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Fontaine aux Perles/4. Bleuette

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Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 29-35).
IV
BLEUETTE


Martel avait les yeux fixés sur le visage souriant de Bleuette ; son regard demandait grâce.

— Je vous en prie, murmura-t-il, ne raillez pas… je l’aime tant !…

— Pourquoi raillerais-je, Martel ? répliqua la jeune fille ; — elle est si douce et si bonne !… Vous avez raison de l’aimer.

Martel lui prit la main et la pressa entre les siennes.

Maître Jean Tual toussa du mieux qu’il put ! mais cet avertissement fut vain : on ne l’entendait pas.

Or, le gruyer n’osait point aller au delà de cette toux significative. Sa fille était pour lui l’idole timidement aimée que l’on craint d’offenser.

— Elle doit être bien belle, dit le garde-française.

— Oh ! bien belle ! répondit Bleuette. — Si vous la voyiez ! mais vous la verrez, Martel.

Celui-ci secoua la tête tristement.

— Je reviens plus pauvre qu’autrefois, murmura-t-il, et je n’ai plus ces beaux espoirs qui me soutenaient il y a trois ans, Bleuette, ma pauvre Bleuette ! je ne veux pas la voir.

La jeune fille parcourut d’un regard surpris le riche uniforme du garde-française. À ce regard tout plein d’interrogations naïves, Martel répondit par un mélancolique sourire.

— C’est l’habit d’un soldat, reprit-il après quelques secondes de silence ; mes rêves étaient fous, Bleuette… L’épée ne sait plus ouvrir la route de la fortune. En trois ans je suis devenu sergent… Un grade de roture, ma fille, où l’on a au-dessus de soi des enfants sans barbe. Et ce grade lui-même n’est pas à moi, cet uniforme ne m’appartient pas. Oh ! non, je ne la verrai pas, Bleuette ; je sais trop bien qu’elle est perdue pour moi, et que mon espérance serait de la folie !

L’œil de la jeune fille avait perdu de son vif éclat ; sa prunelle se voilait, sérieuse et toute pleine d’une pitié tendre.

— Elle est bien riche, dit-elle avec un gros soupir ; — c’est vrai !

Puis elle ajouta presque aussitôt :

— Mais son père l’aime bien, Martel ! Jamais il ne sut lui rien refuser… et quand elle parle de vous, Lucienne a le cœur si plein et la voix si tremblante !…

Le front de Martel était pâle et son œil se baissait comme s’il eut voulu cacher son émotion croissante.

Bleuette continuait en s’animant :

— Pensez donc, Martel… il en est venu de Rennes, de Vitré, de Fougères. Il en est venu de Saint Malo-de-la-Mer, de partout ! et toujours, elle a dit non. Ils étaient beaux, nobles, riches… elle a dit non, toujours.

Le sang remontait vivement à la joue de Martel, dont la paupière demi-fermée se prenait à trembler.

— Ah ! je le sais, dit encore Bleuette, — votre nom dans sa bouche ressemble à un aveu d’amour. Nous parlions bien souvent de vous, Martel ; car je suis voire sœur, moi, et ceux qui vous aiment, je les chéris… Elle venait presque tous les jours à la ferme avec son beau livre relié d’or comme le livre de ma chanson. Nous nous promenions au pied du rocher, devant la fontaine… Je crois que c’est à cause de vous que mademoiselle Lucienne m’aime tant !

Elle se tut ; Martel attendit un instant.

Puis il releva ses paupières qui étaient humides.

— Merci, Bleuette, merci, murmura-t-il, — si vous saviez combien il y a longtemps que je n’ai senti tant de joie ! C’est un beau rêve sans doute… ce n’est rien qu’un beau rêve… mais parlez-moi d’elle encore afin que je sois heureux quelques minutes de plus…

Le charmant visage de Bleuette disait l’attendrissement de son cœur naïf et bon.

— En vous écoutant, il me semble l’entendre, reprit-elle… que de fois elle m’a dit : Parle-moi de lui, Bleuette !

Le front de Martel s’éclaircissait.

— Parle-moi de lui encore, poursuivit la jeune fille, dis-moi qu’il ne m’a pas oubliée… Dis-moi que dans ce grand Paris une autre ne viendra pas se placer entre lui et mon souvenir.

— Elle disait cela ?… murmura Martel.

— Elle disait cela, répéta Bleuette ; — oh ! et bien d’autres choses encore !… Tous vos petits secrets, elle me les confiait, parce qu’elle savait que je vous aime… Quand je pouvais savoir de vos nouvelles, comme elle était heureuse !

Bleuette s’interrompit et reprit avec tristesse :

— Mais je cessai d’avoir de vos nouvelles. Martel… M. Carhoat chassait sur les garennes du roi… Mon père fut obligé de faire son devoir… vos frères le menacèrent… et quand l’un d’eux me rencontre dans le taillis, je suis forcée de m’enfuir, Martel, car tous les trois ont oublié que je fus leur amie… Tous les trois m’ont insultée comme ils insultent les filles de la forêt.

Martel rougit ; sa tête se pencha sur sa poitrine.

— Et René ? dit-il, — est-ce que René vous a aussi insultée ?

Bleuette rougit à son tour. Ses grands yeux noirs se baissèrent.

— Oh ! René, répondit-elle ; — le pauvre enfant !… Il a le cœur aussi noble que vous, Martel… S’il pouvait me défendre, je n’aurais pas besoin de m’enfuir… et malgré sa faiblesse, il m’a protégée plus d’une fois, car s’il y a encore un bon sentiment au fond de l’âme de vos frères, c’est la tendresse qu’ils lui portent… Il n’ose pas entrer dans la maison de Jean Tual ; mais il vient jusqu’à l’angle du rocher… il me regarde… il m’écoute chanter la complainte… C’est un enfant Martel ; quand je le vois rester de longues heures à me contempler de loin, quand j’entends son pas léger et timide me suivre sous le taillis, cela me rend triste… je crois qu’il m’aime.

— Et ne l’aimez-vous pas, vous, Bleuette ? demanda Martel.

Bleuette ne répondit point.

Ils étaient assis tout près l’un de l’autre ; leurs mains se joignaient, leurs visages se touchaient presque. — Vous les eussiez pris pour deux amants dans la joie du retour.

Jean Tual le jugeait ainsi.

Depuis quelques minutes, il les regardait avidement. Son œil plein de défiance cherchait à deviner leurs paroles.

Le regard de Martel croisa le sien par hasard, et le garde-française comprit sur-le-champ la muette angoisse du gruyer.

Il se leva, traversa la chambre et lui tendit la main.

Il y avait sur son noble visage une franchise haute et digne.

Le gruyer, pris à l’improviste par ce mouvement, détourna la tête avec embarras.

— Maître Tual, dit Martel, ne vous souvenez-vous plus de moi ?

Le bonhomme releva ses yeux sur lui. Il hésitait. Sa main ne se pressait point de joindre celle que lui tendait Martel.

— Bleuette est ma sœur, reprit celui-ci ; — ne voulez-vous plus que je l’aime ?

L’hésitation de Jean Tual dura encore une seconde, puis si paupière clignota, et ses deux mains se levèrent à la fois pour saisir la main du jeune homme.

— Cet œil-là ne peut pas mentir, dit-il ; — et après tout, Carhoat, je sais bien que vous êtes un bon cœur… et puis… l’enfant ne peut pas se tromper… j’ai tort.

Il lança un regard contrit du côté de Bleuette.

— J’ai tort, répéta-t-il d’un ton bourru. — On ne peut pas mieux dire… Causez tant que vous voudrez, garçailles, je ne me mêle plus de vous !…

Il serra vigoureusement la main de Martel, prit son tournevis pour démonter le chien de son fusil, et se donna tout entier à sa besogne.

Bleuette alla lui mettre un gros baiser sur le front.

— Merci, petit père, dit-elle.

Puis les deux jeunes gens revinrent s’asseoir l’un auprès de l’autre.

Mais le cours de leurs idées était rompu ; on ne parla plus d’amour ni de douces choses.

Durant quelques instants ils gardèrent le silence. — Martel avait une question pénible sur la lèvre. Son front soucieux et sombre glaçait le sourire de Bleuette.

— Ma sœur n’est plus à Marlet ? dit-il enfin avec une sorte de brusquerie.

Bleuette tressaillit et garda un silence embarrassé.

Martel répéta sa question et n’obtint pas encore de réponse.

— Bleuette, reprit-il avec prière, — dites-moi tout ce que vous savez… je suis préparé… je m’attends au plus grand de tous les malheurs… et ce me sera une consolation que d’entendre ce triste récit de votre bouche.

— Ne savez-vous donc pas ce qui est arrivé pendant votre absence ? demanda Bleuette.

— Je ne sais rien et je crains tout, répliqua Martel. De vagues rumeurs sont arrivées à moi jusqu’à Paris… Je crus d’abord à la calomnie, et je fis rentrer les paroles dans la gorge du premier qui répéta ces bruits… Un autre vint, Bleuette ! Oh ! que la honte est rude à supporter en plein jour, au milieu de la foule qui vous connaît et qui jouit de votre torture !

Les mains de Martel se joigraient crispées ; des rides se creusaient sur son front, et un rouge vif colorait son visage…

— Tous les jours quelque nouvelle insulte ! poursuivit-il — tous les jours !… le bruit de mon épée qui se croisait semblait appeler d’autres attaques… Un ennemi inconnu avait jeté dans le régiment cette histoire vraie ou fausse… mon nom était foulé aux pieds… mon père, mes frères, ma sœur ! Je vous en prie, Bleuette, ne me cachez rien… dites-moi jusqu’où ma famille est tombée.

Bleuette se recueillit un instant. Une invincible répugnance semblait combattre en elle son désir de satisfaire Martel.

Lorsqu’elle prit enfin la parole, ce fut d’un ton lent et triste.

— On le dit, murmura-t-elle — Lucienne elle-même m’en a parlé.

— Lucienne ! répéta Martel avec amertume.

— Elle aimait bien Laure, vous le savez… poursuivit Bleuette ; — Laure était si belle et son cœur avait tant de douce fierté ! Quelque temps après votre départ, Martel, votre père perdit ses dernières ressources… Jusqu’à cette époque, Laure avait gardé de brillantes parures et les gentilshommes des états la déclaraient la plus belle parmi toutes les belles dames qui ornent les fêtes de M. le lieutenant de roi. On disait en ce temps que c’était à une partie de jeu contre M. de Kérizat que votre père avait perdu ses derniers mille louis… plus tard, on dit que ce même M. de Kérizat entraîna la pauvre Laure au bord du précipice où elle est tombée maintenant…

— C’est donc vrai ! murmura Martel, qui se couvrit le visage de ses mains.

La jeune fille se tut ; ses yeux étaient humides.

Durant quelques secondes on n’entendit dans la salle basse de la ferme que les sanglots étouffés qui déchiraient la poitrine de Martel.

Le vieux Jean Tual regardait à la dérobée cette scène dont les paroles lui échappaient, mais dont il comprenait la douloureuse pantomime.

Une pitié grave était sur son simple et franc visage. Il comprenait que ce fils allait apprendre la chute de son père. Il devinait que ce frère apprenait la honte de sa sœur.

Martel fut longtemps avant de pouvoir réprimer ses sanglots. Son cœur se fendait. Il avait eu pour sa sœur une tendresse passionnée.

Quand il découvrit son visage, ses yeux étaient rouges, mais secs ; sur sa joue pâle restaient les marques enflammées de la convulsive pression de ses doigts.

Bleuette voulut essayer une caresse, la voix de Martel grave et creuse l’arrêta :

— Après ? disait-il ; — je me sens la force de vous entendre.

— Je vous en prie, Martel, répondit Bleuette, ne me demandez pas de poursuivre ce douloureux sujet… vous en savez assez…

— Parlez, interrompit Martel, je vous dis que j’aurai la force de vous entendre !

Bleuette étouffa un gros soupir et continua d’une voix altérée : — M. de Kérizat était, vous le savez, le compagnon de votre père… Ils menaient ensemble la même vie de dissipation et de plaisir… On ne connaissait point à Kérizat un fort patrimoine, mais l’argent ne lui manquait jamais… Il était de toutes les fêtes et de toutes les orgies. L’état qu’il tenait à Rennes allait de pair avec la maison des premiers seigneurs. Quand votre père fut ruiné tout à fait, Kérizat lui prêta de l’argent, beaucoup d’argent, dit-on… si bien que le vieux Carhoat passait pour être complètement à la merci de son ancien compagnon de plaisirs…

« En ce temps, Laure habitait la ferme de Marlet… Elle était bien pure, Martel, quoiqu’il y eût en son cœur cet indomptable orgueil qui est le principe de tout mal… Mademoiselle Lucienne l’aimait comme une sœur, — à cause de vous, peut-être. — Moi, j’étais son amie d’enfance, et je la chérissais, sans perdre le respect que la fille d’un pauvre homme doit à une demoiselle… Nous allions, toutes les trois ensemble, faire de longues promenades dans la forêt… Nous nous perdions sous les futaies du grand parc de Presmes… Lucienne et Laure parlaient souvent des magnificences de messieurs des états, des bals de la présidence et des nobles pompes de l’évêché… Moi, j’écoutais, curieuse : je ne connaissais rien de ces splendeurs. Mais quand on parlait de vous, Martel — et tous les jours on parlait de vous, puisque nous étions là trois cœurs pour vous aimer, — ma langue se déliait ; je prenais part à l’entretien et je savais dire aussi bien que les autres : Il est beau, il est bon, il est noble…

— Mais, ma sœur ? ma sœur ? interrompit Martel dont l’âme navrée restait insensible à ces naïves caresses.

Bleuette jeta sur lui un regard furtif, où sa pitié tendre se traduisait tout entière.

— Mon Dieu, reprit-elle, Laure regrettait amèrement toutes ses joies passées… car elle sentait que, quitter le plancher brillant d’un manoir pour descendre sur la terre battue d’une pauvre métairie, c’est renoncer au monde, — et que la fille d’un marquis tombé jusqu’à n’avoir plus qu’un toit de chaume pour abriter sa tête n’avait plus sa place marquée parmi les belles héritières des gentilshommes du parlement… Elle était bien triste… je crois que le regret avait mis en elle un vent funeste de vertige… Parfois, nous la voyions pleurer sans motif… parfois son rire éclatait à l’improviste et blessait le cœur comme eût fait un cri d’angoisse…

« Un jour, Lucienne et moi nous nous promenâmes seules… Laure n’était point venue… nous l’attendîmes jusqu’au soir et le lendemain nous l’attendîmes encore… Laure avait quitté la ferme de Marlet… un bruit se répandit dans le pays…

« Que nous aurions voulu n’y point croire, Martel !… On disait que Laure avait suivi M. de Kérizat.

— Et qu’elle était sa maîtresse, prononça sourdement le garde-française.

Bleuette baissa les yeux.

— Je savais cela, reprit Martel, dont la voix tremblait, pleine de larmes, et qui faisait effort pour contenir sa douleur ; — je savais cela, Bleuette… Le nom de Kérizat était déjà gravé dans ma mémoire. Je savais qu’avant de mourir il me faudrait le tuer !…

Ses poings fermés se crispèrent, et le rouge lui monta subitement au visage.

— Mais je ne le connaissais pas, moi, cet homme ! s’écria-t-il. Je ne l’ai jamais vu chez mon père… M’aiderez-vous à le retrouver, Bleuette ?

— Je le voudrais, Martel, répondit la jeune fille, dont le doux regard eut une étincelle de colère virile. — Je le voudrais, car c’est le devoir d’un homme de venger son honneur… Mais M. de Kérizat a quitté le pays depuis bien longtemps. Après son départ on a découvert que son opulence, toute factice, ne se soutenait qu’à l’aide du jeu et des dettes… On dit qu’il est à Paris maintenant, sous un autre nom que j’ignore, et qu’à Paris, comme à Rennes, il vit du jeu et des dettes qu’il fait.

— Et cet homme était l’ami de mon père ! murmura Martel.

— Oh ! dit Bleuette, il a tout aussi bien perdu Carhoat que la pauvre Laure !… Chacun s’accorde à reconnaître que M. le marquis était un digne seigneur il y a dix ans, à l’époque où les gens de Morlaix le nommaient leur député aux états… Il a fallu que ce Kérizat s’attachât à lui comme un démon pour pervertir peu à peu son cœur, en même temps qu’il minait sa fortune… Il l’a laissé enfin pauvre et déchu… Que Dieu maudisse le tentateur !…

Le regard de Martel remercia la jeune fille.

— Mais ma sœur ? reprit-il.

— Nous ne sûmes pas tout de suite ce qu’était devenue Laure, poursuivit Bleuette. Au bout d’un mois, pourtant, nous apprîmes qu’elle parcourait la province avec M. de Kérizat… Elle avait traversé Nantes et Vannes et Quimper, éblouissante de luxe, folle, étourdie, enivrée…

« Nous ne voulions point croire à un si grand malheur…, Lucienne pleurait en pensant à vous, Martel… et cette infortune qui tombait sur votre maison vous ouvrait davantage la porte de son cœur.

— Que Dieu la fasse heureuse ! murmura Martel, — bien heureuse !… et qu’il lui donne tout le bonheur que je n’espère plus !

— Au bout de deux mois, continua la jeune fille, Laure revint à Rennes avec son séducteur… Elle ne se cachait point… Elle mettait son orgueil à se parer de sa faute. Son luxe, étalé sans pudeur, écrasait l’élégance des phis nobles dames… Elle laissait Kérizat la promener insolemment et montrer à tous sa victoire.

Les yeux de Martel brûlaient parmi la pâleur de son visage.

— Mon père ne pouvait ignorer cela ! murmura-t-il d’une voix si basse que Bleuette eut peine à l’entendre.

— Votre père le savait, répliqua-t-elle.

— Que fit-il ?

— Rien.

— Et mes frères ? dit encore Martel.

Bleuette hésita un instant, puis elle répéta en secouant la tête :

— Rien.