Fortunio/24

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CHAPITRE XXIV


Nous avions promis à nos lectrices de découvrir Soudja-Sari, cette beauté javanaise aux yeux chargés de langueur ; comme elle se trouve maintenant l’héroïne opprimée, et que c’est Musidora que Fortunio aime aujourd’hui, l’intérêt se concentre naturellement sur elle. Mais nous avons fait une promesse imprudente et difficile à remplir ; nous n’aurions pas d’autre moyen de trouver Soudja-Sari qu’en suivant Fortunio ; et comment voulez-vous que l’on suive pédestrement un gaillard traîné par des chevaux pur sang ? — Et d’ailleurs avons-nous réellement le droit d’espionner notre héros ? Est-il de la délicatesse de surprendre ainsi le secret d’un galant homme ? Est-ce sa faute, à lui, si nous avons été le prendre pour héros de roman ?

Il est tant d’autres qui ne demandent pas mieux que d’imprimer leur correspondance intime.

Cependant il faut à toute force trouver Soudja-Sari, la belle aux yeux pleins de langueur.

Renonçant ici à tous les artifices ordinaires aux romanciers pour exciter et graduer l’intérêt, et averti d’ailleurs qu’il sera bientôt temps d’apposer le glorieux monosyllabe FIN, nous allons trahir le secret de Fortunio.

Fortunio, comme nous l’avons dit, a été élevé dans l’Inde par son oncle, nabab d’une richesse féerique. ― Après la mort de son oncle, il est venu en France emportant avec lui de quoi acheter un royaume. ― Un des plus grands plaisirs qu’il eût, c’était de mélanger la vie barbare et la vie civilisée, d’être à la fois un satrape et un fashionable, Brummel et Sardanapale ; il trouvait piquant d’avoir un pied dans l’Inde et l’autre dans la France.

Pour parvenir à ce double but, voici ce qu’il avait fait :

Il avait acheté, dans un quartier de Paris assez retiré, tout un pâté de maisons dont le centre était occupé par de grands jardins. ― Il avait fait démolir toutes les constructions intérieures, et n’avait laissé à son îlot de maisons qu’une croûte de façades peu épaisse. Toutes les fenêtres donnant sur les jardins avaient été murées soigneusement, en sorte qu’il était impossible d’apercevoir d’aucun côté les bâtiments élevés par Fortunio, à moins de passer au-dessus, dans la nacelle d’un ballon.

Quatre maisons, une sur chaque flanc de l’îlot, servaient d’entrée à Fortunio ; de longs passages voûtés y aboutissaient et servaient à communiquer avec le dehors sans éveiller les soupçons. Fortunio sortait et rentrait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, de façon à n’être pas remarqué.

Un marchand de comestibles dont la boutique correspondait par derrière avec les bâtiments, et qui n’était autre qu’un domestique dévoué de Fortunio, servait à faire arriver les vivres d’une manière naturelle et plausible.

C’est dans ce palais inconnu, plus introuvable que l’Eldorado tant cherché des aventuriers espagnols, que Fortunio faisait ces retraites mystérieuses qui excitaient si vivement la curiosité de ses amis.

Il y restait huit jours, quinze jours, un mois, sans reparaître, selon que son caprice le poussait.

Les ouvriers employés à cette bâtisse avaient été largement payés pour garder le secret, et disséminés ensuite sur divers points du globe ; aucun n’était demeuré à Paris. Fortunio les avait fait partir, sans qu’ils s’en doutassent, les uns pour l’Amérique, les autres pour les Indes et l’Afrique ; il leur avait proposé des occasions admirables, qui semblaient naître fortuitement et dont ils avaient été complètement dupes.

L’Eldorado, le palais d’or, comme Fortunio, l’avait baptisé, ne mentait pas à son titre : l’or y étincelait de toutes parts, et la maison dorée de Néron ne devait assurément pas être plus magnifique.

Représentez-vous une grande cour encadrée de colonnes torses de marbre blanc aux chapiteaux et aux fûts dorés, entourés d’un cep de vigne aussi doré, avec des grappes en prisme de rubis. Sous ce portique quadruple s’ouvraient les portes des appartements, faites en bois de cèdre précieusement travaillé.

Au milieu de la cour s’enfonçaient quatre escaliers en porphyre, avec des rampes et des repos conduisant à une piscine, dont l’eau tiède et diamantée baissait jusqu’aux dernières marches ou montait jusqu’au niveau du sol, selon la profondeur que l’on voulait obtenir.

Le reste de l’espace était rempli par des orangers, des tulipiers, des angsoka à fleurs jaunes, des palmistes, des aloès, et toutes sortes de plantes tropicales venant en pleine terre.

Pour aider à comprendre ce miracle, nous dirons que l’Eldorado était un palais sous cloche.

Fortunio, frileux comme un Indou, pour se composer une atmosphère à sa guise, avait d’abord fait construire une serre immense qui englobait complètement son nid merveilleux.

Une voûte de verre lui tenait lieu de ciel ; cependant il n’était pas privé de pluie pour cela : quand il désirait changer le beau invariable de son atmosphère de cristal, il commandait une pluie, et il était servi sur-le-champ. D’invisibles tuyaux criblés de trous faisaient grésiller une rosée de perles fines sur les feuilles ouvertes en éventail ou bizarrement découpées de sa forêt vierge.

Des milliers de colibris, d’oiseaux-mouches et d’oiseaux de paradis voltigeaient librement dans cette immense cage, scintillaient dans l’air comme des fleurs ailées et vivantes ; des paons, au col de lapis-lazuli, aux aigrettes de rubis, traînaient magnifiquement sur le gazon leur queue semée d’yeux étoilés.

Une seconde cour contenait le logement des esclaves.

Un inconvénient obligé de cette construction était de ne point avoir de vue ; ― Fortunio, esprit très inventif et que rien n’embarrassait, avait paré à cet inconvénient : les fenêtres de son salon donnaient sur des dioramas exécutés d’une façon merveilleuse et de l’illusion la plus complète.

Aujourd’hui, c’était Naples avec sa mer bleue, son amphithéâtre de maisons blanches, son volcan panaché de flammes, ses îles blondes et fleuries ; demain, Venise, les dômes de marbre de San-Georgio, la Dogana ou le Palais Ducal ; ou bien une vue de Suisse, si le seigneur Fortunio se trouvait ce jour-là d’humeur pastorale ; le plus souvent c’étaient des perspectives asiatiques, Bénarès, Madras, Masulipatnam ou tout autre endroit pittoresque.

Le valet de chambre entrait le matin dans sa chambre et lui demandait : « Quel pays voulez-vous qu’on vous serve aujourd’hui ?

― Qu’avez-vous de prêt ? disait Fortunio ; voyons votre carte. » Et le valet tendait à Fortunio un portefeuille de nacre où les noms des sites et des villes étaient soigneusement gravés. Fortunio marquait la vue qui lui était inconnue ou qu’il avait la fantaisie de revoir, comme s’il se fût agi de prendre une glace chez Tortoni.

Il vivait là en joie comme un rat dans un fromage de Hollande, se livrant à tous les raffinements du luxe asiatique, servi à genoux par ses esclaves, adoré comme un dieu, faisant voler la tête de ceux qui lui déplaisaient ou le servaient mal, avec une dextérité parfaite et qui eût fait honneur à un bourreau turc. Les corps étaient jetés dans un puits plein de chaux et dévorés à l’instant même. Mais depuis quelque temps, influencé sans doute par les idées européennes, il se livrait plus rarement à ce genre de plaisir, à moins qu’il ne fût ivre ou qu’il ne voulût distraire un peu Soudja-Sari.

Avant d’entrer dans l’Eldorado il quittait ses habits de fashionable et reprenait ses vêtements indiens, la robe et le turban de mousseline à fleurs d’or, les babouches de maroquin jaune, et le kriss au manche étoilé de diamants.

Aucun des Indiens, hommes ou femmes, qui étaient enfermés dans cette prison splendide, ne savait un mot de français, et ils ignoraient complètement dans quelle partie du monde ils se trouvaient.

Ni Soudja-Sari, sa favorite, ni Rima-Pahes, à qui ses immenses cheveux noirs faisaient comme un manteau de jais, ni Koukong-Alis, aux sourcils en arc-en-ciel, ni Sacara, à la bouche épanouie comme une fleur, ni Cambana, ni Keni-Tambouhan, ne soupçonnaient qu’elles fussent à Paris, par une raison péremptoire, c’est qu’elles ne savaient pas seulement que Paris existât.

Grâce à cette ignorance, Fortunio gouvernait ce petit monde aussi despotiquement que s’il eût été au milieu des Indes.

Il passait là des journées entières, dans une immobilité complète, assis sur une pile de carreaux et les pieds appuyés sur une de ses femmes, suivant d’un regard nonchalant les spirales bleuâtres de la fumée de son hooka.

Il se plongeait délicieusement dans cet abrutissement voluptueux si cher aux Orientaux, et qui est le plus grand bonheur qu’on puisse goûter sur terre, puisqu’il est l’oubli parfait de toute chose humaine.

Des rêveries somnolentes et vagues caressaient son front à demi penché du tiède duvet de leurs ailes ; des mirages étincelants papillotaient devant ses yeux assoupis.

Du large calice des grandes fleurs indiennes, urnes et cassolettes naturelles, s’élevaient des senteurs sauvages et pénétrantes, des parfums âcres et violents, capables d’enivrer comme le vin ou l’opium ; des jets d’eau de rose s’élançaient jusqu’au linteau sculpté des arcades et retombaient en pluie fine sur leurs vasques de cristal de roche, avec un murmure d’harmonica ; pour surcroît de magnificence, le soleil, illuminant les vitres de la voûte faisait un ciel de diamant à ce palais d’or.

C’était un conte de fées réalisé.

On était à deux mille lieues de Paris, en plein Orient, en pleines Mille et une Nuits, et pourtant la rue boueuse, infecte et bruyante, bourdonnait, grouillait et fourmillait à deux pas de là ; ― la lanterne du commissaire de police balançait au bout d’une potence son étoile blafarde dans la brume ; les libraires vendaient les cinq codes avec leurs tranches de diverses couleurs ; la charte constitutionnelle ouvrait ses fleurs tricolores, découpées en façon de cocardes ; l’on respirait l’atmosphère de gaz hydrogène et de mélasse de la civilisation moderne ; l’on pataugeait dans le cloaque de la plus boueuse prose ; ce n’était que tumulte, fumée et pluie, laideur et misère, fronts jaunes sous un ciel gris, l’affreux, l’ignoble Paris que vous savez.

De l’autre côté du mur, un petit monde étincelant, tiède, doré, harmonieux, parfumé, un monde de femmes, d’oiseaux et de fleurs, un palais enchanté que le magicien Fortunio avait eu l’art de rendre invisible au milieu de Paris, ville peu favorable aux prestiges ; un rêve de poète exécuté par un millionnaire poétique, chose aussi rare qu’un poète millionnaire, s’épanouissait comme une fleur merveilleuse des contes arabes.

Ici, le travail aux bras nus et noircis, à la poitrine haletante comme un soufflet de forge ; — là, le doux loisir nonchalamment appuyé sur son coude ; la délicate paresse, aux mains blanches et frêles, se reposant le jour de la fatigue d’avoir dormi toute la nuit ; la quiétude la plus parfaite à côté de l’agitation la plus fiévreuse ; une antithèse complète.

C’est ainsi que Fortunio menait une existence double et jouissait à la fois du luxe asiatique et du luxe parisien. Cette mystérieuse retraite était comme un nid de poésie, où il allait de temps en temps couver ses rêves ; là étaient ses seules amours, car il ne pouvait s’accommoder des façons européennes et du mélange perpétuel des sexes. Il était assez de l’avis du sultan Schariar : rien ne lui paraissait plus agréable que d’acheter une jeune fille vierge et de lui faire couper la tête après la première nuit ; avec cette méthode claire et simple, toute tromperie était prévenue. ― Il ne poussait pourtant pas ses précautions jalouses jusque-là, mais il lui était impossible d’éprouver de l’amour pour une femme qui aurait eu déjà quelque amant. ― À coup sûr, s’il se fût marié, il n’eût pas épousé une veuve. ― Musidora était la seule femme avec laquelle il eût prolongé une liaison aussi longtemps ; il avait cédé aux charmes pénétrants, à la coquetterie transcendante, et surtout à la passion vraie de la pauvre enfant ; cette flamme si chaude avait attiédi son cœur : il l’aimait ; cependant il était malheureux pour la première fois de sa vie. D’insupportables souvenirs lui traversaient l’âme de leurs glaives aigus, et jusqu’au milieu des plus doux baisers, d’affreuses amertumes lui montaient aux lèvres : il se souvenait que cette femme avait été possédée par d’autres.

Sa puissance se trouvait en défaut ; il ne pouvait reprendre sur le temps la vie antérieure de Musidora pour la purifier, et cette idée s’attachait à son flanc comme un vautour. Il était si habitué à la passion exclusive, qu’il avait peine à concevoir qu’il y eût au monde un autre homme que lui. Quand quelque chose lui rappelait que d’autres pouvaient avoir été aimés comme il l’était lui-même, il lui prenait des rages diaboliques, et il aurait déchiré des lions en deux, tellement la fureur le transportait. Dans ces moments-là, il se sentait un immense besoin de monter à cheval, de se jeter au milieu d’une foule et d’y faire à grands coups de sabre un hachis de bras, de jambes et de têtes ; il poussait des hurlements et se roulait par terre comme un insensé. C’est dans un de ces accès de rage jalouse qu’il avait mis le feu à la maison de Musidora.

Hors cela, il était impassible comme un vieux Turc ; le tonnerre serait descendu lui allumer sa pipe qu’il n’aurait pas témoigné le moindre étonnement ; il n’avait peur ni de Dieu ni du diable, ni de la mort ni de la vie, et il jouissait du plus beau sang-froid du monde.

Fortunio, captivé par la magicienne Musidora, ne faisait plus que de rares apparitions dans l’Eldorado. ― Il y avait bientôt huit jours qu’il n’y avait mis les pieds ; un ennui suffocant pesait sur le ciel de verre de ce petit monde privé de son soleil. — Comme aucun des habitants de l’Eldorado ne savait où il était, toute conjecture sur les motifs qui retenaient Fortunio dehors était impossible ; ― ils ignoraient s’il avait été à la chasse aux éléphants ou faire la guerre à quelque rajah ; amenés directement de l’Inde sans avoir jamais touché terre, ils ne se doutaient pas que les mœurs du pays où ils se trouvaient fussent différentes de celles de Bénarès ou de Madras.

Soudja-Sari, inquiète et triste, vivait retirée dans sa chambre avec ses femmes. Il est à regretter qu’aucun de nos peintres n’ait vu Soudja-Sari, car c’était bien la plus mignonne et la plus ravissante créature que l’on puisse imaginer, et les mots, si bien arrangés qu’ils soient, ne donnent toujours qu’une idée imparfaite de la beauté d’une femme.

Soudja-Sari pouvait avoir treize ans, quoiqu’elle parût en avoir quinze, tant elle était bien formée et d’une délicate plénitude de contours. Un seul ton pâle et chaud s’étendait depuis son front jusqu’à la plante de ses pieds. Sa peau, mate, et pulpeuse comme une feuille de camélia, semblait plus douce au toucher que la membrane intérieure d’un œuf ; pour la couleur, certaines transparences d’ambre en pourraient donner une idée. Vous imagineriez difficilement quelque chose d’un effet plus piquant que la blancheur blonde de ce corps virginal inondé d’épaisses cascatelles de cheveux aussi noirs que ceux de la Nuit, et filant d’un seul jet de la nuque au talon ; les racines de ses cheveux, s’implantant dans la peau dorée du front, formaient comme une espèce de pénombre bleuâtre d’une bizarrerie charmante ; les yeux longs et noirs, légèrement relevés vers les tempes, avaient en regard d’une volupté et d’une langueur inexprimables, et leurs prunelles roulaient d’un coin à l’autre avec un mouvement doux et harmonieux auquel il était impossible de résister. Soudja-Sari était bien nommée : quand elle arrêtait sur vous son œillade veloutée, on se sentait monter au cœur une paresse infinie, un calme plein de fraîcheur et de parfums, je ne sais quoi de joyeusement mélancolique. ― La volonté se dénouait ; tout projet se dissipait comme une fumée, et la seule idée qu’on eût, c’était de rester éternellement couché à ses pieds. Tout semblait inutile et vain, et il ne paraissait pas qu’il y eût autre chose au monde à faire qu’aimer et dormir.

Soudja-Sari avait cependant des passions violentes comme les parfums et les poisons de son pays. Elle était de la race de ces terribles Javanaises, de ces gracieux vampires qui boivent un Européen en trois semaines et le laissent sans une goutte d’or ni de sang, plus aride qu’un citron dont on a fait de la limonade.

Son nez fin et mince, sa bouche épanouie et rouge comme une fleur de cactus, la largeur de ses hanches, la petitesse de ses pieds et de ses mains, tout accusait en elle une pureté de race et une force remarquables.

Fortunio l’avait achetée, à l’âge de neuf ans, le prix de trois bœufs ; elle n’avait pas eu de peine à sortir de la foule des beautés de son sérail et à devenir sa favorite. Fortunio, s’il ne lui avait pas été fidèle, chose impossible avec ses idées et les mœurs orientales, lui était toujours resté constant.

Jamais, avant Musidora, il n’avait eu pour d’autres un caprice aussi vif et aussi passionné, et notre chatte aux prunelles vert de mer était la seule femme qui eût jamais balancé dans le cœur de notre héros l’influence de Soudja-Sari.

Soudja-Sari, assise sur un tapis, se regarde dans un petit miroir fait de pierre spéculaire et emmanché dans un pied d’or finement ciselé ; quatre femmes, accroupies autour d’elle, tressent ses cheveux qu’elles se sont partagés et qu’elles entremêlent de fils d’or ; une cinquième, posée plus loin, lui chatouille légèrement le dos avec une petite main sculptée en jade, montée au bout d’un bâton d’ivoire.

Keni-Tambouhan et Koukong-Alis sortent des coffres de bois de cèdre qui servent de vestiaire à notre princesse des robes et des étoffes précieuses ; ce sont des satins noirs avec des fleurs chimériques, ayant pour pistils des aigrettes de paon et pour pétales des ailes de papillon ; des brocarts à la trame grenue, étoilés et piqués de points lumineux ; des velours épinglés, des soieries plus changeantes que le col des colombes ou le prisme de l’opale ; des mousselines côtelées d’or et d’argent et historiées de ramages à découpures bizarres, une vraie garde-robe de fée ou de péri. ― Elles étalent toutes ces magnificences sur les divans, afin que Soudja-Sari puisse choisir la robe qu’elle veut mettre ce jour-là.

Rima-Pahes, dont les longs cheveux relevés à la japonaise sont tortillés autour de deux baguettes d’or terminées par des boules d’argent, se tient a genoux devant Soudja-Sari et lui montre différents bijoux contenus dans une petite cassette de malachite.

Soudja-Sari est incertaine ; elle ne sait pas s’il vaut mieux prendre son collier de chrysoberil, ou celui de grains d’azerodrach ; elle les essaye tour à tour et finit par choisir un simple fil de perles roses, qu’elle remplace bientôt par trois rangs de corail ; puis, comme fatiguée d’un aussi grand travail, elle appuie son dos sur les genoux d’une de ses femmes et laisse tomber ses bras, les mains ouvertes et tournées vers le ciel, à la façon d’une personne épuisée de lassitude ; elle ferme ses paupières frangées de longs cils et renverse sa tête en arrière ; les quatre esclaves, qui n’avaient pas encore terminé leurs nattes, se rapprochèrent pour ne pas donner à ses cheveux une tension douloureuse ; mais, l’une d’entre elles n’ayant pas été assez prompte, Soudja-Sari poussa un cri plus aigu que le sifflement d’un aspic sur lequel on vient de marcher, et se dressa avec un mouvement brusque et sec.

L’esclave pâlit en voyant Soudja-Sari chercher à retirer des cheveux de Rima-Pahes une des longues aiguilles d’or qui les retenaient ; car une des habitudes de notre infante était de planter des épingles dans la gorge de ses femmes lorsqu’elles ne s’acquittaient pas de leurs fonctions avec toute la légèreté désirable. — Cependant, comme l’aiguille ne céda pas tout d’abord, Soudja-Sari reprit sa pose nonchalante et referma les yeux.

L’esclave respira.

La toilette de Soudja-Sari s’acheva sans autre incident.

Voici comme elle était mise : un pantalon à bandes noires, sur un fond d’or fauve, lui montait jusqu’aux hanches et s’arrêtait un peu au-dessus des chevilles ; une espèce de veste ou de brassière très étroite, ressemblant à la strophia et au ceste antique, jointe en haut et en bas par deux agrafes de pierreries, dessinait avec grâce les contours vifs et hardis de sa gorge ronde et brune, dont l’échancrure de l’étoffe laissait apercevoir le commencement.

Cette veste était d’une étoffe d’or avec des ramages et des fleurs en pierreries, les feuillages en émeraudes, les roses en rubis, les fleurs bleues en turquoises ; ― elle n’avait pas de manches et permettait à deux bras charmants de faire admirer la sveltesse de leur galbe.

Ce qui donnait un caractère piquant et singulier à ce costume de la Javanaise, c’est qu’il y avait une assez grande distance entre le corset et la ceinture du pantalon, en sorte que l’on voyait à nu sa poitrine, ses flancs potelés, plus polis et plus luisants que du marbre, ses reins souples et cambrés, et le haut de son ventre, aussi pur qu’une statue grecque du beau temps.

Ses cheveux étaient divisés, comme nous l’avons dit, en quatre tresses mêlées de fils d’or qui tombaient jusqu’à ses pieds, deux devant, deux derrière ; une fleur de camboja s’épanouissait de chaque côté de ses tempes bleuâtres et transparentes, où l’on voyait se croiser un réseau de veines délicates comme aux tempes du portrait d’Anne de Boleyn, et au bout de ses oreilles nacrées, enroulées finement, scintillaient deux scarabées dont les élytres, d’un vert doré, se coloraient de toutes sortes de nuances d’une richesse inimaginable ; un grand pagne de mousseline des Indes, avec un semis de petits bouquets d’or, négligemment roulé autour de son corps, estompait de sa blanche vapeur ce que ce costume aurait pu avoir de trop éclatant et de trop précis.

Elle avait les pieds nus, avec un anneau de brillants à chaque orteil ; un cercle d’or lui ceignait la cheville ; ses bras étaient chargés de trois bracelets, deux près de l’épaule et l’autre au poignet.

Au cas où elle aurait voulu marcher et descendre dans le jardin, fantaisie qui lui prenait rarement, une paire de babouches d’une délicatesse et d’une mignonnerie admirables, la pointe un peu recourbée en dedans, à la siamoise, était posée à côté de son divan.

Sa toilette achevée, elle demanda sa pipe et se mit à fumer de l’opium. Rima-Pahes faisait tomber du bout d’une aiguille d’argent, sur le champignon de porcelaine, la pastille liquéfiée à la flamme d’un charbon de bois odorant, tandis que Keni-Tambouhan agitait doucement deux grands éventails de plumes de faisan-argus, et que la belle Cambana, assise à terre, chantait, en s’accompagnant sur une guzla à trois cordes, le pantoum de la colombe de Patani et du vautour de Bendam.

La fumée aromatique et bleuâtre de l’opium s’échappait en légers flocons des lèvres rouges de Soudja-Sari, qui se plongeait de plus en plus dans un oubli délicieux de toutes choses. — Rima-Pahes avait déjà renouvelé six fois la pastille.

« Encore, dit Soudja-Sari du ton impérieux d’un enfant gâté à qui l’on donnerait la lune s’il lui prenait fantaisie de la demander.

― Non, maîtresse, répondit Rima-Pahes, vous savez bien que Fortunio vous a défendu de fumer plus de six pipes. ― Et elle sortit en emportant la précieuse boîte d’or qui contenait le voluptueux poison.

― Méchante Rima-Pahes, qui m’emporte ma boîte d’opium ! J’aurais si bien voulu dormir jusqu’à ce que mon Fortunio revînt ! ― Du moins je l’aurais vu en rêve ! À quoi bon être éveillée et vivre quand il n’est pas là ? ― Jamais il n’est resté aussi longtemps en chasse. Que peut-il lui être arrivé ? Il a peut-être été mordu par un serpent ou blessé par un tigre.

― Très peu, dit Fortunio en soulevant la portière ; c’est moi qui mords les serpents et qui égratigne les tigres. »

Au son de cette voix bien connue, Soudja-Sari se leva debout sur son divan, se jeta dans les bras de Fortunio en faisant un mouvement pareil à celui d’un jeune lion éveillé en sursaut.

Elle passa ses deux mains autour du col de son amant, et se suspendit à sa bouche avec l’avidité enragée d’un voyageur qui vient de traverser le désert sans boire ; elle le pressait sur sa poitrine, se roulait autour de lui comme une couleuvre : elle aurait voulu l’envelopper de son corps et le toucher à la fois sur tous les points.

« Oh ! mon cher seigneur, dit-elle en s’asseyant sur ses genoux, si vous saviez comme j’ai souffert pendant votre absence et quelle peine j’ai eue pour vivre ! Vous m’aviez emporté mon âme dans votre dernier baiser, et vous ne m’aviez pas laisse la vôtre, méchant ! J’étais comme une morte, ou comme un corps pris de sommeil ; mes larmes seules, roulant en gouttes silencieuses le long de ma figure, faisaient voir que j’existais encore. Lorsque tu n’es pas là, ô Fortunio de mon cœur, il me semble que le soleil s’est éteint dans la solitude des cieux ; les lueurs les plus vives me paraissent noires comme des ombres ; tout est dépeuplé ; toi seul es la lumière, le mouvement et la vie ; hors de toi, rien n’existe : oh ! je voudrais me fondre et m’abîmer dans ton amour, je voudrais être toi pour te posséder plus entièrement !

― Cette petite fille s’exprime très bien dans son indostani ; c’est dommage qu’elle ne sache pas le français, elle écrirait des romans et ferait un bas-bleu très agréable, se dit Fortunio à lui-même en s’amusant à défaire les tresses de Soudja-Sari.

― Mon gracieux sultan veut-il prendre un sorbet, mâcher du bétel, ou boire de l’arack ? Préférerait-il du gingembre de la Chine confit, ou une noix muscade préparée ? dit la Javanaise en soulevant ses beaux yeux.

― Fais apporter toute la cuisine, ― j’ai la plus royale envie de me griser abominablement. Toi, Keni-Tambouhan, tu vas jouer du tympanon ; toi, Cambana, exerce tes griffes sur ta citrouille emmanchée dans un balai, et faites à vous toutes un sabbat à rendre le diable sourd. Il y a longtemps que je ne me suis réjoui. ― Rima-Pahes, pendant que je chanterai et que je boirai me chatouillera la plante des pieds avec la barbe d’une plume de paon. ― Fatmé et Zuleika danseront ; ensuite nous ferons battre un lion et un tigre. — Tous ceux ou celles qui ne seront pas ivres-morts d’ici à deux heures seront décapités ou empalés, à leur choix. — C’est dit. »

Une nuée de petits esclaves noirs, jaunes, rouges ou bigarrés, arrivèrent portant des plateaux d’argent sur le bout des doigts et des vases sculptés en équilibre sur leur tête. En trois minutes tout fut prêt.

Chaque groupe de femmes avait sa table, c’est-à-dire son tapis, chargé de bassins pleins de conserves et de confitures ; le service se faisait à la mode orientale.

De temps en temps Fortunio jetait à ces beautés des fruits secs entremêlés d’amandes d’or et d’argent renfermant quelque petit bijou, et il riait aux éclats de voir les efforts qu’elles faisaient pour s’en saisir.

Jamais les yeux des Grecs, amants de la belle forme, ne se reposèrent sur d’aussi gracieux athlètes et ne virent de plus charmants corps dans des poses les plus variées et plus heureuses ; c’étaient des groupes d’un arrangement admirable, des enlacements de couleuvre, une souplesse de Protée.

« Allons, dit Fortunio à Koukong-Alis, veux-tu bien ne pas mordre : ― regarde donc ce petit scorpion, comme il agite ses pinces ! ― Si tu as le malheur de faire encore pleurer Sacara, je te ferai pendre par les cheveux. ― Viens ici, Sacara, au lieu d’avoir une amande d’argent, tu en auras une poignée. »

Sacara s’approcha, souriant dans ses larmes et jetant un regard de triomphe sur Koukong-Alis, qui se tenait morne et sombre à sa place.

Fortunio lui remplit le pan de sa robe du précieux fruit, l’embrassa et la fit asseoir près de lui sur le divan.

Les deux almées s’avancèrent en se balançant sur leurs hanches, et dansèrent jusqu’à ce qu’elles tombassent sur le plancher haletantes et demi-mortes. ― Le lion et le tigre se battirent avec un tel acharnement, qu’il resta fort peu de chose des deux combattants. ― L’arack et l’opium firent si bien leur office que personne ne conserva sa raison au delà du terme prescrit ; la réjouissance fut complète. ― Fortunio s’endormit sur le sein de Soudja-Sari. ― Musidora l’attendit toute la nuit et dormit fort peu.