Fréron/02

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II


L’ABBÉ FRÉRON. — LE CHEVALIER FRÉRON. LA COMTESSE FRÉRON.

C’est dans la rue Obscure, aujourd’hui rue Impériale, que Fréron naquit en 1719. La rue Obscure, rebâtie à présent dans sa première moitié, devait alors son nom aux vieilles maisons dont les toitures rapprochées faisaient ombre sur son parcours. Le père et la mère de Fréron y avaient une boutique de joaillerie. Il me plaît de me représenter le polémiste de l’avenir en culottes bouffantes, en veste bleue à boutons blancs, avec les cheveux en mèches sur les épaules. On ne sait rien de son enfance, qui, à l’en croire lui-même, n’aurait été marquée par aucun trait vocationnel, — à moins qu’il ne faille considérer comme un signe irrévérencieux de prédestination la surveillance d’une bande de dindons, à laquelle ses parents l’avaient commis dans leur arrière-cour. Ce détail est de Fréron lui-même, et je conçois aisément qu’il ait suscité quelques froncements de sourcil parmi ses justiciables…

Le petit Breton de la rue Obscure fit ses études chez les Jésuites, et devint rapidement un de leurs brillants élèves. Je l’aperçois au collège de Clermont, condisciple du duc de Choiseul. Au collège de Louis-le-Grand il professe, et c’est tout au plus s’il a vingt ans. Pourtant, l’enseignement ne paraît pas être son fait, car il le quitte, et dit adieu aux Révérends Pères, — un adieu reconnaissant, quoi qu’on en ait pu écrire, et qu’il a toujours prouvé dans ses ouvrages.

Il garda pendant quelque temps le petit collet sans être abbé. C’était le ton alors, cela vous sortait du peuple.

S’il faut en croire Palissot (mais auquel croire parmi tous ces déchaînés ?) Fréron aurait été sous-lieutenant d’infanterie[1]. On veut aussi qu’il ait pris pendant quelque temps le titre de chevalier. Il n’y a rien d’impossible à tout cela. Cependant ses tâtonnements ne furent pas de longue durée, car on le voit à vingt et un ans faire sa visite à l’abbé Desfontaines et s’essayer dans son recueil périodique : Observations sur les écrits modernes. Je lui aurais souhaité un autre patron ; celui-ci avait un détestable renom dans le monde. Mais on doit convenir que, pour apprendre le journalisme, Fréron ne pouvait s’adresser mieux : l’abbé connaissait à fond tous les secrets et toutes les ressources de cet art nouveau ; le Normand ouvrit son sac au Breton, qui ne se fit pas faute d’y puiser. À quelque temps de là, l’abbé récompensait son jeune collaborateur par ce paragraphe des Observations : « M. Fréron est connu d’un grand nombre de personnes d’esprit et de lettres comme un jeune homme d’un goût sûr et parfait, d’une fine littérature, et surtout comme un excellent humaniste. Il consacre ses talens à l’histoire, qu’il étudie avec une extrême application depuis plusieurs années. Il a même entrepris un ouvrage très‑considérable, l’Histoire d’Allemagne, qui manquait dans notre langue et qui, à en juger par ce qu’il m’a fait l’honneur de m’en communiquer, doit effacer tout ce qui a été écrit sur cette matière. Il contiendra de grandes recherches, jointes à une scrupuleuse exactitude et à une élégante simplicité de style. »

À coup sûr, de pareilles occupations ne sont pas le fait d’une jeunesse dissipée.

Lorsque Fréron se sentit assez fort, il créa tout seul un journal qu’il appela : Lettres de la comtesse de ***, titre bien mondain pour lui. Elles se transformèrent plus tard en Lettres sur quelques écrits du temps, et finalement en Année littéraire. Ces transformations et ces prises de possession ne s’accomplirent pas sans entraves. Comme il avait eu tout de suite le succès, il eut tout de suite la persécution. Il fut, à plusieurs reprises, tancé, dénoncé, menacé, suspendu ; on prétend même qu’il tâta un peu de Vincennes. Il ne se rebuta point : tout cela lui avait été prédit. Il se rompit à la lutte. Il se fit un style court comme une épée de combat. On le craignit du premier coup ; on craignit son impartialité, sa franchise, sa dialectique, son érudition ; sa modération même fut tenue pour suspecte, — et c’est pourtant cette modération qui est le caractère dominant de son œuvre. Il fut fort parce qu’il fut contenu. Aussi, quand on le relit aujourd’hui, ne comprend-on vraiment rien aux malédictions dont son époque l’a chargé. Ses critiques les plus malicieuses, et j’en fournirai bientôt des exemples, revêtent toujours une forme calme et désintéressée. Voilà ce qu’on ne sait pas assez, voilà ce que je cherche à établir. C’est à peine si, dans quatre ou cinq occasions, on le voit perdre la notion du bon goût. Et encore combien son sarcasme est arrêté ; et comme cela parait tiède, anodin, timide, auprès de nos discussions d’à présent, brutales comme des trombes, et qui roulent dans leurs périodes enflammées la personnalité et l’invective !

Il n’avait pas été difficile, le premier jour, de connaître le but et les intentions du disciple, devenu l’héritier, de l’abbé Desfontaines. Son programme était bien simple : réagir contre les philosophes au nom de la religion et de la monarchie ; ramener la littérature aux traditions sévères du XVIIe siècle. On peut refuser ses sympathies à ce double rôle, on n’en peut méconnaître ni la noblesse ni la grandeur. Du jour où Fréron l’accepta, il comprit qu’il devait rechercher l’appui de ses protecteurs naturels : le clergé lui était acquis à l’avance ; restait la cour à gagner. Tous ses efforts se tournèrent de ce côté-là. À défaut de Louis XV, inébranlable dans son insouciance systématique, il eut Marie Leckzinska ; à défaut du roi, il eut la reine. Les philosophes avaient les favorites.

Fréron arriva à la reine par le roi Stanislas, son père ; Fréron, qui avait plus de souplesse que n’en annonçait son extérieur, fut pendant assez longtemps le commensal de la cour de Lunéville. Ces deux hautes protections, dès qu’elles lui furent acquises, ne lui faillirent jamais, en dépit des accusations et des calomnies dont il fut constamment l’objet. Il y a, ce me semble, dans ce fait, de quoi préserver suffisamment sa moralité, et c’est avec une certaine complaisance que je m’y arrête, avant d’entrer dans le récit des incroyables tortures de Fréron. J’ai besoin de m’appuyer sur ces deux témoignages, afin de n’être pas assailli moi-même par le doute, tant les imprécations que je m’apprête à traverser m’apportent de trouble par leur unanimité. Peut-on admettre qu’un roi aussi entouré que Stanislas ait été aveuglé sur le compte de Fréron ? Est-il possible d’imaginer que la religion de la reine de France ait été surprise, sa vie durant, par un homme que ses ennemis dotaient de tous les vices et de tous les crimes ? Cela n’est pas supposable. Les souverains sont mieux instruits qu’on ne veut le dire. Ni Stanislas ni Marie Leckzinska n’ont ignoré la funeste renommée de Fréron ; les rapports ne leur ont certainement pas manqué ; ils ont tout su, et ils n’ont rien cru. Eux aussi, ils y ont mis de l’obstination ; eux aussi ont été frappés de cette conscience et de ce courage. Ne soutenez pas que leur patronage fut un patronage banal, ou qu’il ne s’exerça que sous l’effet de l’importunité : nous verrons tout à l’heure Stanislas tenir sur les fonts baptismaux le fils de Fréron ; nous verrons Marie Leckzinska balancer à faire de Fréron son secrétaire des commandements. Ces publiques marques d’estime n’ont rien de commun avec une vague complaisance. Et n’y eut-il, dans tout le XVIIIe siècle ameuté, que ce roi et cette sainte demeurés fidèles à Fréron, c’en serait assez pour m’encourager à continuer mon œuvre de défense !

  1. La Dunciade, nouvelle et dernière édition, an VIII, chez Lepetit. Voir aux notes du chant neuvième.