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Fragments sur la structure et les usages des glandes mammaires des cétacés/Nouveaux développements et conclusion au sujet de la lactation des Cétacés

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NOUVEAUX DÉVELOPPEMENS ET CONCLUSION AU SUJET DE LA LACTATION DES CÉTACÉS.

Les mammifères marins allaitent-ils de la même façon que les mammifères terrestres ? On l’a cru, on le croit toujours. Eh quoi ! de la même manière, malgré la diversité des milieux d’habitation ? À priori, non : cela fait toujours question et réclame l’investigation scientifique. Sans doute que la raison classique, c’est-à-dire que les affinités zoologiques, font croire là à l’emploi des mêmes matériaux ; mais la grande différence des milieux, air ou eau, prescrit que de proche en proche, chacun et tous ces matériaux, au prorata, soient profondément modifiés. Telles étaient les données pour de nouvelles études, et en présentant aujourd’hui ces quelques résultats de mes recherches, je crois être décidément arrivé à la solution désirée.

Pour que l’allaitement se maintienne également possible dans l’air et dans l’eau, il faut que le travail de réformation vers chaque partie organique embrasse également et nécessairement, dans la vue de l’un comme de l’autre, les deux systèmes, soit les organes qui donnent le lait (chez la mère), soit les organes qui le reçoivent (chez le petit) !

Procédons à ces examens.

1o Organes formateurs et distributeurs du lait chez les mères.

Dans les animaux terrestres, ces organes sont ramassés, superficiels, sous-cutanés, et composés de parties superposées ; le bout de sein, que traversent de très petits orifices, à la manière d’une pomme d’arrosoir, étant immédiatement placé au-dessus et sur l’axe même de la glande.

Ces organes sont, au contraire, chez les mammifères marins, longitudinalement étendus, logés profondément, dans un fourreau musculaire, composés de parties distinctes et rangées bout à bout le long de l’abdomen ; ce sont, 1o la glande vers la région de l’ombilic ; 2o une nouveauté organique dans ce sens, que toutes les petites amphores lactées, au lieu d’être disséminées dans le tissu même de la glande, en sont séparées, et constituent en arrière un vaste réservoir allongé ; 3o le bout de sein, lequel profondément modifié, et largement canalisé, se trouve ramené à l’apparence et à l’usage d’un urètre.

À ces changemens dans la forme correspondent nécessairement des changemens dans la fonction. À l’égard des animaux aériens, les petites amphores se remplissent de lait, sans que la mère soit appelée à en gouverner le mécanisme, à moins qu’elle n’y fasse intervenir son petit comme auxiliaire. Il faut que ces amphores soient sucées, soient tétées : la mère laisse faire, et, tenue à un rôle passif, elle attend son soulagement, ou le bienfait du dégorgement du lait, de l’entremise de son petit.

Ce sont d’autres conditions à l’égard des cétacés : l’activité repasse et est toute dévolue aux mères. Les petits ne s’occupent de leur nourriture que pour demander la becquée, et pour n’en prendre, comme chez les oiseaux, qu’une dose à la fois. Que la mère ressente le trop plein du lait, elle peut en perdre au moment même pour son soulagement ; mais ce qu’elle fait préférablement, elle en abreuve la bouche de son petit ; il lui suffit pour cela d’agir sur le fourreau musculaire qui enceint le réservoir. Elle produit là l’équivalent d’un coup de piston, et le lait peut être lancé à une distance considérable. Ainsi il arrive à son méat sous-cutané pour traverser largement le bout de sein, canal qu’il serait peut-être mieux de désigner alors, à cause de son usage, par le nom de bout urétral.

2o Organes de l’avalement du lait chez les petits.

Les petits, éveillés et enseignés par l’instinct, par les sollicitations de leurs besoins physiques, vont s’aboucher à la mamelle des mères. Si c’est dans le milieu atmosphérique, ils saisissent en plein la tétine, ils ne l’abandonnent point tant que la faim les y excite ; mais, au contraire, allant à coups redoublés de succion, ils travaillent, par la continuité de leurs efforts et sans désemparer, à épuiser leur bourse nourricière, c’est-à-dire qu’ils tètent jusqu’à saturation ; le fluide ambiant, qui est l’air, y entre comme moyen. Or, voici comme je conçois la nécessité de cette intervention de l’air.

Les lèvres du petit entourent et serrent la tétine ; la bouche se ferme complètement, c’est-à-dire que tout ce qui se rapporte aux actes de la langue se ramasse et va s’appliquer sur le palais : en même temps le larynx s’avance dans le pharynx, prend position sur les arrière-narines, et les ferme du côté œsophagien. Or qu’il n’y ait de changement à cette disposition des parties qu’une manœuvre de tout le service musculaire de la langue, de façon que celle-ci perde sa position vis-à-vis du palais, et s’abaisse entre les branches maxillaires inférieures, un vide tend à s’opérer dans la cavité buccale ; événement qui ne s’accomplit pas, d’abord parce qu’alors surviennent, 1o la pression de l’atmosphère sur la glande et ses dépendances, et, 2o au second moment à cause de l’effet de cette pression, l’écoulement du lait dans l’espace développé.

Or, que chaque chose reste en demeure, voilà une gorgée de lait qui occupe cet espace. Cependant, pour qu’en définitive ce lait soit avalé, il suffit d’un changement de position du larynx : celui-ci se reporte en arrière, s’écarte des arrière-narines, et désobstrue l’entrée de l’œsophage, pendant que l’air ambiant, libre désormais de traverser la route des narines, s’en vient remplir l’arrière-bouche, et rendre à la langue et à ses parties accessoires leur première aptitude à la déglutition du bol alimentaire. Il va, sans le dire, qu’après l’avalement de cette gorgée de lait, une seconde, une troisième, une quatrième, sont possibles, sans qu’il soit nécessaire de quitter la tétine. L’arrivée de l’air, après le vide qui s’était opéré, a ramené les rapports des parties à leur primitive situation.

C’est que, en dernière analyse, le tété des animaux aériens se compose de ces arrivées successives et alternatives d’air et de lait dans l’arrière-bouche[1]. Tout le monde a vu téter, parle d’enfant qui tète, d’un veau qui tète ; mais qui a jamais songé à donner de cela une définition ? Cependant, quand on la fera porter sur l’essentiel de cette fonction, on concevra facilement et le motif de la répétition des actes de succion, et l’enchaînement des efforts au moyen desquels les petits prolongent la saisie des tétines.

Voyez comme au contraire agissent les nourrissons des Cétacés. Aucun ne reste et ne peut rester attaché à sa mère ; ils se précipitent sur elle le bec ouvert, y venant réclamer la becquée, chaque fois une seule gorgée. Et en effet, quand ils gagnent le bout urétro-mamellaire de l’appareil, s’ils l’affrontent en faisant cul de poule par une disposition de l’extrémité du museau (principalement dans les baleines, chez lesquelles sont des lèvres extensibles), ou même si, à l’égard d’une bien faible saillie, ils parviennent à la saisir, c’est pour n’y aller prendre, comme le font les oiseaux, qu’une dose à la fois ; acquisition qui ne devient profitable qu’autant que le bec se ferme dessus après et complètement.

Je réserve le riche exposé de ces faits pour le faire paraître avec le Mémoire où j’expliquerai les très singulières anomalies, et, je puis ajouter, les admirables harmonies de toutes les parties caractéristiques de l’intérieur de la bouche : elles ont été parfaitement observées et demeurent fixées dans un fort beau dessin du peintre M. Werner ; dessin que j’ai mis, le 7 avril, sous les yeux de l’Académie. Un tel dessin forme à lui seul un mémoire très bien étudié : le pinceau en a ainsi rassemblé les parties en attendant sa définitive explication par la plume : je m’en tiens aujourd’hui à cette seule réflexion, exprimant la principale considération qui domine ici. Là nulle chance, où n’est pas organe ad hoc, pour ce va et vient d’air et de lait, pour la production alternative qui constitue l’acte du tété. Que cela fût encore demeuré possible, et que le fluide ambiant pût ainsi arriver dans l’arrière-bouche, il y aurait eu mixtion des deux liquides, mélange du lait avec l’eau, fusion malencontreuse, et conséquemment une confusion de molécules tout-à-fait opposée au but de la fonction, qui est la substantation du petit. Car chacun sait ce qu’est devenu le canal nasal des cétacés : on le sait frappé d’une si grande anomalie, que l’on en est venu à changer son nom en celui de canal de l’évent ; il traverse le crâne verticalement, et débouche intérieurement très en arrière. Une autre combinaison, toute aussi cétacéenne, c’est-à-dire toute aussi frappée d’anomalie, s’harmonise avec ce désordre apparent, en faisant arriver sur l’avant du palais l’entrée de l’œsophage : au moyen de cet arrangement, le lait, une fois lancé par l’appareil mamellaire, tombe sans difficulté, ou plutôt s’engouffre de lui-même dans le vaste œsophage mis à portée et ouvert pour le recevoir. Mais comme il faut que toutes les ouvertures et que tous ces récipiens soient immédiatement fermés, il en est là comme pour une prise de nourriture par l’oiseau : à chaque becquée, le bec est fermé, et à chaque effort, l’avalement de la nourriture devient un fait consommé. L’avalement du lait, chez le cétacé, se règle de la même manière : pour que le fait soit renouvelé, il devient nécessaire que le petit approche une autre fois, ou plutôt qu’il se précipite de nouveau sur sa mère : c’est dans ce second moment qu’il obtient un autre jet du fluide nourricier.

Le cétacé ne tète donc point.

Ces idées sont si nouvelles, que, pour bien les comprendre, il faut s’y accoutumer. Mais, enfin, elles sont de nature à apporter à un esprit réfléchi assez de détails précis, une série d’actes si parfaitement coordonnés, pour que l’on puisse y apprendre avec lucidité quelles conditions sont compatibles avec la lactation au sein des eaux. Certes la lactation est la même partout et quant aux organes employés et quant au but de la fonction (unité de composition organique) ; mais sous l’influence de milieux aussi différens que l’air et que l’eau, une profonde modification change tous les rapports de volume et tout le mécanisme de l’action (variété).

Par cet exposé, suis-je en effet parvenu à remplacer efficacement et vraiment par quelque chose de satisfaisant pour l’esprit, l’ancien savoir en gros, en ce qui concerne la lactation des cétacés, lequel j’ai formulé sous l’expression d’uberibus nutriunt, etc., ce faux savoir, ce dire implicite de Pline, avec lequel la pensée publique a sympathisé durant les vingt derniers siècles ? Je le crois du moins ; et c’est pour cela que je recommande que dorénavant l’on ne vienne plus soutenir, que l’on ne fasse plus insérer dans nos registres académiques, que les animaux à mamelles domiciliés dans l’eau allaitent leurs petits d’une toute semblable façon que leurs congénères domiciliés dans l’air. J’adresse du moins cette recommandation aux hommes éclairés et judicieux qui recherchent le vrai savoir, et qui le prisent pour lui-même et en lui-même.

Maintenant j’ai à réclamer l’indulgence du lecteur pour avoir reproduit ces nouveaux développemens, placé ici ces redites fatigantes. Je les explique en faisant savoir que le Mémoire du 30 décembre 1833 était livré et imprimé au commencement de mars, et qu’alors je n’avais rien arrêté sur la publication de ma deuxième planche, laquelle est ci-jointe. J’ai dû revenir sur les faits qu’elle retrace, et les étendre.

J’y ai fait entrer les nos 5 et 6, qui sont des figures toutes deux empruntées à Ruisch ; et je l’ai fait pour plusieurs motifs : 1o afin que l’on puisse apprécier la part attribuée à Ruisch, censé avoir dit que les cétacés avaient de véritables mamelles, ce qui fut accepté par l’Académie le 7 avril ; et 2o afin de profiter de cette favorable occasion de rendre oculaires ces prétendues véritables mamelles et l’idée de cet uberibus nutriunt des écrits de l’Antiquité. Ce demi-savoir de Pline, qui s’est traîné pendant un si grand laps de temps dans la pensée des naturalistes et des navigateurs, a dû ce succès a ce, que les principales circonstances du phénomène étaient nettement aperçues, et pouvaient ainsi laisser dans le vague le surplus des renseignemens à acquérir.

Mais Ruisch, qui, avec ses deux dessins, rend exactement la pensée de son temps dominante, alors, avant et après lui, me fournit le précieux avantage d’être bien compris dans la distinction à faire. Il croit à l’identité de deux dessins, nos 5 et 6 de la planche ; c’est-à-dire, qu’il suppose que le sujet nommé par lui Uber balænæ, fig. 5, et représenté sous la dénomination de mamelle de la baleine, est tout-à-fait la même chose que l’autre sujet représenté no 6, c’est-à-dire, que le sein de la femme. On était alors donc vraiment fasciné par un savoir mal employé analogiquement. Et en effet, chez la femme, comme à l’égard des autres mammifères, immédiatement en arrière du mamelon et dessous la peau, arrive la glande, plus ou moins volumineuse, elle toute entière : le no 6 montre toute cette glande, son mamelon au centre, et tout son relief extérieur dans le pourtour figuré.

Il en est tout autrement du no 5 : ce que présente cette figure, c’est la neuvième partie de l’appareil, ou uniquement le bout urétro-mamellaire, c’est la partie externe de l’appareil ; c’est, pour l’analogie, l’unique partie à ramener à la considération du bout de sein de la femme ; bout de sein qui est également extérieur chez la femme. Mais dans la baleine, après ce bout urétro-mamellaire donné par Ruisch comme complétant l’appareil, comme l’entier Uber balænæ, dans la baleine, dis-je, arrive, en remontant sous les tégumens, le vaste réservoir dans lequel le lait s’épanche moléculairement, pour être à son heure marquée lancé dans la bouche du jeune baleineau. Ajoutons que cette observation n’est point encore la terminée : car il faut continuer d’aller considérer plus haut, c’est-à-dire se porter sur la région ombilicale, où se trouve véritablement la glande ; par conséquent à une distance considérable du prétendu bout de sein.

Cela bien compris, on s’explique facilement comment les marins dépéceurs de la baleine ne vont jamais chercher plus loin qu’en dedans et par dessous le prétendu bout de sein pour y trouver la glande. Entre celui-là et celle-ci, existe le long réservoir qui ne manque jamais de les dépayser sur le point de la véritable recherche, attendu qu’il leur sera cent fois arrivé d’éprouver ce que j’ai vu moi-même pratiquer le 11 mars dernier. Ce furent des anatomistes qui me remirent en lambeaux déjà dépécés la première femelle qui a servi à mon travail : on y avait regardé, et l’on me donna un sujet que son jeune âge sans doute, me disait-on, avait privé de tout développement mamellaire. Or, l’on sait maintenant ce qui est resté vrai de cette supposition. L’on a vu plus haut que c’est dans tous ces lambeaux que j’ai rapprochés, que je suis allé chercher et que j’ai rencontré tous les élémens de ma découverte anatomique.


  1. Mon gendre, M. Bourjot-Saint-Hilaire, a fermé hermétiquement, durant vingt-quatre heures, les narines d’un chevreau en lactation : non seulement l’animal a cessé de téter, mais de plus, il a paru en avoir perdu l’instinct ou le désir ; puis, l’obstacle retiré, il a repris de suite ses anciennes allures.