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Frissons/Le Souvenir

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chez l’auteur (p. 11-14).
LE SOUVENIR


Quand nous ne voyons plus, dans un ardent désir,
Rire sur un lac bleu les flots de l’espérance,
Quand le présent muet doute de l’avenir,
Quand les jours ont tari la corne d’abondance,
Quand notre cœur se gonfle au doux nom d’une femme
Et qu’il n’a plus l’espoir de posséder son âme.
Nous vivons dans le souvenir.


Le soleil avait fui derrière les vieux chênes
Du plus bel horizon qu’il soit donné de voir,
Et parcourait déjà les oasis lointaines ;
Le couchant, de vermeil était devenu noir.

C’était en juin. — Oh ! dis, le souvient-il, ma belle,
De cette heureuse nuit… Le calme d’alentour,
Ton sein, qui palpitait sous la fine dentelle,
Tes grands yeux expressifs versaient des flots d’amour.


J’ai toujours sur le cœur la relique trompeuse
Dont tu me fis hommage en cet heureux moment,
C’est un cher souvenir, une boucle soyeuse
De beaux cheveux châtains, gage de ton serment.


Alors nous croyions notre flamme éternelle,
Nous osions l’avouer sans chercher de détour,
Tes propos enchanteurs me troublaient la cervelle
Et me faisaient haïr le moment du retour.


Nous caressions gaîment quelque folle chimère,
Nos intimes pensers, nos rêves de bonheur,
Nous étions expansifs, quand la voix de ta mère
Prononça le doux nom qui commande à mon cœur.


Il fallut terminer cette féerique antienne :
Tu me tendis la main pour y prendre un baiser,
J’appuyai tendrement ma bouche sur la tienne,
Le bonheur, disais-tu, c’est de savoir oser.

Resté seul à ta porte et d’audace plein l’âme,
Dans un fiévreux accès j’entrepris de savoir
Ce qu’il y a d’ivresse à surprendre une femme
Qui se croit, à minuit, seule dans son boudoir.


J’aperçus un abri dans les branches des saules :
Tu m’apparus bientôt, et ne soupçonnant rien
Tu mis à nu ton sein et tes blanches épaules,
Je n’ai vu de la vie un pied comme le tien.


Tu dirigeas vers moi, commandant au désir,
Tes yeux aussi profonds qu’un ciel vierge de nues ;
Tes longs cheveux flottants, — je crus m’évanouir —
Ondoyant sur tes reins baisaient tes cuisses nues.


Sans doute, à cet instant, oublieuse maîtresse,
Tu prononçais le nom de l’amant indiscret ;
Peut-être tu disais un hymne de tendresse,
Peut-être tu songeais à mon dernier sonnet.

 
Enfin, c’était à moi, je ne puis que le croire ;
Quel autre, à cette époque, eût occupé ton cœur ?
J’entendis un adieu, ta chambre devint noire,
Déjà tu sommeillais, ivre d’un saint bonheur.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Parfois je vais encore errer sous ta fenêtre,
Je cherche à m’expliquer ton subit abandon,
Je songe à cette nuit où je te vis paraître
Belle comme Psyché séduisant Cupidon.
Ta fuite du logis est toujours un mystère,
Elle a brisé d’un coup un riant avenir.
Elle a fait d’un grand rêve une étroite chimère,
Où trônait l’espérance il reste un souvenir.