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Fréron/06

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(p. 56-61).

VI


LA CLAIRON

On comprend que la représentation de l’Écossaise n’avait pas dû augmenter les bonnes dispositions du critique pour les Comédiens-Français. Entre tous, Mlle Clairon s’était donné un mouvement extrême pour faire réussir la pièce, bien qu’elle n’y jouât pas. Fréron s’en souvint à l’occasion. Dans un de ces articles, allusifs où il excellait, il trouva le moyen de blesser au vif l’irritable tragédienne. Elle n’était pas nommée, mais tout le monde la reconnut. Médée alla jeter feu et flammes auprès des gentilshommes de la chambre, menaçant de se retirer du théâtre si on ne faisait pas justice sur-le-champ de ce vil pamphlétaire. Dans cette alternative, ces messieurs n’hésitèrent pas ; il leur parut tout naturel de demander à M. de Saint-Florentin un ordre d’incarcération au For-Évêque pour le rédacteur de l’Année littéraire. Un exempt se présenta au domicile de Fréron. Il le trouva en proie à une attaque de goutte. C’était un exempt doué de quelques entrailles, il se retira. Des amis obtinrent un sursis de quarante-huit heures, pendant lesquelles ils agirent activement. L’abbé de Voisenon, entre autres, courut chez le duc de Richelieu, dont il était fort aimé. — « La grâce de Fréron ? dit le duc, c’est la seule chose que je me croie obligé de vous refuser. — Mais encore ?… — Qu’il s’adresse à Clairon ! » Cette réponse, rapportée au journaliste, faillit faire remonter sa goutte. — « Demander grâce à Clairon ! s’écria-t-il ; je ne veux point d’un pardon si flétrissant ! Aux carrières ! conduisez-moi aux carrières ! »

Besoin fut d’aller jusqu’à la reine, — qui donna immédiatement des ordres pour faire cesser ce scandale. La Clairon en suffoqua à son tour. Elle écrivit aux gentilshommes de la chambre pour leur annoncer sa démission, se fondant sur le sentiment douloureux qu’elle éprouvait de voir que ses talents n’étaient plus agréables au roi, puisqu’il la laissait avilir impunément. La démission de la Clairon était chose grave, et le duc de Choiseul éprouva le désir d’en causer avec elle. Il la fit mander. Melpomène eut, dit-on, de belles larmes, des accents tour à tour pathétiques et indignés. Elle répéta ses griefs et maintint ses conclusions.

Les paroles pleines d’esprit et de bon sens du ministre ont été conservées :

« Mademoiselle, lui dit-il, nous sommes, vous et moi, chacun sur un théâtre, mais avec la différence que vous choisissez les rôles qui vous conviennent, et que vous êtes toujours sûre des applaudissements du public. Quelques gens de mauvais goût, comme ce malheureux Fréron, sont les seuls qui vous refusent leurs suffrages. Moi, au contraire, j’ai une tâche souvent très désagréable : vainement je fais de mon mieux, on me critique, on me condamne, on me hue, on me bafoue, et cependant je ne donne point ma démission. Immolons, vous et moi, nos ressentiments à la patrie, et servons-la de notre mieux, chacun dans notre genre. D’ailleurs, la reine ayant fait grâce, vous pouvez, sans compromettre votre dignité, imiter la clémence de Sa Majesté. »

La Clairon ne trouva rien à répondre à cet élégant persiflage. Elle se contenta d’une révérence grosse de tempêtes ; mais rentrée au tripot (style Voltaire), elle assembla tous ses camarades pour les engager à se retirer comme elle. Il paraît qu’elle en décida quelques-uns, car les cahiers d’alors nous montrent le duc de Richelieu aux abois et M. de Saint–Florentin très-perplexe. Jamais affaire n’emprunta autant de gravité aux yeux de ce dernier ; et, malgré son profond respect pour la reine, il se crut obligé de présenter un rapport au roi et de prendre ses volontés. Heureusement la reine finit par l’emporter, — et Mlle Clairon rentra au théâtre.

Voici la lettre par laquelle fut terminé ce débat inouï :


« À monsieur le maréchal de Richelieu.

« Versailles, le 9 mars 1765.

« Sur les plaintes que vous aviez, monsieur, portées de ce qui était contenu dans les lettres du sieur Fréron, Sa Majesté m’avait ordonné d’expédier un ordre pour l’envoyer au For-l’Évêque ; l’exécution avait été suspendue à cause de l’état de maladie dans lequel le sieur Fréron se trouvait. Mais comme il m’a écrit depuis que son intention n’avait jamais été d’avoir voulu, attaquer personne de la Comédie en général et en particulier ; que, diilleurs, il a fait agir les plus respectables protections pour obtenir grâce, Sa Majesté a bien voulu que l’ordre pour le mettre en prison n’ait pas lieu, quoique son intention soit que personne, et surtout celles qui lui appartiennent, puissent être attaquées dans des écrits publics. C’est ce que je ferai entendre au sieur Fréron, de manière à lui faire sentir que, s’il retombait dans une pareille faute, il encourrait la disgrâce de Sa Majesté.

« J’ai l’honneur d’être, etc.

« Saint-Florentin. »