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Feuilles de Momidzi/17

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XVII

UN MOT

aux amateurs de Japoniaiseries





Si je me refuse à écrire un article sur le nouveau livre de M. de Goncourt[1], ce n’est pas sans motif, croyez- le bien. De ces motifs, j’en avouerai un seul, et le voici. Il ne me plaît pas de dire des choses désagréables à un charmant écrivain, et du moment où je prendrais ma plume d’orientaliste pour parler de son très cher Hok’-saï, je serais entraîné malgré moi à soutenir que lui, M. de Goncourt, n’est pas un spécialiste. Ce reproche serait au moins bizarre, à peu près comme si je lui imputais le crime de ne pas être une brute ; mais enfin ce serait un reproche et, par Bouddha ! je n’ai aucun goût pour lui en distiller la formule.

C’est d’ailleurs justement parce que M. de Goncourt n’est pas un spécialiste, — sinologue, japonologue ou japonisant, comme on voudra, — qu’il a pu nous apprendre, sur le Cham du Soleil-Levant, des choses vraiment extraordinaires ; mais ces choses là, ce n’est pas à moi qu’il appartient de les faire valoir. Je me bornerai à accomplir un petit acte d’érudition en lui prouvant qu’il a oublié parfois — horresco referens ! — de mettre des points et même des tréma sur les i.

En veut-on la preuve ?

Chacun a certainement lu, — ne fût-ce qu’à l’école, — les œuvres d’un immortel poëte français du siècle de Louis XIV qu’on me permettra, pour me conformer au procédé original de M. de Goncourt, d’appeler Root, et l’une de ses plus célèbres tragédies l’Anglais. À ma manière de m’exprimer on pourrait croire que je plaisante. Pas le moins du monde. Par Çâkya Nyo-raï ! je le jure : M. de Goncourt, que j’imite en ce moment, n’a pas voulu se moquer de ses lecteurs, pas plus que moi des miens. Je continue donc à suivre son exemple.

Nous et nos pères avons eu le cerveau fardé du récit des exploits d’un fameux conquérant qui s’appelait le Lion-aux-Navets et qui mourut sur un rocher. Eh bien ! cette fois encore, soyez sûr que je ne veux pas me moquer de mes lecteurs, pas plus que M. de Goncourt des siens. Seulement, à l’exemple de cet aimable yamatophile (notez que ce mot veut dire « qui aime le Japon » ), je fais, à mes heures, de la philologie et, sur l’escarpolette de la science étymologique, je réclame des droits pour toutes les balançoires. Ces droits, je n’en revendique aucun pour moi sans les revendiquer pour M. de Goncourt.

Toutefois, m’est avis que j’en ai déjà dit trop, puisque je ne veux pas faire de controverse, ni même écrire un article sur le nouveau volume de M. de Goncourt. Bien plus : le remords me prend. Je répare. M. de Goncourt réparera à son tour, si cela lui fait plaisir.

Le M. Root, dont j’ai parlé tout à l’heure, comme de l’un de nos plus grands écrivains français, si vous ne le connaissez pas sous la forme anglaise de son nom, je vous dirai que c’est « Racine » et que sa tragédie de « l’Anglais » c’est « Britannicus ». Le fameux conquérant que j’ai appelé le Lion-aux-Navets, c’est l’empereur Napoléon Ier qui motiva un bizarre distique affiché sur les murs de Paris après l’avènement du gros roi Louis XVIII et dont on trouverait au besoin le texte dans un des nombreux Corpus inscriptionum latinarum… cuisinarum composés par les érudits les plus distingués du dernier grand siècle défunt. Ce distique le voici :

Vivat Napo leo !
Pereat Ludo vicus !

« Que le lion se nourrisse de Navets ! Que le faubourg périsse par le Jeu ! »

Or il arriva à M. de Goncourt de faire usage de la façon la plus ravissante du singulier procédé qui consiste à appeler les personnages célèbres de la Chine sous des noms absolument inconnus en Europe et qui le sont également sur les deux rives du fleuve Jaune.

Le plus grand poète chinois se nomme Li Taï-peh et un autre poète, également célèbre au Céleste-Empire, Peh Loh-tien. On ne s’imaginerait guère que M. de Goncourt appelle le premier « Lihakou » et le second « Hakou-rakou-ten »[2]. Il désigne bien Confucius sous le nom latin qui a pris droit de cité parmi nous, mais il nous parle d’un certain Soshi, l’un des disciples du grand moraliste de Lou. L’éditeur Charpentier, qui en a publié les dires, ne s’en douterait probablement pas en se voyant désigné de la sorte. Le terrible empereur Tsin-chi Hoang-ti, qui fit construire la grande muraille et brûla les livres et les lettrés de son bienheureux pays, lui aussi est cité par M. de Goncourt sous le nom de Shikô ! Si le spirituel écrivain veut trouver dans les « Biographies universelles » françaises on autres des détails sur ce Soshi et ce Shikô, il les cherchera en pure perte, je l’affirme, avec les singulières étiquettes dont il les décore.

Cela me rappelle une anecdote qui fera voir à MM. J. et E. de Goncourt qu’on ne change pas impunément les noms des gens et surtout ceux des littérateurs. C’était en 1856, — à dix ans près je ne crois pas me tromper. — Une dame de Londres, qui habitait Elisabeth Street, en causant avec moi des œuvres de l’imagination contemporaine, vint à me dire qu’un de nos écrivains français qui lui plaisait le plus était « deux en un », ce qui me parut bizarre tout d’abord. Puis elle ajouta que cet écrivain double se nommait Short-hinge, ce qui ne contribua pas précisément à éclaircir mes idées. Ceux qui savent un peu l’anglais, reconnaitront qu’il est intempestif d’estropier par trop certains noms et devineront à la longue de qui voulait me parler la gracieuse lady. M. de Goncourt ne pourra pas s’en formaliser.

Mais trêve de chicanes sur de telles minutes ; et, pour en finir, qu’on me permette un mot sur ce fameux Hok’-saï, le peintre Japonais « fou de dessin » dont M. de Goncourt est le panégyriste enthousiaste et au char de triomphe duquel il espère atteler le public amateur des grandes cocasseries artistiques.

J’aurais sans doute mauvaise grâce, — moi qui ai dit plus d’une fois, comme saint François Xavier, que les Japonais étaient les délices de mon cœur, de médire sur n’importe lequel de leurs artistes et surtout sur ce brave Hok’-saï dont j’ai le premier fait une courte mention dans la Biographie générale de Firmin Didot, il y a une vingtaine d’années. Hok’-saï est à coup sûr un caricaturiste drôle par moments, bizarre presque toujours. Ses nombreuses charges à outrance amusent un instant. On s’arrête quelques minutes avec plaisir sur les premiers cahiers de ses Man-gwa qui vous tombent sous la main ; on parcourt les autres un peu plus vite ; on examine les derniers avec le pouce. Je n’ignore pas qu’une telle déclaration est de nature à arracher des cris d’horreur à certains bibliophiles et, pour cause, à un bon nombre de marchands de curiosités. Aussi bien qu’eux tous, j’apprécie parfois l’ancien art japonais, mais je juge qu’on a beaucoup surfait, chez nous, quelques-uns de ses coryphées. Un savant critique, feu Charles Schœbel, lauréat de l’Institut, écrivait que les Américains d’avant la conquête, en fait d’art, avaient réalisé l’idéal de la laideur. Il serait profondément injuste d’en dire autant des peintres et des crayonneurs du Nippon ; mais, en feuilletant les œuvres d’Hok’-saï et de ses émules, on a parfois la velléité de dire qu’il a réalisé l’idéal du grotesque[3].

Hok’-saï d’ailleurs n’est devenu un artiste hors ligne aux yeux de ses compatriotes que depuis le jour où nous nous sommes avisés en Europe de rire un peu, — pas bien longtemps, — de ses croquis fantaisistes et ensuite de les admirer « par genre », sans mesure et à tort et à travers.

Telle est mon humble appréciation ; mais je n’ai garde d’insister, car je ne veux pas faire naître d’oiseuses discussions sur la matière, et je sais que des goûts et des couleurs, il n’y a pas avantage à disputer. Je ne disputerai pas non plus sur la valeur relative des différentes éditions des Man-gwa d’Hok’-saï, dont le livre de M. de Goncourt fixe magistralement la valeur commerciale d’une façon fort amusante et qui plus est, — pour quelques personnes au moins, — d’une façon sans doute fort rémunératrice. Tout ce que je puis dire aux amateurs qui éprouvent le besoin de jeter leurs banknotes par la fenêtre, c’est que la plupart des prétendus tirages primitifs des xylographies d’Hok’-saï sont l’œuvre d’ouvriers bien moins habiles que ceux qu’on emploie de nos jours dans les imprimeries japonaises, et qu’en outre aucun peuple n’est plus adroit que les Japonais lorsqu’il s’agit de nous donner le change sur l’ordre et la date des éditions d’un livre à la mode.

Or, les Man-gwa d’Hok’-saï sont à la mode… grâce à M. de Goncourt… et autres.

Avis cependant aux curieux, aux bibliophiles et aux commissionnaires en librairie japonaise.



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  1. L’Art japonais du XVIIIe siècle, Hokousaï. Paris, 1896, in-12.
  2. L’art Japonais du XVIIIe siècle, p. 185.
  3. Voyez la charmante étude de Mlle Bodil Lindegaard sur l’art de la peinture chez les Japonais, dans les Annales de l’Alliance Scientifique universelle, 1900, t. VII, p. 235.