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Federic de Sicile/1

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FEDERIC
DE
SICILE.

PREMIÈRE PARTIE.

La Sicile goûtoit avec plaiſir le regne de Menfroy ; ce Prince ayant toutes les qualitez qui font l’admiration des peuples. Il s’eſtoit rendu redoutable dans l’Eſpagne & dans l’Italie, & bien qu’il n’euſt d’ennemis que ceux que ſa ſeule valeur luy avoit ſuſcitez, il avoit déja donné pluſieurs batailles, & l’on peut aſſurer qu’il avoit eſté vainqueur toutes les fois qu’il avoit combattu. La Reine Caſſandre ſa femme, fille de Roger Roy de Naples eſtoit auſſi une Princeſſe accomplie ; elle avoit toutes les vertus que l’on peut ſouhaiter à une grande Reine, & le Roy qui l’aimoit d’une tendreſſe extraordinaire, n’auroit eu rien à deſirer, ſi le Ciel ne l’euſt privé de pluſieurs Princes à qui la Reine avoit donné le jour. Ce malheur de leur famille leur faiſoit paſſer à l’un & à l’autre de triſtes momens, les filles ne pouvant ſucceder à la Couronne, il eſtoit inevitable que ce Royaume ne tombât entre les mains de Berranger Roy de Majorque, de Minorque, & de Terre-neuve ſon couſin germain, & ſon plus grand ennemy. Ces deux Rois extraordinairement animez l’un contre l’autre, n’auroient jamais ſuſpendu les effets de leur haine, ſi le Prince Ordogne Comte de Barcelonne, & leurs Alliés, ne les euſſent fait convenir d’une tréve, qu’ils repreſentoient étre neceſſaire au repos de leurs peuples. Le Roy de Sicile malgré les avantages qu’il avoit ſur Berranger, ne laiſſa pas de conſentir à cette propoſition, car enfin la victoire continuelle laſſe preſqu’autant les vainqueurs que les vaincus, & le Roy de Majorque deſeſperé du méchant ſuccez de ſes armes, accepta, quoy qu’avec douleur, toutes les conditions que le Roy de Sicile luy voulut impoſer, eſperant que par la longueur de la Tréve il ſe mettroit mieux en état de reſiſter aux forces de Menfroy, qui luy avoit preſque épuiſé toutes celles de ſon Royaume. Ces ſortes de Traitez que l’on ne fait que par la neceſſité, ne finiſſent pas les querelles, ils ne ſervent qu’à les fomenter, & l’on attent avec impatience le moment de les voir renaître. C’étoyent les ſentimens de Berranger, & qu’il tâchoit d’inſpirer autant qu’il pouvoit, au jeune Amaldée ſon fils & à la jeune Camille, qui ſortoient à peine des bras de leurs Nourices. Le Roy de Sicile eſtant de retour à Meſſine, lieu de ſon ſéjour ordinaire, trouva la Reine ſa femme preſte d’accoucher. Cette Princeſſe qui par la perte de ſes enfans n’eſtoit ſenſible à nulle joye, reçeut le Roy avec toute la tendreſſe dont elle eſtoit capable, mais avec une langueur & un accablement qu’on ne ſçauroit conçevoir. Le Roy prenoit mille ſoins pour adoucir ſa douleur, luy faiſant eſperer que le Ciel leur ſeroit plus favorable, qu’elle conſerveroit peut-eſtre l’enfant dont elle eſtoit groſſe, & que ſi par mal-heur elle accouchoit d’une fille, il avoit reſolu de cacher ſon ſexe & de la faire élever comme un Prince[1] Majeur, pour oſter du moins à Berranger l’eſperance de la ſucceſſion de ſa Couronne. La Reine conſentit agreablement à ce deſſein, & quelques jours aprés elle donna la naiſſance à une Princeſſe qui fut nommée Federic, nom fameux dans la Sicile : la Nourice, la Gouvernante, & le grand Amiral, furent les ſeules perſonnes qui eurent le ſecret de cét important myſtere. La Reine mourut quelque-temps aprés, cette mort donna une affliction publique, le Roy en eſtoit au deſeſpoir, & ne reçevoit de conſolation que par le veüe du jeune Federic auquel il donnoit tous ſes ſoins. Auſſi jamais Prince ne fut mieux élevé que luy. Un heureux naturel joint à une bonne éducation le rendirent bien-toſt le plus accomply de tous ceux de ſon âge. C’étoit un prodige de beauté, mais ſon eſprit ſurpaſſoit encore les charmes de ſa perſonne ; il en donna bien-toſt des preuves. Le jeune Prince de Naples nommé Leon, qui eſtoit élevé auprés de Federic ſe promenoit un jour avec luy, & voyant quantité de belles Dames ſuivies d’une foule de Courtiſans, ils continuerent leur promenade avec beaucoup d’indifference pour ceux qui les ſuivoient, ce que voyant le Prince Leon, avoüez, dit-il à Federic, que nous ſommes bien peu galans d’eſtre ſi ſolitaires à vingt pas de tant de beautez ; je l’avoüe, repartit Federic, nous pourrions du moins occuper agreablement nos jeux, puiſque noſtre cœur n’eſt pas encor en état d’eſtre ſenſible, mais c’eſt peut-eſtre le peu de peril qu’il y a pour nous qui fait noſtre peu d’empreſſement à le chercher. En verité mon cher Couſin, luy dit Leon, avec une naïveté toute charmante, ce peril eſt fort éloigné pour moy, & je me ſens encore ſi peu de diſpoſition à l’amour qu’il auroit beſoin de beaucoup de temps pour me preparer à eſtre touché. Il ne faut, luy repartit galamment Federic, que deux jeux, & peut-eſtre pas tant d’années pour vous faire changer de langage. Mais vous, luy repliqua encore une fois le Prince de Naples, ne trouvez vous pas quelque choſe de fort ſurprenant à ce que l’on nous dit de l’amour, que l’on nous depeint comme un enfant, & que l’on nous fait toutefois comme un ennemy ſi redoutable. Je ne ſçay qu’en penſer, luy dit Federic, mais peut-eſtre le trouverons nous plus à craindre, quand nous ſerons un peu moins enfans. C’eſtoit ainſi que ces deux aimables Princes s’entretenoient à l’âge de douze ans : on tâcha cependant d’inſpirer à Federic autant d’indifference qu’il en avoit beſoin pour le perſonnage qu’il devoit faire, & on luy inſinua ſur tout, que pour regner paiſiblement ſur le Trône il falloit auſſi regner ſur ſon cœur. Le Roy ſon Pere avoit eu ſoin de l’inſtruire de bonne heure des raiſons de ſon déguiſement, & luy avoit fait promettre que pendant ſa vie & celle de Berranger, il ne decouvriroit jamais ce qu’il eſtoit, pour oſter à ſon ennemy l’espoir de luy ſucceder dans la Sicile. Federic entra dans ces ſentimens & ne connoiſſoit point d’autre paſſion que celle de regner. Enfin quand il eut atteint l’âge de dix-ſept ans, il fut inſtruit à tous les exercices qui ſont à l’uſage des hommes, il y excella & parut le Prince le plus accomply de ſon temps. Sa taille quoy que fort grande pour une femme, paroiſſoit mediocre pour un homme, mais ſi pleine d’agreément qu’on ne pouvoit ſe deffendre d’en eſtre charmé, ſes jeux étoient noirs, brillans & doux, mêlez d’un feu, & d’une langueur engageante, enfin toute ſa perſonne eſtoit faite d’une maniere à inſpirer de la tendreſſe aux plus inſenſibles. Parvenu à cette ſaiſon où l’amour fait tant de deſordres, il commença de s’obſerver de plus prés, ſçachant bien que ſi cette paſſion étoit aſſez à craindre pour tout le monde, elle l’eſtoit encore plus pour luy, qui ſeroit obligé de garder des meſures tres-embarraſſantes avec ceux qui l’auroient rendu ſenſible. Il voyoit tous les jours quantité de Princes bien-faits, & s’étant examiné, il ne ſe trouvoit point encore de mouvemens qui luy paruſſent ſuſpects. D’ailleurs il crut que ſon déguiſement le mettant à couvert de la tendreſſe des Amans, le mettroit auſſi en ſeureté contre les atteintes de l’amour. C’eſtoit conter un peu trop là deſſus. Il vit bien-toſt par les conqueſtes que ſa bonne mine luy attira, qu’une paſſion peut bien naiſtre ſans les ſecours d’une autre. Pluſieurs beautés ſoûpirerent pour luy tout bas, & quelques unes ſoûpirerent aſſez haut pour ſe faire entendre ; ſi bien que la foule de ſes Amantes l’importunant, il crut qu’il devoit feindre un attachement ; que par là il leur oſteroit l’eſpoir, & par conſequent l’envie de ſe faire aimer de luy. D’ailleurs eſtant perſuadé que la galanterie ſied bien à un jeune Prince, il voulut bien affecter une paſſion dont les apparences ne peuvent donner de chagrin.

Yolande fille du Grand Amiral luy parut fort propre à ſon deſſein ; elle étoit aſſez aimable pour ſe croire aimée ſur la moindre declaration, & aſſez jeune pour ne pas demeſler les vrays ou les faux ſoupirs. Il ne ſe trompa point dans toutes ſes conjectures, Yolande l’aima de tres-bonne foy, & toutes celles qui avoient pû faire des deſſeins contre la liberté de ce Prince, & qui s’étoient un peu trop empreſſées à ſe defaire de la leur, ſe degagerent en luy voyant cét attachement. La ſeule Amedée ſeconde femme du Grand Amiral, à qui ſon mary n’avoit jamais fait confidence de la tromperie qu’on faiſoit à toute la terre, y fut trompée comme les autres, & remarqua méme plus de charmes dans la perſonne de Federic depuis que ſa belle fille luy en avoit paru frappée. Elle le voyoit tous les jours, & trouvant ſa maniere d’aimer delicate, elle taſcha de détourner des vœux qui ne s’adreſſoient ſans doute à perſonne : elle étoit belle, & n’avoit que trente ans, ce n’eſt pas un âge à écarter les Amans. Et bien que ſes manieres fieres & imperieuſes euſſent rebuté tous ceux que ſa beauté luy avoit attirez, elle crut que s’en relâchant un peu en faveur du Prince, elle luy fairoit mieux valoir ce qu’elle ne faiſoit que pour luy. Ses jeux donc parlerent & parlerent inutilement. Quand l’amour ne ſe fait point entendre à un cœur, il eſt ſourd au langage des jeux. Il falloit s’expliquer plus clairement avec Federic, qui n’avoit aucun uſage de la tendreſſe. L’Amirale n’étoit pas d’humeur à le faire, & ſa paſſion contrainte de ſe renfermer dans les bornes trop étroittes, que ſa fierté luy prêcrivoit, éclata par des airs froids & mépriſans qu’elle eut l’audace d’avoir pour ce Prince, quand il venoit luy rendre viſite par devoir, pour voir en méme temps ſa belle fille, qu’elle ne perdoit plus de veuë depuis la connoiſſance qu’elle eut de l’amour de Federic. Cependant on fit deffenſes à la paſſionnée Yolande de regarder le Prince de Sicile comme Amant ; mais elle aima mieux ſe priver d’une veuë ſi chere, que de voir comme un autre homme celuy que ſon cœur avoit ſi bien diſtingué ; & s’en alla dans une maiſon que ſon pere avoit à quelques lieuës de Meſſine, où ſe mettant à l’abry de la perſecution de ſa belle-mere, elle crut par un peu d’abſence irriter encore la paſſion de ſon Amant.

Cependant le Prince de Sicile voyant la facilité qu’il avoit d’engager les cœurs, voulut bien les épargner. Il n’eut point d’autre attachement pendant le temps de l’abſence d’Yolande, ayant trop peu d’habitude avec l’amour, pour s’amuſer plus long-temps à ces badineries. La chaſſe étoit ſon plus grand divertiſſement, le Prince Leon étoit de toutes ſes parties. Ils en revenoient un jour, & voyant un vaiſſeau étrangement battu des vents & des flots, qui l’ayant pouſſé pluſieurs fois contre des bancs malgré l’adreſſe des pilotes alloit infailliblement faire naufrage, ils y envoyerent leurs gens, qui ſecoururent avec des chaloupes quelques perſonnes échapées du débris de ce miſerable vaiſſeau, & Federic s’en étant informé avec une curioſité qui ne luy étoit pas naturelle, on luy dit qu’apparemment c’étoit des perſonnes de marque, & que leur air le diſoit aſſez. Federic par je ne ſçay quel preſentiment, touché & attendry de leur malheur, ſupplia le Roy ſon Pere de les faire venir au Palais. On leur envoya auſſi-tôt tout ce qui leur étoit neceſſaire, car ils n’avoient pû ſauver que leurs vies, & leur bagage avoit pery avec le reſte de leur ſuite. Leon qui ſe rendit au Palais un peu avant qu’ils y arrivaſſent, ſe rencontra auprés de Federic. Ils s’entretenoient enſemble du plaiſir qu’ils avoient eu à la chaſſe, lors qu’ils virent entrer deux perſonnes également bien faites, qui attirerent leurs regards & ceux de toute la Cour ; c’étoit un homme d’une tres-haute apparence, accompagné d’une tres-belle perſonne, qui malgré la triſteſſe & l’abbatement que leur avoit cauſé leur naufrage, ne laiſſerent pas de faire naître des perils plus grands que celuy qu’ils venoient d’éviter. Leon fut ébloüy & frappé de la beauté d’une ſi charmante perſonne ; il regarda Federic, & remarquant dans ſes jeux le même trouble dont il étoit agité ; il crut trouver en méme temps une Maiſtreſſe & un Rival, de ſorte que la jalouſie & l’amour entrerent enſemble dans ſon cœur. On peut dire que la Princeſſe de Sicile trouva auſſi en méme temps ce qui la rendoit tendre & inquiette, elle voyoit un homme ſi bien fait, qu’il pouvoit en quelque façon juſtifier la ſurpriſe de ſes ſens ; il étoit d’une taille la plus aiſée & la plus noble qui fût jamais, ſur tout il avoit un air fier, que la Princeſſe faiſoit deſſein de vaincre ; mais venant à jetter les jeux ſur la belle qui l’accompagnoit, elle ne put s’empeſcher de laiſſer échaper un ſoûpir. Ce fut le premier qu’elle pouſſa, qui fut partagé entre le dépit & l’amour. Cette perſonne avoit preſque tous les traits de celuy dont nous venons de parler, mais des cheveux blonds & un air languiſſant empeſchoient que d’abord on ne remarquâ la reſſemblance qui étoit entre eux. Que cet air ſi paſſionné, inſpiré apparemment par celuy qui commençoit à plaire à la Princeſſe de Sicile, luy parut de méchante augure, & qu’elle commença deſlors à s’en inquieter ! D’un autre coſté la Princeſſe de Majorque, (car c’étoit elle & ſon frere qu’ils avoient fait ſecourir) reſſentit à la veuë de Federic certain tendre mouvement, dont elle ne put ſe deffendre. Enfin ces trois cœurs qui furent pris en ce méme moment, ne ſe rencontrerent gueres dans la ſuite. Menfroy les reçeut avec toute l’honneſteté imaginable. Ils ne trouverent pas à propos de ſe faire connoiſtre, avant que d’avoir bien connu l’eſprit de ceux qui les traitoient ſi obligeamment ; ils ſe contenterent de faire entendre que leur naiſſance étoit aſſez élevée, mais qu’ils étoient contraints par des raiſons conſiderables de cacher encore quelque temps leur nom & leur fortune. Ils crûrent que s’étant ſauvez ſeuls, on ne pourroit pas aiſément les découvrir, & que leur Navire ayant été englouty, on n’avoit pas eu le loiſir d’en remarquer les pavillons. On n’eut pas de peine à leur ajoûter foy ſur ce qu’ils diſoient de leur naiſſance, leur maniere & leur air la marquoient aſſez. On ſoupçonna ſeulement quelque galanterie entre des gens dont le ſang faiſoit toute la liaiſon. Mais il eſt temps que l’on ſçache comme ils furent conduits ſur les terres de Sicile.

Le Prince Ardalin Comte de Barcelonne, étant paſſionnément amoureux de la fille de Berranger, qu’il avoit veüe à Majorque, où il avoit ſejourné quelque-temps, la fit conſentir à devenir ſon épouſe : la Princeſſe Camille ayant beaucoup d’eſtime pour luy, & n’ayant point de paſſion, reçevoit ſes vœux avec une grande honneſteté que la paſſion d’Ardalin luy faiſoit prendre pour quelque choſe de plus delicat. Enfin obligé de retourner à Barcelonne, il luy fit promettre de ſe reſſouvenir des ſentimens qu’il avoit pour elle, & peu de temps aprés il la fit demander en mariage au Roy ſon pere, qui trouvant le party avantageux, la luy accorda avec plaiſir. Les ceremonies qui ſe font d’ordinaire étant achevées, on l’embarqua, & le Prince Amaldée la voulant conduire juſques dans les Etats d’Ardalin, s’embarqua dans le même vaiſſeau qui vint perir ſur la coſte de Sicile. Ardalin attendoit avec beaucoup d’impatience une épouſe ſi cherement aimée, pendant que le caprice de la fortune & de l’amour l’occuperent ailleurs. D’abord Camille fut charmée de la beauté & de la bonne mine de Federic, & crut faire une injuſtice de luy refuſer ce qu’elle appelloit de l’eſtime. La haine de leur famille, qu’elle avoit euë dés ſa naiſſance, la dévoit empeſcher de reſſentir rien de trop intereſſant, c’eſt pourquoy elle s’abandonna à des mouvemens qu’elle ne croyoit pas fort à craindre ; d’ailleurs étant deffenduë par ſa froideur naturelle, qui l’avoit empéchée de répondre à la paſſion d’Ardalin, que par une ſimple bien-veillance, elle n’avoit garde de ſe perſuader qu’elle feroit plus de chemin ; mais elle connut avec le temps que l’eſtime qu’elle avoit pour Federic étoit trop particuliere pour n’eſtre qu’une simple eſtime, & faiſant comparaiſon des ſentimens qu’elle avoit pour celuy qu’elle n’oſoit pas ſeulement ſouhaiter pour ſon Amant, & de ceux qu’elle avoit pour celuy qui dévoit étre ſon époux, elle y trouva une difference ſi grande, qu’elle en fut épouvantée ; hé quoy ! diſoit-elle, la mal-heureuſe Camille laiſſera ſon cœur dans Meſſine pendant qu’elle ira languiſſante & deſolée paſſer ſes jours à Barcelonne, il n’en ſera pas ainſi. Tâchons du moins de retarder un mariage ſi funeſte, implorons l’amitié d’un frere ſans luy découvrir pourtant ce qui nous devroit étre caché à nous-même. Elle alloit paſſer dans ſon appartement lorſque le Prince Leon entra dans le ſien avec deſſein de la prévenir pour luy, en prevenant ſon pretendu rival dans ſa declaration, qu’il croyoit avoir toûjours éludée en l’obſedant continuellement, il la trouva ſi réveuſe & ſi abattuë, qu’il n’eut pas la force de luy parler, & ces deux mal-heureux Amans demeurerent dans un ſilence, qui auroit attendry tous ceux qui les auroient obſervez, & dont à peine s’apperçevoient-ils eux-mêmes. Le Prince Amaldée les en tira un peu par ſon arrivée. Il venoit conferer avec ſa ſœur des moyens de faciliter leur départ ; Leon empeſché par ſon abord de pourſuivre ſon deſſein en differa la declaration, attendant une conjoncture plus favorable.

Mais la Princeſſe de Sicile alarmée & confuſe de trouver dans ſon cœur je ne ſçay quoy de nouveau qu’elle ne pouvoit approuver, faiſoit tout ſon poſſible de le rendre ſecret. Cette jeune Princeſſe accoutûmée à feindre ce qu’elle n’avoit point encore reſſenty, eut bien de la peine à cacher ce qu’elle reſſentoit. Toute la Cour remarqua bien-toſt le changement de ſon humeur, & l’on en accuſa avec aſſez de vray-ſemblance l’éloignement d’Yolande, qui au bruit d’un effet ſi tendre voulut mettre fin à leur commune langueur, en luy rendant ſa veüe, & joüiſſant de la ſienne ; le party étoit aſſez delicat à prendre dans la conjoncture des choſes. L’Amirale que la triſteſſe de Federic rendoit de fort mauvaiſe humeur, étoit plus à craindre que jamais, mais c’eſt peu de choſe que le chagrin d’une belle mere pour une Amante. D’ailleurs une amie qu’elle avoit à la Cour & qui l’avoit avertie de l’état où le Prince étoit reduit, luy propoſa une entreveüe ſecrette avec luy, qu’il luy étoit facile de menager. La voila donc revenuë pour achever d’accabler le miſerable Federic qui avoit trop de ſes propres diſgraces, pour étre en état de plaindre celles des autres. La Princeſſe de Sicile voyoit bien que malgré la complaiſance d’Amaldée, il avoit une averſion épouventable pour toute la nation, & cette triſte Princeſſe ne manquoit pas de ſe l’appliquer en particulier, par le ſingulier intereſt qu’elle y prenoit ; bien qu’elle regardaſt Camille comme ſa rivale, elle ne laiſſoit pas de luy rendre ſouvent viſite, pour y voir ſon Amant, qui malgré ſon indifference luy paroiſſoit aimable. Elle y arriva juſtement quand le Prince Leon au deſeſpoir d’avoir trouvé Camille ſi mal diſpoſée à l’écouter, ſe levoit pour ſortir. Camille changea de couleur à la veüe de Federic, qui rougit, à la veüe d’Amaldée, & Leon outré de voir tout ce deſordre ſe reſolut à demeurer encore pour obſerver des mouvemens qui le mettoient à la geſne. Le ſeul Amaldée avoit l’air ſi tranquille, que la Princeſſe de Sicile crut qu’il étoit le plus heureux de tous les hommes : & aprés une legere converſation, le cœur gros de ſoupirs, qu’elle avoit eu peine à étoufer, & les jeux humides de larmes, qu’elle ne pouvoit plus retenir, elle ſortit ne pouvant ſoutenir d’avantage la triſte reflection qu’elle faiſoit ſur le bonheur d’Amaldée. Mais la Princeſſe Camille eut d’autres ſentimens de ce départ ſi precipité, & ayant tres-bien remarqué le deſordre de Federic en la preſence de ſon frere, elle crut en étre la cauſe & s’en aplaudit en ſecret. Amaldée étant demeuré ſeul avec ſa ſœur (car Leon ſortit un moment aprés Federic) luy propoſa de continuer leur voyage, & luy dit, qu’ils avoient demeuré trop long-temps dans un Païs ennemy, qu’il falloit en ſortir au plutôt, & reprendre la route de Barcelonne, où le Prince Ardalin les attendoit. Camille fremit à ce diſcours, & mettant tout en uſage pour reculer encore de quelques jours ce départ terrible qui luy devoit tant couter, elle le fit reſoudre, quoy qu’avec une grande repugnance, à tout ce qu’elle voulut. Cependant il ſe reſolut de dépeſcher en ſecret quelqu’un vers le Roy ſon pere, & vers Ardalin, pour les avertir de tout ce qui s’étoit paſſé depuis leur départ, & ſottant aſſez mécontant de l’inquietude de ſa ſœur, il s’en alla ſe promener ſeul dans les Jardins du Palais.

D’abord il entendit quelques voix confuſes, & s’en eſtant approché, il reconnut celle de Federic & de Leon qui ſe parloient aſſez fierement. Je vous felicite, diſoit le Prince de Naples, d’avoir fait une conqueſte ſans vous étre mis en frais de la moindre avance ; vos vœux ſont reçeus avant que d’étre declarez, & l’on ne ſçauroit pretendre qu’à la qualité de mal-heureux Amant ſi l’on veut s’engager en Sicile. Federic avoit trop d’affaires dans l’eſprit pour ſonger à le deſabuſer ; il luy repondit avec aſſez d’aigreur, comme vous ne m’avez pas conſulté ſur le choix de vôtre engagement, je ne penſe pas étre obligé de vous rendre compte du progrés que je feray dans le mien ; mais croyez-moy, demeurons mais, une étrangere ne nous doit pas deſunir, vous ne devez pas m’entendre tout à fait, mais vous ſçaurez le reſte quand je ſeray en eſtat de vous l’apprendre. Alors il le quitta pour s’enfonſer dans une allée ſombre, ou ſe laiſſant aller à ſa noire melancolie, il demeura dans une certaine ſituation où l’ame en proye à ſa langueur ne ſe fait comme point ſentir, où l’on ſort pour ainſi dire de ſoy-méme, pour ſe donner tout à l’objet aimé, la foule des penſées empeſche qu’on n’en puiſſe diſtinguer aucune, & pour avoir trop à reſoudre on ne reſout rien. Cependant le Prince de Majorque ayant crû que les deux Princes étoient Amans de ſa ſœur, l’en vint avertir, ſans ſonger que de tels avertiſſemens avancent toûjours le mal au lieu de le prevenir. Ma ſœur, luy dit-il galamment, vous devez vous tenir ſur vos gardes, les Princes de Sicile & de Naples, ont reſſenty le pouvoir de vos jeux, ſi je ne me trompe, leur amour vous fera de la peine. Mon frere, luy dit Camille, avec une petite rougeur, ſi mes jeux pouvoient nous vanger de tout le ravage que tous les Siciliens ont fait ſur nos terres, pourquoy ne voulez-vous pas que je les employe contre le Prince de Sicile ? ah ! ma ſœur, luy dit Amaldée, que vous étes ardente à prendre une querelle, dont la vengeance ne vous doit pas étre reſervée, & qu’aparamment vôtre cœur ſe deffendroit mal contre l’ennemy que vos jeux veulent attaquer ? Je l’avouë, repartit la Princeſſe, emportée par ſa paſſion, Federic me paroiſt aimable, & s’il étoit ſenſible… Ah ! c’en eſt trop, interrompit Amaldée, ſortons des mains & des Etats d’un Prince dont le merite eſt fatal à la liberté d’une Princeſſe, qui doit commander ailleurs. Il n’eſt plus temps d’y ſonger, luy dit-elle toute en larmes, je ne ſuis plus la maiſtreſſe de mon cœur, & toute la grace que je vous demande, c’eſt d’empeſcher que je ne devienne Princeſſe de Barcelonne. Ah ! ma ſœur, luy dit-il, voſtre raiſon eſt endormie, quand vous devez ſonger à vous deffendre ; il en eſt encore temps, les premiers mouvemens ſont plus aiſez à combattre, la ſuite peut aſſeurer vôtre reſiſtance, contentez-vous du plaiſir de voir le pouvoir de vos charmes, & ne les employez point contre vous. C’étoit le conſeil d’un Prince peu experimenté en amour. Mais on ne ſçauroit s’en tenir là, on veut joüir du fruit de ſa conqueſte, & à quoy ſerviroit d’étre aimée, ſi l’on n’avoit pas deſſein d’aimer. Camille connoiſſoit trop ces maximes, elle n’ignoroit pas ſa tendreſſe, & ne vouloit étre aimée que pour n’aimer pas en vain. Qu’elle ſe fit une idée tendre & touchante des douceurs d’un amour reciproque ! qu’elle paſſa une douce nuit dans des reflections ſi flateuſes ! & que, malgré le peu de repos que ces penſées agreables luy permirent, elle parut belle le lendemain à l’amoureux Leon ! Ce Prince ne ſçachant que comprendre à ce que luy avoit dit Federic, venoit s’en éclairçir avec ſa Maîtreſſe, & reparer l’occaſion, qu’il avoit manquée le jour precedent. Camille avoit eu des penſées trop tendres, pour conſerver cét air fier qui fait trembler l’Amant le plus hardy, il paroiſſoit tant de douceur dans ſes beaux yeux, que le Prince crut que l’heure de ſe declarer étoit venuë, plus d’une fois il balança à parler par le reſpect inſeparable d’une grande paſſion, & par l’adreſſe de Camille, qui connoiſſant ſon amour, en detournoit la converſation avec toute la liberté d’un eſprit content. Elle luy propoſa une partie de promenade, qu’il n’oſa rompre, & le Prince Amaldée à la priere de ſa ſœur, les y accompagna. Ils ſe rencontrerent à l’endroit d’un Echo admirable, & Amaldée pria ſa ſœur de chanter un air qu’elle avoit fait depuis quelques jours, en voiçy les paroles.

Sans crainte je voyois mille appas chaque jour,
Mais quand un jeune cœur ſur ſa foy ſe repoſe,
Qu’il eſt à plaindre ; & que l’amour
Qui voit qu’innocamment au peril il s’expoſe,
Souvent luy joüe un méchant tour !
Chaque inſtant de ce cœur luy donne quelque choſe,
L’amour en vient bien-tôt à bout
Et le jour vient enfin qu’il donne tout.

Quand elle eut achevé de chanter, elle entendit quelqu’un qui chantoit auſſi. C’étoit Federic qui entretenoit ſa mélancolie, & qui ſans avoir entendu

Camille chantoit de loin ces parolles.


Quand d’une vive ardeur on ſe ſent l’ame atteinte,
Affecter les dehors de la tranquillité
Eſt une dure & geſnante contrainte,
Lors qu’en d’étroits liens le cœur eſt arreſté,
C’est trop que de s’oſter encore la liberté
D’ouvrir la bouche à quelque triſte plainte.

Camille crut avoir trop de part à ce qu’il chantoit pour n’y pas répondre, & ſe ſouvenant fort à propos d’un couplet qu’elle avoit appris autrefois du Prince Ardalin, & qui convenoit admirablement bien au ſujet, elle chanta ces parolles.

Bien qu’on voye un cœur ſoûpirer,
Et qu’on s’aſſure aſſez de ſon ſecret martyre,
Il reste encore à deſirer
Le doux plaiſi de ſe l’entendre dire,
Qu’il eſt dur de voir differer.

Amaldée ne connut que trop la vivacité de cette application ſi juſte, que faiſoit ſa ſœur en réponſe aux vers Federic, & le Prince Leon crut qu’elle les avoit faits ſur le champ ; le ſeul Federic n’y entendoit rien, il étoit ſi occupé de ſa rêverie, que rien n’étoit capable de l’en détourner que celuy qui la cauſoit. Ils s’aprocherent peu à peu de luy, & le Prince de Majorque qui avoit de l’indulgence pour ſa ſœur, qu’il voyoit forcée d’aimer par ſon étoile, voulut luy rendre un office qu’il ſe ſeroit fait à luy-méme, s’il eût ſçeu ce qui ſe paſſoit dans le cœur de Federic ; il écarta adroitement Leon qui le ſuivit, quoy qu’avec des violences terribles.

D’abord Camille eut un agreable tranſport de ſe voir téte à téte avec le Prince de Sicile, mais il y répondit aſſez mal, elle ſoutenoit bien mieux le caractere d’amante que celuy d’amant ; ſes jeux ſuivoient Amaldée, & par de languiſſans regards qui vouloient aller juſques à luy, elle tâchoit d’attirer ſon cœur juſques à elle. Leon tournoit toûjours les jeux du côté de Camille, qui ne luy en tenoit guere de compte. Elle ne comprenoit rien au procedé de Federic, & fut ſur le point de prevenir ce qu’il luy devoit dire, & de raſſurer par ſa douceur çet amant qu’elle ne pouvoit accuſer que de trop de circonſpection. Sa fierté, dont on a peu quand on aime, n’auroit pû ſuffire à luy faire garder des meſures ; elle auroit parlé, ſi le Prince Leon n’eut eu trop de tendreſſe pour laiſſer agir la ſienne. Devenu ſçavant en peu de temps, il ne luy fut pas mal aiſé de penſer que l’amour avoit beaucoup de part à leur converſation muette, & croyant n’avoir que trop ſouffert ſon Rival joüir de ce qu’il croyoit meriter autant que luy, ſon retour fut aſſez precipité. Cette bruſquerie n’étonna point Amaldée, mais Camille luy témoigna aſſez de dépit, pour l’empeſcher une autrefois de luy rompre en viſiere, ſi les Amans jaloux pouvoient étre plus circonſpects.

Federic ravy d’étre ſorty d’un pas ſi gliſſant, retomba bien-tôt dans un autre. Yolande, comme nous avons dit, étant cachée dans Meſſine, ce méme ſoir le fit avertir de ſa venuë, & le conjuroit de ſe trouver dans un cabinet de verdure que ſon Amie avoit jugé propre pour l’aſſignation. Il fallut y venir, & Federic connoiſſant les chagrins d’une tendreſſe mal reconnuë, ne les vouloit pas faire ſouffrir aux autres. Et bien Prince, luy dit Yolande en arrivant, avez-vous un peu de reconnoiſſance des ſentimens que j’ay toûjours eus pour vous, & des chagrins que m’a cauſez vôtre éloignement. Federic en la trompant agreablement, & voulant bien donner l’eſſor à la paſſion qu’il reſſentoit, luy répondit, ouy, ma chere Yolande, j’ay été tourmenté depuis vôtre abſence par tout ce que l’amour a de plus cruel, & je n’ay connu la douleur qu’aprés avoir été privé de la douceur de vous voir. Il alloit continuer quand il entendit aſſez proche de là un cry le plus pitoyable du monde. Camille que ſon méchant deſtin avoit conduite juſqu’au lieu du rendez-vous, qui n’étoit pas fort éloigné de ſon appartement, avoit entendu la voix du Prince & connu une rivale dans le temps que la ſeule idée de Federic l’occupoit ſi tendrement, elle ne put ſoûtenir ce revers, & elle demeura evanoüie à l’endroit d’où avoit party la voix, Federic y courut, & Yolande ſe retira, n’étant pas en état de donner aux autres un ſecours qui pouvoit riſquer ſa reputation, elle avertit ſeulement ſon amie de ce qui ſe paſſoit, qui y vint en diligence, mais encore trop tard. La fille de Berranger avoit reçeu ſans le ſçavoir cette aſſiſtance du plus cruel de ſes perſecuteurs ; il prit de l’eau d’une fontaine qui ſe trouva proche, & luy en ayant un peu jetté ſur le viſage, il la fit revenir facilement. Peut-eſtre que le plaiſir que ſon cœur, bien que deſeſperé reſſentit aux approches de celuy qui l’avoit rendu ſenſible, contribua beaucoup à luy faire recouvrer l’uſage des ſens ; elle ouvrit les jeux, & ſe voyant entre les mains de celuy qui cauſoit toute ſa peine, le chagrin s’empara de ſon ame, & ſuivant ſon premier mouvement, elle ſe retira avec aſſez de rudeſſe & gagna ſon appartement ſans ſe tourner du coſté de celuy qui venoit de luy rendre ce bon office. Quand l’amour eſt outragé, l’on prend ſouvent tout pour des outrages. Enfin la Princeſſe de Sicile demeurée ſeule l’eſprit remply de ſes inquietudes, ne fit qu’un moment de reflection ſur tous ces bizarres incidens, encore ne fut-ce que par rapport à ce qui luy pouvoit arriver de ſemblable. Quelle nuit paſſa Camille ! tout ce que la jalouſie a de plus cruel ſe preſenta à ſon imagination, & bien que ſa colere n’euſt point d’objet ſur qui ſe fixer, elle ne laiſſa pas de faire mille deſſeins contre qui que ce fût qui luy enlevoit ce cœur qu’elle avoit crû poſſeder ; puis ſe repentant tout d’un coup, elle ſentit tout ce qu’une ame genereuſe & affligée peut ſentir de plus touchant. Quoy ? diſoit-elle, ma tendreſſe en eſt elle moins violente pour eſtre cachée, & doit-elle eſtre mal reconnuë pour étre née un peu plus tard que celle dont mon ingrat paroiſt ſi peu touché ? Inſenſée que je ſuis, adjoûtoit-elle, veux-je troubler la paix de deux Amans que ce Ciel avoit unis avant que je ſongeaſſe à m’engager ? Non, laiſſons les joüir de tous ces biens que je m’eſtois vainement figurez, & ne les en détournons pas un moment par la compaſſion des miſeres que je me ſuis attirés, pour avoir eſté trop credule. Toutes ces penſées douloureuſes ne la quitterent point toute la nuit. Le jour parut avant que ſon eſprit eut pû trouver un moment de repos. Amaldée vint la voir dans ſa chambre comme il faiſoit ſouvent, il étoit la cauſe innocente de ſes larmes, & ce fut là qu’elles redoublerent, ah ! pourquoy m’avez vous ſeduite par la trompeuſe apparence d’eſtre ainée du Prince de Sicile ? pourquoy en me voulant faire craindre ſa tendreſſe me la rendîtes-vous ſi dangereuſe ? ah ! continua-t’elle, voyant qu’il ne répondoit point, que ne gardiez-vous ce ſilence, qui m’auroit épargné tant de plaintes ? pour quoy prononçaſtes-vous cette parole ſi fatale par ſa fauſſe douceur… le Ciel m’eſt témoin, interrompit Amaldée, que mon intention fut de vous empeſcher d’aimer en vous… helas ! interrompit Camille avec precipitation, falloit-il pour m’empeſcher d’aimer me dire que j’eſtois aimée ? Que ne me diſiez-vous plutoſt, comme vray, qu’il brûloit pour une autre ; j’en aurois ſoûpiré, mais du moins j’aurois évité les chagrins mortels qui me devorent. Elle luy raconta en ſuite toute ce qu’elle avoit entendu, en exagerant la choſe autant que ſa paſſion le luy inſpiroit, & tachant d’exhaler ſa douleur en reproches, elle ne pouvoit finir. On veut eſtre éloquente quand on eſt un peu revenuë de ſon premier tranſport, afin de faire du moins partager ſes maux à quelqu’un. Mais Amaldée jugeant qu’elle avoit beſoin de repos, ſortit de ſa chambre & le luy laiſſa en partie ; elle demeura comme immobile aprés ſon départ, & ſe vit dans cét état où nous avons déja repreſenté la Princeſſe de Sicile, où pour eſtre dans le dernier trouble l’on approche aſſez de la tranquillité, & quelques momens apres elle tomba fort dangereuſement malade.

Cependant le Prince Ardalin ayant apris par quelqu’un des ſiens que ſon épouſe pouvoit avoir eſté ſecourue devers la Sicile, vint inconnu s’en informer luy-meſme. Le naufrage de ſa Maiſtreſſe l’avoit tellement abbatu, & penetré d’une ſi vive douleur, qu’il n’étoit pas connoiſſable. D’ailleurs ayant eſté bleſſé autrefois dans une occaſion, il n’avoit eu depuis qu’une ſanté aſſez languiſſante. Le premier objet qui ſe preſenta a ſes yeux fut Amaldée qui rêvoit aux moyens de faire ſortir ſa ſœur de l’abîme de deſeſpoir où il la voyoit plongée. D’abort le Prince de Majorque fut ſurpris de voir Ardalin ſur les terres de Sicile, & ne ſe le remettant qu’à peine à cauſe du changement que les chagrins avoient apporté ſur ſon viſage, il ne luy répondit que par un ſoupir quand Ardalin luy demanda des nouvelles de Camille. Ce ſoûpir en couſta bien d’autres au Prince de Barcelonne, il ne douta point que ſa Princeſſe n’euſt peri dans les flots, & perçé juſqu’au vif d’une ſi funeſte penſée ; Parlez, dit-il Prince, parlez, & ne me cachez point une perte à laquelle je ne dois point ſurvivre. Amaldée qui ſçavoit bien qu’une infidelité eſt la plus facheuſe choſe qu’on puiſſe apprendre à un Amant, ne ſe haſtoit point de le deſabuſer ; mais enfin preſſé de luy répondre ; elle vit, luy dit-il, mais ne m’en demandez pas d’avantage, & pluſt au Ciel que vous ne fuſſiez jamais inſtruit du reſte. Ce mot, quoy que la fin en duſt laiſſer de terribles ſoubçons, ne laiſſa pas de calmer l’ame d’Ardalin, & ne pénetrant pas le motif de cette triſteſſe, il ſuſpendit la ſienne, en apprenant qu’il verroit encore Camille, & revenu de la frayeur qu’il avoit euë pour ſa vie, tout le reſte luy paroiſſoit doux. Amaldée luy apprit en peu de mots tout ce qui leur étoit arrivé, hormis ce qu’il n’euſt jamais dû ſçavoir. Il l’avertit de ne les point découvrir, & que pour luy ayant peu de ſuite il ſeroit difficilement reconnu pour le Prince de Barcelonne. Enfin ils arriverent au Palais où tout parloit de la maladie de Camille. Cette Princeſſe aprés étre ſortie d’une lethargie, avoit fait de ſi puiſſans efforts pour guerir ſon cœur que ſon corps y avoit ſuccombé. Elle fut priſe d’une fiévre ſi violente, que dés ſon commencement on en apprehenda la ſuite. Cépendant Ardalin ſe rendit avec Amaldée à l’appartement de Camille. Quel fut l’étonnement de la Princeſſe à cette veuë inopinée ! le remords d’avoir negligé un époux qui quittoit tout pour la venir trouver, la honte de l’avoir trahy pour celuy qui triomphoit peut-étre de toutes ſes peines, & qui s’en faiſoit peut-étre honneur auprés de ſa rivale, la mirent dans une confuſion étrange. Comme Amaldée la voulut preparer à l’arrivée d’Ardalin, qu’elle n’avoit que trop reconnu, elle l’interrompit & adreſſant la parole au Comte de Barcelonne, où venez-vous, Prince, luy dit-elle, & qui vous fait prendre le ſoin d’une malheureuſe que le Ciel a trop abandonnée ? ah ! Madame, luy dit ce Prince, il eſt trop équitable pour laiſſer languir plus long-temps une ſi belle vie, eſperez tout de ſa juſtice, la deſſus Leon parut, qui venoit s’informer de la ſanté de la Princeſſe ; ſa preſence qui l’avoit chagrinée autrefois, luy fut agreable dans cette occaſion, puis qu’elle interrompit un entretien qui luy faiſoit une étrange peine. Elle fit comprendre à ſon frere par un ſigne de tête qu’on luy feroit plaiſir de la laiſſer ſeule, le Prince Leon qui le comprit facilement, ſortit le premier ſans faire de reflexion que ſur la maladie de ſa Maiſtreſſe, qui l’occupoit tout entier. Amaldée entraîna enſuitte le Prince de Barcelonne, qui ſans connoiſtre tous ſes malheurs en avoit pourtant aſſez pour mourir. Leon n’étoit pas moins à plaindre que luy, & Camille pendant le temps que ſa fiévre luy dura, ſouffroit à peine qu’il vint s’informer de l’état où elle étoit, pour n’étré point obligée de reçevoir de viſite & de voir celuy qu’elle n’avoit que trop veu pour ſon repos ; de ſorte que l’abſence de Federic étant un mal auſſi dangereux, que tous ceux qu’elle avoit déja la mit preſque aux abois. La Princeſſe de Sicile étoit toûjours languiſſante par l’affliction d’Amaldée, à qui elle ne pouvoit ſouffrir cette langueur qui n’étoit point pour elle. Enfin tout gemiſſoit dans la Sicile, & l’on euſt dit que l’amour ſe vangeoit du déguiſement de la Princeſſe. Mais Camille étoit encore plus à plaindre, les frequens évanoüiſſemens que ſon cœur trop preſſé luy cauſoit, la perſuaderent que bientoſt elle trouveroit la mort favorable. Un jour aprés étre ſortie d’une ſueur froide qu’elle crut une avant-courriere de ſa fin, elle fit appeller ſon frere, & fit venir ſon époux, & les ayant fait aſſeoir à coſté de ſon lit, Prince, dit-elle, en regardant Ardalin, il n’eſt plus temps de rien deguiſer, je veux vous épargner le regret que vous auriez de ma perte, en épargnant peu ma memoire, trop heureuſe ! ſi l’aveu de mes foibleſſes ne vous la rendent point odieuſe. Je ne ſuis plus cette ſevere Camille, qui ſe faiſoit un ſcrupule d’aller plus loin que l’eſtime pour un Prince, qui devoit même étre ſon époux, j’ay reſſenty les plus vives atteintes de l’amour, ſi je l’oſe dire, pour un autre que vous ; mais on a pris ſoin de vous vanger de mon ingratitude par toute ma tendreſſe mépriſée. Adieu, luy dit-elle, oubliez-moy ſi vous pouvez oublier & me pardonner mes égaremens. Je vous les pardonne, divine Princeſſe, luy dit Ardalin, je connois la fatalité du penchant qui nous force d’aimer, mais je ne puis me pardonner de n’avoir ſçeu m’attirer le vôtre ; mon cœur eſt irrité ſans doute de ce que vous luy refuſez cette tendreſſe dont vous étes capable, mais c’eſt contre luy-même, & c’eſt moy ſeul qui dois expier le crime de n’avoir pû vous plaire. À cette triſte penſée, il s’évanouit & perdit avec tous ſes ſentimens celuy de l’infidelité de ſa maiſtreſſe, mais on le fit revenir à force de remedes, il falloit qu’il goûtaſt encore quelques momens toute la malignité de ſon ſort. Il ne revint cependant que pour ſentir qu’il alloit mourir. Les allarmes qu’il avoit euës pour la vie de Camille qu’il avoit creuë enſevelie dans les flots, & la certitude de ſon changement, le penetrerent d’une ſi vive douleur, qu’il ne faut pas s’étonner s’il y ſuccomba dans ce moment ſi funeſte, & la violence des mouvemens de ſon ame fut ſi grande que la bleſſure qu’il avoit euë ſe rouvrit en cét inſtant ; il ne s’apperçeut point que ſes eſprits ſe diſſipoient, auſſi étoit-il bleſſé par un endroit plus ſenſible. Ah ! Princeſſe, luy dit-il, je ſens bien que vôtre indifference abrege une vie que je vous avois devoüée, & qui n’a pas été aſſez heureuſe pour vous plaire, je meurs, & plaiſe à la cruauté de l’amour de ſe contenter de ma vie & de n’étendre pas ſa vangeance ſur les jours d’une ſi belle Princeſſe. C’eſt aſſez que je luy ſacrifie la mienne qui fut tout à vous, mais qu’au moins mon dernier ſoupir puiſſe m’en attirer quelqu’un des vôtres, que ce ſoit au moins par pitié, & ne les refuſez pas à un Amant qui preſt d’expirer de tendreſſe, ne vous demande point autre choſe ; aprés cela une mortelle langueur le ſurprit, ſes jeux attachez ſur Camille montroient encore par leurs regards mourans toute l’ardeur imaginable, & firent ſortir un torrent de larmes de ceux de cette deſolée Princeſſe. Amaldée tâchoit de ſecourir Ardalin, & de rappeller ſes eſprits qui l’avoient entierement abandonnés. Le bruit de tout ce qui ſe paſſoit fut bien-toſt répandu, une fille de la Princeſſe ne put s’empeſcher de blâmer tout haut Federic, & luy meſme y vint comme les autres, & mélant ſes infortunes particulieres aux publiques, il voulut voir en meſme temps s’il ne pourroit point faire changer la face des choſes. Camille voyant l’autheur de tant de miſeres n’en put ſoütenir la veuë, & ſe tourna d’un autre coſté. Federic remarquant cette action, vint ſe jetter à ſes pieds, & ſuivant ſa pente naturelle fit remarquer tant de paſſion dans ſes jeux, que Camille malgré tout ſon abbatement s’en apperçeut bien-toſt. Que voulez-vous, Prince, luy dit-elle, d’une voix baſſe ? Ah ! Madame, qu’il eſt tard de ſe declarer, luy dit le tendre Federic, j’aime, mais helas ! je n’euſſe jamais pu me reſoudre à vous l’apprendre qu’en cette extremité. Ah ! Prince luy dit-elle, ne vous contraignez pas, la connoiſſance trop certaine que j’ay de ce que vous ſentez pour une autre me met en cét état, mais je la pers avec la vie. Ah ! Madame, s’écria Federic, j’atteſte le Ciel, que je ne ſens rien de prejudiciable à ce que je vous dois, & vous verrez un jour que je ne ſuis que mal-heureux. Ces paroles qui s’inſinuerent ſi facilement dans ſon ame la firent ſoupirer, & ſongeant à ce qu’elle devoit au Prince de Barcelonne, retirez vous, luy dit-elle avec aſſez de peine, retirez-vous & me laiſſez mourir moins criminelle, ſi je ne ſçaurois mourir tout à fait innocente. Cependant Ardalin eſtant revenu à ſoy & prenant une nouvelle vigueur par la veuë du Prince de Sicile qu’il reconnut alors pour ſon rival, faiſoit tous ſes efforts pour parler, mais n’en pouvant venir à bout, il faiſoit fendre le cœur à tous ceux qui le regardoient. Ses ſyncopes redoublant on vit bien qu’il eſtoit preſt d’expirer, & ayant fait comprendre par des demonſtrations les plus touchantes du monde qu’il deſiroit s’approcher de la Princeſſe on l’apporta juſques aupres de ſon lit. Ce fut là que les forces luy revinrent ſur le point de les perdre pour jamais, & regardant Federic & Camille, vivez, leur dit-il, heureux Amans : une ſi belle Princeſſe ne pouvoit eſtre née que pour un Prince ſi accompli, je n’ay point de honte de ceder à un rival qui l’emporte ſur moy par tant d’avantages & que je ne puis ſurpaſſer que par ma tendreſſe. À ces mots ayant attaché ſa bouche ſur la main de Camille, il ſembloit inſeparable de cette affligée perſonne, & ſon ame retenuë par ce plaiſir eut toutes les peines du monde à s’envoler ; ainſi l’amour termina les jours d’un Prince qui par la grandeur de ſa paſſion devoit étre reſervé à de meilleurs deſtin. Un ſpectacle ſi triſte mit la conſternation dans l’ame de tous les aſſiſtans, leur morne ſilence ne fut interrompu que par les cris lamentables de Camille ; il fallut transporter le corps de celuy qui cauſoit toute cette triſteſſe, il paroiſſoit encore animé par ſon amour, & ſes regards avides, qui ne paroiſſoient pas tout à fait éteints ſembloient ne ſe pouvoir ſaouler de voir ce qu’il avoit tant aimé.

Pendant toute cette confuſion, on ne ſongea pas à diſſimuler, les gens de la ſuite d’Ardalin le firent reconnoiſtre par leurs regrets pour le Prince de Barcelonne, & Amaldée & Camille furent auſſi reconnus pour les enfans du Roy Berranger, bien qu’ils n’euſſent pas ſongé à ſe decouvrir : ils ne pouvoient choiſir un moment plus favorable ; les eſprits étoient tous diſpoſés à la pitié, il n’y avoit point de place pour la haine, & le Roy leur continua la méme amitié qu’il leur avoit déja accordée, comme il ne les regardoit que par eux-mêmes, il ne changea point de ſentimens pour eux quand ils changerent de nom pour luy. Mais la Princeſſe de Sicile fut charmée d’apprendre qu’Amaldée & Camille n’étoient que le frere & la ſœur, & rempliſſant ſon ame des doux mouvemens qui tinrent la place des cruels ſoupçons qui l’avoient agitée, ſa tendreſſe en augmenta conſiderablement. Si elle trouvoit en luy le fils de l’ennemy de Menfroy, un Prince pour qui on la forçoit à ce déguiſement ſi ſingulier, enfin qui ne devoit jamais porter la Couronne de Sicile, elle trouvoit en recompenſe un Prince plein de charmes, un Prince qui pouvoit s’engager en ſa faveur ; elle ne trouvoit plus de Rivale, & cet obſtacle levé la dedommageoit aſſez de tout ce qui luy pouvoit étre contraire. Ainſi étant en repos du coſté de l’Amant ; elle ne s’inquieta pas encore du ſoin de s’en faire un mary. On renvoya le corps d’Ardalin à Barcelonne avec toute la magnificence digne de luy & de Menfroy : un Poëte fit ſon Épitaphe, que voicy.

Sous ce tombeau giſt la fidelité.
Avec le tendre Amant qui nous vient d’étre oſté ;
On verra deſormais bien peu d’Amans le ſuivre :
Mais à mon ſens le Ciel eut trop de cruauté,
Qui put mourir d’amour meritoit bien de vivre.

Rien ne pouvoit remettre Camille, & bien que les remedes euſſent chaſſé ſa fiévre, ſon chagrin luy tenoit lieu de tous les maux. Leon ayant été témoin de tout ce qui c’étoit paſſé entre Camille & Federic, ne pouvoit ſe raſſurer par tout ce que luy diſoit ce Prince, il ne comprenoit rien au ſecret important dont on luy faiſoit attendre la fin. D’ailleurs ſa Princeſſe étoit touchée pour un autre, c’eſtoit aſſez pour ne luy laiſſer aucun repos. Amaldée qui n’avoit rien qui luy occupaſt le cœur, repaſſoit ſans ceſſe dans ſa memoire les évenemens dont on eſtoit à peine ſorty. Tout ſon eſprit eſtoit remply de l’ombre d’Ardalin, & il vivoit dans une grande mélancolie. Comme il ſe promenoit ſouvent ſeul, la Princeſſe de Sicile en faiſoit de méme par un autre motif, ils ſe rencontrerent & ne ſe joignirent point. La paſſion de la Princeſſe la rendant timide, luy faiſoit éviter celuy que ſon cœur cherchoit avec trop d’empreſſement, & luy n’y prenoit point garde, ou ne s’empreſſoit guere à luy en demander la raiſon. Cependant un jour que Federic paſſant à coſté de luy, feignoit de ne le point voir ; Que les Amans ſont farouches, luy dit Amaldée, en riant, & quel bonheur pour moy d’avoir le cœur d’une trempe plus dure que le voſtre, aprés ce que je connois de l’amour, je ne voudrois pour rien en faire l’experience, je veux negliger autant qu’il me ſera poſſible des beautez qui exitent un attachement ſi entier, & puiſqu’il faut ſacrifier toutes ſes penſées à ce qu’on aime, je ſuis reſolu de n’aimer jamais rien. La Princeſſe qu’un tel diſcours affligeoit étrangement, luy répondit cependant d’un ton aſſez fier. Hé bien ! gardez cette indifference ſi pleine d’appas pour vous. Elle n’eut pas la force de luy parler d’avantage, & ſe retira bruſquement ; luy qui vit partir Federic de cette maniere, en fut aſſez mal content, & ne croyant pas l’avoir offenſé, il fit reflexion ſur tout ſon procedé reſervé & peu ſincere, & trouva dans ſa façon de vivre avec luy je ne ſçay quoy de particulier, qu’il ne put prendre que pour l’effet de quelque antipatie naturelle, il admira comment on pouvoit aimer la ſœur dont on haïſſoit tant le frere, & ſe reſolut cependant de le ſervir & dans ſa haine & dans ſon amour. Il écrivit au Roy ſon pere, & tâchant de le flechir par les bons offices qu’on leur avoit rendus, il luy propoſa le mariage de Camille & de Federic, diſant qu’il ſembloit que déja le Ciel euſt aſſemblé leurs cœurs pour unir deſormais leurs maiſons, & ajoûtant que Menfroy n’y ſeroit point contraire, que l’amitié qu’il avoit pour ſon fils luy feroit paſſer par deſſus toutes ſortes d’intereſts, que ce Roy avoit l’ame belle, & que pourveu qu’il vouluſt faire la moindre démarche pour leur accommodement, la paix ſeroit bien-toſt concluë. Cette lettre n’eut pas tout le ſuccés qu’elle devoit avoir, comme on le verra dans la ſuitte. Cependant Amaldée qui ne pouvoit haïr Federic, le fuyoit de crainte que ſa preſence ne le chagrinaſt. Quelques jours aprés la converſation qui les avoit ſeparez, ils ſe rencontrerent en pareille conjoncture, elle fut delicate, Amaldée recula & Federic ſoûpira de ce qu’Amaldée avoit reculé le premier ; un ſoûpir ne veut point dire je vous hay : cependant ce ſoûpir le fit penſer au Prince de Majorque, mais Federic à ſon tour, ne comprit point la cauſe qui le faiſoit éloigner de luy ; ils furent trompez tous deux par des raiſons bien contraires. Si l’indifference d’Amaldée luy faiſoit prendre pour de la haine ce qui n’eſtoit rien moins, la tendreſſe de la Princeſſe de Sicile, qui croyoit facilement ce qu’elle apprehendoit, luy fit prendre auſſi pour des mépris ce qui n’en eſtoit pas non plus, bien qu’elle ne parût point ſous la figure d’Amante, elle ne l’eſtoit pas moins pour cela, & ſi des mépris ne devoient pas offenſer directement ſa paſſion, elle ne laiſſoit pas d’eſtre bleſſée par des effets que l’intention ne juſtifioit pas aſſez auprés d’elle. Helas ! diſoit cette Princeſſe, que ne ſe ſent-il forcé de m’aimer ? quoy que ſa raiſon luy oppoſe ; je ſens bien l’aimer ſans le conſentement de la mienne ; mais il en eſt encore bien loin, que n’a-t’il les jeux plus penetrans, & que ne ſçait-il deméler le cœur d’une Amante ſous la figure d’un Amant ? la langueur de mes jeux devroit, ce me ſemble, luy avoir développé ce myſtere, mais les ſiens ne l’ont pas voulu voir, ou l’ont mepriſée en la voyant. La figure de Federic eſt-elle ſi mépriſable, qu’elle n’ait pû ſe faire encore un amy d’Amaldée, puiſque la Princeſſe de Sicile n’oſe pas s’en faire un Amant ? & faut-il que n’oſant rien eſperer pour elle-même, elle ſoit reduite à ſouhaitter quelques égards pour Federic, que l’on évite avec tant de ſoin ? comme l’amour fait faire des vers, & que la Poëſie entretient & charme les penſées amoureuſes, elle en fit pour ſe ſoulager en les écrivant. C’eſtoit une Elegie, qui cauſa encore bien des deſordres. La Princeſſe de Majorque commençoit à ſortir de ſa chambre, & Federic qui par la conformité de leur deſtin, & par la reſſemblance qu’elle avoit avec Amaldée avoit beaucoup de complaiſance pour elle, l’accompagnoit ce jour là ; aprés une converſation aſſez touchante ; Camille qui voyoit ce Prince avoir des manieres aſſez tendres, commença à ſe conſoler auprés de luy de la perte d’Ardalin, ſi bien qu’après avoir rêvé quelques momens, elle luy demanda ſes tablettes pour y écrire ce quatrain, qu’elle venoit de faire.

Mon cœur vient de cauſer une diſgrace extréme,
Et ne balance point à ſe laiſſer charmer,
Qu’on oublie aiſément aupres de ce qu’on aime,
Celuy que l’on ne ſçeut aimer.

C’eſtoit un peu inſulter à la memoire d’Ardalin, mais les ſentimens les moins raiſonnables ſont d’un plus grand merite en amour, Federic y répondit ſur le champ par ces quatre vers dont l’équivoque ne manqua pas d’eſtre pris par Camille, comme il l’avoit bien preveu.

Vous ſoupirez, helas ! mais ma peine eſt extréme,
Mon cœur veut plus pour ſe charmer,
En vous je vois les yeux les traits de ce que j’aime,
Mais eſt ce aſſez pour qui ſçait bien aimer ?

La Princeſſe ſourit à cette reponſe, & en parut tres-contente, mais Federic tirant ſes tablettes de ſa poche, entraîna un papier qui tomba & qui fut auſſi-tôt relevé doucement par la curieuſe Camille ; elle fut encore avec luy quelques momens qui ne ſemblerent que trop longs à ſon impatience, de ſorte qu’elle le quitta adroittement pour aller lire dans ſa chambre le papier qu’elle avoit ramaſſé. Jugez de ce qu’elle penſa en voyant cette Elegie.

ÉLÉGIE

Quoy ! donc mon laſche cœur ne peut plus ſe deffendre,
Il reſſent malgré moy je ne ſçay quoy de tendre,
Luy qui vit en ſecret plus d’un cœur agité,
Et ſeul s’applaudiſſoit de ſa tranquillité ;
Si ſuperbe autrefois, maintenant il s’étonne,
Au trouble qu’il donnoit luy-même il s’abandonne ;
Et par de fiers apas reduit & deſarmé,
Malgré mille froideurs il ſe trouve enflamé.
Où ſont tous ces deſſeins qu’en mon indifference,
Ie formois de braver l’amour & ſa puißance ?
Ie me flatois qu’exempt de la commune loy
Ce cœur bien deffendu ſeroit toûjours à moy,
Ou qu’un aimable objet rendant mon ame épriſe
L’abſence de mes ſens vengeroit la ſurpriſe :
Ie penſois fuir les jeux qui m’auroient ſçeu bleßer,
Ou prendre un peu d’amour ſans trop m’interreſſer.

Oüy, menageant ma gloire autant qu’il eſt poſſible,
I’eſperois me punir d’avoir eſté ſenſible.
Projets d’une ame libre ! & qu’on quitte aiſement,
Auſſi-tôt que l’amour a trouvé ſon moment.
Peut-on fuir qui nous charme ? eſpoir vain & frivole,
Peut-on fuir un objet vers qui le cœur s’envole,
Et tous nos ſens trahis de concert avec nous
Sont-il pas entrainez par un charme ſi doux ?
Fierté refuſe moy ton ſecours inutile,
Sans tes efforts mon ame eſt aſſez peu tranquille.
Tirannique raiſon ne viens pas déchirer
Un cœur que des mépris font aſſez ſoupirer,
Et qui ſoumis aux loix d’une dure contrainte,
Ferme me jeux aux pleurs & ma bouche à la plainte.
Pour quoy t’écartois-tu dans mes preßans beſoins ?
Pourquoy pour un moment ſuſpendois-tu tes ſoins ?
C’eſt cet inſtant fatal où l’amour prit ta place,

N’attens pas deſormais que ta rigueur l’en chaſſe.
En vain tu luy veux rendre & le calme & la paix,
Puis que tu l’as quitté quitte-la pour jamais ;
Ie te quitte à mon tour tu n’es plus la maîtreſſe,
I’écoute les conſeils de ma ſeule tendreſſe,
Ie ſuis le doux penchant dont je me ſens charmer,
Plaiſe au Ciel en aimant que je faſſe aimer !
Mais helas ! il faudroit declarer mon martyre,
Ie ne crains plus d’aimer & je crains de le dire,
Ie ſoupire & je tremble à faire un tel adveu,
Ma langue eſt trop timide, & mon cœur l’eſt trop peu.
Viens m’enhardir, amour, qui m’as rendu ſi tendre,
Pour moy prés d’A… oſes tout entreprendre,
Et que ſon cœur exempt de trouble & de ſoucy,
En aprenant le mien en puiſſe prendre auſſi.

Le dépit s’empara de ſon ame à cette lecture, & regardant ce Federic qui venoit de luy dire mille choſes tendres, comme le plus traitre de tous les hommes ; ſa jalouſie produiſit en cét inſtant un effet tout contraire à ce que la premiere avoit fait ; elle luy redonna toutes ces forces par l’ardeur de ſe vanger. Cependant elle eſtoit aſſez embarraſſeé : l’idée d’une beauté qui luy enlevoit le cœur de Federic, & qu’elle eſtoit ſi peu ſeure de trouver, la geſnoit terriblement ; en penſant haïr Federic, elle ne s’apperçevoit pas qu’elle haïſſoit toutes les Dames de la Cour, de peur de ne pas haïr celle qui cauſoit ſon inquietude. Il n’y en avoit point qui ne luy donnaſt une peine ſecrete, elle vouloit, & craignoit en même temps de trouver ce qu’elle cherchoit, & montrant l’élegie à toutes les Dames, avoüez, leur diſoit-elle d’un ton railleur, avoüez qu’on eſt bien-heureuſe d’inſpirer des ſentimens ſi delicats à un Prince auſſi ſincere que Federic ; puis voulant lire dans leurs yeux ce qu’ils avoient dans l’ame, elles les examinoit avec une attention la plus inquiette du monde. Pluſieurs lurent l’élegie ſans s’y connoiſtre ; on avoit eu ſi peu de froideurs pour Federic, que perſonne ne ſe pouvoit faire l’aplication des plaintes qu’elle contenoit. Camille commencoit à reſpirer, & ſe remettoit peu à peu de l’apprehenſion qu’elle avoit euë, quand l’Amirale prenant l’élegie avec aſſez de dédain, commenca de ſe radouçir, puis une rougeur qui luy monta ſur le viſage faiſant comprendre à Camille que ſa jalouſie ſe devoit fixer ſur elle, Madame, luy dit-elle, d’un ton fort aigre, voſtre fierté rebutante pour tout autre Amant vous donne un Prince fatigué de ſoûpirs, mais prenez y garde, ſi je ne me trompe, vous ſoûtiendrez peu ce caractere, j’ay remarqué dans vos premiers mouvemens quelque choſe d’aſſez peu fier, & ſi la ſuite répond à ce commencement, je crains bien que cette ſeverité que vous avez euë pendant l’indifference de Federic, ne finiſſe avec elle. Cependant ſuivez mon conſeil, continuez-là, ſi vous voulez faire durer une paſſion qu’elle a fait naître. Je vous en crois, luy dit l’Amirale en ſe levant pour s’en aller. La Princeſſe fut picquée au vif de cette réponſe & de ce départ ſi bruſque. Chacun ſe retira là deſſus, raiſonnant à ſa maniere ſur le bizarre choix de Federic. Yolande en fut bien-toſt informée par le moyen de ſon amie, & par l’ordre qu’elle eut de revenir à la Cour, ſa belle mere ayant fait reflexion ſur l’Elegie, trouva que tout luy convenoit admirablement. Le peu d’égard qu’elle avoit eu pour un Prince Amant, ne pouvoient paſſer chez luy que pour des mépris ; tant de menagement de ſa part ne pouvoit eſtre que pour une femme qui l’avoit trop outragé pour l’aimer ſans honte, & ce qui la confirma, fut le nom d’Amaldée que la Princeſſe n’avoit oſé écrire qu’imparfaitement, qui ayant beaucoup de rapport au ſien, [2] la perſuada ſans retour. Toute autre qu’une intereſſée n’auroit jamais demeſlé ce caractere tremblant & ambigu, mais de quoy ne vient-on pas à bout, quand l’amour s’en meſle ; ſi bien qu’aſſurée de ce cœur qu’Yolande avoit cru vainement poſſeder, elle fut bien aiſe de l’avoir pour témoin de ſon bon-heur. C’eſt une grande joye pour une Amante, que le chagrin d’une rivale, & l’on triomphe avec plaiſir de celle dont on avoit apprehendé quelque choſe. Quel contre-temps pour Yolande, de revenir à la Cour pour l’infidelité du Prince, quand ſa trop grande fidelité l’en avoit chaſſée, mais il fallut obeir & s’éclairçir d’un ſoupçon qui ne pouvoit qu’à peine entrer dans ſon ame. Sa belle mere luy paroiſſoit peu propre à la chaſſer d’un cœur dont Camille ne l’avoit ſçeu banir ; car ſon Amie avoit entendu dire à quelqu’un, que Federic avoit aſſuré que Camille n’eſtoit point ſa belle paſſion, & qu’il en avoit une qui ne finiroit qu’avec ſa vie. Yolande avoit quelque raiſon de croire la conſtance du Prince la deſſus, trompée par le rapport que ces paroles avoient avec la bonne opinion qu’elle avoit d’elle-même touchant Federic. Enfin revenuë auprés de la belle mere, elle la trouva deſarmée de cét air farouche & ſauvage qu’on quitte bien-toſt quand on a un Amant qui plaiſt, elle prenoit l’air galant, & ſe faiſant un ſecret reproche d’avoir perdu par ſon peu de lumieres ſur l’amour des momens qu’elle auroit paſſez plus agreablement, en connoiſſant la tendreſſe de Federic, elle voulut les rappeller, elle ſongea aux moyens d’enhardir celuy qu’elle croyoit avoir intimidé par ſon trop de hauteur, & trouva bon de faire la moitié du chemin. Sçachant qu’il ſe promenoit ſouvent ſeul, elle fit deſſein de ſe rencontrer ſur ſon paſſage, & l’executa des le meſme jour. Federic s’eſtoit écarté de la foule, & s’appuyant ſur une de ſes mains, laiſſoit quelques larmes le long de ſes joües, qu’il parut à l’amoureuſe Sicilienne digne de ſa pitié ! Elle s’approcha doucement de luy, & luy dit en rougiſſant. Helas ! Prince, ne ſçauroit-on mettre fin à des ſouffrances qui affligent toute la Cour, la j’oye n’oſe plus y paroiſtre depuis que vous l’avez banie de chez-vous ; toutes nos Dames ſont penetrées de la langueur qui accable leur Prince. Cette langueur, luy répondit-il aſſez non-chalamment, n’a point dû gagner toutes celles que vous me reprochez, puis que la ſeule perſonne qui en devroit étre atteinte… Achevez, Prince, luy-dit-elle, voyant qu’il s’eſtoit arreſté, je comprens bien qu’une belle trop ſevere vous fait craindre un méchant ſuccez dans une paſſion qui veut toûjours reuſſir ; mais que ne parlez-vous, il n’eſt point de beauté quelque fiere qu’elle ſoit, qui ne veuille bien partager ce que vous ne reſſentez que pour elle. Federic ne luy repartit rien, & aprés eſtre retournée à la charge pluſieurs fois, voyant qu’elle n’avançoit point, Federic l’irritant par ſa trop grande retenuë, elle le quita.

Fin de la premiere Partie.
  1. Nom conſacré dans la Sicile, comme Dauphin en France.
  2. Elle s’appelloit Amedée.