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Fragments sur la structure et les usages des glandes mammaires des cétacés/Mémoire sur les glandes mamellaires, pour établir que les Cétacés n’allaitent point comme à l’ordinaire leurs petits, etc.

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Mémoire sur les glandes mamellaires, pour établir que les Cétacés n’allaitent point comme à l’ordinaire leurs petits, et que ces animaux pourraient s’en tenir à être nourris de mucus hydraté !

Lu à l’Académie des sciences le 30 décembre 1833.

Nous touchons au moment de donner la définitive solution de cette importante question, que j’avais soulevée au commencement de cette année[1]. En effet existe-t-il pour les nouveau-nés, chez les Mammifères, deux modes différens au moyen desquels les jeunes sont différemment nourris, soit que les mères y pourvoient par une lactation immédiate, soit qu’elles n’y parviennent qu’indirectement, pour fournir par elles-mêmes à un rejet de fluides, sécrétant en vue d’elles, et pour se soulager d’engorgemens qui leur pèsent ?

Ce qu’on savait jusqu’ici et ce qu’on redit sans cesse, c’est que tout Mammifère nouveau-né, par l’effet d’une admirable prévoyance de la nature, est mis dès sa sortie du sein maternel en pouvoir de l’exercice de la vie de relation, à l’aide d’une alimentation appropriée à la débilité de ses facultés, et qu’à cet effet il existait chez les mères un fluide sui generis, le lait, lequel n’apparaissait qu’avec l’exigence de ce besoin. Ainsi, des glandes qui ne s’emplissent que dans ce moment, et, selon qu’on le supposait, pour devenir l’effet d’une telle cause et d’aussi puissans moyens dans ce cas adventif et préfixe, feraient jouer aux mères un rôle de sacrifice et de dévoûment. Car cet arrangement entraîne pour elles la nécessité de supporter qu’elles soient sucées, tétées, et décidément épuisées d’une nourriture prise sur leur propre substance. Ces glandes ainsi mises en jeu sont considérées comme d’une composition expresse et spéciale, et comme uniquement propres pour une fonction aussi bien circonscrite que parfaitement caractérisée : en raison de l’objet de leur destination et de leur usage, elles sont nommées glandes mammaires, et plus simplement mamelles.

Voilà des arrangemens autrefois connus, dont l’appréciation ne laisse rien à désirer. Cependant en serait-il d’autres ? Y aurait-il aussi aujourd’hui, donnée par les vues d’une étude progressive, une autre sorte de ces appareils[2] ? Dois-je encore parler d’autres mamelles, autres par une structure différente, auxquelles une partie seulement de ces attributs convînt alors, différenciées dans une mesure à comporter les élémens d’un tout autre problème ?

C’est cela que j’ai annoncé en février dernier, au sujet des Monotrêmes, et encore, ce que tout récemment, sur l’objection qui me fut adressée par Baër, que les Cétacés rappelaient la structure des Monotrêmes, j’ai logiquement étendu aux Cétacés. C’est, je l’avoue, comme thèse de philosophie naturelle, une nouveauté hardie, qui m’impose le devoir de la réserve, et sur laquelle on ne s’étonnera pas que je revienne aussi souvent. Cette thèse, vu son utilité, ses applications immédiates dans les usages de la vie sociale, et ses conséquences comme accroissant le domaine de la physiologie, m’a paru en effet d’un intérêt à encourager l’ardeur de mes recherches, à justifier mon esprit de sa persévérance. Il y a toujours glande ; mais cette nouvelle composition est privée de tant d’attributs anciens, qu’en n’y considérant que son aspect anatomique, j’ai dû lui imposer un autre nom, celui de mamellaire. Embrassée aussi sous le point de vue de sa fonction, elle est aussi appelée à donner un autre cours aux idées générales, dont on s’était jusque là trouvé satisfait, c’est-à-dire à ces pensées de prévision, de moralité et de conclusion, qu’on signalait comme en étant le but final.

Or comme je comprends très bien que c’est là entrer dans un autre monde de physiologie et de philosophie, c’est pour moi une raison d’y procéder par des études de plus en plus approfondies. Rien ne doit donc être hasardé, et tout doit s’y présenter avec un caractère de démonstration, qui puisse frapper d’évidence le scepticisme le plus décidé.

Je me reporte aux points déjà traités dans mes précédens mémoires, à l’égard des glandes nourricières des petits : tout aussi bien chez les Cétacés que chez les Monotrêmes, il n’est ni tétines ni trayons sur tissu érectile, c’est-à-dire, rien qui indique les principales conditions d’une vraie mamelle. Selon ce qu’on pense de celle-ci, c’est un amas plus ou moins considérable de follicules dans la peau, offrant, par sa situation externe, le caractère à peu près d’un hors-d’œuvre ; cette condition, du moins dans ce sens qu’une telle glande est abandonnée à l’élaboration d’une tierce personne, soumise à la volonté indépendante et jusqu’à un certain point au caprice des petits, quand il n’en est jamais ainsi des glandes monotrémiques et cétacéennes. Celles-ci restent entièrement sous le pouvoir des femelles devenues mères. Des muscles à ce appropriés les possèdent, et, agissant par pression, gouvernent à volonté l’excrétion de ces glandes.

Mais où le caractère d’une plus grave modification se prononce encore davantage, c’est à la bouche. Les appareils de la succion sont atteints si bien que les petits ne peuvent téter ; circonstance qui change nécessairement la marche des fluides.

Ce résumé des faits contenus dans les anciens écrits sur la matière, essayons de l’envisager sans idées préconçues. De ce qu’il est arrivé à ces étranges mamelles de ne pouvoir être mises à contribution par une succion opérée de l’extérieur, points reconnus en ce qui concerne les Cétacés et les Monotrêmes, cela n’empêche pas que l’afflux du sang, source de toute espèce de nourriture, ne se porte point toujours à la périphérie du corps. Or, cet afflux y amène de quoi fournir à l’entretien du tissu glanduleux, et de plus au produit de toute glande cutanée. La sécrétion qui se fait là est celle du mucus, dont je vais, d’après Berzélius, rappeler les caractères et les conditions d’essence. « Le mucus est une substance qui ne se dissout pas dans l’eau, mais qui peut s’imbiber de ce liquide, en se gonflant, en devenant molle, visqueuse, et quelquefois même à demi fluide[3]. »

Remontons aux causes de ces incessantes sécrétions, en nous renfermant dans les cas qu’occasione l’afflux du sang dans les glandes mammaires. Par le fait de l’imprégnation, et durant tout le temps de la gestation, il arrive chez les femelles une insensible modification, une augmentation du sang. Car, qu’un corps advienne en elles quelque part, par exemple qu’un embryon s’y développe et croisse de plus en plus, il devient chez une femelle en gestation, une cause de vive irritation. Cependant cette sur-excitation locale n’est que dans l’ordre des faits contingens et prévus. Elle ne blesse point, parce que son action est graduellement lente et chaque jour presqu’insensible. Toutefois cette action, en persévérant, détruit insensiblement l’ancien équilibre. Ce sont d’autres rapports entre les parties ainsi assemblées ; ils substituent donc un autre ordre d’arrangement ; et cet autre arrangement consiste dans un autre mode de distribution des fluides, qui ne frustre pas de la régularité du service, mais qui la donne autre et nouvelle.

Cependant la gestation terminée, et le jour venu de la parturition, que se passe-t-il ? Le fœtus n’est à l’égard de son domicile de formation qu’un fruit parvenu à sa maturité. Il a quitté le sein de sa mère, et il laisse l’utérus en proie à de certains ravages. Car c’est brusquement que ce qui composait le régime de ce sujet est soustrait à l’organe, que ces habitudes fœtales sont rompues, et que l’espèce d’existence dont le nouveau-né était redevable aux irradiations de la circulation sanguine en dedans de sa mère a cessé.

Alors dans quel état le départ du fœtus laisse-t-il sa mère ? Les vaisseaux qui se rendaient vers le sac utérin, et qui autrefois étendus au-delà de ce sac s’employaient à la formation du sujet, avaient augmenté eux-mêmes, tant en diamètre qu’en longueur. Cette circulation accrue et accélérée se trouve donc spontanément suspendue, du moment que le fœtus sur lequel se faisait une plus grande consommation des fluides est soustrait. Il suit de cet état de choses que les vaisseaux se rendant à l’utérus sont appelés à reprendre leurs anciennes dimensions.

Or, qu’on veuille bien y songer : car est ici le nœud de la difficulté, une cause de moins pour des nécessités ultérieures. Effectivement, par combien d’efforts et de réactions différentes ce problème ne doit-il pas être résolu ? D’abord, c’est tout-à-coup que l’utérus, étant ramené sur lui-même et rétabli dans son inertie première, les vaisseaux sont fermés à leurs extrémités fœtales : mais, de plus, leur calibre doit encore diminuer. Cela s’opérant, des embarras surviennent ; de l’encombrement les occasione, et il y aurait inflammation hors mesure, lésion et décidément troubles mortels, s’il n’était entré, dans la prévision de l’économie générale des compositions organiques, une faculté réparatrice.

Tel est l’objet du système glanduleux, auquel il est dévolu d’être à la périphérie du corps un système sous-épidermique, s’employant comme émonctoire, et d’en venir à grandir ou à diminuer impunément suivant les exigences variables des temps et des lieux.

On a tiré partie de la considération des glandes monotrémiques et cétacéennes, qui varient selon les phases des actes génitaux, et à cause de ce point de vue, on les a déclarées vraiment mammaires, leur activité étant simultanée avec l’apparition du fœtus. Cependant n’est-ce point seulement que l’existence d’un fœtus ne doive en soi que mettre en évidence la nécessité d’une inflammation générale chez les mères, ne soit une cause et un appel de sur-excitation dans l’économie générale de ces mères ? N’importe, ajoutons, n’importe ce qui en doive résulter, quant à l’essence et à la destination ultérieure des élémens sécrétés. Il suffit pour les fins de la nature, que les mères soient soulagées et qu’elles perdent un trop plein de molécules, qui obstruait leurs vaisseaux. De là il devient facile de concevoir que les glandes n’existent vraiment point avec un caractère déterminé et préfixe de région, d’essence et de relations les unes à l’égard des autres ; et comme il y a un sac tégumentaire étendu tout autour et contenant l’être en totalité, il y a partout une enveloppe préparée pour recevoir le système glanduleux, et par conséquent une disposition en tous temps prête à la variation de ce système ; se fractionnant diversement selon les familles et le caractère de beaucoup de besoins, s’accumulant sur un point, et y produisant un fort amas de follicules, ou bien s’étendant ailleurs en lames minces, dans ce tissu que nous nommons tissu muqueux.

Maintenant appellerez-vous les subdivisions du système sous-épidermique, ayant caractère de tissu muqueux et répandu sur toute place, d’un nom différent en raison de sa région, de son amas plus ou moins volumineux, et de ses formes plus ou moins variées, ce sera descendre des hauteurs d’une vue générale à des considérations d’un aspect visuel et spécial. Soit en définitive ; et alors, si vous considérez à part ces segmens nommés ? comme on l’a fait, glandes nasales, lacrymales, salivaires, mammaires, monotrémiques, cétacéennes, anales, péniales, vaginales, etc., vous faites œuvre de descriptions, de distinctions en vue des espèces, et de nomenclature ; vous êtes dans un point de vue autre et tout spécial : dans ce cas, ne soyez point surpris si, me plaçant plus haut, je cherche à projeter un jet de lumière philosophique sur l’ensemble des choses, si je tiens à les embrasser dans leurs conditions générales, et si j’y vais voir un élément, à titre de nécessaire à un feuillet du derme, à une composition, où viennent aboutir toutes les cîmes vasculaires et nerveuses, tous les rameaux extrêmes des arbres de vie.

En me portant sur cette généralité, je me laisse aller à mon penchant pour les réflexions d’analogie, et je vois effectivement là une tendance à l’unité, à l’identité de composition, ce qui ne m’empêche pas de descendre de cette hauteur pour calculer tous les faits également nécessaires de diversité, pour apprécier le cas spécial de chaque région, le plus ou le moins de follicules rattachés à un centre particulier ; c’est-à-dire tous les accidens de forme et de fonctions de chaque sorte de glandes. Je marche ainsi sur toutes les raisons d’individualité, de distinction et de spécifications nominales, généralement sur toutes les nuances à l’infini qui forment les modifications du plan commun.

Ceci une fois bien entendu, et dans sa généralité et dans ses cas particuliers, je serai compris quand je viendrai à remarquer comment une surcharge, dans les vaisseaux, extraordinaire et temporaire change les conditions des glandes, les montre autrement faites, et diversement actives : l’évacuation de ce surplus des produits se termine par l’assimilation des parties selon leur part d’action. Elle est d’abord effet et devient cause à son tour.

Pourquoi s’étonner de cela ? C’est qu’il est dans notre instinct et dans nos manières d’éducation, de n’aller jamais chercher dans l’accomplissement des actes phénoménaux de l’organisation les très simples résultats d’une mécanique sans mystères ; nous voulons trop qu’à chaque manifestation l’organisation fasse miracle ; et cela, parce que les incapacités de notre esprit, au lieu de faire effort pour voir ce qui est véritablement sous le voile, ont préféré placer, pour gouverner les événemens, des dieux inconnus, auxquels on attribue un pouvoir de domination ; ce qui est sans doute très poétique, également plus commode pour notre paresse d’esprit, surtout plus flatteur pour nos jouissances d’orgueil, et plus facile ; pour en faire des données à mettre en équation. Le deo ignoto de la physiologie se compose des forces vitales.

Que les émonctoires des glandes, ainsi que je viens de les définir, servent admirablement à débarrasser le système vasculaire dans des cas d’engorgement ; c’est là un fait d’observation vulgaire. Il lui manquait toutefois les formes du langage, qui précèdent et qui sont mieux explicatives.

Ainsi, il est des glandes qui secrètent à l’intérieur et dont les rejets ou les produits ne se perdent pas : de la graisse en est-elle l’immédiat résultat ?

Leur action phénoménale est plus libre à la périphérie du corps, plus manifeste pour nos sens, et d’un effet plus instructif, comme étant tout-à-fait visuel ; ces glandes, versant dans la peau et au-dehors, sont de ressource des trois manières ci-après.

1o Ou le trop d’abondance des fluides devient le véhicule qui cause leur apport sur les méats excréteurs, et nous pourrions citer en exemple tous les nombreux et larges évens parsemés sur la tête des poissons cartilagineux, qu’on voit en particulier sur les Squales, pour lesquels le mot impropre d’évens a été imaginé, afin de rendre raison de la grandeur de ces orifices, d’où suinte un mucus abondant. Nous citerons encore la ligne latérale des poissons osseux, dont est formée une série régulière d’orifices, nous citerons l’entier vêtement de plusieurs, le Congre, l’Anguille, divers Silures dont le dernier tégument est enduit de mucus. En février 1833, je me suis permis l’idée, a priori, d’y voir une première source d’alimentation des petits après leur éclosion.

2o Ou bien, un moyen direct s’en vient faciliter l’écoulement des liquides que contiennent les glandes. C’est la part qu’y prennent de certaines puissances musculaires, qui s’y appliquent de diverses façons. Tantôt la glande se trouve pressée et exprimée (dans la Baleine) par l’état musculaire de toute une bourse qui la contient, tantôt par l’existence d’un muscle choanoïde (dans le Kangurou), et tantôt par le renforcement du panicule charnu en épaisseur et superficie (dans les Monotrêmes).

3o Et enfin, tel est le moyen connu vulgairement, qui n’est point du tout le plus simple, mais que nous supposons dans ce cas en raison du spectacle qui nous en est donné journellement : c’est le trait, ou la succion qui est opérée par les jeunes à l’égard des mères. Ce moyen force a une intervention étrangère, quant à la personnalité de l’être portant mamelles. L’œuvre physiologique s’exerce par le concours du jeune, qui vit sur sa mère et de sa mère en parasite.

Arrêtons-nous sur ces effets observés dans des glandes incontestablement lactifères. Quand la naissance du petit a fait cesser la distribution du sang aux membranes placentaires, et par conséquent les afflux surabondans vers les parties génitales, un remous en arrière en est l’immédiat résultat.

Les glandes mammaires se remplissent, et il y a malheur pour elles dans l’effet de leur engorgement. Ce qui est mieux, et certes de plus de ressource, c’est l’arrangement propre aux Cétacés et aux Monotrêmes. En raison des puissances musculaires étant à portée, ces animaux expriment, éjaculent les trop pleins, quand et tout autant que cela leur convient. Ainsi a lieu par d’autres organes le versement de l’urine.

Je traitais tout-à-l’heure, à l’égard des glandes, chez la Femme et chez les carnassiers, de leur caractère d’imperfection que je voyais réalisé et fondé sur la nécessité d’un recours obligé à l’intervention d’un tiers pour en opérer le soulagement. L’imperfection n’est point dans la fonction, dès que les petits se trouvent très heureusement et très décidément appelés à vider les glandes de leurs mères : c’est la portée philosophique de cette formation que j’examine donc, en revenant une seconde fois sur cela.

La perpétuité de l’espèce est par tous ces moyens également assurée : or, c’en est assez pour contenter la philosophie naturelle, à laquelle il importe que des faits nécessaires soient nettement aperçus dans leur cause, comme dans l’accomplissement de leurs effets, et de plus pour donner aussi toute satisfaction à un autre point de vue, à cette autre philosophie plus restreinte, dite des causes finales, dès qu’à chaque sorte de condition, appartient une spéciale ressource.

Rien n’est oublié, en effet, pour la perpétuité de l’espèce dans les divers cas que je viens de noter : tous les actes sont parfaitement harmoniques et ordonnés chronologiquement. Chacun satisfait à son heure et selon ses moyens à sa tendance physiologique : formation d’un fœtus, détournement à son profit d’une partie des fluides nourriciers de la mère, cessation instantanée de cette divarication lors de la parturition, engorgement des glandes, leur dégorgement par succion ou émission.

Ce n’est pas ici le lieu de poursuivre ces faits dans leurs désordres pathologiques. La mort du petit ou des prescriptions médicales empêchant la succion du lait, il y a malaise alors ou vraie maladie ; et dans le besoin où est la nature de s’ouvrir une voie pour l’extravasion et le dégorgement des trop pleins des vaisseaux, les passages qui se créent sont divers : les lochies des femmes sont une évacuation compensatrice.

Chez les Cétacés et les Monotrêmes, comme nous l’avons vu plus haut, la nature agit dans l’ordre des plus courts moyens, par émission, par pissement.

Cependant ces plus faciles ressources, cette curieuse simplicité d’action annonceraient-elles à l’égard de l’ordre des temps et de la marche graduée des développemens, un premier déploiement ou des effets de la seconde main ? Cette question d’âge ne sera susceptible de solution qu’après que les faits sur lesquels nous nous portons seront acquis incontestablement ; et, tant que nous ne saurons point parfaitement si les glandes monotrémiques et cétacéennes donnent plutôt du mucus que du lait, cette recherche doit être ajournée.

C’est le moyen d’arriver enfin à traiter de ce point ; car tel est vraiment l’objet de ce mémoire.

Ce que j’ai pensé des Monotrêmes, en février 1833, j’y crois toujours. Leurs glandes ne sauraient donner que du mucus. Depuis, sur l’objection qu’avait faite M. Baër, voulant défendre le système de Meckel, sur cette objection contenant l’affirmation que les glandes nourricières des Cétacés étaient conditionnées organiquement comme celles des Monotrêmes, j’ai étendu mes conclusions physiologiques à ces autres animaux qui sont donnés comme les congénères de ceux-ci ; mais c’est, comme on le voit, dubitativement, et sur la présomption qui m’est garantie par l’illustre ami de Meckel d’une organisation semblable dans les deux familles.

Cependant j’ai décrit dans mon dernier mémoire les glandes d’une Baleine, mais c’étaient celles d’un très jeune fœtus ; et, bien que je n’eusse là rien aperçu qui justifiât la prétention de Baër, je m’y réfère toujours, jusqu’à ce que j’aie vu par moi-même l’organisation des glandes sur des adultes.

Que j’admette une hypothèse, contraire au fait d’observation posé par Baër, et, qu’à la vérification de ce fait, je vienne à savoir que les glandes de Cétacés ne sont point formées de cæcums rangés symétriquement, condition de celles des Monotrêmes, il n’y aurait pas d’impossibilité à ce que ces glandes continssent du lait ; mais alors d’autres procédés, d’autres habitudes, devenues des faits obligés et conséquens, seront à recueillir.

À la grande rigueur, il se pourrait qu’une émission, qu’un pissement des glandes eût lieu, portant son effort sur les lèvres closes des jeunes. Mais quel cas pourrions-nous faire d’une telle supposition ? Je l’abandonne, et j’en renouvelle la déclaration, c’est toujours dans l’hypothèse que les glandes des Cétacés ont été parfaitement décrites par Baër. En définitive nous ne tarderons point à savoir ce qui en est. On a vu dans mon dernier écrit que mes présentes recherches se trouvent placées sous le puissant patronage d’un ministre du Roi, sont encouragées par le zèle éclairé de M. l’amiral de Rigny.

En attendant, raisonnons sur l’avenir physiologique de ces questions en nous aidant de quelque érudition. Car je me trouve ramené à mes vues de février 1833 sur le mucus, par une communication du docteur Roulin, faite à l’Académie, dans la dernière séance. Cette communication contenait l’extrait d’un voyage au Spitzberg, et au Groenland, en 1671, par Frédéric Martens, lequel s’exprime comme il suit :

(Si l’on remplace le mot sperme, évidemment erroné dans ce récit, par celui de mucus, que fournit aujourd’hui la science, nous nous trouvons rapporter l’anecdote la plus circonstanciée et la mieux appropriée à notre question. Voici ce passage :)

« Lorsque le sperme d’une Baleine est frais, il a l’odeur de la farine de froment qui a été bouillie dans l’eau, et lorsqu’il est chaud, il est fort blanc. On peut le tirer par filet, tout comme de la cire chaude ou de la colle-forte. Lorsqu’il est froid, il est de la couleur du musc, et a une forte odeur. J’ai essayé plusieurs moyens pour conserver ce sperme, mais je n’ai pas pu le rendre semblable au sperma-ceti, que les apothicaires vendent. On peut remplir plusieurs seaux de ce sperme ; car la mer en est souvent couverte, de même que de celui des Chevaux-marins, et des Veaux-marins : on l’y voit flotter comme de la graisse. On en trouve surtout une grande quantité quand il fait calme, ce qui même rend la mer trouble et toute visqueuse… Je voulus en conserver dans de l’eau de mer, avec le dessein d’en emporter à Hambourg ; mais il se fondit comme de la colle-forte, et l’eau devint sale et puante, de sorte que je ne pus jamais la faire ressembler au sperma-céti des apothicaires (adipocire). »

Ces souvenirs, ces faits de la science m’étaient inconnus lors des premiers développemens que je donnai en février 1833 ; et toutefois la théorie des faits nécessaires m’avait fait imaginer quelque chose d’approchant : ce fut quand je dus réfléchir aux conséquences des observations communiquées alors par l’officier anglais, M. Lauderbale-Maule. Parler de ces inspirations, de révélations, sur le sentiment, sur la foi des faits nécessaires, le puis-je, le dois-je à cette heure ? Il est à craindre que nos études philosophiques ne soient point encore assez avancées pour que je puisse espérer d’être compris de beaucoup de personnes. Il me suffit toutefois de compter sur quelques sympathies.

Cependant commençons et plaçons en lumière le récit de Frédéric Martens. J’admets l’identité de ce fluide nageant à fleur d’eau avec le mucus. Qu’on veuille bien se rappeler ce que j’ai rapporté plus haut touchant cette substance sur la foi de Berzélius. Une autre illustration de la science en a traité pareillement et d’une manière plus explicite, plus directement applicable à notre question : c’est M. Dumas dans le Dictionnaire classique d’Histoire naturelle, au mot génération. Cet illustre physiologiste et Prévost de Genève, son ami et son émule, examinèrent de concert les phénomènes de l’éclosement et des premiers développemens organiques à l’égard de la Grenouille : voici comme ils s’exprimèrent sur le mucus (tome 7, pag. 210) :

« Le premier phénomène qui s’est offert à nous consiste en une absorption d’eau que le mucus opère, et de laquelle résulte un gonflement considérable. » Après un examen poursuivi d’heure en heure de ce fait d’un haut intérêt physiologique, les auteurs affirment avoir vu qu’au bout de quatre heures d’immersion, l’absorption était complète, et que le mucus était saturé d’eau.

Arrêtons-nous sur cette combinaison, sur ce mucus hydraté. C’est un produit nouveau : que cette qualification à laquelle la nécessité nous a fait recourir lui vaille le profit de sa dénomination.

La nature n’est prodigue d’inventions que dans le besoin : dans l’emploi possible d’un moyen d’abord mis en jeu est la raison de son immédiate admission ailleurs. C’est dans le détournement intelligent de l’emploi physiologique des choses qu’il faut la dire ingénieuse ; natura ingeniosa, ont dit les anciens.

Portons notre attention sur le premier mode de nutrition des têtards. Éclos, ils se jettent, pour s’en nourrir, sur la substance pondue avec les œufs : de l’observation qui précède, il suit qu’elle n’est point miscible à l’eau, mais qu’au contraire elle s’en pénètre, y puise des élémens, s’accroît, se coagule, et devient une gelée, une sorte de blanc-manger. Tel est le mucus hydraté.

Que forts de cette instruction, nous nous reportions vers les dernières familles de nos Mammifères ; ce que nous y avons observé, c’est que des glandes, à portée des organes sexuels, et comprises dans les dépendances de ces organes, donnent un liquide par ponte, ou pissement, en vertu d’une éjaculation exécutée par la mère ; voulue ainsi par elle, car des muscles s’y trouvent à cet effet.

Ces glandes sont autrement faites que chez les Mammifères du commencement de la série, certes tout autrement que chez les Monotrêmes (voyez les auteurs et mes précédens travaux), et de même autrement chez les Cétacés (Baër).

Quel fluide donneront ces glandes ainsi différemment construites ? En consultant la science c’est du lait ou du mucus. Ou du lait, comme chez les Mammifères carnassiers et frugivores ; ou du mucus, comme chez les Batraciens.

Supposons du lait, que d’ailleurs les petits ne sont plus aptes à obtenir par des efforts de succion, le lait sera versé dans l’eau, mêlé, répandu et perdu dans le milieu ambiant. Mais les petits, entrés dans la vie, y doivent fournir une carrière d’adultes, pour continuer la perpétuité de l’espèce. Avec du lait, c’est impossible, en apparence du moins, par défaut de succion.

Supposons que ce soit du mucus, tout rentre dans des allures accoutumées ; ce mucus y passe à l’état de mucus hydraté, d’une gelée, de blanc-manger, et les petits se jettent avec voracité sur cette nourriture ainsi préparée[4]. Cependant avant la communication du passage de F. Martens, avant la communication que nous en a faite M. le docteur Roulin, nous ne savions rien au sujet des Cétacés, nous n’avions rien aperçu dans leurs habitudes, qui eut trait à du mucus, rien qui fût capable de la consistance d’une gelée. Des marins baleiniers avaient toutefois informé dernièrement M. Marec, chef du bureau de la police des pêches maritimes, qu’ils avaient également vu, à portée des baleines échouées, des masses gélatineuses flotter à fleur d’eau.

Voilà de quelle manière j’ai considéré l’observation de Martens et des modernes navigateurs, sur un prétendu sperme observé flottant et abondant dans la mer, comme devant apporter à mes vues de premier produit des glandes monotrémiques et cétacéennes, le complément de preuves qui leur était nécessaire.

Maintenant ces preuves seraient-elles complètes, et le système que j’ai conçu en février 1833 est-il établi incontestablement ? Tel n’est point mon sentiment ; je n’affirme rien, toutefois je veux épuiser la matière dans cette direction.

Or, je prie qu’on veuille bien ne pas me faire le tort de croire que, si j’ai ainsi combiné à priori un système, ce soit dans un intérêt d’amour-propre, et dans l’espoir d’un succès, dont je triompherais niaisement, s’il n’est point fondé justement. Je ne suis animé et mené que par l’idée du vrai, que par la satisfaction que j’éprouve, en démêlant et en résolvant tous les cas problématiques de la philosophie naturelle.

Mais en outre ce qui excite encore plus vivement mon ardeur, c’est la pensée que la science ferait là un grand pas, un pas à en appeler un autre tout aussitôt, mais surtout bien nécessaire dans l’état si pauvre de la physiologie, eu égard aux assimilations de substance.

La formation du lait serait un sujet qui se déduirait des précédentes recherches, un sujet alors abordable, et sur lequel j’ai déjà réuni un bien grand nombre de données.

Et pour dernière réflexion, j’ajoute que j’ai compris qu’en raison du but, je ne devais me laisser abattre par aucune résistance, mais continuer au contraire courageusement mon rôle d’homme utilitaire. Un sentiment universel sur un fait ne saurait jamais être une cause qui nous empêchât d’examiner consciencieusement la faiblesse des motifs qui y avait poussé.


  1. Voyez Gazette médicale, février 1833, p. 157. J’ai pris foi alors dans le pressentiment que sous peu les animaux monotrémiques donneraient leurs faits anatomiques et physiologiques d’une manière incontestable.
  2. La marche progressive de la science sur cette question m’a amené à croire, aujourd’hui 24 mars 1834, qu’il y a trois sortes de ces glandes, les mammaires, les monotrémiques, et les cétacéennes ; ces trois espèces de systèmes organiques me paraissent convenablement embrassés sous le nom unique et générique de mamellaires.
  3. Chimie, traduction d’Esslinger, tome VII, page 144.
  4. J’ai présentement (fin de mars 1834) des raisons pour ne pas persévérer dans ce système d’idées ; consultez l’article ci-après. Cette oscillation de vues appartient à l’histoire de la science, et je ne me permets point d’y rien changer. Nos formes académiques, qui autorisent qu’immédiatement après nos lectures les séances soient publiées par extrait, m’en font une nécessité.