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Fanny et ses gens/Acte III

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Traduction par Andrée Méry et Pierre Scize.
La Petite Illustration (p. 21-26).


ACTE III


Même décor. Stores baissés. La scène est sombre.
La cheminée pleine de cendres. C’est le matin de bonne heure.


La porte s’ouvre doucement. Newte entre. Il va à la fenêtre en prenant les maladroites et bruyantes précautions d’usage pour ne pas faire de bruit. Il ouvre la fenêtre, lève les stores. Le soleil entre dans la pièce. Newte sort. Il rentre presque aussitôt apportant sur un plateau ce qui est nécessaire au déjeuner. Il sifflote. Ayant posé son plateau sur la table, il enlève son veston et se met à genoux pour faire du feu. Entrée des Misses Wethrell : robes du matin, bonnets de dentelle, ridicules, identiques et charmantes. Elles avancent sans voir Newte caché par l’écran de la cheminée. Toutefois elles aperçoivent le veston sur une chaise et demeurent pétrifiées comme Robinson devant les traces de pas. Newte se lève ; elles poussent un léger cri et se disposent à battre en retraite.

Newte. — Pas besoin de vous sauver, chères demoiselles. Ça n’est que moi…

L’Aînée. — C’est… ah !

Elle s’arrête.

La Cadette. — Monsieur Newte ! Ah !

Elles respirent.

Newte. — Quand on a voyagé en Pullman au travers de l’Amérique, chères demoiselles, avec une troupe d’opérette, on peut tout voir ! Vous voulez votre déjeuner, n’est-ce pas ? Je l’ai deviné. Alors nous allons le prendre dans dix minutes : thé, toasts, porridge, eggs and bacon… etc.

L’Aînée. — Nous vous sommes bien obligées.

Newte. — J’ai une précieuse expérience du camping ! Puis… on va pouvoir causer tranquillement de ces événements, tous les trois, sans que personne nous dérange.

Il les a amenées à la table, elles se laissent faire.

L’Aînée. — Nous n’avons pas dormi de la nuit…

Newte, il fait sa cuisine. — Personne, miss Wethrell. Personne… Pas fermé l’œil une seconde.

La Cadette. — Nous désirons parler à Vernon dès qu’il sera debout.

L’Aînée. — Avant qu’il revoie Fanny…

La Cadette. — Nous avons quelque chose à lui dire.

L’Aînée. — Quelque chose de très important.

Newte. — Moi aussi ! Moi aussi ! Mais, savourez-moi d’abord cette tasse de thé avant toutes choses. Faut calmer nos nerfs.

La Cadette. — Vernon n’est pas levé ? (Newte fait signe qu’il l’ignore.) Il faut absolument que nous lui parlions avant qu’il voie Fanny.

Newte. — Ça sera fait. Ça sera fait. (Il verse le thé.) Je suppose qu’ils dorment encore tous deux.

La Cadette. — Pauvre petit ! (Le Docteur Freemantle entre.) Si seulement elle n’avait pas…

Le Docteur. — J’étais bien sûr d’avoir entendu parler.

Newte. — Chut !

Il montre les deux portes.

La Cadette. — Que c’est aimable, docteur, de ne pas nous avoir abandonnées hier soir !

L’Aînée. — Nous étions si bouleversées !

La Cadette. — C’est là qu’on aperçoit le prix de l’amitié, cher docteur.

L’Aînée. — Avez-vous bien dormi, au moins ?

Le Docteur. — On ne peut mieux ! Je n’ai pas fermé l’œil, bien entendu.

Les Misses. — Oh !

Newte. — Chut !

Le Docteur. — Mais je serai tout à fait confortable quand j’aurai pu me raser.

Newte. — Ça ! J’allais le dire pour mon compte… (Le pot au lait à la main.) Du lait, chères demoiselles ? Voilà ! Et du sucre.

Le Docteur s’est assis. — Les Bennett sont partis ?

Newte. — Ma foi, ils en ont été priés dans les règles, hé !

La Cadette, pleurnichant un peu. — Mon Dieu ! Que nous sommes folles et sottes ! Nous n’avons jamais rien appris à faire par nous-mêmes !

L’Aînée. — Nous ne savons même pas où l’on range nos objets personnels !

Le Docteur. — Ces diables de Bennett ! Ils ne peuvent pas être partis d’un bloc tous les vingt-trois ! Aurait fallu un autocar ! (À Newte.) Vous n’en avez pas vu un seul ? Ni vous, misses ?

Newte. — En bas, je n’ai pas rencontré une âme. Le désert. Le désert sans ses hôtes habituels…

Le Docteur. — Ils sont sûrement quelque part. Peut-être pas encore levés. Il est à peine sept heures.

La Cadette. — Mais ils ont été remerciés ! On ne peut pas leur demander quoi que ce soit !

L’Aînée. — Cela ne serait pas digne !

La Cadette, épouvantée soudain. — Oh ! Alice ! Les Grimstone !

L’Aînée. — Oh ! Mon Dieu, c’est vrai ! Les Grimstone qui viennent déjeuner avec le nouveau pasteur ! Vernon les a invités dimanche !

La Cadette. — Peut-être reste-t-il un peu de viande froide en bas ?

L’Aînée. — Vernon déteste les déjeuners froids !

Newte. — Mesdemoiselles, ne nous tracassons pas pour les Grimstone ! Ils feront camping avec nous ! Ils ne doivent pas détester un peu de fantaisie, les Grimstone ! Vernon leur ouvrira une boîte de corned-beef.

Le Docteur, à Newte. — Avez-vous pu causer avec Vernon, hier soir, monsieur Newte ?

Newte. — Je l’ai attendu jusqu’à ce qu’il rentre, à deux heures du matin.

Le Docteur. — Alors ?

Newte. — Heu ! Il m’a dit qu’il ne se sentait pas d’humeur à bavarder. Il m’a serré la main et il est entré dans sa chambre.

Le Docteur. — À moi non plus, il n’a rien voulu dire. Oh ! c’est mauvais signe !

Newte. — À votre avis, que va-t-il faire ?

Le Docteur. — Aucune idée là-dessus. L’embêtant… Je veux dire, ce qui est fâcheux, c’est que cette histoire va se colporter à travers le pays.

L’Aînée. — Et Vernon est si sensible !

Le Docteur. — Ah ! ça devait arriver ! Le malheur, voyez-vous…

Newte. — Le malheur ! Le malheur, c’est que les gens ne se résignent pas à rester dans leur propre sphère. Je vous demande ce qui poussait un lord Bantock à venir rôdailler autour de ma troupe de girls. C’est pas fait pour aller dans le même panier, ces oiseaux-là et ce personnage ! Voyez ma Fanny : elle se débrouillait tout à fait gentiment, cette gosse. Elle pouvait épouser un brave type qui aurait fait d’elle le cas qu’elle méritait sans qu’il y ait autour d’elle ces damnés imbéciles dont nous redoutons bêtement l’opinion. Pourquoi, enfin, pourquoi, non, dites un peu, pourquoi est-ce qu’il ne l’a pas laissée tranquille ? Enfin !

Il est très surexcité.

Le Docteur, calme et souriant. — Eh ! pardi ! Parce qu’il n’était ni aveugle, ni sourd, ni fou ! N’importe qui à sa place…

Newte. — Bon ! Admis ! Alors, qu’il reste à ses côtés fermement, chiquement. C’est pas une catastrophe d’être la nièce d’un maître d’hôtel. J’ai engagé, moi qui vous parle, une jolie fille dont le père était le bourreau de Londres ! C’est quelque chose, ça ! Mais c’est-à-dire que si Vernon a encore dix grains de bon sens il remerciera le Ciel que ça n’ait pas été pire ! Ça pouvait ! Ça, je vous en réponds, ça pouvait !

Le Docteur. — Je ne prends aucunement le parti de Vernon, monsieur Newte. D’ailleurs, rien jusqu’ici ne nous autorise à croire qu’il en aura besoin. Il a épousé une fille charmante, intelligente, dont la famille, mon Dieu… dont la famille, comme vous dites, aurait pu… être pire. Ce qui est malheureux, ça n’est pas que son oncle soit maître d’hôtel. À la rigueur, n’est-ce pas… C’est seulement que son maître d’hôtel soit son oncle…

Newte. — Si elle suit mes conseils, elle reviendra au théâtre, voilà ! On ne reste pas dans une maison où l’on n’a pas besoin de vous.

Le Docteur, pour dire autre chose. — Un œuf, mademoiselle Alice ?

Car Newte, tout en discourant, a fait cuire des œufs sur un réchaud d’argent analogue à ceux des maîtres d’hôtel de restaurant.

L’Aînée, refusant. — Merci !

La Cadette. — Nous n’avons pas faim.

L’Aînée. — Vernon en était si épris !

La Cadette. — Elle était si jolie !

L’Aînée. — Si raisonnable !

La Cadette. — On n’aurait jamais deviné qu’elle était actrice !

L’Aînée. — Oh ! si seulement elle n’avait pas…

Par la porte de l’extérieur, entre Bennett. Il est vêtu comme à l’ordinaire pour le service. C’est le Docteur qui l’aperçoit le premier. La stupeur qu’il en éprouve fait se retourner les Misses et Newte. Un silence. Bennett est descendu en scène. C’est à nouveau le maître d’hôtel idéal. Rien, semble-t-il, ne s’est passé.

Bennett. — Bonjour, miss Wethrell. Mes respects, miss Édith. (Aux deux hommes.) Messieurs, votre serviteur. J’ignorais que le déjeuner dût être servi plus tôt que de coutume, sans quoi il eût été prêt.

La Cadette. — Nous n’en doutons pas, Bennett, croyez-le bien.

L’Aînée. — Seulement, n’est-ce pas, étant donné les circonstances, nous…

La Cadette. — Nous hésitions à vous déranger.

L’Aînée. — Voilà !

Bennett, qui s’est déjà utilement employé à rétablir l’ordre. — Mon devoir, miss Édith, ne saurait en aucun cas être considéré par moi comme un dérangement.

L’Aînée. — Nous le savons, Bennett…

La Cadette. — Certainement !

L’Aînée. — Vous avez toujours été la conscience même ! Seulement, après ce qui est arrivé…

La Cadette. — Ces malheureux incidents…

Elles sont encore sur le point de pleurer.

Bennett. — Keziah m’a chargé de présenter ses excuses à ces demoiselles. Elle n’a pas entendu la sonnette. Dans quelques minutes, elle se tiendra à la disposition de ces demoiselles. (Au Docteur.) Docteur, vous trouverez sur votre table de toilette tout ce qu’il vous faut pour vous raser.

Le Docteur. — Très obligé, Bennett !

Ernest fait une entrée ahurie (c’est son habitude) en apportant le bois pour allumer les feux.

Bennett, à Ernest. — Ne vous occupez pas du feu pour le moment. Emportez ce plateau. (Ernest sort. Bennett, s’adressant aux Misses et à Newte.) Le déjeuner sera servi dans la salle à manger dans un quart d’heure à peine.

Newte, qui fut successivement étonné, agacé, indigné, explose en voyant sortir sa cuisine. — Non, mais ! Non, mais ! Non, mais ! Qu’est-ce que c’est ça, mon garçon ? Un sketch, hein ? Un numéro ? Mal réglé, entendez-vous ? Ça ne me fait pas rire !… Vous avez été hier congédié par votre maîtresse, lady Bantock, vous vous en souvenez ? Et vous l’aviez cent fois mérité, entendez-vous ? Qu’est-ce que vous voulez nous prouver en faisant comme si vous l’ignoriez ? Va-t-on méconnaître les ordres de lady Bantock dans sa propre maison, hein ? La traiter comme si elle n’existait pas, hein ? La mépriser, hein ? Parlez clairement…

Bennett, imperturbable. — Monsieur Newte, votre bain est prêt.

Newte, quand il a cessé de s’étrangler de fureur. — S’agit pas de mon bain… s’agit de vous… s’agit de ne pas emporter mon déjeuner… J’ai faim, moi, monsieur Bennett ! On a oublié de dîner dans cette maison, hier soir, à cause de vous… On s’est nourri d’insomnie et d’expectative, par ici… même avec l’air de la campagne, c’est pas assez !

Vernon, traits tirés, yeux caves. — Bonjour, tous… Bennett, puis-je avoir mon déjeuner ?

Newte, triomphant. — Ah !…

Bennett. — Une dizaine de minutes, tout au plus, mylord. Je le ferai monter ici.

Vernon. — Merci.

Il répond, machinal, aux baisers de ses tantes.

Newte, à Vernon. — Puis-je vous dire un mot ?

Vernon. — Dans un instant, monsieur Newte, si vous voulez bien.

Le Docteur prend congé. — N’oubliez pas que Marc-Aurèle a dit…

Vernon. — J’y pense, docteur. Ne pense qu’à ça. Bon vieux type, Marc-Aurèle.

Le Docteur, décontenancé, regarde les Misses, puis Vernon et se retire résigné. Les Misses s’approchent alors de Vernon, s’encourageant l’une l’autre de mêmes signes de tête. Quand elles sont près de lui :

L’Aînée. — Elle est si jeune !

La Cadette. — Si docile !

L’Aînée. — Si jolie !

Vernon, la tête dans ses mains. — Ah ! tantes ! Quelle désillusion !

La Cadette. — Vernon, ne pensez qu’à cela : qu’auriez-vous fait si elle vous avait dit tout de suite…

Vernon la regarde et très ému. — Ce que j’aurais fait ?

Les Misses, ensemble. — Oui !

Vernon, bas. — Je ne sais pas !

Un temps.

L’Aînée. — Écoutez-nous, Vernon… Nous voulons… C’est-à-dire… nous désirons…

La Cadette. — Oui, il y a quelque chose qu’il faut que nous vous disions.

Vernon les regarde.

L’Aînée. — La première lady Bantock…

La Cadette. — La mère de la mère de votre mère…

L’Aînée. — Celle qui dansa avec George III…

La Cadette. — Eh bien, Vernon chéri, elle était la fille de… (Avec effort.) d’un boucher…

L’Aînée. — Et d’un boucher qui avait une très petite boucherie, Vernon… toute petite, vraiment ! Nous ne le disons jamais à personne.

La Cadette. — Mais il nous a paru que vous deviez le savoir aujourd’hui.

Et elles sortent doucement. Newte est resté au fond pendant la brève conversation des Misses Wethrell et de Vernon. Après leur sortie, il se promène de long en large, tandis que Vernon, maussade et silencieux, est assis dans le fauteuil. Newte est embarrassé, de l’embarras particulier d’un homme qui veut placer son couplet.

Newte. — Quelle heure est-il ? (Vernon ne répond pas. Newte a sorti sa montre.) Il est si tôt que ça ?… C’est bien ce que je pensais, j’avance… (Un temps.) Quel calme à la campagne la nuit, hein ? Longtemps que je n’avais vérifié cette tradition… (Il sort un cigare de sa poche.) Je suppose qu’on peut fumer, maintenant, hein ?

Vernon, lointain. — À votre aise !

Newte, il fume. — Oui… le calme des champs ! On en parle toujours…Mais c’est tout autre chose à ressentir ! Ici, rien. Pas de violoncelle comme dans les nocturnes de théâtre… Pas de vent… Pas d’oiseaux !… Ah ! c’est ça qui doit être agréable quand on dort ! (Un silence.) J’ai eu le temps de m’en rendre compte ! (Silence.) En regrettant de n’en pouvoir profiter…

Vernon, distrait. — Vous n’avez pas bien dormi, monsieur Newte ? Pour la première nuit que vous passez sous mon toit, j’en suis navré…

Newte. — J’étais nerveux… Comme la veille d’une générale… ou plutôt non : comme au lendemain d’une pièce qui n’a pas marché. L’atmosphère ambiante… un peu agitée… hé ? C’est le moins qu’on en puisse dire… Agitée est même faible… Ah ! ce fut du beau grabuge ! Bien réglé, je m’y connais. Et comment l’aurait-on empêché, dites ! L’aveugle main de la fatalité était sur nous ! Elle a été héroïque, la petite Fan… tout simplement.

Vernon. — Je vous en prie !

Newte. — Si ça arrangeait quelque chose que je prisse tout sur moi, je le ferais… Je me rends bien compte que ce n’est pas une panne que j’ai jouée ! J’ai fait des gaffes splendides ! Ah ! mais oui ! somptueuses ! Des gaffes comme ça, on peut en être fier quand on a le sentiment du sublime ! Mais j’ai obéi à des mobiles très nobles. De l’affection pour elle ; pour vous, de la sympathie, et ma sacrée confiance en moi !

Vernon. — Je sais… je sais…

Newte. — Il est clair que Fan aurait pu tout éviter en énumérant, en étalant, en dressant le catalogue de tous les Bennett qu’on possédait. Ça faisait une bien belle collection ! Mais ça ne se met pas dans une corbeille de mariage, un lot pareil ! C’était la séparation tout de suite, sans phrases. Et alors, il n’y avait plus de pièce !

Vernon. — Vous dites ?

Newte. — … Je veux dire : Fanny a voulu défendre sa chance. Elle a bien fait. Je l’approuve. Vous réalisez mieux ce qu’elle pouvait être pour vous ?… Il y a un avantage certain à bien connaître les raisons qu’on a de souffrir…

Vernon. — Monsieur Newte, par pitié !

Newte. — Oui, oui… J’ai fini… (Un silence.) Et vous savez, pas d’inquiétude à avoir pour Fanny. Son pain est cuit. Avec les dons qu’elle a. Tous : c’est simple. Plus un qu’on n’acquiert pas : le charme.

Vernon. — Le charme !

Newte. — Hein ? Le charme de Fanny… Ça existe, ça ! Mais elle m’a étonné moi-même hier ! Et c’est difficile. Quel abatage, quelle vie, quelle sincérité ! Oh ! elle ira loin, vous verrez ça. Elle aime son métier. Elle l’aimera encore bien davantage quand il l’aura sauvée. Car il la sauvera ! Oh ! ça sera dur, au début… faudra la traîner. Notre Irlande aura des larmes plein les yeux, ça ajoutera à la ressemblance… Et puis ça se tassera peu à peu… plus vite qu’on ne pense, même…

Vernon. — Ah !

Newte. — C’est que c’est magique, vous savez : la poussière du plateau, l’odeur de colle des décors, le grand zim ! la ! la ! du jazz derrière la toile : un bruit sentimental : ça rigole, mais il y a toujours un saxophone qui pleure dans un coin.

Vernon. — Voilà… elle oubliera…

Newte. — Et vous aurez de ses nouvelles par les journaux… par les affiches où elle aura un nom grand comme ça… par les photos des magazines… par les conversations au club… par les disques du phonographe… On parlera d’elle, allez… je m’en occuperai !…

Vernon. — Oui… maintenant c’est vous qui…

Il a la voix tremblante d’un enfant malheureux.

Newte, persuasif. — Et, qui sait ? Quand tout ça sera apaisé, lointain, un soir, un beau soir de première, vous vous mêlerez à la foule des complimenteurs. Vous irez la saluer dans sa loge, comme l’hiver dernier, aux Folies… Allez, je la connais : elle vous recevra bien. Il y aura sûrement une petite place pour vous, à part… Vous parlerez du passé… du vieux cher court passé ! Tout ça entre deux changements de costume, pendant que l’habilleuse dira des gros mots et que le régisseur aboiera à la porte. Ça sera poétique !… ça sera photogénique !…

Vernon, n’y tenant plus. — Monsieur Newte, assez… assez… C’est plus que je ne puis supporter… Je vous demande de me laisser… de me laisser seul…

Newte. — J’ai toujours su sortir à temps. Au revoir, lord Bantock.

Vernon. — Au revoir.

Newte. — Et ne vous trompez pas sur moi : j’ai agi en ami toujours… en ami plus ou moins adroit… un peu énervant, enfin… on fait ce qu’on peut… il y a une chanson qui dit : « J’ai envie de l’embrasser et de le f… par la fenêtre. » C’est assez ça, hein ?

Vernon. — Au revoir, monsieur Newte !

Newte. — Au revoir… Dites à Fanny que je suis à sa disposition pour toutes décisions qu’elle aura à prendre… Elle sait où on me trouve… Waterloo Bridge, toujours. Je vais envisager sa position, dresser mes batteries, câbler pour les dates. Mais je ne veux rien faire sans la consulter.

Vernon, excédé. — Oh ! Oh !

Newte. — Oui, je vois, je sais ce que c’est. Au revoir, lord Bantock… Quand je pense que je vous appelais Vernon il n’y a pas si longtemps à Paris. On a bien rigolé tout de même, hein ? Le numéro était bon. Elles étaient de chics copains, les petites… et… et je n’ai pas demandé de dédit quand vous m’avez enlevé l’Irlande, comme ça : hop ! Si vous croyez que ça se trouve sous les fers d’un cheval, une Irlande. Quel doigté ça demande !… Tu te rends compte !… Au revoir, Vernon. Adieu. Cheer up ! boy ! au revoir… J’ai toujours su sortir à temps…

Il sort. Vernon, resté seul, marche de long en large. Il aperçoit le portrait de lady Constance et s’y arrête, les mains dans les poches. Vernon dit : « Constance ! » Il le considère longuement. Il entend du bruit dans la chambre de Fanny et s’éloigne vivement de la porte qui s’ouvre. Fanny entre, habillée comme pour partir. Elle s’arrête. Vernon se retourne, la regarde. Fanny, d’un air décidé, ferme la porte et descend en scène.

Vernon. — Bonjour, Fanny.

Fanny, descend en scène. — Bonjour… George… M. Newte a passé la nuit ici, n’est-ce pas ?

Vernon. — Oui, il est en bas.

Fanny. — Songe-t-il à partir tout de suite ?

Vernon. — Il ne le pourra guère avant trois heures d’ici, le prochain train est à dix heures… Avez-vous déjeuné ?

Fanny. — Je crois…

Vernon. — Comment, vous croyez ?

Fanny. — Oui… il me semble… Ça n’a aucune importance…

Vernon. — Fanny… pourquoi me demandez-vous l’heure du départ de Newte ?

Fanny. — Pour rien…

Entre Ernest, ahuri de les trouver ensemble.

Vernon, peu aimable. — Qu’est-ce que vous voulez ?

Ernest. — Votre Honneur… je… c’est parce que…

Fanny, gentiment. — Qu’est-ce qu’il y a, Ernest ?

Ernest. — C’est Bennett, Milady, qui m’a dit de venir voir « adroitement » ce que tu… ce que Milady faisait…

Fanny. — C’est pas mal comme résultat, jusqu’ici… Et pourquoi cette sollicitude ?

Ernest. — Ben… n’est-ce pas… on ne savait pas si tu… si Milady était sortie de sa chambre… Milady n’avait pas sonné… alors j’ai dit que peut-être tu… que peut-être Votre Honneur était partie par la fenêtre… Votre Honneur passait souvent par les fenêtres… autrefois…

Fanny rit.

Vernon, amusé tout de même. — Ernest, depuis cette époque, votre maîtresse a eu des occasions de découvrir que les portes sont d’un usage plus courant et plus pratique…

Fanny. — Alors ?

Ernest, bas à Fanny, se cachant de Vernon. — Alors Bennett m’a flanqué une gifle. (Avec une intonation de découverte souriante.) C’est la première d’aujourd’hui !

Fanny. — Mon pauvre vieux !… Dis donc, où est M. Newte ?

Ernest. — En bas, Fanny. (Se reprenant vivement.) Milady, il mange… qu’est-ce qu’il mange !…

Fanny. — Bon… dis-lui de ne pas partir sans m’avoir vue…

Vernon, impatienté. — Laissez-nous…

Ernest. — Oui… Vos Honneurs…

Ernest sort.

Vernon. — Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Newte, Fanny ?

Fanny. — Des choses à lui dire… Vernon… je regrette ce que j’ai fait hier soir…

Vernon. — Mais, Fanny…

Fanny. — Si… je regrette… quoique, vous savez, ils ne l’avaient pas volé… ça, c’est bien sûr ! Enfin, je me console en pensant que le tort peut être facilement réparé… n’est-ce pas ?

Vernon. — Vous ne vous opposez pas à ce qu’ils restent dans la maison ?

Fanny. — Comment le pourrais-je ? Vernon, nous avons commis une grande erreur… regardons-la en face… ce sera tellement mieux…

Vernon. — Quelle erreur, Fanny ?

Fanny. — Notre mariage.

Vernon. — Fanny…

Fanny. — Et le meilleur moyen de réparer une erreur, c’est de remonter à sa source, n’est-ce pas ?

Vernon. — Nous ne lui avons pas donné une bien longue chance à notre mariage…

Fanny. — C’est vrai… il a tout de suite éclaté en morceaux. J’ai eu beaucoup de peine, cette nuit, Vernon, vous auriez dû le sentir !

Vernon. — Je le sentais, Fanny, moi aussi j’étais malheureux…

Fanny. — Vous m’avez laissée toute seule…

Vernon. — Honoria m’avait dit que votre porte était fermée à clef…

Fanny. — Honoria vous avait dit ?… Vous n’avez pas essayé vous-même de l’ouvrir, cette porte…

Vernon. — C’est que je craignais…

Fanny. — Quoi donc, Vernon ? de la trouver ouverte, peut-être ?…

Vernon. — Ah !…

Il s’assied la tête dans ses mains.

Fanny. — Ce mariage a été une immense erreur… Vous en êtes pour beaucoup responsable…

Vernon. — Moi, Fanny ? Moi qui…

Fanny. — Mais oui… car vous étiez charmant… dangereusement charmant ! Vous paraissiez si neuf, si gai, si vrai dans notre milieu factice… Si vous ne vous étiez pas déclaré tout de suite en ma faveur, je crois que tout le numéro se serait battu pour vous conquérir. Alors, moi… n’est-ce pas ? tout de suite je suis tombée dans la friture…

Vernon. — Dans la friture, Fanny ?

Fanny. — C’est le régisseur des Folies-Bergère qui disait ça… Et quand on a bien envie d’une chose… et qu’on est sur le point de l’obtenir, les scrupules ne parlent pas très haut ! Naturellement, j’aurais dû tout vous dire sur moi-même… Je me suis contentée de vous taire… c’était déjà beaucoup demander à une femme… Ce n’est pas moi qui ai inventé l’évêque… vous savez ?

Vernon. — Je sais… je sais…

Fanny. — Ni le juge !… Ça, c’est du travail à George. Mon tort a été de croire à l’amour d’un homme que ma peu reluisante parenté devait impressionner si fâcheusement… (Vernon fait la grimace.) C’est bien naturel… vous avez une grosse situation à sauvegarder… Et surtout, je ne savais pas que vous étiez lord Bantock !… sans ça, vous pensez si je vous aurais tout crié ! Ce n’était pas très réjouissant pour moi de revenir ici, je vous assure… Mon souvenir de Bantock-Hall était celui d’un bagne dont on se serait providentiellement évadé.

Vernon. — J’ai pensé à ceci, Fanny… Comment, avant d’entrer ici, n’avez-vous pas reconnu cet endroit où vous avez été malheureuse ?

Fanny. — Nous sommes arrivés à la nuit… et puis, je ne voyais rien… rien que vous ! Mais si j’avais pu supposer… Ah ! Vernon… j’aurais couru d’un tel pas vers la gare que vous ne m’auriez sans doute pas encore rattrapée… Oh ! ces gens !…

Vernon. — Oui, je me doute bien qu’ils vous ont fait les minutes assez dures…

Fanny. — Ils croyaient faire leur devoir… Bennett est de la race des hommes de devoir… c’est une race terrible ! Mon désir est que vous les repreniez tous… tous les vingt-trois… Comme ça j’aurai l’impression d’avoir fait dans votre vie le moins de changements possibles. Vous n’associerez pas mon souvenir à des bouleversements et je ne serai bientôt pour vous qu’une petite erreur reconnue à temps et réparée… Et vous vous marierez à nouveau… cette fois avec quelqu’un de votre monde, de votre rang… Ce sera un mariage sans erreur, un mariage sensé…

Vernon. — Avez-vous fini de parler ?

Fanny. — Oui, je crois que j’ai tout dit.

Vernon. — Alors peut-être me laisserez-vous placer un mot… Vous me jugez très snob ? Je le suis… c’est un fait…

Fanny, doucement. — Non, Vernon… ce n’est pas juste ! Si vous l’étiez, vous n’auriez pas épousé une chanteuse…

Vernon. — Nièce d’un évêque !

Fanny. — Une girl de music-hall !

Vernon. — Cousine d’un juge ! Que je l’aie cru ou non, cela ne change rien ! Un mensonge que l’on peut imposer aux autres sans danger est aussi beau qu’une éclatante vérité pour un snob… Si, si… je vous assure… C’est au point que si George m’avait dit que votre oncle était mon maître d’hôtel…

Fanny. — Eh bien ?

Vernon. — Eh bien, j’aurais hésité ! C’est là que l’erreur a commencé… Il faut repartir de là… je crois… Asseyez-vous, Fanny…

Fanny. — Mais, Vernon…

Vernon. — Vous ne voulez pas vous asseoir ? (Fanny s’assied. Un temps.) Je veux que vous restiez. Je veux que vous soyez ma femme. Je demande à la nièce de mon maître d’hôtel de me faire l’honneur d’être ma femme.

Fanny. — C’est beaucoup de bonté !

Vernon, sans galanterie. — Je ne pense pas à vous… je pense à moi-même. J’ai besoin de vous. Je ne peux pas me passer de vous… Ce n’est pas un droit que je fais valoir… Je vous sais en mesure de gagner votre vie… Newte me faisait à l’instant un tableau doré de votre avenir…

Fanny. — Celui-là !…

Vernon. — Mais vous ne serez à aucun autre… Cela, je l’ai bien résolu… Vous resterez lady Bantock aussi longtemps que je vivrai…

Il est devenu tout à fait farouche.

Fanny, qui a bien envie de sourire. — Ça n’arrange rien, vous savez…

Vernon. — Si, vous ne serez à aucun autre… Ça m’arrange, moi !

Fanny. — Avez-vous réfléchi, Vernon ?

Vernon. — J’ai réfléchi à ceci : je vous garde.

Fanny. — Avez-vous pensé à tout ?

Vernon. — J’ai pensé que j’allais vous perdre… Croyez-vous que je vais pouvoir continuer à vivre ma vie heureuse de jeune lord ? C’est tout ce que j’ai connu de beau au monde que vous emporteriez avec vous… Et ce Newte qui croyait qu’il allait emmener son étoile… Ah ! mais non… elle m’appartient… elle m’appartient par contrat ! Comment dites-vous ?… privilège exclusif… voilà.

Fanny. — Mais… Vernon… est-ce que vous vous occupez de moi… de mon bonheur ?

Vernon. — Pas du tout… pas une seconde… Je vous aime bien trop pour que vous ne soyez pas heureuse quand je serai heureux… Et puis, j’ai eu trop mal, cette nuit. Fanny, je me suis battu avec moi-même… C’était un vilain match… avec un adversaire déloyal… Je n’en suis pas fier, ma petite fille… Il y a cinq minutes… le résultat en était encore incertain… mais quand je vous ai vu paraître là, avec votre petit sac en peau de grenouille…

Fanny. — De lézard… Vernon !

Vernon. — Oui… de lézard… et votre air de départ… j’ai senti que ces petits poings légers mettaient knock-out l’adversaire déloyal… Je ne veux pas voir partir ce petit sac en peau de crocodile…

Fanny. — De lézard…

Vernon. — Oui… de lézard… ça n’a aucune importance…

Fanny, taquine. — Si ce n’est que ça… Vernon… je peux vous le laisser… mon petit sac en peau de…

Elle le dépose sur les genoux de Vernon.

Vernon, riant, la prend dans ses bras. — Oh ! la mauvaise !

Fanny. — Mais il va falloir tout avouer à vos amis… à ceux de votre monde… Ne sera-ce pas trop pénible ?

Vernon. — De toutes manières, il faudra qu’ils apprennent toute l’histoire. Alors, comprenez-vous, tant que vous serez là, j’aurai une réponse, la plus belle de toutes, à faire à ceux qui s’étonneront.

Fanny, coquette. — Une réponse, Vernon ?

Vernon, splendide. — Je leur dirai : « Voici Fanny. Regardez-la. Et dites encore que vous ne me comprenez pas ! »

Fanny. — C’est vrai, Vernon, c’est bien vrai ?

Vernon. — Chérie !…

Ils sont dans les bras l’un de l’autre.

Fanny. — Savez-vous, Vernon, à quoi je pense ? Notre mariage, c’est un mariage de France, c’est un mariage de Paris ! Vous ne connaissez pas bien Paris !

Vernon. — Trois fois j’ai traversé, Fan…

Fanny. — Ce n’est pas de ce Paris-là que je veux parler… ça, c’est le Paris des étrangers… Ils en ont un autre là-bas… qu’ils gardent pour eux… J’ai appris à le connaître… je l’ai surtout connu quand je vous ai connu… Nous irons ensemble… Je vous ferai comprendre… Paris donne des conseils enivrants, capiteux comme du champagne ! Il y a là-bas une petite voix très douce qui murmure sans cesse : « Cueillez l’heure… profitez de cet instant qui passe… la vie est courte… le plaisir fuit… » C’est une petite voix qu’on n’oublie pas quand on l’a une fois entendue…

Vernon. — Pourquoi s’est-elle tue toute cette nuit, Fanny, la petite voix ?

Fanny. — Parce que toute cette nuit ma porte est restée fermée, Vernon. Cette petite voix que nous avons emportée avec nous, dans nos bagages, exige que nous soyons réunis pour bien se faire entendre de nous.

Vernon. — Et qu’est-ce qu’elle dit, Fanny, cette petite voix ? J’ai oublié…

Fanny. — Elle dit : « Cueillons l’heure », mon chéri.

Vernon, l’embrassant sur les lèvres. — Cueillons l’heure !…

Bennett entre, portant le déjeuner pour deux personnes. Il le pose sur la table. Fanny va à lui.

Fanny. — Ah ! Bonjour, Bennett. (Elle va l’embrasser. Bennett est abasourdi.) Mon oncle, lord Bantock a une requête à vous présenter. Il désire que je reste ici comme sa femme. Je suis résolue à le faire, à la condition que vous y donnerez votre consentement.

Vernon. — C’est juste, Bennett, j’aurais dû vous le demander plus tôt. Excusez-moi. Voulez-vous consentir à mon mariage avec votre nièce ?

Fanny, interrompant Bennett qui va répondre. — Vous comprenez bien ce que cela signifie : à partir du moment où vous aurez donné votre consentement, si vous le donnez, je serai lady Bantock, votre maîtresse, votre maîtresse à tous !

Bennett. — C’est-à-dire, Fanny, que si cela devait signifier autre chose, je ne consentirais jamais à un tel mariage. (Il prend un temps.) Ma chère Fanny… Mon cher Vernon… je parle pour la première et dernière fois en qualité de votre oncle. Je suis un personnage imbu de théories d’un autre âge, et mes idées, on me l’a souvent dit, sont plutôt celles de la classe que je sers que celles de la classe à laquelle j’appartiens, — l’observation et l’expérience m’ont enseigné qu’un des meilleurs éléments pour réussir en toutes branches est d’être absolument digne de la situation qu’on occupe… Hier, dans votre intérêt à tous deux, j’aurais refusé ce consentement que vous me demandez… Aujourd’hui, je vous le donne.

Fanny. — J’ai donc bien changé, mon oncle ?

Bennett. — Vous vous êtes révélée, Fanny. Vous vous êtes montrée capable de commander ! C’est seulement alors qu’un être humain mérite d’être servi ! Il fallait comprendre cela. Aujourd’hui, vous l’avez compris. Je sais maintenant que je donne à lord Bantock une femme qui est digne à tous égards de sa haute position. (Il embrasse Fanny. Vernon lui serre la main. Et, d’un coup, il redevient maître d’hôtel. Il retourne à la table.) Le déjeuner de Leurs Honneurs est servi.


Vernon et Fanny prennent place à table. Fanny enlève son chapeau. Bennett enlève les couvercles.


RIDEAU