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Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Imprimerie Julien Lecerf (p. 57-63).

XI


Le pape, en ce moment, m’étonne : il déclare qu’il n’y a pas, en Europe, 3 % de bons catholiques.

Autre déclaration papale non moins surprenante.

Les anciennes dynasties semblent si bien avoir fini leur temps, que le malicieux Saint-Père réprouve leur alliance et cligne de l’œil à la République.

Relisant çà et là les Essais de Montaigne, je me rappelais le petit livre exquis des Pensées, tiré des Mémoires du cardinal de Retz, par le docteur Letourneau, et rêvais un recueil du même genre tiré de Montaigne.

Pour me donner un aperçu succinct d’un tel recueil, je relevais quelques-uns de mes anciens soulignements (faits au Tot) dans mon exemplaire. J’en reproduis quelques-uns :

« Je suis moi-même la matière de mon livre. » « Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté. » I. 19.

À propos de la fixité des continents, soutenue par quelques géographes :

« Quand je considère l’impression que ma rivière de Dordogne fait, de mon temps, vers la rive droite de sa descente, et que depuis vingt ans elle a tant gagné et dérobé… je vois bien que c’est une agitation extraordinaire. » I. 30.

Ce sujet lui tient au cœur, et, plus tard, il y revient :

« Le monde n’est qu’une branloire pérenne ; toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les Pyramides d’Égypte ; et du branle public et du leur, la constance même n’est qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet, il va trouble et chancelant d’une ivresse naturelle ; je le prends en ce point, comme il est en l’instant que je m’amuse à lui ; je ne peins pas l’être, je peins le paysage. » III. 2.

Sur la stabilité des États :

« Tout croule autour de nous, en tous les grands États… Regardez-y, vous y trouverez évidente menace de changement et de ruine. » III. 9.

« Je ne vois le tout de rien. » I. 50.

« Plaisante foi qui ne croit ce qu’elle croit que pour n’avoir pas le courage de le décroire. » II. 12.

« J’ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages, plus heureux que des recteurs de l’Université. » II. 12.

« Qui nous comptera pas nos actions et déportements, il s’en trouvera plus grand nombre d’excellents entre les ignorants qu’entre les doctes : je dis en toutes sortes de vertus. » II. 12.

« Ce grand corps que nous appelons le monde est chose bien autre que nous ne jugeons. » II. 12.

« C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain. » II. 12.

« Qui est-ce donc qui est véritablement ? ce qui est éternel. » II. 12.

« Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait. » II. 18.

« Rien ne s’est ingéré en cet Univers qui n’y tienne place opportune. » III. I.

« Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais, je me résoudrais. Elle est toujours en apprentissage. » III. 2.

Ceci nous explique le sens du mot Essais. Montaigne s’essaie, comme s’essaie la nature entière qui, d’essais en essais, va toujours recommençant l’éternelle et changeante besogne, série infinie de tâtonnements où l’âme ne peut prendre pied et toujours va, cherche, cherche, s’essaie en un éternel apprentissage.

Montaigne n’a vu au monde rien de plus que des essais. Tout ce qui se fait ne lui paraît être qu’essais, et voilà pourquoi il se décide à nous donner, lui aussi, non pas son oeuvre ou ses œuvres, mais les Essais de Michel Montaigne.

« Je dis vrai, non pas tout mon saoûl, mais autant que je l’ose dire, et j’ose un peu plus en vieillissant. » III. 12.

« La foule me repousse à moi. » III. 9.

« Vous êtes plus absent de votre ami quand il vous est présent. » III. 9.

« Plaisante fantaisie ! Plusieurs choses que je ne voudrais dire au particulier, je les dis au public ; et sur mes plus secrètes sciences, je renvoie à une boutique de librairie mes amis plus féaux. » III. 9.

« J’ai tout dit ou tout désigné ; ce que je ne puis exprimer, je le montre du doigt. » III. 9.

« Il n’est si homme de bien, qu’il mette à l’examen des lois toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie ; voire tel, qu’il serait très grand dommage et très injuste de punir et de perdre. » III. 9.

« La vieille théologie était toute poésie. » III. 9.

« Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même. » III. 11.

« C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. » III. 11.

« Nul n’est arrivé à soi. » III. 12.

« L’usage nous fait voir une distinction énorme entre la dévotion et la conscience. » III. 12.

« Les paroles redites ont, comme autre son, autre sens. » III. 12.

« Combien ai-je vu de condamnations plus crimineuses que le crime. » III. 13.

« Combien le monde est plus ample et plus divers que les anciens ni nous ne pénétrons ! » III. 13.

« J’allègue aussi bien un mien ami qu’Aluyelle ou Mucrobe. » III. 13.

« — Je n’ai rien fait d’aujourd’hui.

« — Quoi ! Avez-vous pas vécu ? C’est non-seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. » III. 13.

« Au plus élevé trône du monde, si ne sommes-nous assis que sur notre cul. » III. 13.