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Figures dans la nuit (Tinayre)/Sosipatra et la courtisane

La bibliothèque libre.
Figures dans la nuitCalmann-Lévy, éditeur (p. 39-110).


SOSIPATRA ET LA COURTISANE


Au Docteur Louis Grenaudier.


I

MÉLITTA.

Ouvre la porte et laisse entrer dans la maison la bonne odeur de la terre mouillée !… Ô ma petite servante, que marmonnes-tu, d’une lèvre boudeuse, en reprenant ton fuseau ? Il pleut, il pleut depuis trois jours ! Hé oui, ma fille, c’est la loi de la saison… Tu n’es pas un escargot, dis-tu, pour aimer la fraîche ondée ! La pluie nous tient prisonnières, nous autres femmes. Trois jours ! Enfermées depuis trois jours ! Toute la campagne d’Éphèse est prise dans un réseau d’argent. Les montagnes ont mis leur capuchon de vapeur, et, sur le Caystre gonflé, les oiseaux d’eau s’annoncent la grande nouvelle : « Le printemps arrive, ô cygnes ! ô cygnes ! » La fontaine du jardin murmure à mi-voix : « Grenouille verte, taupe brune, limaçon rayé, et toi, vieille tortue enfouie sous le carré des oignons, écoutez, écoutez ! Il pleut ! Le ciel épouse la terre. Tout va fleurir et rajeunir !… » Oui, tout, fontaine menteuse, tout, excepté la maîtresse du logis. J’ai soixante-dix ans passés. Je suis un bois sec, bon pour le feu… Quel printemps me rendra mes roses ?

Allons, petite fille, pose ton fuseau. Va jouer aux osselets, sous la galerie couverte. Un enfant qui bâille et qui pleure, cela me fait peine à voir… Je resterai seule, dis-tu ? Le beau malheur ! J’ai mes souvenirs pour compagnie… Et voilà que j’aperçois une visiteuse enveloppée de grosse bure grise, comme une bergère !… Oh ! c’est toi, vieille Eustokhie, ma voisine. Par ce temps, quitter la maison ! Il faut que la Nécessité te conduise… Enfant, prends ce manteau mouillé. Apporte une coupe de vin chaud mêlé de miel et d’épices… Tu refuses, chère Eustokhie ? Assieds-toi donc sur un siège confortable, et repose-toi… Que dis-tu de cette pluie ? Elle est bonne pour les jardins… Ah ! je comprends : tu désires me parler tête à tête… Eh bien ! petite, que t’ai-je dit ? Laisse là ton fuseau et va jouer.

Je t’écoute, bonne voisine…

II


EUSTOKHIE.

Ô Mélitta, tu sais que je t’aime. Nous sommes presque du même âge et, parmi les jeunes femmes, nous nous sentons également des étrangères… respectées, mais étrangères, car le temps est comme l’espace ; il met une grande distance entre les générations. Je t’aime, parce que nous avons toutes deux les cheveux blancs et la voix cassée, et parce que nous eûmes, dans la même saison, les cheveux blonds et la voix claire.

MÉLITTA.

Et moi aussi, je t’aime, Eustokhie.

EUSTOKHIE.

Reçois donc un conseil amical… Les moines qui gardent, à Éphèse, le tombeau de Jean le Théologien, parlent très fort contre toi, parce que tu es païenne…

MÉLITTA.

Fidèle aux dieux de ma jeunesse, comme toi…

EUSTOKHIE.

Chut !… Les moines ont des oreilles et des yeux partout. Et ils sont tout-puissants, Mélitta !

MÉLITTA.

Vilaine engeance, bonne à brailler des hymnes lugubres, dans la basilique de « Marie mère de Dieu, patronne et nourricière d’Éphèse », comme ils disent, et dans le temple de ce Jean qui était… quoi ? Un Juif, l’opprobre des nations, comme leur…

EUSTOKHIE.

Plus bas, malheureuse ! Il était dangereux, autrefois, de suivre le Nazaréen, car on allait ainsi jusqu’aux lions de l’arène, mais aujourd’hui Christ a triomphé. Les dieux sont tombés de l’Olympe. Zeus, Héra, Phoibos, et la noire Vierge d’Éphèse, Artémis aux cent mamelles, que sont-ils ?… Les chrétiens répondent : « Des esprits mauvais, ennemis du Dieu unique en trois personnes. » L’empereur Théodose l’a proclamé. Que faire, nous, pauvres femmes ? Les personnes sages adorent toujours les dieux de l’empire, quels qu’ils soient…

MÉLITTA.

Ô grande Artémise d’Éphèse, chassée de ton temple détruit !… J’aime les anciens dieux, voisine. Je ne le crie pas sur les places publiques, mais à toi, je l’avoue… Je les aime, et beaucoup plus même que ce Mithra dont le culte sanglant fut à la mode au temps de l’empereur Julien…

EUSTOKHIE.

Plus bas !… Les moines ont en abomination Julien, qu’ils appellent renégat… Et voici la raison de ma visite : les chrétiens du village sont extrêmement scandalisés, parce que ton jardinier a planté, au bout de ton jardin, un Hermès, et ils projettent de le détruire…

MÉLITTA.

C’est un épouvantail pour les oiseaux pillards. Mon jardinier, vieux comme nous, connaît les usages. Il fait ce que faisaient ses ancêtres !

EUSTOKHIE.

Les moines se moquent bien des ancêtres ! Ils disent que c’étaient des impies et que ces impies brûlent au fond des enfers.

MÉLITTA.

Au fond des enfers ?… Brûlés ?… Mon grand-père Eustathe, ma grand’mère Sosipatra ?

EUSTOKHIE.

Deux philosophes. Les moines n’aiment pas les philosophes.

MÉLITTA

Ô Sosipatra, femme illustre ! Toi, brûlée !…

EUSTOKHIE.

Pour moi, Mélitta, je n’en crois rien. Je ne suis qu’une ignorante, mais je sais que ton aïeule fut célèbre dans toute l’Asie… Allons ! calme-toi. Et puisque la pluie tombe et que mon manteau est encore humide, parle-moi de cette Sosipatra fameuse, pour m’instruire et te consoler.

MÉLITTA.

Je veux bien, mais tu goûteras d’abord mon miel et mes figues sèches… Esclave ! Esclave !… Apporte les figues, du miel, du lait, puisque notre hôtesse ne veut pas de vin… Ah ! voisine, il est doux aux vieilles gens de remémorer les choses anciennes ! Tant que nous pouvons nous souvenir, un monde existe qui mourra de notre mort. Puissent mes récits, répétés de bouche en bouche, sauver de l’oubli la gloire de Sosipatra. Certes, les savants, les philosophes, — s’il en existe toujours, en ce siècle de moines, — écriront les vertus de ma grand’mère, mais ils ne connaissent pas les traditions de famille qui me permettent, à moi seule, de fixer ses traits véritables. Les sages du siècle dernier, ceux qui l’ont connue, ceux qui possédaient, comme elle, la doctrine de Platon et les secrets des Chaldéens, disaient qu’elle était plus qu’une femme… Oui, plus qu’une femme, mais femme aussi.

EUSTOKHIE.

Qu’une rose ait couleur de rose et parfum de rose, cela plaît aux hommes, mais qu’une femme ait un cœur de femme avec un esprit viril, cela les scandalise…

MÉLITTA.

Tu dis vrai. Et je te conterai comment le grand philosophe Maxime montra qu’il n’entendait rien à la nature féminine, dans une circonstance délicate où Sosipatra le prit pour confident…

EUSTOKHIE.

Parle donc. Je grille de connaître cette histoire… Ah ! ces figues ! ces figues ! Quel baume ! Quelle douceur ! J’en reprends… Parle, Mélitta !

III


MÉLITTA.

Mon bisaïeul Chrysippe et son épouse Rhodanthe habitaient la ville d’Éphèse. C’étaient de bonnes gens, assez riches, qui vivaient de leurs terres et ne philosophaient point. Parvenus à la maturité de l’âge, ils se désolaient de n’avoir pas d’enfant. Aussi, pour obtenir le fruit tant désiré, firent-ils tous les pèlerinages de l’Asie.

Rhodanthe atteignait son septième lustre et elle était toujours stérile quand son mari dut voyager pour ses affaires. En l’absence de Chrysippe, elle résolut de s’installer à la campagne, dans cette même maison où nous sommes, et qui était alors toute neuve.

Première séparation des époux, après vingt ans de mariage… Tu ris, voisine ! Tu penses que le bon Chrysippe, à son retour, trouva sa femme bien fanée et découvrit sur le visage de Rhodanthe les rides qu’il n’apercevait plus, naguère, par l’effet de l’habitude ? Il arriva, tout au contraire, que les époux séparés se virent avec des yeux rafraîchis. Chacun parut nouveau pour l’autre. C’était le printemps. Soleil, averses, jardins en fleurs, colombes en amour, furent les médecins et les mages qui préparèrent un miracle inattendu. Rhodanthe, à plus de trente-cinq ans, devint grosse.

Elle était pieuse. Elle ne douta point qu’une divinité locale n’eût exaucé sa prière, et elle souhaita passer les mois de sa fécondité sous la protection de cette déesse ou de ce dieu. Chrysippe y consentit. La maison n’est pas bien éloignée de la ville, et mon bisaïeul pouvait aller à Éphèse, pour ses affaires, d’autant mieux qu’il possédait une excellente voiture à quatre roues. (Ces voitures sont aujourd’hui assez communes, mais, dans le bon vieux temps, elles étaient rares et coûteuses.) Et puis, Chrysippe s’imaginait qu’en séjournant dans ses terres, il dirigerait les travaux des fermiers et ferait rendre à la glèbe et aux vignes cent pour cent… Erreur particulière aux citadins qui font de l’agriculture en amateurs.

EUSTOKHIE.

Ne m’en parle pas, chère Mélitta ! C’est ainsi qu’Hermodore, mon défunt mari, a perdu la moitié de sa fortune. Et Chrysippe, se ruina-t-il ?

MÉLITTA.

Patience ! Nous y viendrons. Je suis au début de l’histoire. Sosipatra n’est pas née.

EUSTOKHIE.

Presse un peu le récit. Il me tarde d’en arriver à l’histoire du philosophe…

MÉLITTA.

Avant de mettre le toit, il faut bâtir les murs de la maison. L’histoire est incompréhensible si l’on néglige une seule de ses parties… Mange des figues et tais-toi.

EUSTOKHIE.

J’obéis.

MÉLITTA.

Rhodanthe gouvernait le ménage. Son plus doux plaisir était de travailler à la layette du petit enfant. Filer, tisser, coudre les vêtements minuscules, maillots, bandelettes, langes, robes et bonnets, c’est la joie des jeunes mères. Venues les premières chaleurs, Rhodanthe s’installait au bout du jardin, à l’ombre des oliviers et des platanes, près de cette source qui nourrit la fontaine et coule jusqu’à la rivière…

EUSTOKHIE.

Là même où tu vas t’asseoir pour filer, avec tes servantes !

MÉLITTA.

Là même. Sous un beau platane, il y avait un vieil autel ou monument votif, qui existe encore et que je veux appeler un banc… un simple banc…

EUSTOKHIE.

Je comprends. À cause des moines ! Autrefois, un auteur, aujourd’hui un banc…

MÉLITTA.

… Fait de marbre, sculpté de neuf figures en bas-relief et coloré comme un bouquet d’anémones…

EUSTOKHIE.

Couleurs bien passées…

MÉLITTA.

À peine les distingue-t-on. Pourtant tu peux reconnaître les Muses, qui forment une chaîne fleurie. L’une a le nez cassé, l’autre le sein, l’autre le pied, mais chacune porte son nom gravé sur le marbre, au-dessus de sa tête d’or. Rhodanthe, alanguie par le poids de l’enfant, aimait la silencieuse compagnie des Vierges. Elle leur parlait, comme à des amies familières, et il lui arrivait de s’assoupir, le front appuyé sur son bras et le bras posé sur l’autel. Or, un jour d’automne pourpré, qui sentait la pomme et la vendange, Rhodanthe s’endormit ainsi et rêva. Elle rêva qu’elle accouchait, seule, dans le bois de platanes, loin de tout secours humain. Et comme, ses douleurs redoublant, elle croyait mourir, les neuf figures divines se détachèrent du marbre et s’empressèrent autour d’elle. Oui, les Muses firent, dans ce rêve singulier, office de sages-femmes !

EUSTOKHIE.

Étrange métier pour des vierges !

MÉLITTA.

Diane préside bien aux accouchements ! La nature agit en mon aïeule, sans accident fâcheux. L’aînée des Muses reçut une belle petit fille dans ses mains divines. Elle lava la nouveau-née, l’enveloppa de son voile bleu et la rendit à la mère, en disant :

— Ne crains rien pour cette enfant, ô Rhodanthe. Conçue dans ce domaine qui est nôtre, elle a été, avant sa naissance, sous notre protection. Chacune de nous va lui faire un don, afin que Sosipatra surpasse toutes les femmes par son génie. Elle excellera dans les arts et dans les sciences. Elle saura chanter, danser, composer des odes et des tragédies. Ses discours seront des chaînes d’or qui entraîneront ses auditeurs là où elle voudra les conduire. Enfin, moi, la première des Muses et l’aînée de toutes, moi, la vénérable Uranie, je lui enverrai des maîtres qui lui ouvriront les secrets du ciel étoilé. Sosipatra lira l’avenir dans les astres. Elle sera philosophe et astrologue.

— Mais… sera-t-elle heureuse ? demanda Rhodanthe.

— Comment Sosipatra ne serait-elle pas heureuse, avec tous ces talents ?…

— Je veux dire… sera-t-elle jolie ?

— Une femme d’esprit n’est jamais laide.

— J’ai vu des femmes poétesses et musiciennes qui étaient affreuses.

— Elles manquaient de génie, ou bien tu les as mal regardées…

— Je préférerais…

— Ne blasphème pas. Notre pupille sera belle.

— Et… sera-t-elle heureuse par l’amour ?

Uranie consulta ses sœurs, d’un coup d’œil.

— Cela, dit-elle en rougissant, ne nous regarde pas, chère Rhodanthe. Il n’y a pas de Muse de l’amour… Nous sommes immortellement vieilles filles.

Sur ce, elle baisa la nourrissonne de Rhodanthe, et les autres sœurs vinrent aussi la baiser en lui faisant leur don. Et Rhodanthe se réveilla…

Les neuf figures de marbre étaient à leur place accoutumée. Ma bisaïeule pensa que son rêve extraordinaire était un heureux présage pour la gloire de l’enfant à venir. Elle leva les mains d’un geste pieux, et consacra sa fille aux Muses.

Arriva le temps marqué par les dieux pour l’accouchement. Rhodanthe mit au monde une fille qui reçut le nom de Sosipatra, mais la pauvre mère ne jouit pas longtemps de son bonheur. L’année suivante, une maladie imprévue l’emporta… Où ? Dans les Champs Élysées, sinon dans ce séjour de bienheureux qui est, paraît-il, au-dessous de la Lune ? Nous le saurons, d’ici quelques années, lorsque nous ferons le voyage, à notre tour…

EUSTOKHIE.

Le plus tard possible, ô Mélitta !

MÉLITTA.

Le plus tard possible.

IV


MÉLITTA.

Chrysippe éleva l’enfant, comme il put. Un homme veuf est bien à plaindre quand il faut veiller sur des nourrices et des gouvernantes. Par bonheur, la petite fille fut préservée par les Muses, ses tutrice, de toutes les maladies qui accablent les jeunes enfants. Ses dents percèrent sans douleur. Avant son treizième mois, elle marcha seule, et déjà elle babillait comme un oiseau. Elle n’avait pas quatre ans, qu’elle imaginait de petits contes, de petites chansonnettes, et sa voix coulait, jasait, brillait, ainsi qu’un ruisseau d’argent. Et jolie ! des yeux verts à l’ombre, bleus au soleil, des cils bruns, des cheveux pareils au bronze que le ciseleur n’a pas doré. Sa bouche ? Une baie de rosier. Son menton ? Un bijou d’ivoire. Ses joues ? Deux bouquets de fleurs. Et avec cela, tant de grâce, tant de douceur et de gentillesse ! Sosipatra ne criait jamais, ne pleurait jamais, ne se mettait jamais en colère. Son père la chérissait. Les servantes en étaient folles, et toutes les jeunes mères, affligées d’enfants criards, sales, désobéissants ou stupides, desséchaient de jalousie.

Cependant Chrysippe négligeait ses terres. La maison et le jardin où Rhodanthe avait connu tant de bonheur étaient odieux au pauvre mari. Il n’y allait plus qu’une fois l’année, dans la saison des vendanges, et s’en remettait, pour toutes choses, à l’expérience d’un vieux fermier, Phocas, homme simple, qui n’aimait au monde que la vigne. Mais la vigne, tu le sais, Eustokhie, est capricieuse comme la chèvre ; elle ne donne pas toujours ce qu’on lui demande ; elle a aussi des maux qu’il faut soigner. D’année en année, malgré la sollicitude de Phocas, les vignes de mon bisaïeul dépérissaient. Le raisin était grêle et rare. Le septième automne après la naissance de Sosipatra, Chrysippe, pour la première fois, emmena l’enfant avec lui, dans cette maison où elle avait pris l’être, où l’âme de Rhodanthe semblait l’attendre et l’accueillir. Quelle fut la joie du fermier Phocas ! Il était comme un grand-père qui voit la fille de son fils. Et les femmes de la maison ! Que de caresses elles firent à la charmante Sosipatra ! Le lendemain, Chrysippe alla visiter ses vignes. Ô merveille ! Si lourdes étaient les grappes, qu’il avait fallu étayer les ceps.

— D’où vient cette abondance de raisin ? demanda le maître. Est-elle égale dans tous les vignobles du pays, ou Bacchus a-t-il béni notre terre ?

— La récolte sera médiocre chez les voisins, répondit Phocas. Ce que tu vois, Chrysippe, est un véritable prodige dont tu connaîtras les auteurs. L’hiver passé, deux vieillards, vêtus de peaux et portant besace, comme les voyageurs qui vont mendiant, se présentèrent à la ferme. Je leur donnai le souper et le gîte qu’on doit à tous les hôtes et, le plus âgé paraissant un peu malade, je leur permis de se reposer quelques jours à la maison…

— Et bien tu fis, Phocas, dit Chrysippe.

Le fermier s’écria :

— Si je fis bien ! La suite de l’histoire prouve que ton serviteur n’est pas un sot. Les deux bonshommes, appuyés l’un sur l’autre et clopinant, se divertirent à parcourir le domaine. Ils regardèrent les vignes et m’en parlèrent… Ah ! comme des maîtres vignerons, comme des gens qui chérissent le cep, la feuille, le pampre, le verjus et le raisin mûr ! Leur science, évidemment, dépassait la mienne. Enthousiasmé, — car mon amour pour la vigne est sans orgueil, — je leur proposai de demeurer avec nous, toute la saison, afin d’expérimenter leurs méthodes. Ils y consentirent… Tu vois le résultat. Certes, il y a dans ces vieux bonhommes je ne sais quoi de divin, car ils n’ont rien fait que de prier les dieux dans une langue inconnue, et de brûler des parfums, le soir, sous les étoiles. Moi, je les tiens pour sorciers, mais bons sorciers, incapables de maléfices.

— Allons voir ces prétendus sorciers, dit Chrysippe, en riant, car la simplicité de Phocas l’amusait.

Ils allèrent tous deux jusqu’à la maison du fermier…

EUSTOKHIE.

Celle qui existe encore, derrière les olivettes ?

MÉLITTA.

Cette maison-là date de mon père. L’ancienne est tombée en ruines. Mon bisaïeul trouva les vieillards qui se chauffaient au soleil. Quelle majesté, ma chère, quels regards, quelles barbes blanches ! Tel on peint le roi Agamemnon ! Chrysippe remercia ces êtres mystérieux et les pria de dîner avec lui. Après le repas, le plus vieux des deux vieux, qui caressait de la main la tête ravissante de Sosipatra, dit à Chrysippe qu’il voulait lui payer le prix de son hospitalité.

— Il est payé, mon hôte ! Ce raisin…

— Ce raisin surabondant est un bien faible témoignage de notre puissance, dit le vieillard. Nous voulons te récompenser, Chrysippe, et si tu crois en nous, la récompense dépassera ton espoir. Nous ne te donnerons pas de l’or, de la pourpre, des pierreries, mais une richesse impérissable, non pour toi, mais pour la chair de ta chair, le cœur de ton cœur, ta bien-aimée Sosipatra. Une volonté divine nous a conduits dans ce logis afin que nous soyons les bienfaiteurs du père et les éducateurs de la fille. Confie-nous Sosipatra, pendant cinq ans, sans chercher à la revoir, sans approcher de ce domaine. Puis, cinq révolutions solaires étant accomplies, tu reviendras ici. Tu retrouveras tes greniers et tes celliers remplis, tes troupeaux multipliés, et ta fille grande, robuste, belle, instruite par nous dans les sciences et dans les arts, prête pour une royale destinée… Si tu as confiance, parle, Chrysippe ! Si tu doutes de notre pouvoir, admets que nous n’avons rien dit.

« Tu devines, Eustokhie, l’état du pauvre père. Il resta comme foudroyé, puis…

EUSTOKHIE.

Il pria les sorciers de partir au plus vite ?

MÉLITTA.

Ô femme sans courage ! Esprit borné ! Mon bisaïeul aimait son enfant de cet amour généreux qui accepte tous les sacrifices pour le bonheur de la créature chérie. Chrysippe réfléchit un long moment. Enfin, prenant la petite par la main, il la remit aux deux étrangers, non sans verser quelques larmes… Et la même nuit, craignant sa propre faiblesse, il repartit vers Éphèse, s’exilant ainsi, pour cinq années, de sa fille et de son bien.

EUSTOKHIE.

Il s’en alla ?… Pour cinq ans ?… Chère amie, excuse-moi. Je ne puis admirer ton bisaïeul. Abandonner sa fille à des étrangers ! Moi, je n’aurais pas laissé la mienne à la chaste Pallas elle-même, si cette déesse avait voulu lui servir d’institutrice.

MÉLITTA.

Et j’aurais fait comme toi, sans doute, mais notre race a dégénéré. Nos pères étaient plus sages que nous. Chrysippe tint sa promesse. Cinq ans écoulés, il retourna dans sa maison de campagne. Les greniers débordaient de gerbes et les celliers de vin. Les étables, trop petites pour les troupeaux, étaient agrandies. Quant à Sosipatra, c’était la rose qui va fleurir, l’étoile de l’aube. Elle se jeta au cou de son père. Les deux vieillards souriaient.

— Chrysippe, dit le plus âgé, interroge ta fille sur n’importe quel sujet. Demande-lui, par exemple, ce que tu as vu pendant ton voyage.

Sosipatra conta les moindres incidents du chemin… Ici, la roue a accroché une borne. Là, deux chèvres qui traversaient la route ont pris peur… Puis un homme a passé, qui portait un arc et un lièvre mort… Chrysippe resta stupide. Il considérait Sosipatra avec une sorte de crainte. Les vieillards, enfin, pour le rassurer, lui avouèrent, dans un langage énigmatique, et tenant les yeux baissés vers la terre, qu’ils étaient versés dans la science des Chaldéens. Ils dirent aussi que les déesses Muses, émanations de la Suprême Divinité, les avaient choisis pour initier Sosipatra aux mystères d’une religion ésotérique et que l’initiation s’était accomplie le jour du solstice d’été. Maintenant leur tâche était finie.

— Demeurez avec nous, toujours ! supplia Chrysippe.

Les vieillards hochèrent la tête, ce que mon bisaïeul prit comme un acquiescement à son désir. Il était fatigué par le voyage et par l’émotion. Ses idées n’étaient plus bien claires. Aussi, dès la fin du repas, s’alla-t-il coucher.

À peine fut-il endormi que les vieillards emmenèrent Sosipatra dans la salle d’étude, où étaient leurs livres et leurs instruments : des compas, des balances, des boîtes à parfums, des boules de cristal, des pierres taillées et tracées de signes magiques. Ils mirent quelques-uns de ces livres et de ces objets dans un joli coffret d’argent, avec la blanche robe que Sosipatra avait portée le jour de son initiation. Le coffret clos et cacheté, ils le donnèrent à la petite fille.

— Garde ceci, toujours, en mémoire de nous, enfant chérie ! dirent-ils. Notre mission est terminée. Nous allons maintenant vers le couchant, bien au delà des Colonnes d’Hercule, bien au delà de Thulé, au pays de l’Or et des Hommes rouges qui se couronnent de plumes et vénèrent le Soleil.

Des larmes coulaient de leurs yeux sur leur barbe blanche. Sosipatra se prit à sangloter, car cette initiée était encore une petite fille.

Elle gémissait :

— Ô mes maîtres ! Emmenez-moi !

— Nous reviendrons te chercher, plus tard, fille aimée, chère tête ! Ne pleure plus. Va dormir.

Ils lui soufflèrent sur les yeux, et elle cessa de pleurer, saisie par un sommeil soudain. Alors ils la portèrent sur son petit lit.

Le lendemain, les deux vieillards sortirent de la maison, dans l’aube rouge et mouillée, avec les derniers vendangeurs. Ayant vu ces gens à l’ouvrage, ils soupirèrent, dit-on, en regardant les vignes, les champs, le bois de platanes et la maison où dormait encore Sosipatra. Et puis… ils s’en allèrent du côté de l’Occident, et personne ne les revit plus. Ce qui démontre clairement que ces bons vieillards étaient des Génies.

V


EUSTOKHIE.

Admirable histoire ! Un peu longue. Il me tarde que l’éducation de Sosipatra soit achevée et que cette enfant arrive au temps des amours.

MÉLITTA.

Et bien, sautons cinq ou six ans. Sosipatra est une jeune fille…

EUSTOKHIE.

Belle ?

MÉLITTA.

Une statue. Ivoire et bronze. Je parle de la couleur, car une statue est froide, inerte, immuable. Sosipatra est toute grâce. Aussi bonne que savante, aussi douce que sérieuse. Sa mémoire est une bibliothèque. Ce que les autres apprennent avec effort, elle le devine en se jouant. La science est son jardin. Elle y butine et, comme par jeu, fait son miel. Aucune pédanterie. Aucun orgueil. Sosipatra, parmi les jeunes filles, oublie ses talents et n’humilie personne. Et quand on veut la louer, elle proclame qu’elle ne sait rien — ou peu de chose ! — au prix de ce qu’elle ignore.

EUSTOKHIE.

Charmante Sosipatra ! Elle a, sans doute, autant de prétendants que Pénélope ?

MÉLITTA.

Oui… Mais moins que tu ne croirais… La perfection effraie l’imperfection… Comment un petit jeune homme bien gentil, et médiocre, oserait-il demander la main de Sosipatra ? Elle attend donc… Oh ! sans impatience !… Et voici qu’elle connaît le grand Eustathe qui s’éprend d’elle, à la manière philosophique, bien entendu, gravement, dignement…

EUSTOKHIE.

Parle-moi un peu de ce beau fiancé.

MÉLITTA.

Je dois avouer qu’il a passé l’âge des folles amours. Quarante-cinq ans. Des tempes grises, un front chauve, et des fils d’argent dans sa grande barbe. Mais son langage est séduisant. Ceux qui l’écoutent oublient tout et eux-mêmes, comme s’ils avaient mangé du lotos.

EUSTOKHIE.

Ce quadragénaire barbu est une espèce de Sirène !

MÉLITTA.

Tu l’as dit. L’empereur Constantin, qui n’aimait pas les disciples alexandrins du divin Platon, ceux qu’on appelait les Hellènes, fut pourtant vaincu par le génie d’Eustathe et le charme singulier de ses discours. Il en fit un ambassadeur et l’envoya chez le roi des Perses. Tu as entendu parler de Sapor ? C’était un homme terrible. Eh bien, Sapor, ayant invité Eustathe à sa table, qui était d’or, couverte de vaisselle d’or, l’ambassadeur redevint tout à coup philosophe. Il compara, dans une éloquente improvisation, les richesses périssables aux biens spirituels, et fit le panégyrique de la Vertu, tant et si bien que le roi Sapor voulait absolument s’ôter le diadème du front et la pourpre des épaules pour revêtir le court manteau philosophique. À vrai dire, il était saoul de rhétorique et de vin. Les Mages de sa cour, fort inquiets, — car ils vivaient grassement dans le luxe du roi, — menèrent coucher le prince, et ils reprochèrent aigrement à l’ambassadeur de gâter le métier. « Si tu préfères le pain sec aux volailles farcies, lui dirent-ils, c’est ton affaire, mais n’en dégoûte pas les autres. »

J’ai le chagrin d’ajouter que le succès de cette ambassade et l’amitié du roi Sapor, donnèrent à mon aïeul une si haute idée de son génie qu’il se montra, par la suite, aussi orgueilleux que Sosipatra fut modeste. Cet orgueil lui aliéna l’admiration des Grecs.

EUSTOKHIE.

Revenons à Sosipatra. Elle épouse le philosophe insinuant. Offre-t-elle des colombes à l’Aphrodite ?

MÉLITTA.

L’Aphrodite, ma bonne amie, ne s’est pas mêlée de cet hymen, et le bel Éros pas davantage.

EUSTOKHIE.

C’est un mariage de raison ?

MÉLITTA.

C’est l’union de deux philosophes, mâle et femelle, pour faire souche de petits philosophes. Sosipatra, — l’innocente ! — dit elle-même à Eustathe : « Les dieux nous ont rapprochés pour notre perfectionnement mutuel et non pour notre plaisir. »

EUSTOKHIE.

Il prit quelque plaisir, cependant, à la possession d’une belle fille ?

MÉLITTA.

Peut-être… Mais il semble bien que Sosipatra fut de ces femmes qui, mariées et mères, gardent quelque chose de l’ignorance virginale. Elles sont nombreuses…

EUSTOKHIE.

Les infortunées !

MÉLITTA.

… parmi les personnes qui n’ont pas convié l’Aphrodite à leurs noces, et qui vivent la tête dans les étoiles.

EUSTOKHIE.

Surtout si elles ont épousé quelque professeur comme Eustathe, enflé d’orgueil et plein de mépris pour le simple amour…

MÉLITTA.

Halte-là ! Eustokhie ! Tu oublies qu’Eustathe était mon grand-père ! Quoi ? Ton nez et ton menton remuent ? Tu ris en mâchant tes figues ?… Attends. Tu riras tout à l’heure, quand nous verrons un autre philosophe intervenir dans une histoire d’amour… Laissons passer quelques années. Laissons à Sosipatra le temps d’avoir un, deux, trois enfants, et d’ensevelir son époux, qui mourut à cinquante ans. C’est fait.

EUSTOKHIE.

Malheureuse Sosipatra ! Elle est veuve ! Va-t-elle se remarier ?

VI


MÉLITTA.

Sosipatra n’était pas de celles qui allument deux fois le flambeau des noces. Elle avait un cœur paisible, des sens calmes, le goût de l’indépendance et le dédain de la volupté qu’elle n’avait jamais connue. Excellentes conditions pour philosopher tranquillement. N’oublions pas les enfants, ces trois garçons qui étaient la joie de cette mère infiniment tendre. Ah ! le cœur chaste de mon aïeule était bien gardé ! L’Amour, cependant, rôdait à l’entour, gamin sournois qui ne se soucie des philosophes que pour les faire déraisonner, témoin le grand Aristote, qu’on trouva un jour, à quatre pattes, bridé d’un lacet doré, et portant sur ses reins la courtisane Campaspe… Mais Sosipatra, c’était une tour de marbre sur un roc inaccessible. Les jeunes hommes qui se pressaient à ses leçons osaient à peine regarder celle dont la voix enchantait leurs oreilles. Ils étaient comme pétrifiés par un immense respect…

EUSTOKHIE.

Tu as parlé de leçons ? Sosipatra enseignait donc la philosophie ?

MÉLITTA.

À Pergame, où elle s’était établie, auprès du vieillard Edesius. Cet homme divin, qui avait été le maître d’Eustathe, voulut être le second père de Sosipatra et l’éducateur de ses enfants. Feu mon père se rappelait fort bien Edésius, son grave parler, sa barbe blanche. Sosipatra eut donc sa maison en face de la maison d’Edésius, et dans sa maison une école, rivale de l’école d’Edésius. Les mêmes disciples fréquentaient l’une et l’autre et comparaient le maître et la maîtresse. Ils disaient que, si le premier l’emportait par une logique ferme et serrée, la seconde triomphait par la puissance de l’imagination et de l’enthousiasme. Ce qu’Edésius trouvait, au bout d’un raisonnement, Sosipatra le découvrait, par une sorte d’instinct divinateur. Ainsi les deux enseignements se complétaient et formaient une harmonie.

Les plaisirs de l’étude et les devoirs maternels remplirent toutes les années de Sosipatra, jusqu’à cette année — la trentième — qui, pour les femmes de notre pays, marque la fin de la jeunesse. Elle vint, cette année fatale, et elle toucha d’un doigt léger le front de la femme philosophe… Un jour, Sosipatra, se regardant dans le disque poli d’un miroir clair comme la lune, vit, sur la chair ambrée de sa tempe, une petite ligne quasiment imperceptible et, parmi ses belles tresses fauves, un cheveu blanc… le premier ! Elle ne s’en émut pas beaucoup, n’étant point coquette, mais — sans y songer — elle passa son doigt, à plusieurs reprises, sur sa tempe, comme pour effacer la ride naissante, et — sans y songer — elle arracha le cheveu blanc… Geste involontaire que toutes les femmes ont fait, font et feront, tant qu’il existera des miroirs ! Après, Sosipatra se mit à rire, en se moquant d’elle-même. Une veuve, une mère, une philosophe, ne pouvoir supporter un cheveu blanc ! Quelle faiblesse dans une âme forte !

EUSTOKHIE.

Ô femme ! tu es toujours femme !

MÉLITTA.

Sosipatra ne croyait plus l’être, sinon par la tendre maternité. Pourtant, elle fut étonnée de vieillir et se regarda plus souvent au miroir, avec une inquiétude naïve. Jusque-là, elle n’avait pas eu l’orgueil de sa beauté. Ce fut la crainte de devenir laide qui lui apprit combien elle était jolie encore, malgré ses trente ans.

Et ce fut vers ce même temps qu’elle reçut, dans son école, un nouveau disciple. À vrai dire, c’était moins un élève qu’un dilettante, amateur de philosophie par caprice, comme il était amateur de vases myrrhins et de chevaux. On l’appelait Philométor. Il était petit-cousin de Sosipatra, et s’autorisait de cette parenté pour venir très souvent chez la femme illustre, honneur de sa famille. Ce Philométor, qui se lia bientôt d’amitié avec le plus brillant disciple de Sosipatra, le philosophe Maxime, n’était pas extrêmement intelligent, mais il était beau garçon, taillé comme un athlète, chevelu comme Bacchus, et les yeux flambants d’un feu noir où bien des cœurs féminins s’étaient brûlés. Ignorant, frivole, menteur, et charmant, voilà Philométor.

EUSTOKHIE.

Marié ?

MÉLITTA.

Pas encore. Il était libre et riche et voyageait à travers l’Asie pour son plaisir. Il lui prit la fantaisie de connaître sa belle cousine Sosipatra…

EUSTOKHIE.

Et de philosopher ?

MÉLITTA.

Il avait le bon goût de se taire pendant les leçons, mais il se rattrapait ensuite.

EUSTOKHIE.

Et tu dis qu’il était l’ami de Maxime ?

MÉLITTA.

Camarade plutôt qu’ami. Maxime se sentait très supérieur à Philométor. Tous deux étaient jeunes, riches, de bonne famille, et tous deux avaient le talent de plaire, mais non par les mêmes moyens et non aux mêmes personnes. Les savants, les jeunes hommes épris de la sagesse et de la vertu, les gens curieux des mystères surnaturels, recherchaient Maxime, tandis que Philométor… Ô grande Aphrodite !… Ce beau garçon, – trop beau ! – aimé des femmes, – trop aimé ! – fréquentait des fils de marchands, débauchés comme lui, des maquignons, des entremetteuses, des courtisanes ! Il donnait la mode à la jeunesse de Pergame, tant pour les vêtements que pour les amours, et l’on savait qu’une fille ravissante, appelée Jacinthe, naguère entretenue par un gros banquier smyrniote, était devenue presque folle parce que Philométor l’avait, en moins de six mois, désirée, courtisée, possédée, quittée… et même ruinée, puisqu’elle perdit son vieil amant. Elle vendit ses bijoux, pour subsister, et quand elle eut dépensé sa dernière drachme, elle se jeta toute nue dans la mer, comme Sapho. Mais la déesse née de l’écume marine, veillait sur la courtisane amoureuse. Elle voulut qu’un seigneur égyptien se baignât précisément sur la plage, lorsque Jacinthe faisait le plongeon, et qu’il repêchât la désespérée. Jacinthe, nue, était bien belle. L’Égyptien, quoique un peu noir de peau, était riche, bête et lascif. Tu devines la suite de l’aventure. Jacinthe retrouva une maison, des esclaves, des bijoux, un amant généreux, et la considération jalouse de toutes les courtisanes de Pergame. Cependant, elle retrouva pas l’amour de Philométor. Quand elle parlait de ce méchant garçon, elle disait : « Il ne m’a pas séduire, il m’a ensorcelée. » Et le bruit se répandit dans Pergame que Philométor, bien moins savant que Maxime, connaissait pourtant des rites, des formules, des nombres magiques, des parfums évocatoires, que sais-je ! mille secrets de sorcellerie amoureuse qu’on n’enseignait pas chez Edésius.

EUSTOKHIE.

Et que pensait Sosipatra de ces amours et de ces enchantements ?

MÉLITTA.

Par respect, on n’en parlait pas devant elle, la pudique, la sublime ! Est-ce qu’on mêle de la fiente de bouc à la fine essence de roses ? Est-ce qu’on prend un voile de soie pour laver les dalles des cuisines ? Non, Sosipatra ne soupçonnait point le dévergondage de Philométor, puisqu’elle l’honorait de son amitié. Un cousin, c’est presque un frère. La voix du sang parle pour lui, dans le cœur d’une bonne parente. Elle parlait si bien, cette voix, qu’un jour, – Philométor étant à la campagne, loin de Pergame, – Sosipatra, qui faisait une admirable leçon sur le dernier voyage de l’Âme aux Enfers, s’arrêta brusquement, comme si elle voyait et entendait on ne savait quoi d’invisible… Et tout à coup, pâle, tremblante, bouleversée : « Ô Dieu ! s’écria-t-elle. Mon cousin Philométor est tombé de son char ! Ses chevaux le traînent, comme Hyppolyte. Il va mourir ! Il va mourir ! Au secours ! » Maxime s’élança pour soutenir la jeune femme défaillante. Tous les élèves s’étaient levés de leurs sièges… Mais Sosipatra, déjà rassurée, poussait un grand soupir : « Ah ! il est sauvé ! Ses esclaves l’emportent sur une litière. Il gémit un peu, car il a les mains et les coudes tout écorchés, mais, dans cinq ou six jours, il sera guéri… » Ayant ainsi parlé, elle ouvrit ses yeux, tout grands, comme une personne qui s’éveille d’un songe, et demanda :

– Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je dit ?…

Or, elle avait vu et dit ce qui arrivait, très loin d’elle, sur la grande route. Le soir, Philométor fut rapporté dans sa maison, et Sosipatra voulut le soigner elle-même. Pendant six jours, elle ne quitta pas le chevet du blessé, et, le sixième jour, Philométor fut guéri, comme elle l’avait annoncé. Toute la ville retentit des louanges de Sosipatra. Elle avait la faculté divine de l’ubiquité, le don de seconde vue ! En vérité, elle était plus qu’une femme.

Plus qu’une femme ! Ce que les Muses avaient dit à Rhodanthe et les Génies au père de Sosipatra, Edésius et Maxime le répétaient : « Plus qu’une femme !… » Et Philométor, à Sosipatra elle-même : « Plus qu’une femme ! Tu es plus qu’une femme, ô sage, ô pure, ô savante, ô vertueuse Sosipatra ! » Il exprimait ainsi sa gratitude pour les soins qu’il avait reçus. Il l’exprima si bien que Maxime en fut irisé ! Maxime trouvait que Philométor abusait de la candeur de sa cousine. Il se demandait comment cette femme, qui avait eu la vision du péril de Philométor, ne voyait rien, absolument rien, de ses débauches. Quel sortilège mettait donc en défaut cette extraordinaire puissance de divination ?

Maxime résolut d’éclairer son illustre amie, et certain jour qu’il était seul avec elle, après la conférence, il dit tout net que Philométor ne ferait jamais rien en philosophie et qu’il ne serait illustre que chez des gourgandines. Sosipatra voulut défendre son cousin. Maxime, alors, raconta l’histoire de Jacinthe, que tout le monde connaissait, sauf Sosipatra.

Elle l’écouta sans rien dire.

EUSTOKHIE.

Le dégoût lui fermait la bouche ?

MÉLITTA.

Qui sait ? Elle était assise sur un banc de marbre, dans la salle où elle donnait ses leçons. Les disciples venaient de partir. Il y avait encore, sur la mosaïque du pavement, des tablettes, des stylets oubliés, et, sur une table, des volumes déroulés… Le buste de Platon, le masque d’Hermès Trimégiste, ornements sévères de l’école, ouvraient tout grands leurs yeux d’émail. Tu vois la scène. Oh ! quand je l’imagine, d’après les récits qu’on m’a faits, je me représente, dans ce lieu austère, Maxime, digne et barbu, tout gonflé de sa science, tout orgueilleux de sa chasteté, invectivant contre les débauchés et les courtisanes, et près de lui, la charmante Sosipatra, simplement vêtue, sans fard, sans parfums, écoutant Maxime et ne le voyant point parce qu’elle découvre, au plus secret de son cœur, un mystère… Elle ne s’indigne pas. Elle lève de beaux yeux ingénus, comme des yeux de petite fille.

– Ah ! je comprend tout !

– Tout ? Que veux-tu dire ?

– Je ne soupçonnais pas que mon cousin Philométor fût un si grand magicien, ô Maxime ! Tu prétends qu’il est un piètre philosophe. J’affirme, moi, qu’il nous dépasse tous dans la pratique des enchantements, et je ne doute pas qu’il n’ait ensorcelé cette Jacinthe, puisqu’il a pu, à l’insu de tous et à mon insu, m’ensorceler moi-même… Hé, oui ! dès la première fois qu’il vint dans cette maison, il commença de me jeter un sort. Quand il me regardait, j’avais un nuage sur les yeux, un tourbillon dans la tête, le creux des mains glacé, les genoux tremblants. Et cet état, qui aurait dû m’être pénible, me semblait… – tu ne me croiras pas ? – presque agréable… Depuis, la force du sortilège s’est accrue. Quand Philométor assiste à mes leçons, je suis assez calme. Lui parti, je sens mon cœur qui s’agite dans mon sein, comme pour le suivre ou le rejoindre. Ce n’est plus un plaisir, c’est une douleur. Vainement, j’en ai cherché la cause et j’avais fait toutes les hypothèses – sauf celle-ci : mon cousin Philométor est un magicien. Tout s’explique. Je me sens déjà bien soulagée, car il suffit, n’est-ce pas, d’opposer le semblable au semblable, et l’enchantement à l’enchantement ?

EUSTOKHIE.

Ô Mélitta ! Ton aïeule était-elle véritablement ensorcelée ?

MÉLITTA.

Tu en jugeras toi-même, tout à l’heure.

Maxime n’en douta pas et sa colère fut violente :

– Oui, dit-il, oui, chère Sosipatra, il faut employer toute notre science à connaître les conjurations et les rites particuliers par quoi ce misérable t’ensorcelle. Il a dû les apprendre au cours de ses voyages. Sont-ils égyptiens ou persans ? Ont-ils pour moyen l’eau ou le feu, le miroir ou les amulettes, le sacrifice sanglant ou la vertu des baumes consumés ? Certes, ils doivent être énergiques. Ton état, qui m’afflige, marque leur force. Cherchons un remède dans les livres sacrés. Essayons des incantations… Mais surtout, gardons le secret sur ces choses, pour ne pas donner l’éveil à Philométor. Continue de le recevoir amicalement, quoi qu’il t’en coûte, et bien qu’il soit un méchant doublé d’un sot.

– Méchant, peut-être !… Mais pas si sot ! dit Sosipatra en soupirant.

Je ne sais, Eustokhie, ce que fit Maxime, n’étant pas versée dans la théurgie, la géomancie, la nécromancie et autres sciences occultes. Tous les soirs, il se rendait mystérieusement chez Sosipatra, et d’un air satisfait :

– Nous le tenons ! Je suis en train de le combattre par ses propres armes. Il doit éprouver les effets de mon art. N’as-tu pas remarqué un changement dans sa figure ? N’est-il pas inquiet, fiévreux, amaigri, enlaidi ?

– Non ! disait Sosipatra. Il a bonne mine.

– Et toi, n’es-tu pas délivrée de tes malaises ?

– Au contraire. Ils s’aggravent. Je ne dors plus. Je vois partout Philométor…

– L’infâme !

– Et, ce qui m’inquiète, c’est que je ne réussis pas à le détester, comme je le devrais.

– Applique-toi… Pense à ses défauts, à ses ridicules, à ses cheveux calamistrés, à ses vêtements trop beaux, à ses répugnantes amours…

– Hélas ! dit Sosipatra, – et elle se mit à pleurer, – j’y pense, j’y pense de toute ma force, j’y pense… trop peut-être…

Et soudain :

– Sais-tu, Maxime, où demeure cette Jacinthe qui fut, elle aussi, la malheureuse ensorcelée par Philométor ?

– Moi ? dit Maxime, offensé, comment le saurais-je, ô Sosipatra ? Est-ce que je fréquente les courtisanes ?


VII


MÉLITTA.

Ce que femme veut savoir, elle le saura, fût-elle liée de cordes, aveuglée par un bandeau, les oreilles scellées de cire, et prisonnière au fond d’une cave. La semaine ne s’était pas écoulée que Sosipatra n’ignorait plus rien des habitudes de Jacinthe. Un soir, vêtue et voilée d’étoffe sombre, pareille à ces diaconesses chrétiennes dont le costume sans grâce épouvante les Amours, la femme philosophe sortit, en secret, de sa maison et s’en alla, seule, à travers les rues de Pergame. Dans un faubourg qui était déjà la campagne, où de jolies maisons s’entouraient de bois et de jardins, Jacinthe habitait une villa nouvellement construite aux frais du seigneur égyptien. Devant la porte, un gros esclave rubicond faisait jouer deux petits chiens d’espèce rare. La mine de cet homme, son vêtement, son air satisfait témoignaient en faveur de sa maîtresse. Assurément, Jacinthe avait une âme bienveillante, et les gens, chez elle, étaient bien traités. Tel portier, telle maison. En effet, dès que Sosipatra eut dit au bonhomme qu’elle désirait voir la belle Jacinthe, l’esclave la fit entrer dans la cour intérieure et la remit aux soins d’une intendante, aussi bien nourrie, aussi réjouie que lui-même. C’était une ancienne courtisane, retirée des affaires, et qui gouvernait la maison. La noble beauté de Sosipatra, son doux parler surprirent l’intendante, dont le regard exercé reconnut aussitôt l’ennemie, c’est-à-dire l’honnête femme… Elle s’apprêtait à l’éconduire poliment, quand Jacinthe, sortant du bain, passa sous la galerie de la cour, toute fleurie de roses grimpantes.

– Que me veut cette belle personne ? demanda-t-elle.

L’intendante laissa parler Sosipatra.

– J’ai un secret à te dire, ô Jacinthe, important pour toi et pour moi, et, si tu veux bien m’entendre en particulier, tu ne le regretteras point, car je sais lire dans l’avenir et je te dirai, gratuitement, la bonne aventure.

– Viens donc, dit Jacinthe. Je t’écouterai, non par intérêt, – car je peux payer chèrement les devineresses, – mais parce que ta jolie figure me plaît, encore que tu sois mal coiffée, ma chère, et drôlement affublée, d’une bien vilaine robe. Leçon pour leçon, je t’apprendrai l’art de t’habiller, aussi important, pour une femme, que l’art de se déshabiller. Tu sembles ignorer l’un et l’autre.

Ce disant, elle souriait. Sosipatra devint plus rouge qu’un pavot. Ses yeux se remplirent de larmes. Jacinthe lui prit le bras.

– Quoi ? Elle pleure, la belle petite ! Je lui ai donc fait du chagrin ?… Par Aphrodite ! ce n’était pas là mon intention !… Vois, Chrysé, n’est-ce pas une rose sous la pluie ?

L’intendante hocha la tête et dit à mi-voix :

– Je me méfie de ces personnes qui exhalent une odeur de famille et de vertu ! Que vient faire chez nous celle-ci ? Ne serait-elle pas une épouse légitime du seigneur égyptien, source de notre prospérité ? Il y a de la jalousie dans ces sourcils noirs.

– Sotte ! fit Jacinthe, l’Égyptien est veuf, j’en suis sûre. Pour ce qui est de la jalousie, tu as raison, mais n’importe ! Cette femme n’a pas de mauvais desseins…

Et tout haut :

– Viens, viens, ma colombe ! Nous serons très bien dans ma chambre.

Et elle entraîna doucement Sosipatra.

Les voilà donc, la philosophe et la courtisane, dans la chambre de Jacinthe, temple de volupté, tout orné de galantes peintures, odorant le nard syrien et l’ambre persique, baigné d’un crépuscule bleu comme les grottes de la mer. Sosipatra s’assit sur un amas de coussins, à côté de la blonde Jacinthe. Elle regarda le lit aux matelas pourpres, la lampe à trois pieds soutenue par un Satyre obscène, les miroirs, les tapis, et des peintures murales bien extraordinaires, en vérité, car la chaste Sosipatra, du premier coup d’œil, ne comprit pas, mais pas du tout, ce qu’elles représentaient. Ainsi un écolier, connaissant à peine les règles élémentaires du calcul, s’étonne devant un savant traité de géométrie.

– Eh ! bien, ma chère, ce grand secret ? dit Jacinthe.

Elle déplissait, du bout des doigts, sa robe de lin violet, levait les bras, tortillait ses cheveux humides, penchait la tête, caressait de sa joue la rondeur de son épaule nue. Et chacun de ses mouvements créait une femme nouvelle.

– Jacinthe, dit Sosipatra, je sais que tu es bonne autant que jolie, et je viens te demander secours, non pour moi, mais pour une amie très affligée.

– Elle a perdu son amant et elle veut vendre ses bijoux ?… J’ai passé par là… On croit mourir de chagrin… et, si l’on a un peu de patience, on se console…

– Ce n’est pas le cas de mon amie. Cependant, tu as fait, toi aussi, l’expérience du mal dont elle souffre.

– Que veux-tu dire ?

– Mon amie est ensorcelée, comme tu le fus, paraît-il, et par le même enchanteur.

Jacinthe écarquilla ses beaux yeux.

– Ensorcelée, moi ?

– De ton propre aveu, tu as subi l’effet d’un maléfice… Toute la ville le sait, et tu ne t’en cachais pas, l’an dernier…

– L’an dernier ?

La courtisane parut chercher un détail précis parmi le flux toujours mouvant de ses souvenirs, mais elle était, comme ses pareilles, une de ces créatures qui vivent au jour le jour, dans le présent, et jettent, sans se retourner, le sable des heures derrière elles.

– J’ai connu l’heur et le malheur, la richesse et la pauvreté, l’amour et la désillusion, la maladie et la santé. J’ai eu des amants de toutes sortes. J’ai, une fois, essayé de mourir, ce qui était une grande sottise. Mais qu’un magicien m’ait ensorcelée, vraiment, je ne m’en souviens plus… Cependant, pour m’éclairer, veux-tu me décrire les symptômes de l’ensorcellement, tels que ton amie les éprouve ?

– Mon amie, dit Sosipatra, est une femme raisonnable. Elle n’est pas sans intelligence. On prétend même qu’elle a un cerveau masculin.

– Le cerveau seulement, je l’espère pour elle ! Et la voilà bien avancée… Un cerveau masculin ! À quoi cela sert-il ?

– À étudier la sagesse.

– Elle doit être bien laide, ton amie !

– Elle me ressemble un peu, dit-on.

– Je n’en crois rien. Sous ce joli front, comment un cerveau masculin nicherait-il ?… Enfin, pour ne pas te contrarier, j’admets que la dame est aussi belle que toi.

– Elle était heureuse, jusqu’au dernier printemps. En ce temps-là, un homme, qui ne semblait pas versé dans les sciences occultes, jeta un sort à cette malheureuse. Cela commença par un frisson intérieur, un brouillard sur la vue, des alternatives de fièvre et de glace dans tous les organes du corps. Mon amie ressentit ce mal sans en soupçonner la cause. Bientôt, l’effet du maléfice troubla son chaste sommeil par des visions et des sensations…

– Effrayantes ?

– Déconcertantes… Le magicien y était mêlé, d’une façon vague, mais pas assez vague au gré de mon amie. Et pourtant, elle n’accusait que le caprice du sommeil et cherchait vainement le sens caché des images incohérentes dont le souvenir la poursuivait… Un homme cruel, – et qui aurait dû respecter au moins la parenté, sinon la vertu, – dominait cette femme jadis si forte, maintenant si faible. Il s’imposait à sa pensée, la détournait des nobles travaux, tirait vers la terre l’esprit ailé. Mon amie ne se reconnaissait plus elle-même…

– Attends ! s’écria Jacinthe. Je commence à deviner cette énigme… Ton amie est-elle mariée ? Aime-t-elle son époux ? Et son époux la délaisse-t-il, ou bien lui est-il fidèle ?

– Mon amie est veuve depuis cinq ans.

– Veuve inconsolable ?

– Il me semble.

– Son mari était-il pour elle un maître ou un amant ?

Sosipatra réfléchit avant de répondre.

– Tu n’en sais rien, dit Jacinthe. Ton amie ne t’a donc jamais parlé comme font les femmes entre elles, même les plus vertueuses ?

– Il était d’un âge mûr, et d’un caractère sérieux, le meilleur, le plus sage des hommes, et mon amie l’avait choisi par admiration pour ses vertus…

– Bien… Je comprends… Et l’enchanteur, est-il jeune ?

– Tout jeune.

– Beau ?

– On le dit…

– Séduisant ?

– Peut-être.

– Savant ?

– Certes, mais il s’en cache… On ne croirait jamais, à le voir, à l’entendre, que cet homme épris de luxe et de plaisir pratique l’art difficile des enchantements… Il a des yeux si francs, des manières si aimables !… Mais à quoi bon te le décrire ? Tu l’as connu, paraît-il, pour ton malheur. C’est… c’est…

– Allons, nomme-le sans rougir et sans trembler.

– C’est Philométor…

La courtisane éclata de rire.

– Philométor, cette petite canaille ? Lui, un savant, lui, un sorcier ? Mais il est aussi bête qu’il est beau…

– Tu as cependant ressenti l’effet de ses maléfices, répondit Sosipatra, sèchement, car le rire de Jacinthe la blessait… Et tu ne trouvais pas qu’il fût si bête quand tu voulais te noyer pour l’amour de lui ? Si j’en crois des gens dignes de foi, tu le proclamais hautement : « Philométor m’a ensorcelée… »

Jacinthe considéra la belle jeune femme assise près d’elle, et cessa de rire. D’un geste gracieux, elle prit dans ses mains parfumées les deux mains de Sosipatra.

– Pardonne-moi, ma chère, dit-elle. J’ai froissé ton cœur délicat, mais j’avais cru… Allons, garde ton secret. Parlons seulement de cette amie qui te ressemble et qui est, comme toi, chaste et naïve… Si l’amour est un sortilège, il est trop vrai que Philométor m’a ensorcelée, jadis, car il m’a fait éprouver ces alternatives de fièvre et de glace, ce frisson intérieur que tu m’as décrits, par ouï-dire, aussi exactement que si tu les avais ressentis toi-même. Je m’endormais en pensant à Philométor. Je le caressais en rêve. Il était la première pensée de mon réveil. Je perdais l’appétit. Je maigrissais. Mon front allait se rider avant l’âge, et ma gorge défleurir… Je préférai à cette lente agonie une fin plus rapide, et c’est alors qu’étant sur une plage, non loin de Smyrne, je fis cette folie de me jeter à la mer. Mais la folie est souvent le masque de la sagesse. L’eau froide éteignit ma fièvre d’amour, et un excellent Égyptien… Le reste ne t’intéresse pas. Retiens seulement, de mon aventure, cette leçon : aucun homme ne vaut qu’on meure pour l’amour de lui. Quant à Philométor, il n’a pas d’autres enchantements que ses yeux noirs, sa belle taille, sa parole enjôleuse, toute sa personne qui est faite pour l’amour. En disant qu’il m’avait ensorcelée, je rendais hommage à la beauté qui est l’Enchanteresse suprême, et ton amie lui rend le même hommage, puisqu’elle est tout bonnement, comme je l’étais, amoureuse.

– Amoureuse !

– Tu ne t’en doutais pas, toi qui prétends lire dans l’avenir, et qui ne sais pas lire dans le cœur d’une femme ?… Qu’as-tu donc fait de ta jeunesse et de ton corps délicieux pour ignorer ce que sait la dernière des servantes ? Et tu voulais me dire la bonne aventure ! Pauvre innocente ! Je t’en dispense volontiers. C’est moi qui te donnerai, gratuitement, un conseil pour ton amie. L’amour est une maladie cruelle. On en peut mourir, mais, si l’on veut guérir, on guérit toujours, soit par le remède qu’apporte le temps, soit par la satiété, le dégoût et le changement. Ton amie désire Philométor ? Qu’elle s’en saoule donc, et le quitte, elle, la première ! Elle n’aura pas la moindre tristesse, et je t’assure qu’elle sera désensorcelée à jamais.

Sosipatra ne pouvait prononcer un seul mot. Elle entendait comme le ressac de la marée dans sa tête douloureuse, et elle s’étonnait de haïr tout à coup cette blonde Jacinthe que Philométor avait tenue dans ses bras.

Enfin, elle se ressaisit et remercia froidement la courtisane qui la reconduisait jusqu’au seuil du vestibule, et lui cria, de loin, pour adieu :

– Dis à ton amie qu’elle s’en saoule, qu’elle s’en saoule !…

Oh ! comme à grands pas, presque courant, enveloppée de son voile sombre, Sosipatra fuyait la maison de volupté ! Le conseil cynique la poursuivait, s’agrippait à elle, ainsi qu’un chien mordant sa robe. Elle arriva chez elle, où Maxime l’attendait, assis dans la salle des conférences, entre les bustes d’Hermès et de Platon. Dès qu’il la vit, sans lui laisser le temps de parler :

– Sosipatra ! s’écria-t-il, je t’apporte une bonne nouvelle. Je viens de découvrir une formule cabalistique si merveilleuse que ton indigne cousin n’y résistera pas. Cette nuit même, nous monterons sur la terrasse. Au lever de la lune, nous allumerons du feu sous un trépied, et devant les astres nous prononcerons…

À ce moment, le philosophe tressaillit au choc de la porte qui se fermait. Sosipatra était partie…


VIII


Elle a raconté, plus tard, qu’elle pleura, toute la nuit, dans sa chambre, pendant que Maxime faisait ses incantations.

Vainement il la réclamait :

– Ô Sosipatra ! Quand viendras-tu ?…

Elle pensait : « Ce Maxime m’assomme. Il est savant, mais il est idiot. Et moi-même, ne suis-je pas bien ridicule ? Jacinthe a raison… Que me sert de lire dans l’avenir le destin des autres, si je ne peux même pas connaître mon âme du jour présent ? Que me sert d’avoir tout appris : la philosophie, la poésie, la musique, les secrets des nombres, si j’ignore la science naturelle aux femmes, l’amour ? Comment me guérir d’un mal que je n’ai pas su découvrir ? Je n’userai pas de l’abominable remède indiqué par l’abominable Jacinthe. Me donner à Philométor jusqu’à satiété ? Horreur ! Me jeter à l’eau ? Ce serait trahir lâchement ma propre vertu et mes devoirs les plus chers, puisque, avant tout, je suis mère… Hélas ! Hélas ! Que devenir, que faire, moi, malheureuse ? »

Après beaucoup de larmes et de soupirs, elle s’endormit. Et rapide, un songe l’emportant loin de Pergame, la ramena ici même, dans le domaine paternel. Elle se trouva au bout du jardin, sous les platanes, près du vieil autel aux neuf figures peintes, que sa mère avait tant aimé. La fraîche fontaine égouttait sa petite chanson de flûte parmi les violettes et les cressons.

Sosipatra, chagrine et fatiguée, s’assit sur la margelle de pierre, et se voyant reflétée au miroir de l’eau, elle pleura d’être belle encore, jeune encore – pas pour longtemps ! – et d’aimer sans être aimée ! Comme elle s’abandonnait à sa tristesse, une voix l’appela par son nom. Elle tourna la tête, et à travers le voile ruisselant de ses pleurs, elle vit… ô prodige ! Le marbre du vieil autel s’animait. La plus majestueuse des neuf déesses se détachait du groupe dansant et s’avançait vers l’affligée. Qu’elle était grave, et pourtant douce, cette Uranie à la tunique bleue semée d’étoiles, tête plus dorée que la lune en son quinzième jour ! Ses yeux rayonnaient d’une tendresse ineffable, comme d’une maternité mystique, et, avec leur regard, la sérénité des espaces célestes descendit dans l’âme de Sosipatra. La grande Muse s’arrêta devant elle, et de sa main, lui touchant le front, elle dit :

– Fille de notre chère Rhodanthe, ô toi si chère aussi, toi comblée de nos dons, pourquoi pleures-tu, Sosipatra ? Les sommets de la science et de la vertu, où tes maîtres, les Génies, ont conduit tes pas d’enfant, où tu as vécu dans la contemplation des Idées pures et la familiarité du monde surnaturel, ces sommets, inaccessibles aux femmes vulgaires, deviennent-ils donc, pour toi, le royaume de l’ennui, des pics de neige stérile, solitaires au milieu du ciel ? Pupille chérie des Muses, que te manque-t-il pour être heureuse ? Est-ce la fortune ?…

– Non, dit Sosipatra. Je n’ai pas besoin de pourpre et de perles…

– La puissance ?

– Être Cléopâtre ou Sémiramis ? C’est peu de chose…

– La beauté ? Tu la possèdes. L’affection d’un époux ? Tu l’as possédée. De beaux enfants ? Tu as trois garçons splendides… Tu as donc tout, heureuse Sosipatra, tout ce qui fait le charme de la vie…

– Excepté l’amour.

Uranie se pencha vers la femme qui détournait les yeux.

– Comment ?… Quoi ?… J’ai mal entendu… Répète… Il te manque…

– L’amour, répondit Sosipatra, faiblement.

– L’amour ? Tu n’as pas connu l’amour ? Mais tu as été mariée !…

– Ce n’est pas la même chose, l’amour et le mariage.

– Qui t’a dit cela ?

– Personne… Je l’ai compris, ou plutôt senti, après un entretien avec une… une…

– Une quoi ?

– Cour-ti-sa-ne… balbutia la pauvre Sosipatra.

– Tu fréquentes les courtisanes ! Toi !… Toi !… Quelle horreur !

– Ne te fâche pas, grande Uranie. Je me croyais ensorcelée par un jeune homme. J’ai demandé… un… renseignement… à… à… cette Jacinthe… que… Philométor avait aimée…

– Je le sais, dit Uranie, je sais que ton cœur est pur et que ton imagination, seule, est malade. Ne pleure pas, chère fille. Je ne t’ai interrogée que pour t’éprouver. Tu ne sais pas mentir. Tu es encore un peu plus qu’une femme.

– Ou un peu moins…

– Comment ?

– … Puisque j’ignore ce que sait, paraît-il, la dernière des servantes… Ô Muses, mes amies, je vous dois tout, – je veux dire presque tout, – donnez-moi ce qui me manque afin que je sois, véritablement, une femme. Donnez-moi l’amour.

– Ta mère nous l’avait demandé pour toi, comme un dixième don. Mais cela regarde d’autres divinités… Aphrodite… Éros… Nous sommes vierges, mon enfant, et nous nous passons fort bien de l’amour.

Et comme Sosipatra, honteuse et se détestant elle-même, recommençait à pleurer, Uranie lui dit, d’un ton plus doux :

– Nous ne pouvons pas te donner l’amour, mais nous pouvons te consoler de lui, chère fille. Avec ton regret et ta pudeur, sentiments confus, douceur amère et feu caché, avec ton cruel tourment d’aujourd’hui, ô Sosipatra, tu feras ta gloire de demain. Cet amour dont tu n’as pas joui, tu l’as connu, puisque tu souffres. Le désir de l’amour, c’est l’amour. Chante donc, beau rossignol féminin ! Chante ta peine, et délivre-toi de ton regret par ta chanson. Philosopher ne console que les hommes. Femme, et maintenant vraiment femme, chante pour te désenchanter ! D’une passion vulgaire, indigne de toi, tu feras un poème sublime. D’un sot, tu feras cette figure éternelle de l’Amant, où chaque femme, comme en un magique miroir, reconnaîtra son propre rêve.

Une caresse immatérielle, un souffle venu de l’éther sidéral, passa sur les tempes chaudes et sur les paupières brûlées de Sosipatra, qui se réveilla de son rêve…


IX


EUSTOKHIE.

Ô Mélitta, c’est une histoire merveilleuse que l’on devrait écrire pour la consolation des femmes futures et la confusion des philosophes. J’en devine aisément la conclusion. Sosipatra guérit toute seule, non par le dégoût qui suit la volupté, non par les incantations de Maxime, mais par la seule vertu de la poésie.

MÉLITTA.

Il est vrai qu’à son réveil elle était déjà comme une forêt au printemps, sonore d’oiseaux et de sources vives. Et dès que cette harmonie intérieure s’ordonna sur le rythme du chant, une paix inconnue s’établit dans l’âme de Sosipatra. Elle retrouva la santé, le calme du cœur et des sens, un bonheur plus doux que la joie, et sa beauté même accomplit alors sa perfection. Philométor put bien venir chez elle. Sosipatra ne le craignait plus. Il lui semblait la maladroite copie du Philométor idéal dont elle contemplait, en elle-même, l’image. Et Maxime, voyant cette guérison miraculeuse, l’attribuait à ses incantations. Bouffi d’orgueil, il disait à Sosipatra :

– Tu vois : seul, j’avais deviné ton mal ; seul, je t’ai guérie.

Et Sosipatra, par bonté, le laissait dire, songeant, à part elle, que le bon Maxime, bourré de formules et suant la science par tous les pores de sa peau, ne comprendrait jamais rien au cœur des femmes.

Les poèmes qu’elle composa devaient être publiés après sa mort. Hélas ! le manuscrit original, unique, a disparu. Mon père prétendait que les philosophes, – j’entends Maxime et ses disciples – qui survécurent à Sosipatra, firent volontairement le silence sur ce qu’ils appelaient « l’erreur d’un beau génie ». Sans doute ont-ils détruit ces poèmes d’amour, qui les scandalisaient, afin de maintenir, devant la postérité, la figure d’une Sosipatra légendaire, au cerveau masculin, patronne des savantes et des pédantes. Mais tu sais maintenant, Eustokhie, que mon aïeule était plus qu’une femme et pourtant femme…

EUSTOKHIE.

Comme toi et moi…

MÉLITTA.

Comme toi et moi, dans notre jeunesse, car elle ne devait pas vieillir. Elle mourut à moins de trente-cinq ans. Son fils aîné s’en fut en Égypte, le second je ne sais où, et le troisième, mon père, revint à Éphèse, patrie de ses ancêtres maternels, où il se maria, où je naquis. J’avais seize ans lorsqu’un disciple de Maxime, traversant notre cité, fut reçu chez mes parents. Il s’avisa que j’avais un peu d’intelligence et proposa à mon père de m’instruire dans la philosophie platonicienne et les mystères chaldéens… Mais on m’avait raconté l’histoire de Sosipatra. Je sentais que je n’aurais ni le génie de mon aïeule, ni sa vertu ; que je ne saurais ni me passer de l’amant, ni le mettre en chansons. Aux joies sévères de la science, je préférai des joies plus humbles. Et je fus simplement une femme, avec toutes les faiblesses de la femme.

EUSTOKHIE.

Et toutes ses grâces, Mélitta. Il t’en reste quelque chose. Tu as, dans ta vieillesse, le cœur bienveillant de celles qui aimèrent et furent aimées… Pourtant, s’il me fallait choisir entre la destinée de Sosipatra et la tienne, je serais bien embarrassée… Elle aussi fut heureuse par l’amour, puisqu’elle lui dut la plus belle part de son œuvre.

MÉLITTA.

Les femmes ne sont jamais heureuses que par l’amour ; j’entends par celui qu’elles ressentent, car celui qu’elles inspirent, trop souvent les déçoit… Et en ce sens, chère Eustokhie, tu as raison. Sosipatra, déshéritée de la volupté, fit avec les fleurs inutiles de ses désirs le miel céleste de la poésie… Mais j’ai goûté un autre miel…

EUSTOKHIE.

Si doux !

MÉLITTA.

Si doux que ma bouche flétrie en garde le parfum… Ô ma jeunesse !

EUSTOKHIE.

Mélitta, ma voisine, tu es un peu sorcière, toi aussi. Je t’écoute, je t’écoute… et j’oublie l’heure… Il y a longtemps que la pluie a cessé. Entends les feuilles qui pleurent goutte à goutte. Les arbres secouent leurs chevelures vertes. La colline hausse une épaule blanchâtre entre ses voiles de vapeur, et, par un trou des nuées, le soleil darde une flèche jaune… Sois remerciée, mon hôtesse, pour les figues, pour le lait, pour l’histoire de Sosipatra… Et souviens-toi de mon conseil, quant à l’épouvantail du jardin… Méfie-toi de la colère des moines… Cache bien, sous les hautes herbes, ce banc de marbre… Je jurerai à tout le monde que c’est un banc, un simple banc ! — mais quand nous irons seules, nous, pauvres vieilles, sous les platanes, nous suspendrons à l’autel brisé des couronnes de violettes, en l’honneur des Muses immortelles et de la très sage Sosipatra.