vernon. — D’après nature !

Fanny, après avoir siffloté. — Je suis affreusement ignorante, hein ? Mais il ne faut pas désespérer de moi. J’apprends très vite. (Elle regarde le portrait.) Elle n’était pas mal, vous savez…

L’Aînée. — Nous en sommes fières. Ce fut la première…

Vernon, la coupant. — Tante chérie, une autre fois, l’histoire de Constance, une autre fois, nous avons le temps.

La Cadette. — Mais oui. La chère petite est lasse. Un peu de thé vous ferait du bien, ma chérie ?

Fanny. — Non ! Merci. Nous l’avons pris dans le train.

Aidée par Vernon, elle enlève son manteau.

La Cadette. — Nous ne vous attendions pas avant ce soir… Votre dépêche…

Vernon. — Il pleuvait à Londres. Nous avons préféré venir ici directement, remettant à un autre jour les visites aux magasins.

Fanny. — Une pluie qui vous aura sauvé de la ruine, Vernon.

L’Aînée. — Alors, vous êtes venue de la gare à pied ?

Fanny. — Mais oui, à pied.

La Cadette. — Quel long chemin !

Fanny. — Vernon tenait mon bras sous le sien. Le soleil était derrière les collines. Les grands arbres mouillés pleuraient. Quel court chemin !

Vernon l’embrasse.

L’Aînée. — Je vais sonner pour que…

Vernon, l’arrêtant. — Oh ! non ! Nous avons le temps de les voir tous… Causons un peu. (Il fait asseoir ses tantes sur le canapé et passe son bras autour du cou de Fanny.) Tantes ! Que dites-vous de ma découverte ? Hem ? Quel flair ! Je suis un as, voilà. On ne le savait pas. Je suis sûr qu’on me traitait d’idiot, par ici, avant d’avoir vu. (Il rit.) Vous avez reçu toutes mes lettres ?

La Cadette. — Il me semble.

Fanny. — Oh ! Vernon ! Savez-vous que je n’ai pas reçu une seule lettre d’amour de vous ?

Vernon. — Pas eu le temps, Fan ! On s’est connu il y a un mois. On s’est marié il y a cinq jours.

Fanny. — Service rapide. Il vint. Il vit. Je vainquis.

L’Aînée. — On dit… que ces amours subites sont les plus durables.

Fanny. — Vous verrez ça !

Vernon. — Vous ne regretterez jamais rien, chérie ?

Fanny. — Regretter ?

Vernon. — Le théâtre… Les émotions.

Fanny. — Vernon, savez-vous à quoi ça ressemble, la vie d’une actrice ? À une danse gracieuse exécutée sur une corde raide tendue au-dessus d’un abîme. Et tout autour, pendant ce temps, un auditoire sympathique et enivré s’amuse à jeter des pierres à la danseuse. Oh ! c’est original, comme sensation. Mais comme on s’en blase vite, si vous saviez !

Vernon. — Je suis heureux que vous le disiez.

Fanny. — Mais je n’ai jamais été éprise du théâtre. Il me fallait gagner ma vie. Voilà tout.

La Cadette. — Ce doit être une existence bien dure pour une femme.

L’Aînée. — Surtout quand rien ne vous y destinait.

Fanny. — J’avais une bonne voix et certains dons naturels. C’est ce qui m’a permis d’essayer…

L’Aînée. — Il est probable que votre famille a fait ce qu’elle a pu pour vous en empêcher.

Fanny. — Ma famille ? Je n’ai pas de famille.

Bennett entre.

L’Aînée. — Comment cela ?

Fanny. — Mais non. Je n’ai ni frère, ni sœur et j’ai perdu mon père et ma mère avant mes quatorze ans. (Bennett, au son de la voix de Fanny, s’est brusquement arrêté et tout doucement, sans affectation, se cache derrière le paravent.)

La Cadette. — Mais votre oncle ?

Fanny. — Oh ! parlons-en ! Mon oncle ? C’est pour lui échapper que je suis entrée au théâtre.

L’Aînée. — Comme c’est triste de ne pas s’entendre avec les siens !

Fanny. — C’est encore plus triste de tomber sous leur domination, quand cette domination est sans tendresse, sans indulgence. J’ai enduré ces gens-là six mois. Je suis encore émerveillée de ma patience. Je veux oublier même qu’ils existent. C’est nécessaire pour ma joie, pour mon repos, pour…

Bennett descend en scène, très calme. Il regarde Fanny. Ses traits sont parfaitement immobiles, Fanny est seule, de sa place, à pouvoir le voir. Les mots s’arrêtent dans sa gorge. Ses yeux s’ouvrent démesurément. Vernon, qui arrangeait le feu, se retourne et voit Bennett.

Vernon. — Ah ! Bennett ! Bonjour, Bennett ! (Il lui tend la main.) Comment vous portez-vous ?

Bennett. — Très bien, Votre Honneur, merci.

Vernon. — Et toute la famille ?

Bennett. — Aussi bien que possible. Charles, toutefois, vient d’être secoué assez rudement par la grippe.

Vernon. — C’est fâcheux… Va-t-il mieux ?

Bennett. — Il a repris son service, Votre Honneur. La santé de Votre Honneur, je crois, est excellente ?

Vernon. — Impossible de la souhaiter meilleure, Bennett. Voici votre nouvelle maîtresse.

Fanny s’est levée. Bennett se tourne vers elle.

Bennett. — Nous apporterons tous nos efforts à remplir nos devoirs envers notre Lady. (À Vernon.) J’avais préparé une réception selon le cérémonial ordinaire, établi une fois pour toutes, et…

Vernon. — C’est justement ce qui nous a fait peur, Bennett. Nous sommes venus à pied et entrés par la petite porte du jardin. (Il rit.) Les bagages sont-ils arrivés ?

Les Misses se sont levées. L’ahurissement de Fanny leur semble motivé par la révélation de sa nouvelle position.

La Cadette. — Nous allons vous laisser. Nous vous reverrons au dîner.

Vernon. — Quelle heure, le dîner ?

La Cadette. — Sept heures. Mais ne vous pressez pas, chérie. Je vais dire à l’office qu’on retarde un peu le service. (Elle l’embrasse.)

L’Aînée, à Fanny. — Il faut bien vous laisser le temps de coiffer ces jolis cheveux. À tout à l’heure.

Elle embrasse aussi Fanny qui se laisse faire, sidérée.

Bennett. — Je vais aller voir moi-même si la chambre de Votre Honneur est bien en ordre.

Vernon. — Robert n’est donc pas là ?

Bennett. — Il fait quelques courses en ville. Nous n’attendions Votre Honneur qu’à neuf heures.

Il sort. Vernon et Fanny sont seuls.

Fanny. — Vernon, où suis-je ?

Vernon. — Chez nous, ma chérie.

Fanny. — Oui, oui, oui ! (Énervée.) Mais où ?

Vernon. — À Bantock-Hall, Rutlandshire. Chérie, je vous vois bouleversée ; vous ne m’en voulez pas, dites ? Ma petite fille, vous savez comment sont les gens ! J’ai voulu leur fermer la bouche, leur prouver que notre amour était pur de tout calcul. J’ai voulu montrer aux méchantes langues que ma Fanny épousait Vernon Wethrell pour lui-même… et pour elle-même aussi, n’est-ce pas ?… Dites que vous me pardonnez ?

En riant, il se penche vers elle.

Fanny, dans un rêve. — Évidemment… Évidemment, vous ne saviez pas… Vous ne pouviez pas savoir… (Elle se relève brusquement.) Vernon, vous m’aimez ? (Elle lui met les bras autour du cou.) C’est bien moi que vous aimez ?

Vernon. — Ma chérie !

Fanny. — Moi, n’est-ce pas ? Non point une Fanny quelconque, mais cette femme même qui est sur votre cœur ?

Vernon. — Ma petite Fanny…

Fanny. — Et vous n’aurez jamais honte de moi ?

Vernon. — Honte ? Honte de vous ? Ma chérie !

Fanny. — Vous savez que je n’étais qu’une petite chanteuse de music-hall. On ne peut pas revenir là-dessus, vous savez. C’est acquis.

Vernon. — Je vous aurais aimée quand vous n’auriez été qu’une petite mendiante des rues.

Fanny s’accroche à lui. — Avec un oncle marchand de chiffons ?

Vernon. — Oui !

Fanny. — Avec une tante vendeuse d’allumettes, un cousin policeman et un neveu cockney ?

Vernon, riant très fort. — Oui, oui, oui, petite folle.

Fanny. — Cela n’aurait rien empêché ? C’est pour moi que vous m’avez épousée ? Ce n’est pas pour ma famille ? N’est-ce pas ? N’est-ce pas, Vernon ? Dites ! Dites !

Vernon. — Ma chérie, voulez-vous m’écouter ? Regardez-moi bien, vos beaux yeux dans mes yeux. Je vous ai épousée parce que vous êtes la plus séduisante, la meilleure, la plus merveilleuse petite femme qu’il sait possible de rencontrer. Quant à votre famille… j’ai une confession à vous faire. J’ai dû m’en enquérir avant de vous parler mariage…

Fanny. — Mais qui a pu…

Vernon. — Votre imprésario, ma chérie, le brave Newte.

Fanny. — George… Oh ! par exemple !…

Vernon. — J’ai dû le faire… pas pour moi, chérie, je le jure, mais pour être en mesure de répondre comme il faut aux questions que les autres — les méchants « autres » qui ne comprennent pas les amoureux — pourraient me poser un jour.

Fanny, anxieuse. — Alors ?

Vernon. — Alors ? Mais, Fan, ça m’a paru être une famille tout à fait respectable.

Fanny. — Elle l’est. Oh ! elle l’est ! Il n’y a pas de famille plus respectable ! On peut chercher ! On n’en trouvera pas ! Dans la famille, Vernon, la respectabilité est une carrière. On en vend. C’est pour cela que je n’ai jamais pu m’entendre avec elle…

Vernon, riant. — C’est devenu inutile, petite chérie. Elle n’aura pas besoin de savoir…

Bennett rentre.

Bennett. — Robert vient de rentrer, Votre Honneur. Il est sept heures moins dix.

Vernon. — Parfait ! Un bon bain sera le bienvenu. (À Fanny.) Bennett va vous envoyer votre femme de chambre, chérie. (Tout bas.) Vous verrez : on s’habitue très vite à tout ce protocole. Quant à cette famille que le diable emporte, nous l’aurons tous vite oubliée… (Bennett ferme les rideaux du fond. Ce que voyant, Vernon embrasse en cachette Fanny avant de sortir. Fanny revient en scène où Bennett, flegmatique, continue à aller et venir. Il redescend en scène, enfin. Face à face, ils se regardent.)

Fanny, brusquement. — Et alors ?… (Un temps.) Qu’est-ce que vous allez faire ?

Bennett. — Mon devoir.

Fanny. — Bien. Je connais ça. Votre devoir, ça ne saurait qu’être très désagréable pour moi.

Bennett. — Ce que je ferai, ma chère fille, dépendra exactement de vous.

Fanny. — De moi ?

Bennett. — De vous, je dis bien. Selon que vous vous montrerez ou non raisonnable, respectueuse, docile. Je puis aisément prévoir qu’avant que vous soyez digne de votre nouvelle position, un apprentissage soutenu et patient sera nécessaire.

Fanny. — Un apprentissage ! C’est vous qui osez… Est-ce que vous savez exactement qui je suis ?

Bennett. — Qui vous êtes ? Assez bien, oui. Et aussi qui vous étiez. Je pense à l’enthousiasme que pourra montrer le dernier lord Bantock en apprenant qu’il a épousé la nièce de son maître d’hôtel. La qualité ne m’en semble pas fameuse, hé ?

Fanny. — Et qui dirigera cet apprentissage ?

Bennett. — Moi-même, avec l’aide de votre tante Suzannah, de vos cousines et cousins et, en résumé, de tous les membres de la famille sur qui je croirai pouvoir compter pour cela.

Fanny, éclatant brusquement. — Joie céleste ! Eh bien, mais voilà qui me décide. Je cours tout lui dire à l’instant.

Bennett. — Vous le trouverez vraisemblablement dans son bain.

Fanny. — C’est ça qui m’est égal ! Pensez-vous vraiment que je vais supporter une minute de plus, moi, lady Bantock ?… Je vais tout lui dire. Il m’aime. Il m’aime pour moi-même. Je vais lui dire la vérité et le prier de vous mettre tous dehors… Ah !

Bennett. — Vous oubliez que vous lui avez déjà dit une fois qui vous étiez.

Fanny. — Rien du tout. Je ne lui ai rien dit du tout.

Bennett. — Ah ! je croyais avoir entendu quelques allusions à des relations, ma foi, assez brillantes…

Fanny. — Quoi ? Des relations ? Je ne puis empêcher que certaines gens aient fait les idiots. Oh ! mon oncle ! mon oncle ! Ce serait tellement plus simple que vous vous en alliez tous ! Vernon fera ce que je voudrai. Je trouverai un prétexte qui sauvegarde votre amour-propre. Je dirai… que… que vous me déplaisez…

Bennett, ironique. — Par exemple ?

Fanny. — On vous donnera une pension ! Alors, vous et ma tante vous pourrez tenir une gentille auberge, loin d’ici, sur une route très fréquentée… avec du lierre qui grimpera partout, partout…

Bennett. — Fanny…

Fanny. — Ce serait si gentil, si poétique !

Bennett. — Prenez-vous bien en considération que, en tenant compte de tous les services, nous sommes vingt-trois à Bantock-Hall ?

Fanny, accablée. — Vingt-trois Bennett ! Naturellement, il ne pourrait pas vous donner une pension à tous.

Bennett. — Je pense que lord Bantock préférera laisser les choses en l’état actuel. Les bons domestiques sont rares, et aussi les bons maîtres. Les uns et les autres ne se remplacent pas facilement. Votre tante et moi-même enfin sommes parvenus à un âge où tout changement apparaît sans attrait.

Fanny. — Mais, voyons ! La vérité éclatera tôt ou tard.

Bennett. — Nous tâcherons que ce soit tard, Fanny. (Il va sonner.) Entre temps, vous aurez eu des occasions de prouver à Son Honneur que vous n’êtes pas incapable de profiter d’un enseignement.

Fanny, pleurant presque. — Enfin ! Je sais des gens qui se réjouiraient que leur nièce ait fait un beau mariage !

Bennett. — C’est affaire à eux. J’ai, pour moi, des principes qui m’enjoignent de me préoccuper avant toute autre chose de mes devoirs envers ceux que je sers. Puisque mon maître m’a fait l’honneur d’épouser ma nièce, le moins que je puisse faire est de veiller à ce qu’elle se rende digne de cet honneur qu’il me fait, et que je ressens vivement, croyez-le bien. (Entrent Mrs Bennett et Honoria, petite personne de l’âge de Fanny, très jolie. Bennett leur fait signe d’approcher.) Vous allez apprendre avec intérêt, Suzannah, que la nouvelle lady Bantock n’est pas une inconnue pour nous.

Mrs Bennett s’avance. — Fanny ! Méchante fille ! Qu’êtes-vous devenue depuis tout ce temps ?

Bennett, s’interposant. — Vous aurez d’autres occasions d’élucider ces problèmes familiaux. Pour l’instant, lady Bantock doit s’habiller pour le dîner.

Mrs Bennett, au sommet de la stupeur. — Lady Bantock !

Honoria. — Oh ! (Aigre.) Elle aurait pu, tout au moins, nous avertir de l’honneur qui nous est fait.

Mrs Bennett. — En effet. Pourquoi n’a-t-elle pas écrit ?

Fanny. — Parce que j’ignorais tout ! Sans cela, pensez-vous que je l’aurais épousé ? Pour qu’il me ramène près de vous ? Croyez-vous donc que je ne puisse vivre loin de vous tous sans en mourir ?

Mrs Bennett. — Mais vous deviez bien savoir que lord Bantock…

Fanny. — Lord Bantock ? J’ai épousé Vernon Wethrell, artiste peintre. Rien de plus. Il m’a caché son titre. Il voulait être sûr de moi. Et voilà dans quelle situation ridicule…

Ernest, très jeune valet de pied, vient d’entrer avec un panier de bois.

Ernest, ahuri, reconnaissant Fanny. — Fanny !

Il la contemple bouche bée. Elle l’aperçoit.

Fanny. — Hello ! Ernest ! Comment vas-tu ? (Elle l’embrasse.) Toujours grand chasseur de lapins, vieux garçon ?

Bennett, à Ernest. — Ne restez pas là, sidéré. J’ai sonné pour que vous apportiez du bois. Et prévenez votre frère que lady Bantock est arrivée (Ernest laisse choir son panier de bois.) et que le dîner est pour huit heures et quart.

Ernest, yeux ronds sur Fanny, sort gauchement, à reculons. — Oh ! Fanny !

Fanny. — Je suppose qu’il faut m’habiller pour le dîner. Où dînerai-je ? Avec lord Bantock ? Ou à l’office avec les domestiques ?

Mrs Bennett. — Toujours sa même impertinence !

Fanny. — Je m’informe, simplement. Mon seul désir est de vous donner toute satisfaction.

Bennett. — Ce sera très facile. Croyez-moi, la situation est d’importance. Il ne faut rien compromettre. Pendant le dîner, vous n’aurez qu’à me regarder de temps à autre. Mon regard vous fixera sur ce que vous devez faire ou ne pas faire.

Mrs Bennett. — La plus grande exactitude aux repas est de rigueur. J’ai décidé qu’Honoria serait votre femme de chambre.

Fanny. — Honoria ?

Mrs Bennett, prête à mordre. — Vous y faites une objection ?

Fanny. — Grands dieux ! Puisque ce choix vous satisfait tous, allons-y pour Honoria !

Mrs Bennett. — Souvenez-vous aussi que vous n’êtes pas au music-hall. Moins d’exclamations. Moins de gestes. Parlez plus bas.

Fanny. — C’est tout ?

Mrs Bennett. — Dans le moment de vous habiller pour le dîner de Bantock-Hall, rappelez-vous où vous êtes et qui vous êtes. Nos conseils sur ce point vous seront précieux.

Bennett. — Vous n’aurez qu’à obéir à votre tante sur tous les points.

Il sort.

Mrs Bennett. — Êtes-vous prête ?

Fanny. — Tout à fait prête, chère tante. Évidemment, les robes que j’ai apportées sont à la toute dernière mode. Je ne suis pas sans inquiétude sur votre opinion à leur endroit.

Mrs Bennett, imperméable à l’ironie. — Nous ferons pour le mieux. (Elle sort avec Honoria vers l’appartement de Fanny. Celle-ci va pour les suivre, mais l’entrée d’Ernest la fait revenir sur ses pas. Elle va vivement au bureau, écrit quelques lignes, appelle Ernest à voix basse.)

Fanny. — Mon petit Ernest, écoute… As-tu toujours ton vélo ?

Ernest. — Oui !

Fanny. — Bon. Enfourche-le et va expédier ce télégramme avant huit heures et demie. Pas au village. En ville. C’est très important. Peux-tu le faire ? Il y a un souverain pour toi. Et en cachette, bien entendu…

Ernest. — Oh ! ce qui peut m’arriver de pire, c’est une eng… en règle…

Fanny. — Et c’est moins rare que les souverains ici, hein ? (Elle lui donne la dépêche.) Peux-tu lire ?

Ernest. — George P. Newte

Fanny. — Chut !

Ils regardent tous deux vers la porte entr’ouverte.

Ernest continue à voix plus basse. — …72, Waterloo Bridge Road, Londres. Il faut que je te voie tout de suite. Viens. Fanny.

Fanny. — Ça va. Sauve-toi, je te rappellerai tout à l’heure.

Mrs Bennett, de la chambre de Fanny. — Allez-vous nous faire attendre toute la nuit ?

Ernest rapidement enfouit le télégramme.

Fanny. — Voilà, chère tante, voilà. (À Ernest.) Pas un mot à personne ! (Elle le fait sortir vivement et ferme la porte.) Je remettais un peu d’ordre dans cette pièce. (Elle ramasse son chapeau, son manteau, son sac.) J’ai pensé que cela vous serait agréable. Je suis désolée de vous avoir fait attendre. (Elle va vers la porte avec, sur le bras, son paquet de vêtements. Honoria paraît sur le seuil… les mains oisives.) Après vous, Honoria, après vous…

Honoria sort à nouveau. Fanny, encombrée de vêtements, la suit, dans une ironique soumission.


RIDEAU