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Friquettes et Friquets/20

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 171-179).


LES ESPADRILLES


C’est à propos d’un âne que la discussion d’engagea. Un amour de petit âne, tout blanc mais qui deviendra gris, comme le sont en réalité les ânes blancs ! quand le temps aura mis dessus sa patine de fine poussière. Le bon Schaunard m’en avait réservé la surprise pour ma fête, sous prétexte qu’à travers les hasards de la production littéraire je parlai quelquefois des ânes en termes dont se sentit touché son cœur de poète et de fabricant de joujoux.

Un pur chef-d’œuvre que cet âne sculpté tout exprès pour moi dans son exacte anatomie, puis recouvert d’une belle peau de veau mort-né, si mince et si parfaitement ajustée qu’elle laisse saillir, avec un naturel qui fait illusion, les vertèbres de l’échine et les os des côtes.

Courtaud, râble, l’œil et le front têtus, il semble, de ses narines ouvertes, renifler la subtile odeur des hauts chardons à fleurs violettes qui poussent le long des talus, tandis que ses oreilles interrogantes et mobiles se tournent à l’appel lointain de quelque bourrique esseulée.

Ainsi attaché par le bridon à une branchette d’olivier — provenant de l’unique olivier parisien qui pousse mélancolique, rue de Rivoli, dans une moitié de barrique sciée, devant la porte d’un marchand d’huile, — vous diriez un âne véritable.

Seuls les sabots trop vernis et trop noirs manquaient de couleur locale ; nos ânes de Canteperdrix ont bientôt fait de se ternir la corne à courir les chemins poudreux, les pentes pierreuses, et leurs sabots ne luisent guère. Un peu de gomme, la cendre d’un cigare ont heureusement remédié à la chose ; et maintenant l’âne est vivant, tel qu’on s’imagine son illustre ancêtre, l’âne d’or de Lucius à qui ce malheur arriva, étant âne, de redevenir homme pour avoir brouté une touffe de roses.

Après avoir admiré l’œuvre, nous nous mîmes à parler de l’auteur et du livre qu’il publia sur les Souvenirs de sa vie de bohème.

— C’est triste, disais-je, mais trop évident. Encore un rêve dont il faut rabattre. D’après ce que Schanne nous raconte, Musette et Mimi sont de pures créations poétiques et n’ont jamais existé que dans la fantaisie de Mürger.

Mon blasphème indigna Philémon :

— Comment ! jamais existé les Musette ? jamais existé les Mimi ?… Mais elles existent comme exista en chair et en os, je le jure, Manon Lescaut. Car le cœur de la femme se ressemble partout. Depuis la naissance du monde jusqu’au moment fatal où, remplissant les cieux incendiés, notre planète éclatera comme un suprême bouquet d’artifice, la jeunesse et l’amour, à toute heure, en tout lieu, doivent produire leur miracle ; et Paris dans son prestigieux décor voit éclore et s’épanouir les mêmes naïves idylles que les bosquets milésiens aux jours de Daphnis et de Chloé.

— Il me semble pourtant que déjà, de notre temps…

— Qu’appelles-tu notre temps ? Qu’est-ce que c’est que ça, le temps, au point de vue de la passion éternelle ?

— Eh dame ! oui, de notre temps, je te prends toi-même à témoin, presque au lendemain de la mort de Mürger, quand, sous les marronniers du Luxembourg, dans les sentiers bordés de lilas et de sureaux de l’ancienne Pépinière, nous nous promenions l’âme grande ouverte, ingénus et prêts à aimer, en avons-nous rencontré tant que cela, voyons ! de ces Mimi, de ces Musette ?

— Mais des cent, mais des mille ! Seulement il fallait les voir. Tu ne les as pas vues. Des yeux te manquaient pour cela : les yeux de Marcel et de Rodolphe. Et tiens, puisque tu parais en douter…

Lorsque Philémon a dit tiens ! on peut se résigner : c’est une histoire.

— Tiens ! te rappelles-tu Louisette ? une grande fille, nonchalante et fine, ni blonde ni brune, le teint mat, avec cette mélancolie du regard que donne aux Montmartraises (Louisette descendait de Montmartre) une enfance passée à contempler du haut des buttes les couchers de soleil et les levers d’aurore sur Paris qui s’étend immense et sur l’horizon de collines qui bornent la plaine Saint-Denis.

Très douce et pétrie de bonté comme le pain l’est de farine, Louisette m’aimait, à sa manière ! Assez pour se jeter à l’eau s’il se fût agi de m’éviter un ennui, ce qui d’ailleurs ne l’empêchait pas à l’occasion et sans y ajouter la moindre importance de faire l’aumône en passant au premier mendiant d’amour rencontré le long du chemin.

— Parfait ! À ce portrait je me rappelle Louisette.

— Alors tu te rappelles aussi l’excellent camarade que nous appelions Brisacier.

— Brisacier ? Parbleu !…

— Ne m’interromps pas ! Eh bien, ce Brisacier, un des hommes de notre siècle qui aient le plus courageusement protesté contre les modes dont nous tyrannise la corporation des tailleurs. Brisacier qui, ne se souciant d’être beau qu’aux yeux de la Muse, arborait, sans reproche et sans peur, au hasard de la rencontre ou de la commodité, les plus fantastiques costumes, Brisacier que je vois encore coiffé en plein hiver d’un panama rapporté d’Andalousie et laissant flotter sur un gilet jaune une cravate rouge constellée de perroquets bleus, Brisacier enfin, l’adorable et chimérique Brisacier, vint un matin me trouver dans ma chambre.

— Écoute, dit-il, j’ai une confidence à te faire et un service à te demander.

— Voyons la confidence !

— J’aime Louisette.

— Mais je l’aime aussi, elle est presque ma maîtresse !

— Presque seulement. D’ailleurs, peu importe ! et ma conscience est tranquille, car je suis sûr de l’aimer beaucoup plus que toi.

— Soit ! explique-moi maintenant quel service…

— Voilà : J’aime Louisette éperdument, comme je n’ai jamais aimé. Mais je suis gauche avec les femmes ; par-dessus le marché l’excès d’amour rend timide ; j’ai peur que Louisette ne me raille, et j’ai compté sur toi…

— Pour faire agréer tes vœux par Louisette ?

— Parfaitement, car si tu lui dis que je l’aime et que je suis digne d’être aimé, elle te croira.

À ce discours, j’eus d’abord envie de me fâcher, puis de rire. Mais le brave garçon était sincère, il avait des larmes dans les yeux.

Juge ma conduite comme tu le voudras ! tout bien réfléchi, je fis ce que me demandait Brisacier. Me voilà donc en train d’expliquer à Louisette combien l’amour de Brisacier était d’une essence supérieure au mien, et quel honneur reviendrait à la femme qu’un tel poète aurait choisie.

Louisette, la bonne Louisette, après un peu de légitime étonnement, me parut bientôt disposée à se laisser persuader. Brisacier, au fond, si l’on ne regardait pas trop au costume, n’était pas mal de sa personne. Et puis, sur mes conseils, il s’était mis à composer des vers pour Louisette, des vers dans lesquels, abandonnent la grande lyre, il parlait de petits oiseaux, de vin clairet et de tonnelles. Une femme résiste difficilement à ces choses, et Louisette s’en trouvait flattée.

Voyant l’affaire aller bon train, Louisette à moitié conquise, et Brisacier suffisamment enhardi, je crus faire bien et discrètement en disparaissant quelques jours. Je m’en allai donc dans les compagnes.

À mon retour, rencontrant Brisacier :

— Eh bien, lui dis-je, est-on content ?

— Content sans l’être, hélas ! Louisette se montre charmante, je sens que je ne lui déplais pas ; mais au dernier moment, au moment décisif, toujours elle m’échappe. Ce n’est point par coquetterie et je me demande en vain pourquoi. Il ne nous reste qu’un moyen ; j’attendais impatiemment ton retour pour cela : ce serait d’interroger Louisette.

J’interrogeai Louisette, mon système étant que lorsqu’on se mêle d’un rôle il faut le pousser jusqu’au bout, et Louisette m’ouvrit son âme. — Sans doute, monsieur Brisacier est bien gentil, et je ne demanderais pas mieux que de l’aimer, car il m’aime de tout son cœur. Seulement voilà, c’est plus fort que moi ; il y a chez lui, comme amoureux, une chose, oh ! presque rien ! qui me gêne. Et de peur de blesser monsieur Brisacier, cette chose je n’ose la lui dire. — Confie-moi donc cela, Louisette ; qu’est-ce qui te gêne ? que veux-tu ? — Eh bien, confessa Louisette rougissante, eh bien ! je voudrais que monsieur Brisacier ne me fît plus la cour en espadrilles.

Bonne Louisette ! Elle avait tout accepté, le panama, le gilet jaune et la cravate à perroquets. Mais les espadrilles décidément, ces espadrilles dans lesquelles Brisacier se promenait plus fier qu’un roi depuis son voyage en Espagne ! heurtaient trop ses délicats instincts de Parisienne bien chaussée. Et Bisacier, ingénu poète dont tu devines le vrai nom, Brisacier ne peut être heureux, car il le fut ! qu’après avoir quitté la sphère étoilée de ses rêves pour aller prosaïquement chez un cordonnier de la rue de Buci, où Louisette l’accompagna, s’acheter une jolie paie de souliers Molière.

Je remerciai Philémon ; et nous voilà désormais convaincus de ceci : qu’il y eut des Mimi et de Muette, avant, pendant, et après Mürger !