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Fragment politique (F. de Lamennais)

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FRAGMENT.[1]

.... Le catholicisme languit, et tend à s’éteindre en Europe : les peuples s’en détachent ; les rois, ou l’attaquent d’une manière ouverte, ou le minent sourdement. Quel moyen de le ranimer, de lui rendre la vigueur que de jour en jour il semble perdre ? Tel était le problème à résoudre, et il offrait deux solutions. Plein de foi dans les vérités qui constituent fondamentalement le christianisme, dans sa puissance morale, dans l’harmonie de son esprit intime avec les instincts les plus élevés de l’humanité, on pouvait, brisant les liens qui asservissent l’église à l’état, l’affranchir de la dépendance qui entrave son action, l’associer au mouvement social qui prépare au monde des destinées nouvelles, à la liberté pour l’unir à l’ordre et redresser ses écarts, à la science pour la concilier, par une discussion sans entraves, avec le dogme éternel ; au peuple pour verser sur ses immenses misères les flots intarissables de la charité divine. On pouvait, en un mot, s’élevant au-dessus de tous les intérêts terrestres, embrasser la croix nue, la croix du charpentier né pauvre et mort pauvre, la croix de celui qui, ne vivant que de son amour pour ses frères, leur apprit à se dévouer les uns pour les autres ; la croix de Jésus, fils de Dieu et fils de l’homme, et la planter à l’entrée des voies où le genre humain s’avance. On le pouvait, nous le crûmes du moins. On pouvait aussi resserrer l’ancienne alliance avec les pouvoirs absolus, leur prêter secours contre les peuples et contre la liberté, afin d’obtenir d’eux une tolérance telle qu’elle, souder l’autel au trône, s’appuyer sur la force, tourner la croix vers le passé, la confier à la protection des protocoles diplomatiques, la confier à la garde des soldats chargés de contenir, la baïonnette sur la poitrine, les nations frémissantes. Rome a choisi ce dernier parti, elle en avait le droit ; et s’il est en nous une conviction profonde, c’est que, selon des vues au-dessus des siennes mêmes, elle a été déterminée à ce choix par la Providence.

En politique, l’Avenir combattait tous les despotismes, quels qu’ils fussent ; car peu importe que la tyrannie soit exercée par un ou plusieurs, qu’elle s’appelle roi, czar, empereur, ou comité de salut public ; il la repoussait également sous tous les noms et sous toutes les formes. Il réclamait les conséquences de la souveraineté nationale, une liberté égale pour tous, entière pour tous, et qui fut conquise en juillet et perdue le 7 août. Ennemi de l’anarchie qui, après avoir rompu les liens sociaux, engendre la dictature, il voulait l’ordre : mais nul ordre sans justice, nulle justice sans égalité, et c’est pourquoi il demandait que les Français, égaux devant la loi civile, le fussent aussi devant la loi politique ; il voulait que l’homme, pleinement affranchi dans sa pensée, sa conscience, le fût encore dans sa personne, sa propriété, son industrie, son travail ; qu’un vaste système d’élections, coordonnant toutes les parties de l’organisation politique, administrative, judiciaire, les ramenât de proche en proche à un centre dont l’unité représentât celle de la nation même, et la préservât des déchiremens que tôt ou tard amènerait le fédéralisme. Libre au-dedans, forte au-dehors, la France, gouvernée par elle-même, aurait pu porter une réforme sérieuse dans ses finances trop long-temps exploitées par d’avides intrigans, détruire progressivement les monopoles qui écrasent, dans l’intérêt de quelques privilégiés, son agriculture et son commerce, alléger l’impôt, l’asseoir sur de meilleures bases, et le répartir plus équitablement. C’est alors qu’on se serait occupé avec fruit de l’amélioration du sort du peuple, car la loi, cessant d’être l’expression des intérêts de quelques-uns, n’aurait plus étouffé, de sa dure et impérieuse voix, ce que l’humanité dit au cœur de quiconque possède une ame d’homme.

Nos idées, nos vœux de ce temps-là sont encore nos idées, nos vœux d’aujourd’hui. La réflexion ne les a modifiées qu’en un seul point. Plutôt afin de rapprocher des opinions sincères que par une réelle persuasion, nous nous montrâmes indifférens sur la grande question de l’hérédité du pouvoir, pourvu que ce pouvoir couronnât un ensemble d’institutions vraiment libres. Nous déclarâmes enfin la monarchie compatible avec la république. Que cette pensée fût, à l’époque où nous l’énoncions, et qu’elle ait continué d’être celle de plusieurs, on ne s’en étonne pas moins que des esprits sensés aient pu l’admettre un seul moment. Dans une société libre, le pouvoir, simple exécuteur de la volonté nationale, ne commande pas, il obéit ; or, qu’est-ce qu’un droit héréditaire d’obéissance ? Dans une société libre, le pouvoir répond de ses actes au peuple qui l’a délégué, sans quoi la liberté, pouvant être impunément violée à tous les instans, ne serait qu’une fiction dérisoire, un vain nom : or, si le pouvoir est responsable, si le peuple qui le donne peut aussi l’ôter, comment est-il héréditaire ? Et s’il est réellement héréditaire ou inadmissible, excepté par suite d’une révolution que jamais la loi ne prévoit ni ne doit prévoir, comment serait-il responsable, comment le peuple qui l’a donné pourrait-il l’ôter, en cas d’abus ? Mais ce cas, dit-on, n’arrivera point, ou n’arrivera que rarement. C’est bien connaître la nature humaine ! Dites que nécessairement il arrivera toujours. Les intérêts de l’état sont-ils les intérêts de celui qui le gouverne ? Les intérêts de sa famille sont-ils les intérêts de toutes les autres familles ? Il tendra sans cesse à augmenter ses richesses, sa puissance, ne fût-ce que pour se défendre si on l’attaque, pour se maintenir s’il advenait qu’on essayât de le renverser. Vous le faites fort, vous le faites inviolable, et vous vous figurez que perpétuellement il n’usera de sa force que pour votre avantage et non pour le sien ! Est-ce parce qu’il pourra tout sans avoir rien à craindre, qu’il ne voudra jamais que ce qui est juste et bien ? Est-ce parce qu’il aura plus de moyens que personne de satisfaire son ambition, qu’il sera dépourvu d’ambition ? Voilà ce que vous vous promettez, non d’un seul homme, mais de ses descendans, de génération en génération, pendant une durée indéfinie. Vous fondez la paix, la sécurité, la liberté publique sur l’espérance d’un prodige inoui, d’un miracle permanent. Il y a de quoi être tranquille. On peut choisir, mais point d’illusions ; elles n’enfantent que des maux et des regrets stériles. Vous plaît-il de dépendre d’un maître ? à la bonne heure ; établissez que le pouvoir parmi vous se transmettra héréditairement. Tenez-vous, au contraire, à la liberté ? gardez-vous d’engager l’avenir ; retenez soigneusement et votre droit et l’usage de votre droit ; ayez un mandataire éligible et responsable.

Mais ce que vous proposez, c’est la république. Eh ! certainement, la république : croyez-vous donc qu’aucun autre genre de gouvernement soit aujourd’hui possible en France, y puisse être autre chose, pendant sa pénible et courte existence, qu’une guerre civile organisée par la loi ? Voyez plutôt. Le développement de l’intelligence, de la notion du droit, du sentiment du juste, la division des propriétés, la diffusion des connaissances, ont produit un immense besoin d’égalité ; et l’égalité réalisée, qu’est-ce, sinon la liberté politique et civile ? Est-ce avec ces deux élémens désormais impérissables que vous construirez une monarchie ? Écoutez cependant. La république qui monte peu à peu sur l’horizon, la république devenue nécessaire et qui subsistera, ce ne sera point le règne d’une fraction du peuple imposant à la société ses opinions pour règle, ses volontés pour loi. Supposé qu’elle vînt à sortir du désordre présent, celle-ci ne serait, n’en doutez pas, qu’une catastrophe passagère. Rien de ce qui ne reposera pas sur les bases éternelles de l’ordre, sur le respect des droits d’autrui, des propriétés, de la conscience, sur l’égalité, en un mot, et la liberté véritable, n’aura de durée. En de si graves circonstances, on ne doit pas puérilement reporter dans l’avenir la mémoire d’un passé qui ne peut renaître. On vous effraie, pourquoi ? Parce qu’on a bon marché des gens effrayés. Rejetez toutes ces indignes craintes. Quand les vieux Romains s’approchaient des autels de la Peur, c’était pour la conjurer, ce n’était pas pour y chanter des hymnes en l’honneur de la tyrannie. Le mot de république, tel que la France l’entend, ne signifie que l’exclusion d’un pouvoir héréditaire, le gouvernement de la nation par la nation, et c’est là-dessus qu’on doit se décider. Entre cela et le pur despotisme, heureusement impossible, point de milieu stable, mais des déceptions fugitives, des troubles perpétuels, d’indicibles souffrances, des luttes acharnées, et chaque jour, à chaque heure, en perspective une révolution !

Vous avez, depuis quatre ans, une monarchie nouvelle, purgée, dit-on, des vices de celle qui l’a précédée. Supputez ce qu’elle vous coûte, regardez ce qu’elle a fait. Je laisse de côté les turpitudes, l’exploitation des places, les marchés honteux, les sales tripotages de bourse et de budget, les dilapidations, les corruptions publiques et secrètes. Considérez seulement les nécessités où a été conduit le principe dynastique pour sa propre conservation, ses actes au-dedans de la France, et sa politique au-dehors.

Neuf cents millions ajoutés au déficit, voilà d’abord votre gain à vous, peuple qui payez ! On vous a gracieusement ménagé ce placement de vos fonds, comme le plus avantageux de tous, selon la doctrine économique du ministère. Peut-être demanderez-vous pourquoi ces dépenses énormes ? Pour solder quatre cent mille soldats qu’exige la défense du trône. Faudrait-il quatre cent mille soldats pour défendre le peuple contre le peuple ? Il est vrai qu’alors vous n’auriez ni état de siége ni mitraillades, ni des drames tels que ceux de Lyon et de la rue Transnonain. On ne saurait où faire de l’ordre public.

Passons à ce qui touche la liberté. Celle de la presse, qu’en a-t-on fait ? Après l’avoir surchargée d’entraves fiscales, jugée dangereuse encore pour les intérêts dynastiques, on l’a ruinée par des amendes, et jetée pêle-mêle avec les brigands, les voleurs, les assassins, dans les bagnes et dans les cachots. Sur toutes choses, que le peuple ne lise point ! Où en serions-nous, si l’instruction arrivait jusqu’aux prolétaires, jusqu’à ces barbares qui menacent notre civilisation, qui sont tout près de penser qu’eux aussi sont hommes, qu’eux aussi ont une patrie, et des droits dans cette patrie, au moins celui d’y vivre ! Quelle ! arrogance ! Vite, la loi des crieurs publics, et, pour sûreté plus ample, celle contre les associations, puis celle du désarmement. Certes les ministres de la royauté citoyenne ont eu bien raison de dire qu’aucune nation en Europe n’était libre comme la nation française. On y est libre d’écrire sous l’œil du parquet, entre le receveur des domaines qui tend la main pour recevoir l’amende, et le guichetier qui avance la sienne pour tirer le verrou sur l’écrivain. On y est libre de s’assembler pour s’entretenir avec ses amis, pourvu qu’on se résigne à continuer en prison l’entretien ; libre de se promener sur une place publique, pourvu qu’on n’ait pas la faiblesse de craindre le bâton des assommeurs patentés et pensionnés ; libre d’avoir chez soi des armes, pourvu qu’on ne tienne pas à les garder, si on les découvre, et qu’on n’ait point de répugnance à rendre compte de cette fantaisie à M. le procureur du roi !

La Charte avait promis la liberté d’enseignement ; une loi de déception sur les écoles primaires en a plus que jamais concentré le monopole dans les mains de l’université. L’enseignement supérieur et intermédiaire est resté ce qu’il était, c’est-à-dire dépendant de cette même université, qui, se réservant le privilége de vendre l’instruction, ne permet pas même que d’autres la distribuent gratuitement à ceux qui ne la sauraient payer. Un de nos plus illustres savans eut, avec quelques-uns de ses amis, la pensée d’adoucir la misère des pauvres ouvriers, en fécondant leur travail par la science, dont ils auraient mis les élémens à leur portée : œuvre admirable et digne de celui qui l’avait conçue ! Une autorisation et un local étaient nécessaires. Le ministre refuse l’un et l’autre, sur ce motif que jamais, dit-il, il ne consentirait à laisser acquérir à un homme qui honore la France, et que l’Europe admire, une influence quelconque sur le peuple. Des cours d’hygiène avaient été ouverts dans plusieurs quartiers de Paris, en faveur de la classe indigente ; le pouvoir se hâta de les fermer. Qu’importe que ces gens-là souffrent, qu’ils soient malades, qu’ils meurent ? C’est bien de cela vraiment qu’il s’agit, sous une monarchie qui a pris à tâche de tranquilliser l’Europe ! Imprudens, si ce n’est pis, qui vous occupez de la santé des prolétaires ! Et que feriez-vous d’eux après ? Ignorez-vous donc que déjà il n’y a que trop de cette canaille ? ses mains dures et calleuses nous ont fatigué le poignet.

Aura-t-on du moins plus respecté la liberté personnelle ? Jamais à aucune époque tant d’odieuses illégalités, de violations de domicile, de brutalités de police, de vexations, de préventions, de hideuses vengeances exercées par la plus implacable de toutes les haines, celle qui a sa racine dans la lâcheté. On s’est fait gloire d’être impitoyable. La France, pleine d’horreur pour cette politique de bourreau, a demandé une amnistie. Qui l’a repoussée ? Oui, quoi qu’en ait dit un ministre, il y a des proscrits parmi nous. Lorsque des Français sont par centaines arrachés à leurs familles, à leur état, à leur travail, entassés dans des prisons meurtrières pendant des mois, et des mois encore livrés au supplice du secret, aux tortures de la geôle, et qu’après ces longs mois de souffrance, on vient froidement leur dire : Nous y avons regardé de plus près, il n’y a pas lieu de vous accuser ; et que là-dessus, ruinés dans leur industrie, ruinés dans leur santé, ils s’acheminent vers leur pauvre demeure, et n’y retrouvent ni leur lit qu’il a fallu vendre, ni leur femme que la misère et l’angoisse ont tuée, ni leurs enfans qui ont suivi leurs mères. Ceux-là, ceux-là, M. le ministre, ne sont point des prévenus, mais des proscrits, et sans la cour de cassation, qu’eussent été les citoyens qu’un gouvernement, violateur de la Charte, livrait à des conseils de guerre ? Que sont, à présent même, les hommes qu’ont frappés des juridictions exceptionnelles ? Il s’est rencontré des corps qui, se croyant offensés, se sont constitués à la fois accusateurs et juges. Merveilleuse justice !

Voilà pour l’intérieur. Quel a été au dehors le système politique de la monarchie héréditaire ? Obtenir d’être admise, malgré son origine, parmi les légitimités européennes ; éteindre les sympathies des seuls alliés qu’eût la France libre ; se faire sergent de ville et mouchard pour veiller, sous les ordres de la Sainte-Alliance, au salut de l’absolutisme ; humilier aux pieds des rois qui tremblaient devant elle, la nation que toutes les autres appellent grande ; trafiquer de son honneur et de ses intérêts, sacrifiés sans hésitation à l’intérêt dynastique ; préparer, en affaiblissant le ressort de sa puissance morale, le succès d’une troisième invasion peut-être, et tout cela, parce qu’il fallait affermir la monarchie, pourvoir à sa perpétuité ! Est-ce de son habileté qu’on la louera ? Elle a paru en effet cette habileté dans la question belge, après quatre années de négociations, aussi avancée que le premier jour ; elle a paru en Portugal, en Espagne, en Orient ; elle a paru à l’occasion de la dette américaine, bien qu’ici voilée de certains nuages que nous laissons à d’autres le soin de percer. Que si, aveuglés par des préventions, nous ne sommes pas justes envers elle, qu’elle parle elle-même, qu’elle raconte ses œuvres. Mais elle les a racontées, elle a parlé, et nous l’avons tous entendue. Le ministère est venu présenter à la tribune les titres glorieux du gouvernement à la reconnaissance nationale, exalter ses triomphes, étaler ses trophées. A-t-il dit, comme l’aurait pu faire un ministre de Charles x : « Le roi a délivré l’Europe des pirates africains, en vengeant la justice et en servant l’humanité, il a doté la France d’une colonie magnifique ; en un mot, il a pris Alger ? » Est-ce là ce qu’a dit à la chambre le ministre de Louis-Philippe ? Non, pas tout-à-fait, il a dit : « Le roi a pris sa nièce.»

Plusieurs causes ont favorisé le succès passager du système dont la France subit l’inexprimable honte. Partagée en divers partis, elle n’a pas opposé à l’oppression une résistance compacte. Après quelques vaines tentatives d’action, les hommes de la légitimité et du droit divin, peu d’accord entre eux, sont rentrés dans une inertie politique complète ; débarrassé de ceux-ci, qui ne forment d’ailleurs en France qu’une assez faible minorité, le pouvoir n’a rien négligé pour diviser les autres. Il s’est rattaché la haute bourgeoisie, l’aristocratie d’argent, par le monopole industriel, la bourgeoisie moyenne par le monopole électoral, la petite bourgeoisie par la crainte de l’émeute. Après avoir ainsi muselé la bourgeoisie, et l’avoir séparée du peuple, qu’il lui représente comme son ennemi naturel, irréconciliable, il a pu travailler, sans risque immédiat, à commencer le servage de celui-ci, détruire l’une après l’autre, avec l’appareil des formes légales, ses libertés conquises en juillet, identifiant les libertés avec la république, et la république avec l’anarchie.

Mais ces déceptions ne peuvent avoir qu’un temps. Déjà chacun s’éclaire et sur les choses en général et sur sa position particulière. Le vieux légitimisme se dissout. Il s’en forme un nouveau qui, dominé par l’esprit du siècle, prend son point d’appui dans la liberté. Il ne lui reste plus qu’à comprendre l’incompatibilité radicale de cette liberté qu’il veut sincèrement, avec les principes qu’il soutient encore. Cela viendra, et plus tôt qu’on ne pense, car la logique est irrésistible, et l’on ne dispose pas de ses propres convictions à sa fantaisie.

Les frayeurs communes qui jusqu’à présent ont fait le lien des trois classes de la bourgeoisie, se dissipent peu à peu, et ce qu’elles unissaient, l’intérêt le divise. Déjà la moyenne bourgeoisie demande compte à la haute de son monopole industriel, comme la petite bourgeoisie demande compte à la moyenne de son monopole électoral, en même temps que le peuple pèse cette grande question : pourquoi un monopole quelconque ? pourquoi des priviléges ? pourquoi tous les Français, égaux devant la loi, ne participeraient-ils pas tous également à l’exercice de la souveraineté nationale ? Nous ne vous contestons pas votre droit, à vous qui maintenant avez part à la puissance politique ; nous voulons, au contraire, que vous en jouissiez pleinement ; mais nous voulons en jouir comme vous, parce qu’il nous appartient comme à vous, et qu’il n’existerait pour personne, si quelques-uns pouvaient en dépouiller les autres à leur gré.

Le sentiment de la justice, inhérent au cœur de chaque homme, prête à ce langage une force invincible. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il produira donc son effet. Ce qui trouble encore quelques esprits, ce sont les inquiétudes qu’ont fait naître certaines maximes violentes qui n’enfanteraient, au lieu de la liberté voulue de tous, qu’une tyrannie exécrable. Il est possible que des têtes désordonnées, des âmes sombres, aient rêvé, dans leur délire, une semblable tyrannie. Il est possible aussi que les despotismes européens aient évoqué ce fantôme sanglant pour contenir les peuples par une terreur plus vive que le désir même de secouer l’odieux joug dont ils les écrasent. Mais l’opinion publique s’est soulevée avec une horreur si unanime contre toute théorie qui porterait atteinte, soit à la sûreté personnelle, soit au droit de propriété, soit à une liberté quelconque, qu’il n’est personne en France aujourd’hui qui croie à la possibilité du régime atroce dont on a tâché de lui faire peur.

Je me trompe, ce régime est possible ; qui de nous l’ignore ? Il est possible, car il existe en Pologne, en Allemagne, en Italie ; il est possible, mais là seulement où règne l’absolutisme, et là où il s’efforce de régner. À quoi partout aspirent les peuples, si ce n’est à s’en affranchir ? Pourquoi combattent-ils, sinon pour leur vie, leurs biens, leur liberté d’homme ? Ils se sont fatigués, c’est leur crime, du 93 des rois. Contemplez l’Europe : qui aujourd’hui emprisonne en masse, qui torture, qui confisque, qui fusille, qui mitraille et tue ? Ce que la Convention même ne fit pas, les souverains le font sans remords. Elle ne jetait point au fond des mines les Vendéens échappés au carnage ; elle n’ordonnait point à la cavalerie de passer sur le corps de malheureux, réfugiés couchés à terre et demandant, pour toute grâce, de n’être pas livrés à leurs bourreaux ; elle n’arrachait point les enfans du sein de leur mère pour les distribuer, comme des têtes de bétail, à des étrangers : elle ne transportait point des populations entières dans des pays lointains, pour leur ôter tout, jusqu’à l’air et au soleil de la patrie ; elle ne choisissait point arbitrairement de nouveaux juges à ceux qu’avaient acquittés ses tribunaux, pour repousser leur tête sous la hache ; elle ne refusait ni des alimens, ni un lit, ni les secours de la médecine, ni des moyens de distraction, aux détenus enfermés et non enchaînés dans ses prisons. L’avenir, certes, ne l’absoudra point ; mais d’autres, croyez-le bien, seront condamnés avant elle, et plus sévèrement qu’elle : ils ploieront dans l’histoire sous de plus pesantes malédictions.

S’il est conforme à l’ordre éternel qu’aucune tyrannie ne subsiste ; si plus une tyrannie est énorme, atroce, plus elle est près de sa fin, l’Europe touche à de grands évènemens, et les nations à leur délivrance. La lutte engagée sera terrible, car chacun sent que c’est la dernière, mais l’issue n’en est pas douteuse. La justice triomphera, parce que la justice, c’est Dieu. Rassurez-vous donc, vous qu’anime le saint amour de l’humanité. Elle a devant elle un but, elle y marche, et nul obstacle ne l’empêchera de l’atteindre. Que les rois s’entendent contre les peuples, les peuples s’entendront contre les rois. Ne craignez point, ils se feront passage : quelques sceptres en travers n’arrêtent pas le genre humain.


F. de La Mennais.
  1. En tête d’un recueil d’articles publiés dans l’Avenir et ailleurs, qui doit prochainement paraître chez le libraire Daubrée, M. de La Mennais vient d’écrire une introduction étendue qui reprend et développe avec un nouveau nerf ses idées politiques et religieuses sur la société. Retiré dans sa solitude de la Chesnaye, où il édifie le monument philosophique dont beaucoup de parties sont déjà entièrement achevées, il s’est interrompu un moment pour écrire cette préface éloquente, où se retrouvent, comme en tout, sa décisive netteté de plume et cette jeunesse de cœur, presque croissante avec les années, qui est le propre de certaines natures rares. Nous sommes assez heureux pour en donner par avance ce fragment à nos lecteurs.

    (N. d. D.)