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Figures dans la nuit (Tinayre)/La Sirène de Kerdren

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Figures dans la nuitCalmann-Lévy, éditeur (p. 155-210).


LA SIRÈNE DE KERDREN


À M. Louis Doynel.


Un soir de pluviôse, an II de la République, M. Charles-Auguste Mazurier, inspecteur des mines, en mission dans le Finistère, s’en allait de Landerneau vers Carhaix.

La lande déserte, semée de roches granitiques, sans routes, sans maisons, presque sans arbres, ondulait sous le ciel bas où de gros nuages, venus de la mer, couraient, poussés par les rafales. Ni du côté des monts d’Arrée, ni du côté de l’océan, le paysage, noir de bruyères mortes, n’avait plus de contours précis. Le crépuscule achevait de dissoudre les lignes, de faner les couleurs et déteindre le miroitement métallique de quelques étangs dispersés.

Parvenu au bord d’un plateau, près d’un calvaire à trois croix chargé de personnages gothiques, le cavalier laissa souffler son cheval.

Un sentiment panique de solitude l’accablait, en ce lieu triste, à cette heure trouble. La veille, à Landerneau, le commissaire du pouvoir exécutif l’avait assuré que le district était paisible, qu’on y trouvait partout les bienfaits de la Révolution et non pas — comme dans le Morbihan voisin — la chouannerie embusquée au fond des chemins creux, entre les petits murs de pierre sèche. Les fauteurs de troubles avaient expié leurs crimes sur les places de Brest et de Quimper. Restait un agitateur, plus habile que les autres, l’insaisissable curé Trentiniac, un réfractaire, « ennemi de la nation et de l’humanité », dont la présence était signalée à la fois dans le pays de Léon et dans les Montagnes Noires, comme s’il avait possédé le pouvoir magique du dédoublement.

C’était le temps où les prêtres qui refusaient le serment civique étaient déportés à Cayenne et, s’ils se soustrayaient à la déportation, arrêtés, jugés, condamnés et guillotinés dans les vingt-quatre heures. Le décret du 13 vendémiaire ordonnait que la même peine fût appliquée aux recéleurs des « insermentés ». Cependant, les campagnes françaises étaient pleines de ces proscrits. Cachés dans les bois, ils célébraient la messe au fond des grottes ou sous les dolmens druidiques ; ils baptisaient, confessaient, mariaient secrètement les fidèles ; puis, l’office achevé, se muaient en soldats du roi.

Celui que le directoire du Finistère faisait rechercher dans toutes les communes, et dont la tête était mise à prix, avait sa légende, chaque jour accrue d’un épisode nouveau par l’imagination populaire.

« Certes, l’ignorance et le fanatisme ont ajouté de sombres couleurs à ce personnage, qui, par lui-même, doit être assez effrayant, se dit le cavalier en regardant d’un œil inquiet les hautes touffes d’ajonc… Après tout, si je le rencontrais, à cette heure-ci, dans cette lande, et qu’il fût seul contre moi seul, je ne le craindrais pas, étant bien armé. Mais, pourquoi me chercherait-il noise ? Je ne suis pas militaire ; je ne suis pas magistrat ; je suis un modeste minéralogiste, un homme pacifique, bon époux, bon père, bon ami, très fâché de vivre dans les temps héroïques de la Révolution et qui se fût bien passé d’aller en Bretagne pour y fabriquer du salpêtre… »

Le souvenir de sa Touraine natale le fit soupirer. Il revit sa maison dominant la levée de la Loire, les espaliers, les vignes et la jolie citoyenne Mazurier en robe de linon blanc, coiffée d’un madras « à la créole ». Elle lui souriait en l’appelant : « Charles-Auguste, mon tendre ami… »

Pendant la Terreur, le prudent Mazurier avait troqué ses prénoms baptismaux contre les noms vraiment républicains de Léonidas et de Brutus. Mais la citoyenne Mazurier, portes closes, envoyait au diable les Spartiates et les Romains…

Le minéralogiste rabattit les bords de son chapeau, car la pluie commençait à tomber. À l’ouest, une barre jaune se dessina, pâlit, disparut sous l’amoncellement des nuées. Le ciel et la lande prirent la teinte du plomb. Mazurier, se fiant à sa monture, descendit la pente qui se relevait, au delà d’un petit vallon, et rejoignait les faibles contreforts des « montagnes ». Plus loin, il trouva des champs labourés, un chemin creux bordé de genêts, quelques masures et, enfin, dans la campagne redevenue déserte, une longue avenue de chênes qui annonçait un château.


II


L’inspecteur poussa son cheval sous Le couvert des arbres où l’ombre devenait plus noire, jusqu’à ce que le sabot de la bête fît résonner un dallage de pierre et que la masse d’une grosse tour obscurcit la nuit. Pas une lueur derrière les fenêtres. Le manoir semblait abandonné. Mazurier mit pied à terre et souleva le heurtoir de la porte. Le choc sonore parut ébranler les ténèbres. Au second coup, la porte s’entr’ouvrit et le rais vaporeux d’une lanterne éclaira le visiteur en plein visage. Un paysan aux longs cheveux grisonnants, vêtu de larges culottes et d’une veste bleue, demanda en français

— Que voulez-vous, à cette heure ?

— Je désire voir le citoyen Le Guilvic qui m’a prié de m’arrêter ici lors de mon passage à Kerdren. Je suis le citoyen Mazurier, inspecteur des mines.

— Espérez un peu. Je vas prévenir le maître, dit le bonhomme en fermant la porte au nez du minéralogiste déconfit.

Mais la porte se rouvrit bientôt.

— Vous pouvez entrer, citoyen. Je vas mener votre cheval à l’écurie, oui donc !

— La boîte ! cria l’inspecteur des mines, La boîte qui est attachée sur la selle !… Ne l’oublie pas !

— Elle est pesante ! On dirait du plomb.

— Il n’y a pas de plomb là dedans. Il y a des pierres que je veux montrer au citoyen Le Guilvic.

L’homme à la veste bleue emmena le cheval, et l’inspecteur pénétra dans un vestibule vaguement éclairé par le reflet d’un grand leu qui brûlait dans la salle voisine.

Une voix aiguë cria :

— Salut et fraternité, citoyen !… Regarde où tu poses le pied, car il y a des trous dans le carreau… Tout dégringole, ardoises, girouettes, volets, et la fortune de la maison avec la maison, mais je m’en console en pensant que je vis au siècle des lumières et que nous commençons l’âge d’or.

— Salut et fraternité, citoyen Le Guilvic. Je m’excuse de venir ainsi, sans m’être annoncé, m’asseoir à votre foyer, pour une heure, mais je me suis remémoré l’invitation que vous me fîtes, en brumaire, lorsque j’eus l’honneur de vous voir à Brest, et certaines circonstances me conduisant par ici…

— Hé, citoyen, je suis charmé de te recevoir.

Un rire grinça, comme le cri d’une girouette rouillée.

Au seuil de la « salle », dont la porte jouait dans un encadrement de granit à moulures, surmonté d’un écusson, se tenait un petit vieillard enveloppé d’une houppelande brune. Son corps était si grêle que ses jambes semblaient dénuées de chair dans les bas de laine bleue tout reprisés. Sur son crâne, un peu de travers, une perruque jadis blanche était posée, qui avait pris le ton jaunâtre d’une vieille toison de brebis. L’ample rondeur du front tendait la peau luisante comme du parchemin et partout ailleurs burinée de rides très fines. Le nez, aussi desséché qu’un coquillage abandonné au soleil, la bouche tordue par l’ironie, le menton saillant, les joues creuses, les yeux d’un bleu singulièrement pur et vif, semblaient faits d’une matière subtile, non charnelle, aussi légère qu’une feuille morte au creux de la main, et que la moindre étincelle eût consumée.

— As-tu dîné, cher Léonidas-Brutus ?… Oh ! pas de cérémonie avec moi. Cela pue l’ancien régime. Soyons laconiques. As-tu dîné ? Non. Tant pis pour toi. Tu partageras mon brouet spartiate. Naguère, sous le tyran, je t’aurais offert du gibier, mais on m’a retiré mes droits et mes armes de chasse, il ne me reste plus que des harpons.

Mazurier considéra le citoyen Le Guilvic, ci-devant comte de Kerdren et capitaine de frégate dans la marine ci-devant royale.

— Sous le tyran, dit-il, je n’aurais pas dîné à votre table, et l’office eût été bien assez bon pour le fils d’un marchand tourangeau.

— Qu’en sais-tu ? s’écria brusquement Le Guilvic… Un freluquet de Versailles vous eût peut-être traité selon votre naissance et non pas selon vos mérites. Mais j’avais une autre idée de l’hospitalité, avant même que d’avoir lu votre Jean-Jacques.

— Je n’en doute pas, citoyen. L’amour de la science conduit à l’amour de la vertu, et il suffit de parcourir vos ouvrages pour y reconnaître une âme républicaine.

— Comme il me suffit de t’entendre, citoyen, pour découvrir en toi je ne sais quelle corruption contre-révolutionnaire, car tu ne consens point à me tutoyer, et tu n’as pas encore, une seule fois, prononcé les mots de b… et de f… si chers aux véritables sans-culottes.

— Oh ! pour cela, dit en riant Mazurier, je peux sacrer tout comme un autre, et si le style du Père Duchesne vous agrée, je l’emploierai par courtoisie… Mais j’avoue qu’en certains cas… devant certaines personnes… j’éprouve un plaisir peut-être coupable à parler comme faisaient mes parents… Me dénoncerez-vous aux représentants qui sont en mission dans le Finistère, et qui m’envoient inspecter les mines de Huelgoat ?

Le vieux Kerdren eut un accès de son rire sarcastique, mais ses yeux bleus prirent une expression bienveillante. Il posa sa main fluette, pareille à un objet d’ivoire travaillé, sur l’épaule du minéralogiste. L’honnête visage de Mazurier était aussi frais, aussi candide que celui d’un petit garçon, avec ses yeux bruns à la fleur de la tête, ses bonnes joues vermeilles, son nez un peu gros, sa bouche un peu grande, la fossette de son menton. Les cheveux châtains, noués sur la nuque par un vieux ruban, gardaient quelque trace de poudre.

— Eh bien, monsieur, devant que le repas soit prêt, — pauvre repas, triste chère ! — vous me direz ce qui me vaut le plaisir de vous recevoir. Je présume qu’il s’agit de minéralogie, car nous aimons tous deux cette belle science. Les cailloux sont moins durs que les cœurs des hommes.

Il offrit un siège à Mazurier, sous le manteau de la cheminée gothique où croulait un tas de braise, puis il jeta deux bûches dans l’âtre. Des flammes pétillantes montèrent. Leurs rougeâtres lueurs firent jaunir les petites lumières d’un candélabre à deux branches posé sur une table en chêne noirci. Les solives du plafond, la pierre des murs, tendue, jusqu’à hauteur d’homme, d’une tapisserie de Bergame, jadis verte, mais décolorée par l’humidité, sortirent de l’ombre. La salle basse de Kerdren était si longue que ses extrémités se perdaient dans les ténèbres. Elle était dallée, sans autres lapis que des peaux de loup et de renard jetées sur la pierre brute, comme au temps fabuleux du roi Arthur. On y venait aussi d’énormes bahuts, un vaisselier chargé de faïences de Quimper et de plats d’étain, une table, des escabeaux, un banc à dossier et six fauteuils au point de Hongrie. Au-dessus de la tenture étaient disposés des « massacres », des tètes de sanglier naturalisées, et — les armes ayant été confisquées par un commissaire amateur de belles panoplies — quelques lances, hachettes, poignards, sagaies aux formes affreuses, trophées sauvages rappelant les lointaines navigations de M. de Kerdren. L’objet le plus remarquable de cette collection était une grande figure de femme, en bois, rehaussée de peintures barbares, la tête et le torse nu assez bien conservés, le bas du tronc et les jambes d’une seule pièce, comme les Termes des jardins, mais si grossièrement taillés, si profondément rongés, qu’aucune forme de membres humains n’y était plus reconnaissable. Les bras avaient disparu, — peut-être n’avaient-ils jamais existé. Cette figure, mexicaine ou caraïbe, était dressée contre le mur et, dans la pénombre traversée de rougeurs mobiles, elle dessinait assez bien la forme allongée d’un poisson. La face, encadrée de petites tresses frissonnantes comme des algues, avait de très grands yeux obliques, saillants, faits d’une substance nacrée et d’une espèce d’émeraude ternie. Un terrible sourire relevait les coins de la bouche. Les épaules effacées, les seins petits et pointus, le ventre plat et cette gaine informe des jambes qui s’achevait par une fourche, comme une queue de dauphin, donnaient l’idée de la souplesse agile et fuyante, malgré la rigidité du bois.

Mazurier allait demander à M. de Kerdren qu’elle était l’origine de cette « idole », quand le valet à veste bleue apporta la boite aux pierres.


III


L’année précédente, à Brest, Charles-Auguste Mazurier avait rencontré le ci-devant Kerdren chez un chimiste, M. Ginouin, qui réunissait en sa maison les anciens membres de la défunte Académie royale de marine. Officiers de vaisseau, ingénieurs, mathématiciens, médecins, naturalistes, administrateurs, ils donnaient à l’étude les loisirs de leur retraite, et s’efforçaient de reprendre les travaux que la Révolution avait interrompus. Le Guilvic de Kerdren faisait quelquefois le voyage de Brest, pour revoir ses vieux collègues et camarades que les nouveaux maîtres de la ville considéraient comme des maniaques inoffensifs. Autrefois, quand M. de Kerdren était au service du roi sur la frégate l’Aventureuse, son caractère fantasque et frondeur avait indisposé les amiraux et ralenti son avancement. Dans cette ville de Brest, où tout ce qui n’était pas garde-marine comptait pour rien, il fréquentait des gens que le « grand corps » avait excommuniés : des officiers de fortune, des bourgeois, des artistes comme Hue et Sartory. Aussi passait-il pour philosophe et disciple de Jean-Jacques. À la vérité, M. de Kerdren avait vu de trop près les races primitives pour croire au « bon sauvage », naturellement vertueux ; mais, dans ses relations avec l’espèce humaine, — qui lui semblait naturellement égoïste et méchante, — il cherchait la satisfaction de ses goûts personnels sans s’embarrasser d’aucun préjugé. Il avait la passion des sciences, et particulièrement de la géologie. La conversation des savants lui agréait donc beaucoup plus que la compagnie des caillettes. Il devait sa réputation de « philosophe » à ses manières plutôt qu’à ses idées, et cette même misanthropie qui l’éloignait des salons, lui donnait, aux yeux des sots, figure de philanthrope ! Quand la Révolution déferla sur Brest et que la société aristocratique fut emportée par ce raz de marée, des officiers subalternes, des avocats, des marchands, presque sans connaître M. de Kerdren, le considéraient comme un Mirabeau de Basse-Bretagne. Il se tira d’un pas dangereux en se réfugiant dans son château, pour y soigner sa santé, disait-il, et s’y occuper de travaux scientifiques. À plusieurs reprises, des délégués de Brest, de Landerneau, de Carhaix, le vinrent surprendre à Kerdren. Ils trouvèrent toujours dans les façons de l’hôte, dans l’aspect du logis, dans la frugalité de la table, comme une double attestation de civisme et de pauvreté. Leur sollicitude alla jusqu’à s’informer des dispositions des paysans. Les ci-devant vassaux, encore subjugués par le fanatisme, n’étaient-ils pas une menace permanente pour le ci-devant seigneur, devenu républicain ? Le ci-devant seigneur répondit que les gens de Kerdren le tenaient pour sorcier et n’approchaient jamais du château, le seul Corentin, ex-matelot, assurant tout son service ; et, comme il accompagna cette déclaration de quelques jurons épouvantables, les délégués se retirèrent tout attendris.

Charles-Auguste Mazurier partageait le sentiment des citoyens délégués. Lui aussi, qui connaissait ou croyait connaître l’histoire de Le Guilvic, regardait ce vieillard singulier comme un admirable type de l’aristocrate, volontairement dépouillé de ses préjugés et de ses privilèges. Mais, avant tout, il honorait en lui le savant, avec une certaine naïveté dans le respect qui empêchait absolument des manifestations de fraternité républicaine, telles que le tutoiement. C’est que Charles Mazurier, comme beaucoup de bourgeois français qui se croient révolutionnaires, était un aristocrate inconscient, un homme très civilisé, sensible aux moindres nuances de la langue, nullement désireux de manger dans la même assiette que les crocheteurs et de dormir sur la même paillasse.

La boîte aux pierres étant posée sur la table, M. de Kerden approcha les deux flambeaux.

— Avez-vous donc quelque chose d’extraordinaire à me montrer ? dit-il avec la mine d’un gourmet qui sent le parfum des truffes.

— Peu de chose. Vous savez que je recherche les terres salpêtrées. Or j’ai vu dans l’église de Penmarc’h, qui est construite en granit de la côte, des efflorescences salines, et, sur une roche granitique, près de la rivière d’Odet, j’ai découvert du sulfate de magnésie…

— Je sais… je sais…

— Voici un échantillon, dit Mazurier en fouillant dans la boîte… Le sulfate de magnésie, qui s’était formé pendant une période de sécheresse, a disparu dès la première pluie…

— Oui, le climat très humide de notre Bretagne gène la formation des sels qui devraient être abondants… À Penmarc’h, monsieur, vous avez constaté comment le sel marin, dont les pierres sont imprégnées, se combine avec la chaux qui sert à lier ces pierres, et compose un muriate de chaux. Le lieu, bas et malsain, plein d’exhalaisons méphitiques, contient beaucoup d’acide carbonique. J’y vois la raison d’un phénomène, unique dans la région, et encore mal expliqué.

Les yeux de Charles Auguste Mazurier brillèrent :

— Précisément, dit-il, j’ai rédigé quelques observations sur ce sujet… La bonté que vous m’avez toujours témoignée, monsieur, m’a donné l’audace de vous apporter ce petit mémoire et, si vous daignez y jeter un regard, vous m’obligerez infiniment.

— Très volontiers, citoyen.

L’inspecteur fouilla dans une poche intérieure de son vêtement et il en tira un gros portefeuille en cuir noir qui laissa échapper quelques papiers.

M. de Kerdren les ramassa promptement, mais Mazurier s’écria :

— Excusez-moi, monsieur. Ceci n’est pas mon mémoire. Ce sont les divers sauf-conduits qui me permettent de circuler librement. Il y a des municipalités fort méfiantes, et certains comités de village, animés d’un beau zèle ou d’une belle peur, ont tôt fait de prendre un voyageur innocent pour un espion aux gages de l’Angleterre !… Le moi dernier, à Pol-de-Léon, une vieille folle ne m’a-t-elle pas dénoncé à la municipalité comme étant le curé Trentiniac ?… J’avais mes papiers en règle, fort heureusement pour moi…

M. de Kerdren leva la tête. Son regard bleu frappa comme un stylet la bonne face arrondie du minéralogiste.

— Déplaisante aventure ! dit-il. Sotte confusion !… Je ne connais pas le curé de Trentiniac, mais, d’après ce que j’en ai ouï dire, vous lui ressemblez comme je ressemble à la Sirène de Kerdren.

Il désigna, d’un geste, la statue mystérieuse.

Mazurier étala un petit cahier sur la table.

— Voici mon mémoire.

— Eh bien, je le lirai cette nuit.

— Épargnez-vous cette fatigue, monsieur, dit l’inspecteur qui pliait soigneusement les sauf-conduits et les remettait dans le portefeuille. Vous me reverrez sous peu. Je dois être demain à Huelgoat, où je demeurerai quelques jours ; puis je ferai une tournée dans la région la plus déserte de la Montagne Noire, et je terminerai mon voyage par Morlaix que je ne connais pas encore… De Morlaix, sans doute reviendrai-je par ici, avant que de regagner Brest et de repartir pour ma chère Touraine… si toutefois l’on m’en donne congé, acheva-t-il en soupirant.

— Vous devez être demain, à Huelgoat ?

— Oui, monsieur.

— Mais c’est impossible !

— Quelques heures de chevauchée nocturne ne m’effraient pas, et je veux surprendre à l’aube les directeurs et ingénieurs des mines de Huelgoat… C’est le désir de vous saluer, monsieur, et de vous remettre mon mémoire, qui m’a fait dévier de mon chemin.

— Allons ! vous coucherez ici.

— Hélas ! monsieur, je ne saurais… Après souper, je devrai partir, bien à regret, je vous assure.

— Vous êtes brave, citoyen Mazurier.

— On m’a dit que le district était calme.

— On me l’a dit aussi. Pour moi, qui ne sors jamais de Kerdren, je suis mal renseigné… Enfin, ce n’est pas ici la Vendée ! Et si vous ne craignez pas les lavandières de nuit, fées et korrigans…

— Ils ne se montrent qu’aux Bretons, et je suis Tourangeau, compatriote de Rabelais, né au clair pays de la raison… Mais vous-même, monsieur, vous ne donnez point dans les superstitions gothiques ?

— Monsieur, dit Le Guilvic d’un ton solennel, j’ai lu dans les œuvres d’un Anglais — génie informe et barbare ! — qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que n’en peut concevoir notre philosophie… Prenons garde d’offenser des dieux inconnus ! Et maintenant, si vous le voulez bien, nous continuerons d’examiner les curiosités de votre coffre, cependant que Corentin prépare notre souper.


IV


Ils mangèrent, assis face à face, éclairés par le foyer et par les chandelles. La nappe était de toile rude et la vaisselle d’étain, car les belles argenteries, gloire des antiques maisons, avaient été fondues, ou volées, ou enfouies dans des « caches ». Corentin servit la soupe aux choux, un morceau de porc salé, le far national et, pour dessert, des noix et des pommes. Le pain, mêlé de seigle, était brun et dur. Un pichet de grès contenait d’excellent cidre.

Le souper terminé, l’inspecteur voulut se lever, mais la frêle main d’ivoire jauni le prit par la manche et la voix aiguë cria :

— Un moment, citoyen… Vous ne me quitterez pas sans avoir goûté une vieille liqueur que j’ai rapportée des Îles.

Corentin desservait la table. M. de Kerdren lui adressa quelques phrases en breton et le silencieux domestique inclina la tête, les yeux fixés sur l’étranger.

— Je lui ai dit de bien soigner votre cheval parce qu’il doit fournir une longue course, dit M. de Kerdren en éclatant de rire, comme il faisait, sans aucune raison qui expliquât cette convulsive hilarité.

Il avait pris un flacon et des verres inégaux dans un bahut.

— Goût ceci, cher Léonidas-Brutus ! Un peu du soleil de la Martinique est resté dans cet élixir fabriqué par des négresses. Je n’en puis boire qu’une gorgée, à cause de la débilité de mes nerfs et de mon estomac, mais, à toi qui est jeune, cette liqueur donnera des forces inconnues.

— Ma foi ! dit Mazurier, cela est bien bon !

La liqueur, douce et brûlante, coulait en volupté dans ses veines. Il n’avait plus aucune envie de partir.

— Oui, bien bon !… Cela passe en délicatesse le vieux kirsch et le meilleur curaçao de Hollande… Les négresses ont des talents que je ne soupçonnais pas… Heureux vous êtes, d’avoir tant voyagé et vu tant de choses !… Ces armes, que j’aperçois sur le mur, et cette idole… la femme-poisson… vous les avez ravies sans doute à des cannibales ?…

— Les armes, oui, mais non pas l’idole… Si vous étiez Breton, citoyen, et né sur la côte du Finistère, vous connaîtriez la Sirène de Kerdren. — au moins par une chanson que savent tous les matelots de nos équipages… C’est la complainte de l’Homme-marin, et cela se chante sur l’air de Stilà qu’a pincé Berg-op-Zoom

M. de Kerdren fredonna de sa voix grinçante :

Un capitaine de vaisseau (bis)
Qui s’était embarqué sur l’eau (bis)
Un jour fumant à sa fenêtre (bis)…

— Je vous fais grâce du reste…

— Hé ! le reste m’intéresse, dit Mazurier dont la tête s’embarrassait un peu, tandis qu’une langueur délicieuse envahissait tous ses membres… Écoutez ! le vent souffle en bourrasque et la pluie bat les ardoises… Je consens à rester ici encore un moment et j’attendrai une éclaircie pour me mettre en route.

Le Guilvic remplit le verre de son hôte.

— C’est sagement parlé, citoyen. Buvez un coup, chauffez vos pieds et laissez passer minuit, heure néfaste. Au douzième coup, qui met les fantômes en fuite, je vous donnerai congé de partir.

— Parole de…

— Parole de républicain !… Et combien je vous serai reconnaissant d’avoir sacrifié une soirée pour l’agrément d’un vieux bonhomme solitaire, oublié de tous, indifférent à tout, sauf à la science.

— L’agrément est pour moi, citoyen Le Guilvic… monsieur… mon cher collègue… l’agrément… surtout si vous me contez cette histoire, assurément ridicule et gothique, mais que je brûle d’ouïr… Un capitaine de vaisseau… Et que vit-il, fumant à sa fenêtre ?


V


— Citoyen Mazurier, dit le vieillard en étendant ses jambes de grillon vers le foyer et en ramenant sur son torse maigre les plis de sa houppelande, n’avez-vous pas été surpris de voir ma porte s’ouvrir aussi facilement au choc du heurtoir ? N’est-ce pas chose extraordinaire, qu’en un temps fort troublé, un homme de mon âge, faible et désarmé, vive seul avec un domestique, sans précautions et sans inquiétude ? J’accorde que mes sentiments civiques, bien connus du Directoire de Brest, ma haine des tyrans, mon mépris des richesses, mon amour de l’égalité, et enfin les petits services que je peux rendre à la nation, par mes travaux, garantissent ma sécurité, d’une part. D’autre part, il y a peu de chouannerie dans cette région ; les aristocrates sont émigrés ou terrés ; les paysans acceptent le nouveau régime. Pourtant, les ennemis de la République ne me pardonnent pas ce qu’ils nomment ma trahison. Ils ont juré ma perte, et si le curé Trentiniac, dont nous parlions tout à l’heure, me tenait dans un lieu désert, ma carrière serait bientôt terminée.

— Hé ! qui vous interdit la prudence ? demanda Mazurier accoudé des deux bras sur la table.

— J’ai une sauvegarde, qui, pour des Bretons, vaut une armée… Oui, citoyen, je peux dormir portes ouvertes. Tant que la Sirène de Kerdren sera sous mon toit, à la place où mon bisaïeul l’a mise, nul n’osera me venir molester en ma maison. La réputation de cette Dame est bien établie : elle porte malheur à qui la touche, s’il n’est du sang de Kerdren.

— Vous vous moquez, citoyen ? Au siècle de Voltaire et de Jean-Jacques…

— Je ne me moque point. Je ne prétends pas expliquer des phénomènes qui passent pour magiques, mais qui ont une cause naturelle, assurément, bien que mal connue ou point connue, comme tant d’autres phénomènes qui sollicitent l’attention des savants. Toute l’Italie et tout l’Orient croient au « mauvais œil ». Sait-on quelles influences non surnaturelles, mais occultes, les éléments dont nous sommes composés peuvent exercer les uns sur les autres, en telles circonstances encore indéfinissables ?

— Peut-être…

Mazurier jeta un coup d’œil oblique vers la grande Sirène, dont les yeux, d’un vert minéral, luisaient dans l’ombre.

— D’après les chroniques de famille, il y aurait une sorte d’amitié entre ces Dames-poissons et les Kerdren, reprit le vieillard. Notre écusson — il montra le vague contour d’une sculpture sur le manteau de la cheminée — porte une Sirène d’or sur champ d’azur, avec la devise : Je chante dans la tempête. Vous savez que les Kerdren sont marins depuis qu’il y a une marine en France. Leur dernier descendant — mon fils unique Louis-Alain — est mort en mer, dans un naufrage, près des Bermudes…

Mazurier murmura :

— J’ignorais…

M. de Kerdren avait baissé la tête. Il la redressa tout à coup :

— Cela, citoyen, c’est une autre histoire… Nous parlions des Sirènes, créatures fabuleuses nées de la corne d’Achéloüs, au dire des poètes ancien. Mon grand-père, Ronan de Kerdren, avait recueilli toutes les traditions de notre famille, concernant ces divinités ou démons de la mer, et il composa même un poème sur la Sirène Parthénope, ouvrage estimable et fort ennuyeux, d’ailleurs inachevé.

» Vers l’an 1675, ce Ronan attendait l’achèvement de la frégate l’Enchanteresse, dont il devait prendre le commandement, et il occupait les loisirs de cette attente à courtiser madame l’Intendante de S… qui avait, ce me semble, des bontés pour lui. Un jour, cette dame eut la fantaisie de visiter l’atelier de sculpture, où l’on fait les figures de bois qui ornent la proue des vaisseaux. Des artistes fameux ne dédaignent pas d’y travailler. Mon aïeul aimait les arts. Il avait le goût bon, et souvent les maîtres sculpteurs sollicitaient son avis sur leurs ouvrages… L’Intendante le pria de la conduire. Il se mit donc aux ordres de cette belle, et lui donna la main pour traverser les ateliers nouvellement construits au bout du quai de Recouvrance.

» Le maître sculpteur, grandement honoré par cette visite, montra les chefs-d’œuvre de sa façon, d’un style pompeux, où la majesté n’allait pas sans galanterie. C’étaient des Victoires sonnant de la trompe, flanquées de Tritons et de Dauphins ; des Naïades entourées de Zéphyrs ; des Thétis et des Amphitrites couronnées de coraux : toutes d’une taille colossale, et dorées comme un soleil couchant. Ronan de Kerdren s’informa de la figure destinée pour sa frégate. On lui fit voir deux ou trois ébauches qui ne contentèrent pas son envie de posséder, à la proue de son bâtiment, une image digne du nom d’Enchanteresse. Alors, par manière de badinage, le maître sculpteur, qui était Breton de Basse-Bretagne, lui dit :

» — Nous avons là, céans, un objet singulier, une épave trouvée sur la côte de Sein, et qui nous a été envoyée pour que nous en établissions l’origine. Elle conviendrait parfaitement à un vaisseau commandé par un Kerdren, car elle représente une sirène.

» L’objet singulier, c’était la même statue que vous voyez là, citoyen Mazurier. Elle gisait en un coin de l’atelier, encore toute souillée de sable et de goémons, telle que des matelots l’avaient trouvée dans les rochers.

» Ronan considéra cette espèce de monstre et dit au maître sculpteur :

» — La sirène des anciens avait des ailes ; mais, au cours des siècles, elle les a perdues, et l’oiseau de mer s’est mué en poisson, comme on le voit dans les armes de ma famille. Cependant, je ne suis pas bien assuré que ce soit là une vraie sirène, ou bien elle appartient à une race inconnue.

» Et, comme il aimait, en toutes choses, l’extraordinaire et l’unique, il demanda que cette épave fût nettoyée, repeinte et placée à la proue de son bâtiment. Le maître sculpteur protesta qu’il avait voulu rire, et qu’il aurait honte d’ériger cette diablesse sur une frégate du roi de France… Ronan de Kerdren était le plus têtu des Bretons. Il vit les ingénieurs et les convainquit de céder à son caprice. Et madame l’Intendante s’employa pour forcer les volontés adverses, non sans peine.

L’Enchanteresse fut lancée en 1676. Vous avez peut-être ouï parler de l’accident qui coûta la vie à plusieurs forçats, tués par des barres de cabestan, un des câbles du vaisseau s’étant brisé pendant l’opération ?

» Ce n’étaient que des forçats. La perte n’était pas grande pour le royaume. Mais, tandis qu’on armait l’Enchanteresse, et devant que Ronan de Kerdren eût pris son commandement, plusieurs accidents bizarres se produisirent, qui jetèrent la terreur dans l’équipage.

» Mon aïeul en fut averti. Il sut que les officiers et les matelots attribuaient à la figure de proue une influence maléfique, et comme il était brave, il en voulut faire l’épreuve. À peine fut-il installé à son bord que les accidents cessèrent.

» La confiance renaquit, l’ordre régna. L’Enchanteresse appareilla enfin pour les Antilles où elle devait joindre les huit bâtiments armés par le vice-amiral d’Estrées, qui avait repris Cayenne aux Hollandais et détruit une escadre ennemie dans le port de Tabago.

» Le voyage fut le plus heureux du monde, — ciel pur, vents favorables, point d’Anglais ou de Hollandais en vue, — comme si l’étrange figure, dressée à la proue du bâtiment, eût conduit la frégate, sur les flots domptés des mers tropicales, vers des paradis ignorés. L’Enchanteresse toucha les îles des Antilles…

» Ah ! citoyen Mazurier, vous ne pouvez savoir ce qu’un tel nom, « les Antilles », remue au cœur d’un vieux marin… Beautés créoles, et vous, filles de couleur, à l’âme naïve et sensible, je vous revois, parées de ces grâces qu’un jeune officier préfère à la vertu !…

M. de Kerdren avait prononcé d’un ton emphatique cette phrase en style de roman, qui fit rêver l’inspecteur.

— J’ai eu vingt ans dans ces pays-là, citoyen, reprit-il, et j’ai goûté aux appas de la Vénus noire, nigra est, sed fermosa. La jeune quarteronne Aurélie me versait, à l’ombre d’un ajoupa, ce nectar qui, d’un homme, faisait un dieu… Encore quelques gouttes, citoyen ! Buvons à la mémoire de mon aïeul Ronan.

Les paupières de Mazurier pesaient sur ses yeux à l’iris dilaté comme celui des chats au crépuscule. Il sentait, dans son cerveau, un crépitement d’étincelles, et la suave langueur qui détendait ses membres gagnait sa pensée.

— Et… et la frégate ? demanda-t-il avec un effort d’attention qui le réveilla.

— Je ne vous conterai point ses aventures. Sachez seulement qu’elle se distingua par un bonheur singulier pendant toute la campagne. Les orages et les combats la trouvèrent invulnérable.

» Elle revint à Brest au début de 1678. Mon grand-père débarqua et s’en fut à Versailles, où monsieur de Seignelay le présenta au roi Louis xiv

— D’exécrable mémoire…

M. de Kerdren tressauta, comme s’il allait se lever de son fauteuil et se jeter sur Mazurier. Celui-ci, nageant dans un éther brumeux, noyé de délices, fixa son regard vague sur le vieillard qui se calma soudain et se mit à rire.

— Oui, citoyen, oui, mon ancêtre fut reçu par le Nabuchodonosor de Versailles. Les infâmes courtisans lui firent mille honnêtetés, et monsieur de Seignelay lui annonça qu’il commanderait désormais l’Intrépide, un vaisseau de soixante-quatorze canons.

» Ainsi, Ronan dit adieu à sa frégate, à la sirène de proue qui lui était devenue chère comme le palladium de sa fortune, et qu’il eût aimé emporter avec lui, sur l’Intrépide. Presque aussitôt, il reprit la mer et s’en fut enlever les comptoirs hollandais du Sénégal.

» Cependant, l’Enchanteresse cinglait vers la Louisiane, sous le commandement de monsieur le comte de Guéchy, un marin qui avait fort peu navigué, paraît-il, et qui n’était pas breton. Le début de la traversée n’alla pas sans quelques petites diableries qui ne laissèrent pas de gêner la navigation : avaries inexplicables, quotidiennement renouvelées comme par un esprit taquin qui n’ose pas encore être méchant, et qui essaie sa puissance sournoise.

» Cette seconde campagne, moins brillante que la première, dura près de deux années. Je n’en saurais dire toutes les circonstances. Il paraît certain que l’Enchanteresse fut plusieurs fois en péril, ce qui ne prouve rien contre les talents du capitaine, mais, dans l’espèce, troubla fâcheusement les esprits. Aussi bien, le comte de Guéchy ne valait pas Ronan de Kerdren. Il était dur avec ses matelots et, avec ses officiers, haut comme les nues. Ayant ouï quelque chose de l’histoire de la Sirène, il se moqua de la crédulité bretonne, cribla de brocards son prédécesseur, devant témoins, d’une manière incivile et choquante. Il déclara même son intention de débarrasser son navire, le plus tôt possible, d’un simulacre païen, hideux et ridicule, et de remplacer la Sirène sauvage par une belle nymphe de la façon de monsieur Coustou. C’est alors qu’advint l’aventure qui fut rapportée à mon aïeul Ronan par un matelot de l’Enchanteresse, le gabier Yvon Trédellec.

» L’Enchanteresse se trouvait au nord de la Barbade, et monsieur de Guéchy était dans sa chambre, en train de fumer une grosse pipe de Hollande, quand il se fit partout le vaisseau, un mouvement extraordinaire, accompagné de grands cris. Le capitaine monta sur le pont. Les hommes, penchés sur le bordage, se montraient les uns aux autres une forme sombre, dans l’eau bleue comme un saphir de Ceylan.

» Le soleil de midi versait une coulée de plomb, éblouissante et mortelle. On apercevait des essaims de poissons volants et les nageoires en faucille d’un requin. Soudain, à l’avant du navire, presque sous l’étrave qui fendait l’onde, comme un ciseau coupe un grand lé de satin bleu, le corps du « naufragé » se dressa, visible et nu jusqu’à la ceinture. Il était couleur de bronze vert, luisant sous le soleil, et bâti comme un très beau garçon, encore que l’on ne vît point ses reins et ses jambes. La tête, plus grosse que celle d’un homme ordinaire, portait une crinière noire, toute mêlée d’herbes de mer. On ne pouvait distinguer les traits du visage sous cette chevelure retombante, mais on devinait deux yeux ronds et scintillants dont l’aspect était insoutenable.

» La créature — car nul ne pensa que ce fût là un être né de la femme — évitait avec une adresse merveilleuse la masse écrasante de l’étrave. Elle se tenait face à la proue de l’Enchanteresse, nageant à reculons par un mouvement de ses membres inférieurs, les bras tendus, la tête levée dans un geste d’adoration. Le requin, dont la nageoire paraissait çà et là, n’approchait pas de ce qui semblait être un démon de la mer, et les jolis poissons volants, brillant dans la lumière, palpitaient autour du grand corps bronzé comme des papillons de nacre.

» Les matelots de la chaloupe hélèrent l’ « homme-marin », qui ne sembla ni les voir, ni les entendre.

» Il regardait la figure de proue, quasiment, dit Trédellec, « comme un pèlerin contemple une image sainte, ou plutôt comme un amant point hardi considère une maîtresse trop fière » ; et la façon dont il nageait à reculons, aussi vite que le navire avançait, prouvait assez clairement que c’était là un être surnaturel.

» Nos gens, à cette vue, prirent peur et firent de grands signes de croix. Mais le comte de Guéchy, furieux de ce qu’il appelait la « stupidité » de ses matelots, donna l’ordre de tirer sur la créature marine.

» Une balle partit d’un mousquet et se perdit dans l’eau. À ce moment, la frégate, soulevée par une vague de fond, se dressa et retomba comme si elle allait aux abîmes. Le matelot qui avait tiré, culbuta par-dessus bord en poussant un horrible cri. L’homme-marin avait disparu.

» Cette catastrophe, qui jeta l’épouvante à bord de l’Enchanteresse, annonçait d’autres calamités.

» Le feu prit dans les soutes de la frégate et faillit tout consumer. Une épave heurta la coque, si rudement qu’une voie d’eau se déclara. Puis, ce fut un ouragan avec des trombes prodigieuses. Plus tard, une épidémie éclata. Le tiers de l’équipage périt.

» Les survivants invectivaient contre monsieur de Guéchy. Ils voyaient, dans leurs misères, la punition de l’attentat commis sur l’homme-marin, et l’influence néfaste de la Sirène qui avait été le bon génie du navire sous Ronan de Kerdren. Quelques-uns proposaient de jeter cette statue à la mer, où elle irait rejoindre son adorateur amphibie ; les autres redoutaient des maux plus grands si l’on offensait la Puissance mystérieuse.

» Le malheureux bâtiment rallia enfin le port de Brest. Par une nuit de pleine lune, les rochers d’Ouessant sortirent des eaux avec leur ceinture de brisants. Comment la frégate toucha-t-elle l’éperon de granit qui l’éventra ? Comment fut-elle, en un moment, dévorée par le gouffre ? Yvon Trédellec et la douzaine de matelots qui gagnèrent à la nage les rochers où ils furent découverts le lendemain, à demi morts de fatigue et de froid, conservèrent de cette nuit terrible le souvenir incertain d’un cauchemar.

» Quelques jours plus tard, le courant jeta sur la côte une épave, - tout ce qui restait de l’Enchanteresse. C’était la figure de proue, intacte, peinte et dorée.

» Elle fut envoyée, pour la seconde fois, à l’arsenal de Brest. Mon grand-père Ronan, qui avait été voir le gabier Trédellec et qui connaissait l’aventure de l’homme-marin, pria l’amiral de lui donner la redoutable Sirène au lieu de la faire brûler, comme païenne et sorcière. Il l’obtint facilement et l’emporta dans son château, où le recteur de Kerdren vint l’exorciser et la bénir. Depuis, scellée à la muraille de cette chambre, elle n’a cessé de protéger les Kerdren. Bienfaisante à nos amis, redoutable à nos ennemis, elle défend la maison et ses hôtes, mieux qu’une troupe de gens armés.

» Et l’on a mis cette histoire en complainte…


Le feu baissait. Une des chandelles fumait en grésillant. M. de Kerdren ne raviva point le feu et ne moucha point la chandelle. Dans le fond obscur de la salle, la grande Sirène fascinait, de ses prunelles ternies, Mazurier qui se sentait couler à l’abîme.

Un peu de liqueur restait dans son verre. Il but, pour se ranimer, mais un vertige emporta ses pensées dans une longue spirale tournoyante.

Grêle et vieillotte, une petite voix chantait, soutenue par l’orchestre de la pluie et du vent :

Un capitaine de vaisseau,
Qui s’était embarqué sur l’eau,
Un jour, fumant à sa fenêtre,
Vit un homme-marin paraître.

Il avait l’nez et le front grand,
Et tout le reste à l’avenant.
Il avait l’air d’une personne,
Sauf qu’il était bien plus bel homme.

Mazurier ne résistait plus à la force qui l’entraînait, doucement, musicalement, à travers des gouffres d’émeraude translucide. Des algues tièdes s’enroulaient à ses pieds. Des bras nus, doux et froids, pressaient sa poitrine :

Près du vaisseau, il s’approchait.
Devinez ce qu’il y voyait ?
D’une Sirène la figure
Qui était peinte en esculpture.

Il la voyait, il la r’gardait,
Se remuait, se trémoussait…
Bref, il donnait en témoignage
Qu’il la voulait en mariage.

Un éclat de rire retentit comme un bruit de verre cassé. Mazurier rassembla son énergie pour se libérer de l’étreinte qui l’étouffait délicieusement. Il se leva…

Mais il survint un matelot.
Qui s’était armé d’un tricot.
Il vous lui en f… une touche !
Ces gens de mer sont bien farouches !

L’horloge tinta… Une… deux… trois… quatre… cinq… six…

Les bras de Mazurier s’allongèrent sur la table. Sa tête tomba sur ses bras. Il dormait pressant, dans son rêve obscur, le sein fluide et frais de la Sirène…


VI


Une bûche au feu, un petit pincement des mouchettes sur la mèche charbonneuse. La clarté rouge et dansante rôde du foyer à la table. Les bahuts sculptés de personnages grotesques, le banc à dossier, une armure rouillée, une panoplie de sagaies et de harpons au-dessus de la tapisserie de Bergame, s’éclairent par degrés. Mazurier dort, devant le flacon à demi plein et le verre vide.

M. de Kerdren s’approche de la Sirène. Il touche une place, entre les deux seins de l’idole, et, tout à coup, un ressort caché joue dans l’épaisseur du mur. La Sirène pivote, avec la dalle de granit qui la soutient, démasquant une cellule en forme de vaste niche profonde.

À l’intérieur de cette cachette, aérée par une étroite meurtrière d’où vient le souffle humide de la nuit, une lampe brûle.

— L’abbé ! dit M. de Kerdren, le hasard vous a servi. Préparez-vous. Il faut être à Morlaix dès la pointe du jour.

Un homme jeune, à face pleine, aux yeux bruns, vêtu d’une veste en peau de bique, saute dans la salle.

— Monsieur, dit-il, vous contez à ravir. De ma cachette, j’ai tout entendu : le discours sur les combinaisons chimiques et l’histoire de la Sirène de Kerdren. Et j’ai bien compris que vous aviez saoulé le minéralogiste… Mais qu’ai-je à gagner dans cette affaire ?

— Votre salut… je parle de celui du corps, car celui de l’âme ne me concerne point… Écoutez-moi, Trentiniac. Ce pauvre diable d’inspecteur est saoul, comme vous dites, ou plutôt il est sous l’influence d’une boisson que les négresses appellent un quimbois, un philtre, dont j’ignore la composition, mais dont je connais les effets… Afin de retenir ici mon homme, en donnant au quimbois le temps d’agir, je lui ai dit ce conte qui, pour mes paysans, et aussi vrai que l’Évangile… Maintenant Mazurier dort. Il dormira vingt-quatre heures, de minuit à minuit, exactement, sans éprouver au réveil, la moindre fatigue, sans garder, de son long sommeil, même un souvenir vague et trouble. La notion du temps est abolie dans son cerveau. Pour vingt-quatre, il est mort. Il ressuscitera en se réveillant, demain soir, et, rien n’étant changé autour de lui, il ne saura pas que je lui ai volé, pour vous, l’abbé, une nuit et un jour de son existence.

— Par ma foi ! dit le prêtre réfractaire en examinant la face paisible de l’inspecteur à demi couché sur la table, cela sent la sorcellerie, monsieur le comte ! Mais s’il y a du péché là-dessous, Dieu vous pardonnera.

— Ce brave inspecteur vous ressemble un peu, par l’âge, la taille, la corpulence… Vous prenez son manteau par-dessus votre peau de bique ; vous coiffez son chapeau ; vous montez à cheval, ayant en croupe la caisse aux cailloux et, dans votre poche, les sauf-conduits au nom de Charles-Auguste Mazurier… Corentin vous accompagne. Demain, vous êtes à Morlaix où Mazurier — il me l’a dit lui-même — n’est point connu. Vous vous présentez à la municipalité. Vous demandez la liberté d’étudier, aux environs du port, les roches marines…

— Et je trouve la barque qui m’attend tous les jours, depuis un mois, pour me passer à Jersey !… Ah ! monsieur le comte, je saisis tout votre plan et j’admire votre génie…

— Vous trouvez la barque du pêcheur Yann et vous vous faites connaître à lui… N’oubliez pas le mot de passe… Quand vous êtes en sûreté, chez ce bon serviteur du roi, Corentin vous quitte. Il ramène ici la bête, la caisse, les vêtements et les papiers. Et demain soir, mon hôte se réveille, tel qu’il était, il y a une heure, et il part, content de moi comme je suis content de lui… Pour l’avenir, à Dieu vat ! Que Mazurier se dépêtre comme il pourra avec les jours, les nuits, le calendrier, les ingénieurs de Huelgoat et les municipaux de Morlaix !… Il ne soupçonnera jamais la supercherie, puisqu’il n’y aura, dans sa conscience, dans sa mémoire, aucune solution de continuité… Quant à moi, j’ai donné tant de preuves de mon civisme, voire de mon sans-culottisme, que personne ne s’avisera de m’inquiéter… Pourquoi m’inquiéterait-on ? N’ai-je pas bien reçu, en mon logis, l’inspecteur délégué par la République ? Il témoignera en ma faveur, s’il en est besoin, — mais il n’en sera pas besoin… Ah ! l’abbé, parce que j’ai haï le despotisme, sous l’ancien régime, on croit que je peux l’aimer sous le régime nouveau. Vive Dieu ! si j’ai donné dans les chimères philosophiques, les révolutionnaires m’ont bien dégoûté de la Révolution, et la Bastille me paraît moins vilaine que l’échafaud en permanence dans toutes les villes de ce malheureux pays… Tyrannie pour tyrannie, je préfère celle d’un prince à celle des crocheteurs…

Tout en parlant, il maniait, avec une dextérité de nourrice déshabillant un poupon, le corps inerte de Mazurier. Il prenait les papiers dans la poche intérieure de l’habit, et replaçait l’inspecteur dans la position où le sommeil magique l’avait foudroyé.

Trentiniac, en silence, aidait le comte.

Quand il eut sur les épaules le manteau de bure grise, sur la tête le chapeau de feutre à grands bords, il fut un Charles-Auguste Mazurier assez ressemblant pour tromper les personnes qui n’auraient pas connu familièrement le jeune inspecteur.

M. de Kerdren appela Corentin et lui donna des ordres précis.

— Conduis monsieur l’abbé à Morlaix. Tu prendras le bidet brun, et lui, la petite jument noire que vous laisserez chez le bonhomme Yann. Il saura bien nous la ramener. Toi, tu rapporteras le manteau, le chapeau, les papiers et la caisse. Sois ici, demain soir, avant minuit… Allons, l’abbé, disons-nous adieu ! Je ne sais si nous nous reverrons en ce monde. Assurez à l’envoyé des princes que je sers le roi Louis XVII à ma façon, sous le masque — si j’ose dire ! — du sans-culottisme…

Ils sortirent tous trois. Mazurier dormait.


VII


… Sept… huit… neuf…

L’horloge sonnait, lente et grave.

Mazurier soupira et leva la tête.

… Dix… onze… douze…

— Cette chanson de matelots, dit M. de Kerdren qui tisonnait les charbons du foyer, marque comment une histoire vraie se déforme et devient légende…

L’inspecteur, encore hébété par le quimbois, passa ses mains sur son front, et se tourna languissamment vers son hôte :

— Une histoire vraie ?… Quoi, citoyen Le Guilvic, vous croyez réellement que la Sirène vous protège et que les matelots de monsieur de Guéchy ont rencontré un homme-marin ?

— Je crois qu’il est minuit et que j’ai juré de vous donner congé, citoyen, quand cette heure fatidique serait passée, répondit le vieillard, avec son rire cassé… Je vous aurais gardé bien volontiers jusqu’à demain, mais il me faut faire votre volonté…

À regret, Mazurier se leva :

— Oui, dit-il, le devoir m’appelle…

— Et Corentin vous attend, devant la porte, avec votre cheval tout sellé. N’êtes-vous point las ? Vous sentez-vous à votre aise ?

— Jamais je ne fus plus dispos, et jamais pourtant, je n’ai eu plus de peine à me remettre en voyage. On est bien chez vous, citoyen ! Cette soirée, votre accueil, notre entretien, la liqueur des Îles, le conte fantastique dont vous m’amusâtes, tout composera pour moi un souvenir charmant. Et c’est singulier : après une journée fatigante, je n’ai, pas une minute, éprouvé le désir du sommeil !

— Vous m’en voyez ravi.

— Et j’ose espérer que vous lirez mon mémoire.

— J’y emploierai la journée prochaine.

— Que de remerciements je vous devrai !

Mazurier s’enveloppait de son manteau encore humide.

— La pluie a cessé, dit-il. On n’entend plus le vent qui faisait rage, il n’y a qu’un moment.

— Le climat breton est sujet à des variations brusques… Peut-être trouverez-vous dehors, un ciel étoilé… Voici votre chapeau… Corentin se chargera de la caisse… Holà, Corentin ! Où est-il, le pendard ?

— Il dort peut-être… C’est qu’il est minuit passé ! Le temps m’a paru trop court en votre compagnie, citoyen Le Guilvic.

— À moi de même, citoyen Mazurier.

Le domestique entra et, tandis que M. de Kerdren lui parlait en breton, il considéra Mazurier d’un air respectueux, inquiet, soumis et vaguement ironique.

Il emporta la lourde caisse. Alors Mazurier jeta un regard attendri sur le feu rougeoyant, les deux chandelles et le flacon à demi plein.

— Je ne vous chasse pas, mon jeune ami, fit M. de Kerdren, mais si vous voulez être demain matin à Huelgoat…


VIII


Dans la deuxième décade de ventôse, l’inspecteur, portant sa boîte en croupe, revint au château de Kerdren. Le maître du logis montra un vif contentement à le revoir.

— Çà, dit-il, nous dînons ensemble. Nous parlerons de votre mémoire qui est tout à fait remarquable, et de votre tournée de Huelgoat qui a dû être fort intéressante.

Mazurier hocha la tête :

— Ah ! citoyen, si vous saviez !

— Quoi donc ? La mine est mal en point ? Les directeurs vous ont fâché ?…

— Il ne s’agit point de cela.

Corentin servait le potage dans la soupière d’étain. Le feu pétillait. Un soleil d’hiver, blanc d’argent, riait aux vitres où restait un peu de givre.

Dans la froide clarté du jour, la Sirène, scellée au mur, perdait de sa beauté maléfique. Ce n’était plus qu’une poupée de bois, informe, déteinte et dédorée.

— Avez-vous eu quelque ennui avec les représentants en mission ? Ils s’agitent beaucoup et parlent davantage, mais la minéralogie n’est point leur fait.

— Citoyen, dit Mazurier, vous m’avez conté une histoire qui sent la magie. À mon tour de vous en conter une, non moins saugrenue, et que vous aurez peine à croire… Ce même jour que j’étais à Huelgoat, venant de Kerdren, au vu et au su de tous les directeurs, ingénieurs et ouvriers de la mine… ce même jour, on prétend m’avoir vu à Morlaix ! Oui, citoyen, moi-même, vêtu de mes propres habits, dont on me fit exactement la description, portant avec moi ma boîte que j’ouvris, paraît-il, en présence du citoyen Jacquin, membre de la Société populaire de Morlaix. On ajoute que je montrai mes sauf-conduits et que je m’en fus étudier les environs du port… Le citoyen Jacquin affirme me reconnaître, et, moi, j’affirme qu’il a été la dupe d’un coquin… ou qu’il a rêvé… Car un homme de bon sens peut bien admettre qu’un quidam joue le rôle de sosie, pour des raisons inconnues, mais que ce sosie possède ma boîte, mes habits, mes papiers, toutes choses que je n’ai pas quittées un seul instant, depuis mon départ de Landerneau, cela passe l’imagination ! Il faudrait croire que j’ai le don d’ubiquité, comme le fameux curé Trentiniac qui est signalé par les uns en Vendée, et par les autres en Angleterre.

— Votre citoyen Jacquin est un sot. Quelqu’un s’est moqué de lui, sans doute, en lui présentant n’importe quel papier. Sait-il lire seulement, ce citoyen ? Et s’il sait lire, connaît-il l’orthographe ? Il a pris la boîte d’un colporteur pour la boîte d’un minéralogiste…

— C’est qu’il me voulait mettre en prison, et déjà la populace se rassemblait sous la fenêtre… J’ai pu me tirer des mains de cet imbécile et je me plaindrai au Directoire de Brest…

— Bah ! dit M. de Kerdren, soyez généreux ! Votre Jacquin est de bonne foi, comme les matelots de monsieur de Guéchy, qui prirent un dauphin pour un homme. Vous deviendrez, avec le temps, un personnage légendaire, une espèce d’enchanteur, et l’on fera sur vous une chanson… En attendant, citoyen, reprenez de ce cidre, et trinquons à la gloire de la science minéralogique.

— Avez-vous encore de votre fameuse liqueur des Îles ? demanda Mazurier. Je crains bien d’avoir, fort indiscrètement, bu toute la bouteille, ce beau soir du mois dernier…

— La bouteille est cassée, répondit M. de Kerdren.

Et sans raison, à sa manière un peu folle, il éclata de rire.