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Fontaine aux Perles/24. L’assaut

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Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 175-180).
XXIV
L’ASSAUT


Il était sept heures du soir environ. Les hôtes du château de Presmes étaient assemblés pour souper dans la salle à manger.

Les deux filles du vieux veneur faisaient défaut à la réunion ; leurs places demeuraient vides.

Le repas était silencieux et triste ; il y avait une vague inquiétude sur tous les visages, et si quelques paroles s’échangeaient entre voisins, c’était à voix basse et comme furtivement.

Les veneurs et officiers de la capitainerie observaient l’air soucieux de leur chef et modelaient leurs visages sur le sien.

Cela ne les empêchait point de manger comme il faut et de boire à leur soif, mais ils mangeaient et buvaient avec une figure chagrine et sans tenir les joyeux propos qui animaient le repas d’ordinaire.

Auprès du siège vide de la comtesse Anne, s’asseyait le baron de Penchou, dont les deux yeux disparaissaient sous des bosses énormes, fruit du terrible combat qu’il avait soutenu dans la soirée de l’avant-veille.

Vis-à-vis de lui, à côté du fauteuil de Lucienne, se tenait, roide et grave, Corentin Jaunin de la Baguenaudays. Il avait la tête entourée d’un bandeau, destiné à cacher la place de ses oreilles perdues à la bataille.

Ce bandeau ne le faisait point ressembler à l’amour.

Penchou et lui se lançaient de temps à autre de funestes œillades.

Il était facile de reconnaître que ces deux jeunes gentilshommes couvaient au fond du cœur une colère mutuelle. — Il était facile de prévoir que cette colère, contenue maintenant, ferait explosion quelque jour, que Penchou voudrait venger ses deux yeux mis sous cloche, et Corentin Jaunin ses longues oreilles tombées avant l’âge.

En attendant, ils dévoraient silencieusement, et vidaient leurs verres à l’envi l’un de l’autre, pour chasser leur mélancolie.

Un seul visage, parmi ceux qui entouraient la table, était souriant et gaillard.

— C’était celui de monsieur le chevalier de Briant, assis à côté du vieux de Presmes.

Il ne paraissait point s’apercevoir de la contrainte générale, et faisait son devoir comme un convive aimable au milieu d’une réunion en bonne humeur.

— Y aurait-il de l’indiscrétion, monsieur mon ami, dit-il en tendant son verre au vieux veneur, — à vous demander ce qui nous prive de la présence de ces dames.

M. de Presmes lui versa gravement à boire et répondit :

— Nous vivons dans un malheureux temps, monsieur le chevalier, — et dans un malheureux pays !… vous en devez savoir quelque chose, puisque la confiance de Sa Majesté vous a honoré d’une mission qui serait superflue en des circonstances plus tranquilles… Ces environs ne sont pas sûrs pour un fidèle sujet du roi… et je suis obligé de transporter ma maison à Rennes avant l’époque où, d’ordinaire, je prends mes quartiers d’hiver.

Le front de Kérizat se plissa, et une lumière cauteleuse s’alluma dans son œil.

— Est-ce que vous comptez partir dès ce soir ? demanda-t-il avec un involontaire empressement.

— Je le voudrais, répliqua M. de Presmes, — car il n’y a aucun honneur à gagner contre des bandits, et ce qu’on peut y perdre est immense…

Il poussa un gros soupir en regardant les sièges vides de ses filles.

— Pensez-vous que le danger soit pressant ? demanda Kérizat d’un air bonhomme.

Le vieux veneur secoua lentement sa tête grise.

— J’ai à garder deux bien chers trésors, monsieur le chevalier, murmura-t-il, — et je sais que les Carhoat… vous n’avez point oublié M. le marquis de Carhoat, je pense ?… ont fait dessein d’enlever mes deux filles.

— En vérité ! s’écria Kérizat, dont les yeux s’ouvrirent tout grands, et prirent une expression énergiquement scandalisée, — en vérité, monsieur mon ami !… ces coquins de Carhoat en sont là ! Tubleu ! je suis souverainement satisfait de me trouver votre hôte à cette heure difficile… et je n’ai pas besoin de vous assurer que ma rapière ferait son devoir en cas de malheur.

M. de Presmes lui serra la main chaudement.

— Je ne pouvais attendre moins d’un homme investi de la confiance de Sa Majesté, répondit-il. — Dieu veuille que je n’aie pas besoin de mettre votre bonne volonté à contribution… Il y a peu d’apparence, du reste, car nous quittons Presmes demain matin, sous l’escorte d’un détachement de maréchaussée, que M. le lieutenant général a la galanterie d’envoyer à mes filles.

— Ce détachement est-il au château déjà ? demanda Kérizat, qui jouait admirablement la sollicitude courtoise d’un hôte.

— Non, monsieur le chevalier, répliqua le vieux de Presmes ; mais notre résolution n’a pu encore transpirer au dehors, et il faudrait bien du malheur pour que cette nuit justement !…

— Assurément, assurément, interrompit Kérizat.

— J’ai du reste fait prendre toutes les précautions nécessaires, poursuivit le vieillard. — Le château est en état de défense et organisé militairement, comme si l’ennemi était à nos portes… Les consignes sont rigoureuses et suffisantes, j’ai lieu de l’espérer… Passé neuf heures, chacun sera à son poste… et vous seul, monsieur le chevalier, ajouta le vieux veneur en s’inclinant, vous aurez le droit de circuler dans la maison, d’entrer, de sortir et de faire tout ce que vous jugerez convenable pour le service du roi notre maître… Mes ordres sont donnés.

— Le service du roi, monsieur de Presmes, répliqua Kérizat d’une voix grave et digne, — exige en ce moment que, toutes affaires cessantes, je mette mon épée à votre disposition, comme le dernier de vos hommes… prêter une aide loyale à un aussi fidèle sujet que vous l’êtes, c’est servir le roi comme il faut, et bien employer son temps.

— Vous me comblez, chevalier ! murmura M. de Presmes.

— Et ces dames, reprit Kérizat, — font sans doute leurs préparatifs de départ ?

— Il n’y a qu’une de mes filles au château, reprit le vieux veneur.

— Laquelle ?…

— La comtesse Anne… commença M. de Presmes.

Kérizat ne put retenir un geste de violent dépit.

Le vieillard n’y prit point garde et continua :

— La comtesse Anne nous a précédés à Rennes, et ma fille Lucienne, un peu souffrante, garde la chambre depuis ce matin.

Le chevalier respira ; — son affaire, à lui, c’était Lucienne, puisqu’il avait perdu la comtesse aux dés.

— Allons, monsieur mon ami ! s’écria-t-il, — en définitive, je ne vois point le sujet de s’attrister immodérément… C’est quelques jours de moins à passer à votre manoir, et quelques jours de plus à donner au beau monde de Rennes… Voilà tout !… Je porte respectueusement la santé de vos charmantes filles et je me fais une fête de les retrouver à Rennes, ainsi que vous, monsieur mon ami, aux assemblées que les gens de Sa Majesté voudront donner sans doute en mon honneur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le taillis au delà de la Vanvre, une trentaine d’hommes étaient couchés sur le gazon et fumaient leur pipe en causant.

Ils se trouvaient à cinquante pas, tout au plus, du pont de planches.

C’étaient les Loups du cabaret de la Mère-Noire qui attendaient, fidèles au rendez-vous donné par Francin Renard.

Vers neuf heures et demie, ils furent rejoints par les Carhoat et Francin, armés jusqu’aux dents.

— Debout, mes enfants ! dit le vieux marquis ; — nous allons faire de bonne besogne cette nuit, et si je suis content de vous, au lieu d’un écu vous en aurez deux !

Les truands se levèrent tous ensemble, et prirent leurs fusils qu’ils avaient cachés dans le taillis.

La troupe se mit en marche silencieusement, et passa le pont de planches pour gagner l’avenue de Presmes.

À moitié chemin du château, elle quitta la route battue et s’engagea sous le couvert, afin d’arriver aux derrières du parc.

Les Loups avaient mis leur masque. C’étaient tous gens vigoureux et résolus. Malgré la petite garnison qui était à Presmes, et les précautions que prenait d’ordinaire le vieux veneur, il était raisonnable de penser que le château serait emporté facilement en cas de surprise.

Mais la surprise était désormais impossible : petit René avait parlé ce jour même ; le vieux veneur, averti, se tenait sur ses gardes avant de partir pour Rennes.

Lorsque M. de Carhoat et les Loups, après avoir fait un long détour dans le parc, arrivèrent à l’endroit indiqué par le chevalier de Briant pour franchir la muraille du jardin, la nuit était avancée déjà.

Le chevalier se tenait à l’intérieur, prêt à remplir sa promesse et à ouvrir les portes du vestibule.

Mais il se gardait bien de les ouvrir d’avance comme ç’avait été son premier dessein. Les paroles de M. de Presmes durant le souper, et quelques bruits inaccoutumés qui venaient du dehors lui disaient suffisamment que des sentinelles cachées veillaient dans le jardin entre lui et ses alliés.

Il était resté coi, maudissant le hasard qui avait éventé la mine, prévoyant avec dépit la délaite maintenant possible de ses complices, et se creusant la cervelle pour trouver un moyen de changer cet échec en triomphe.

Le problème n’était point aisé à résoudre, mais M. le chevalier de Briant était un homme de ressources.

Tandis qu’il méditait, absorbé dans le travail de son esprit, il se fit soudain, au dehors, un effroyable tintamarre. Des coups de feu retentirent, mêlés à des cris de mort.

Le chevalier s’élança et mit son œil au guichet d’une croisée ; il ne vit rien, sinon des ombres noires qui s’agitaient confusément au bout de la principale allée du jardin.

Çà et là, le feu des décharges illuminait la scène pour une seconde, et lui montrait des hommes, à cheval sur la muraille du jardin, qui chancelaient et qui tombaient…

Il poussa une sourde malédiction et regagna son appartement, en se glissant le long des murs du grand escalier.

Une minute après, tout était en mouvement à l’intérieur du château. On s’appelait bruyamment, les lumières couraient par les longs corridors.

Valets, gardes, officiers de vénerie, tous s’armaient à la hâte et descendaient pour prendre part au combat.

On n’entendait plus le bruit de la fusillade ; les assaillants avaient changé de tactique sans doute.

Au premier moment, suivant les instructions de Kérizat, les Loups avaient tenté d’escalader la muraille du jardin. Mais le jardin était mieux gardé cette nuit que l’avant-veille, et Martel n’aurait point pu venir soupirer sans danger sous les fenêtres de Lucienne.

Il y avait des sentinelles apostées derrière les buissons. Quelques minutes après la première attaque, on aurait pu voir trois ou quatre cadavres de Loups couchés sur la plate-bande, à l’endroit même où Hervé Gastel avait franchi, l’autre soir, le mur du jardin donnant sur le parc.

Il régnait maintenant au delà de ce mur un profond silence.

La lune, descendant à l’horizon, glissait lentement parmi de petits nuages floconneux et grisâtres. Aux faibles lueurs qu’elle envoyait, on ne voyait plus apparaître au faîte de la muraille ces grandes ombres noires qui, tout à l’heure, étaient tombées sous les balles des sentinelles.

Les Loups s’étaient retirés peut-être, peut-être tenaient-ils conseil au dehors.

En cas d’une nouvelle attaque, les chances des assiégeants étaient bien diminuées. Les défenseurs du château se trouvaient maintenant en nombre dans le jardin. C’était une troupe hardie et bien armée, qui eût donné de la besogne à des assaillants plus redoutables que les Loups.

Le vieux veneur avait disposé ses gens en général habile. Tous les postes indiqués par la disposition des allées, étaient occupés, et désormais il y avait de quoi foudroyer cent hommes essayant d’escalader la muraille. Mais tel n’était plus le plan des Carhoat.

On entendit bientôt des coups de hache retentir sur la petite porte du parc.

— Attention ! dit le vieux de Presmes.

es coups de hache redoublèrent, et la porte brisée tomba en dedans.

Les Loups se ruèrent tumultueusement dans le jardin en poussant des hurlements sauvages.

— Feu ! cria M. de Presmes.

Tous les buissons s’éclairèrent à la fois, et une décharge générale ébranla les vitres du château.

Quelques Loups tombèrent ; mais l’élan était donné ; ils poussèrent leur pointe vers le perron, où une petite escouade de domestiques et de piqueurs était échelonnée pour les recevoir.

La mêlée s’engagea furieuse.

M. le chevalier de Briant voyait tout cela de la fenêtre de sa chambre et ne s’inquiétait point de porter secours à ses complices.

Il avait son idée ; le moment lui sembla merveilleusement choisi pour la mettre a exécution.

Il descendit dans la cour de Presmes et ordonna au gros Yvon de sellrt son cheval.

Yvon entendait les coups de fusil et trépignait d’impatience de pouvoir prendre part à la lutte.

Il sella le cheval de Kérizat et l’attacha, sur son ordre, en dehors de la grille.

— Ça chauffe, là-bas ? demanda-t-il.

— Je suis sûr, répondit Kérizat, que ce sont encore ces misérables bandits de Carhoat !…

Ma fâ ian ! dit Yvon.

— Garde bien le château de ce côté, mon brave, reprit le chevalier ; — je vais donner un coup de main à M. mon ami de Presmes, avant de vaquer au service du roi, qui me réclame cette nuit.

Le chevalier disparut dans la direction du jardin et laissa Yvon caresser son vieux fusil de chasse avec envie.

La fusillade continuait de l’autre côté du château.

Au bout de quelques minutes, le chevalier se montra de nouveau sur le perron de la cour.

Il était enveloppé d’un vaste manteau sous lequel sa personne disparaissait complètement.

— Yvon ! Yvon ! cria-t-il avec une grande affectation d’épouvante, — les Loups ont le dessus, et il faut que tout le monde travaille !… Va vite, mon homme !… M. de Presmes m’envoie te chercher !

Yvon poussa un cri de joie, brandit son fusil au-dessus de sa tête et partit comme un trait, en oubliant de dire : Ma fâ ian !

Le chevalier se prit à rire…

Il descendit péniblement les marches du perron.

Si le brave Yvon fût resté à son poste, il aurait pu voir, malgré l’obscurité, qu’un pesant fardeau embarrassait la marche du chevalier.

Mais il n’y avait plus personne dans la cour, le chevalier la traversa le plus vite qu’il put. La clé de la grille était restée à la serrure lorsque Yvon avait fait passer le cheval ; Kérizat l’ouvrit et détacha la bride.

Il rejeta en arrière son manteau et découvrit la forme blanche et affaissée d’une femme évanouie, qu’il portait entre ses bras.

À la faible lueur des derniers rayons de la lune, on aurait pu reconnaître le charmant visage de Lucienne de Presmes.

Il la mit en travers sur son cheval, sauta en selle et piqua des deux, descendant au galop l’avenue.

À ce moment même, les Loups, accablés et vaincus, faisaient retraite en désordre vers la petite porte.

Ils avaient laissé bon nombre des leurs dans le jardin de Presmes, mais ils emmenaient avec eux Prégent de Carhoat, dont une main mystérieuse avait ouvert la prison, et un captif inconnu.

Ce prisonnier ne portait point d’armes. Il avait le costume d’un soldat du roi.

Les Loups franchirent la poterne et se dispersèrent dans le parc où les gens de Presmes n’osèrent pas les poursuivre…