Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Préface

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PRÉFACE


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La philosophie grecque se divisait en trois sciences la physique, l’éthique et la logique. Cette division est parfaitement conforme à la nature des choses ; il ne reste qu’à y ajouter le principe sur lequel elle se fonde, afin de s’assurer, d’une part, qu’elle est complète, et de pouvoir, de l’autre, déterminer exactement les subdivisions nécessaires.

Toute connaissance rationnelle est ou matérielle ou formelle. Dans le premier cas, elle considère quelque objet ; dans le second, elle ne s’occupe que de la forme de l’entendement et de la raison même, et des règles universelles de la pensée en général, abstraction faite des objets. La philosophie formelle s’appelle logique. La philosophie matérielle, qui s’occupe d’objets déterminés et des lois auxquelles ils sont soumis, est double ; car ces lois sont ou des lois de la nature ou des lois de la liberté. La science des lois de la nature s’appelle physique ; celle des lois de la liberté, éthique. On appelle encore la première philosophie naturelle, et la seconde philosophie morale *[1].

La logique ne peut avoir de partie empirique, c’est-à-dire de partie où les lois universelles et nécessaires de la pensée reposeraient sur des principes dérivés de l’expérience ; car autrement elle ne serait plus la logique, c’est-à-dire un canon pour l’entendement ou la raison, applicable à toute pensée et susceptible de démonstration. Au contraire la philosophie naturelle et la philosophie morale ont chacune leur partie empirique, puisque la première doit déterminer les lois de la nature, en tant qu’objet d’expérience, e’est-à-dire les lois de tout ce qui arrive, et la seconde les lois de la volonté de l’homme, en tant qu’elle est affectée par la nature, c’est-à-dire les lois de ce qui doit être fait, mais de ce qui souvent aussi ne l’est pas, à cause de certaines conditions dont il faut tenir compte.

On peut appeler empirique toute philosophie qui s’appuie sur des principes de l’expérience, et pure, celle qui tire ses doctrines de principe a priori. Lorsque cette dernière est simplement formelle, elle prend le nom de logique ; mais si elle est restreinte à des objets déterminés de l’entendement elle s’appelle métaphysique

Nous sommes ainsi conduits à l’idée d’une double métaphysique d’une métaphysique de la nature et d’une métaphysique des mœurs. La physique a en effet, outre sa partie empirique, sa partie rationnelle. De même de l’éthique. Mais on pourrait désigner particulièrement sous le nom d’anthropologie pratique la partie empirique de cette dernière science et réserver spécialement celui de morale pour la partie rationnelle.

Toutes les professions, tous les métiers et tous les arts ont gagné à la division du travail. En effet, dès que chacun, au lieu de tout faire, se borne à un certain genre particulier de travail, il peut le pousser au plus haut degré de perfection et le faire avec beaucoup plus de facilité. Là au contraire où les travaux ne sont pas distingués et divisés, où chacun fait tous les métiers, tous restent dans la plus grande barbarie. La philosophie pure n’exigerait-elle pas, pour chacune de ses parties, un homme spécial : et, si ceux qui ont coutume d’offrir au public, conformément à son goût, un mélange d’éléments empiriques et d’éléments rationnels, combinés d’après toutes sortes de rapports qu’eux-mêmes ne connaissent pas, si ces hommes, qui s’arrogent le titre de penseurs et traitent de subtils tous ceux qui s’occupent de la partie purement rationnelle de la science, comprenaient qu’il ne faut pas entreprendre à la fois deux choses qui ne s’obtiennent pas de la même manière, mais dont chacune demande peut-être un talent particulier, et qu’un même individu ne peut réunir sans se montrer en toutes deux un méchant ouvrier, n’en résulterait-il pas de grands avantages pour l’ensemble de la science ? C’est une question qui ne serait certainement pas indigne d’examen. Mais je me borne ici à demander si la nature de la science n’exige pas qu’on sépare toujours soigneusement la partie empirique de la partie rationnelle, et qu’on place avant la physique proprement dite la physique empirique ; une métaphysique de la nature, et avant l’anthropologie pratique une métaphysique des mœurs, de telle sorte qu’en écartant scrupuleusement tout élément empirique, on sache ce que peut la raison pure dans les deux cas, et à quelles sources elle puise elle-même ses données a priori, que cette dernière tâche soit d’ailleurs entreprise par tous les moralistes (dont le nom est Légion), ou par ceux-là seulement qui s’y sentent appelés.

N’ayant ici en vue que la philosophie morale, je restreins encore la question. et je demande s’il n’est pas de la plus haute nécessité d’entreprendre une philosophie morale pure, qui serait entièrement dégagée de tout élément empirique et appartenant à l’anthropologie ; car qu’il doive y avoir une telle philosophie, c’est ce qui résulte clairement de l’idée commune du devoir et de la loi morale. Tout le monde conviendra qu’une loi, pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation. doit être marquée d’un caractère de nécessité absolue ; que ce commandement : « Tu ne dois point mentir, » ne s’adresse pas seulement aux hommes, mais que les autres êtres raisonnables devraient aussi le respecter ; qu’il en est de même de toutes les autres lois morales particulières ; que, par conséquent, le principe de l’obligation ne doit pas être cherché dans la nature de l’homme ni dans les circonstances extérieures où il se trouve placé, mais seulement a priori dans des concepts de la raison pure, et que tout autre précepte, fondé sur des principes de l’expérience, fût-il universel en un sens, par cela qu’il s’appuye, si peu que ce soit, même par un seul mobile, sur des principes empiriques, peut bien être appelé règle pratique, mais jamais loi morale.

Ainsi les lois morales et leurs principes se distinguent essentiellement, dans l’ensemble de la connaissance pratique, de tout ce qui peut contenir quelque élément empirique, et même toute philosophie morale repose uniquement sur sa partie pure. Appliquée à l’homme, elle n’emprunte pas la moindre chose à la connaissance de l’homme même (à l’anthropologie), mais elle lui donne des lois a priori, comme à un être raisonnable. Seulement il faut un jugement exercé par l’expérience pour discerner, d’une part, dans quels cas ces lois doivent être appliquées, et pour leur procurer, de l’autre, un accès facile auprès de la volonté de l’homme, et une influence efficace sur sa conduite, car cette volonté est affectée par tant d’inclinations, que, si elle est capable de concevoir l’idée d’une raison pure pratique, il ne lui est pas si facile de la réaliser in concreto dans le cours de la vit.

Une métaphysique des mœurs est donc indispensablement nécessaire, non-seulement parce qu’elle répond à un besoin de la spéculation, en recherchant la source des principes pratiques, qui résident a priori dans notre raison. mais parce que la moralité même est exposée à toute sorte de corruption, si nous n’avons, pour la juger exactement, ce fil conducteur et cette règle suprême. En effet, pour qu’une action soit moralement bonne, il ne suffit pas qu’elle soit conforme à la loi morale, mais il faut qu’elle soit faite en vue de cette loi ; autrement il n’y aurait là qu’une conformité accidentelle et variable. car si un principe, qui n’est pas moral, produit parfois des actions légitimes, il en produira souvent aussi d’illégitimes. Or. s’il n’y a qu’une philosophie pure qui puisse nous montrer la loi morale dans toute sa pureté (ce qui est la chose essentielle dans la pratique), il faut donc commencer par là (par la métaphysique), et sans ce fondement il ne peut y avoir de philosophie morale. Celle même qui mêle les principes purs avec les principes empiriques ne mérite pas le nom de philosophie (car la philosophie ne se distingue justement de la connaissance rationnelle vulgaire, qu’en faisant une science a part de ce que celle-ci ne conçoit que d’une manière complexe), et bien moins encore celui de philosophie morale, puisque, pa ce mélange, elle altère la pureté de la moralité même et va contre son propre but.

Il ne faut pas croire d’ailleurs quoiqu’on demande ici se trouve déjà dans la propédeutique que le célèbre Wolf a placée en tête de sa philosophie morale, sous le titre de philosophie pratique générale, et qu’il n’y ait pas à ouvrir ici un champ tout à fait nouveau. Précisément parce qu’il s’agissait d’une philosophie pratique générale, il n’y examine aucune volonté d’une espèce particulière, par exemple une volonté capable d’être déterminée uniquement par des principes a priori et indépendamment de tout mobile empirique, mais il y traite de la volonté en général, ainsi que de toutes les actions et de toutes les conditions qui se rapportent à la volonté ainsi considérée. Par conséquent, cette propédeutique se distingue d’une métaphysique des mœurs, comme la logique générale, qui traite des opérations et des règles de la pensée en général, se distingue de la philosophie transcendentale, qui étudie les opérations particulières et les règles de la pensée pure, c’est-à-dire de la pensée par laquelle des objets sont connus tout a fuit a priori. La métaphysique des mœurs doit examiner l’idée et les principes d’une volonté pure possible, et non les actions et les conditions de la volonté humaine en général, lesquelles sont tirées en grande partie de la psychologie. Que dans la philosophie pratique générale, l’on parle aussi quoiqu’à tort) de lois morales et de devoir, cela ne prouve rien contre mon opinion. En effet, les auteurs de cette science se montrent en cela même fidèles à l’idée qu’ils s’en font. Ils ne distinguent pas les motifs qui nous doivent être présentés a priori |par la raison, et sont véritablement moraux, d’avec les motifs empiriques, que l’entendement érige en concepts généraux par la comparaison des expériences ; mais, sans songer à la différence des sources d’où dérivent ces motifs, ils n’en considèrent que la plus ou moins grande quantité puisque tous sont de la même espèce à leurs yeux), et ils forment ainsi leur concept d’obligation. Ce concept, assurément, n’est rien moins que moral, mais c’est le seul qu’on puisse obtenir dans une philosophie qui néglige l’origine de tous les concepts pratiques possibles et ne s’inquiète pas de savoir s’ils sont a priori ou seulement a posteriori.

Or, ayant dessein de donner plus tard une métaphysique des mœurs, je fais d’abord paraître ces fondements. A la vérité il n’y a d’autres fondements de la métaphysique des mœurs qu’une critique de la raison pure pratique, de même que la critique de la raison pure spéculative, que j’ai déjà publiée, sert de base à la métaphysique de la nature. Mais d’abord celle-là n’est pas aussi absolument nécessaire que celle-ci. parce que, dans les choses morales, la raison humaine, même la plus vulgaire, peut arriver aisément à un haut degré d’exactitude et de développement, tandis qu’au contraire, dans son usage théorique mais pur, elle est entièrement dialectique. Et puis, pour que la critique de la raison pure pratique soit complète, il faut qu’on puisse montrer l’union de la raison pratique avec la raison spéculative en un principe commun car en définitive il ne peut y avoir qu’une seule et même raison, dont les applications seules sont distinctes. Or je ne pourrais aller si loin sans entrer ici dans des considérations d’un tout autre ordre et sans embrouiller le lecteur. C’est pourquoi, au lieu du titre de critique de la raison pratique, je me suis servi de celui de fondements de la métaphysique des mœurs. Enfin, comme une métaphysique des mœurs, quelque effrayant que soit ce titre, peut recevoir aisément une forme populaire et appropriée au sens commun, il m’a paru bon d’en détacher ce travail préliminaire, où en sont posés les fondements, afin de préparer le lecteur aux choses subtiles et aux difficultés, inévitables en pareille matière.

Ces fondements ne sont autre chose que la recherche et l’établissement du principe suprême de la moralité, ce qui constitue un travail tout particulier et qui doit être séparé de toute autre étude morale. Il est vrai que mes assertions sur cette importante question, qui n’a pas été traitée jusqu’ici d’une manière satisfaisante, recevraient une vive lumière de l’application du principe à tout le système et seraient grandement confirmées par ce caractère de principe suffisant qu’il montre partout ; mais j’ai dû renoncer à cet avantage, qui au fond serait plutôt personnel que général, parce que la facile application d’un principe et le caractère de principe suffisant, qu’il peut avoir en apparence, ne nous donnent pas une preuve entièrement assurée de son exactitude, mais excitent au contraire en nous une certaine partialité, qui nous empêche de l’examiner sévèrement en lui-même et indépendamment des conséquences.

J’ai suivi dans cet écrit lu méthode que j’ai jugée la plus convenable, lorsqu’on veut s’élever analytiquement de la connaissance vulgaire à la détermination du principe suprême sur lequel elle se fonde, et ensuite redescendre synthétiquement de l’examen de ce principe et de ses sources à la connaissance vulgaire, où l’on en trouve l’application. Je le diviserai donc de la manière suivante ;

1. Première section : Passage de la connaissance morale de la raison commune à la connaissance philosophique.

2. Seconde section : Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs.

3. Troisième section : Dernier pas qui conduit de la métaphysique des mœurs a la critique de la raison pure pratique.




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Notes de Kant[modifier]

  1. * Les expressions philosophie naturelle et philosophie morale, dont je me sers ici comme d’équivalents pour rendre Naturlehre et Sittenlehre littéralement doctrine de la nature et doctrine des mœurs, sont employées un peu plus bas par Kant lui-même, comme synonymes de ces dernières.
    J. B.

Notes du traducteur[modifier]