Aller au contenu

Fusains et eaux-fortes/De l’incommodité des logements modernes

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 267-272).

DE L’INCOMMODITÉ


DES LOGEMENTS MODERNES




Beaucoup de gens s’imaginent vivre dans une civilisation perfectionnée. En effet, les sciences sont arrivées à un état de développement extraordinaire, et si l’on profitait des inventions merveilleuses qui se font chaque jour, on pourrait réaliser une existence vraiment digne de ce nom ; mais la routine est si tenace qu’il faut des années pour populariser la moindre amélioration. — Nous ne parlerons aujourd’hui que de la question du logement, si importante pour l’hygiène et la vie.

Si, vous trouvant mal dans l’alvéole que vous habitez au cœur d’une de ces immenses ruches qu’on appelle une ville, et qui semblent vraiment combinées pour réunir le plus grand nombre d’inconvénients possible dans le moindre espace imaginable, vous vous mettez à chercher des appartements, vous serez frappé, après avoir monté quelques centaines de marches, amorcé par des écriteaux plus ou moins menteurs, — nous ne parlerons pas ici des hôtels ou des vastes habitations réservées à l’opulence, mais des logis plus modestes de six cents, de mille, de douze cents francs que peuple la bourgeoisie aisée, — vous serez frappé, disons-nous, de leur distribution invariable, qu’on pourrait croire la plus commode, puisqu’elle se produit partout, et qui est au contraire un chef-d’œuvre d’ineptie et d’inconfortabilité. L’espace très restreint qu’on alloue pour cette somme est divisé en compartiments souvent privés d’air et de jour, de la manière suivante : une espèce de palier sombre, décoré du nom d’antichambre ; une salle à manger, toujours glaciale malgré le poêle qui l’empuantit ; une cuisine d’une exiguïté ridicule ; un salon dont les dimensions un peu plus vastes sont prises aux dépens des autres pièces ; une ou deux chambres à coucher et un cabinet de toilette où l’on ne peut se retourner, et qu’éclaire ordinairement un jour de souffrance.

Dans cet aménagement, chose singulière, on a oublié les enfants. L’architecte, en arrangeant le nid pour la famille, n’a pas pensé à eux ; ce fait si simple, si naturel, si normal de deux ou trois enfants par ménage, ce qui est la moyenne de la fécondité des mariages citadins, n’a pas été prévu. Il ne s’est pas trouvé d’observateur assez profond pour remarquer ce fait. Aussi on les fourre où l’on peut, dans des cabinets obscurs, dans des alcôves dont on referme les battants le jour, dans les chambres de domestique, ou même dans celles de leurs parents, ce qui offre beaucoup d’inconvénients au point de vue de la salubrité et de la morale.

Aucun appartement parisien ne renferme l’équivalent de la nursery, qui ne manque à aucune maison anglaise, quelque humble qu’elle soit ; c’està-dire une pièce suffisamment grande, bien aérée, assez séparée du reste de l’habitation pour que les cris et le vacarme des bambins n’incommodent pas les locataires adultes, et dont on ait retiré toutes les chances de danger qui menacent l’enfance, à moins d’une surveillance de tous les instants, presque impossible, telles que les foyers dont le tirage avale les petites jaquettes, les petites robes de mousseline, et qui font périr des innocents dans les tortures atroces que l’inquisition infligeait aux juifs hérétiques ; les fenêtres trop basses, d’où l’on se précipite sur le pavé en voulant regarder dans la rue ; les carreaux brillantés de chromolithophane sur lesquels le pied vacillant du marmot glisse à chaque instant, au risque d’entorses, de luxations graves, ou tout au moins de saignements de nez et de bosses à la tête.

Dans les habitations parisiennes, les enfants n’ayant pas de lieu spécial pour se tenir deviennent, même les plus gentils et les plus dociles, une calamité diurne et nocturne dont on se débarrasse par les pensionnats, au grand détriment de l’éducation de famille, la meilleure de toutes. Où voulez-vous que soit un enfant, dans un appartement comme ceux que nous venons de décrire ? Avec la pétulance naturelle à son âge, il gêne partout, au salon comme à la salle à manger, dans le cabinet de toilette comme dans la chambre à coucher. Il importune, on le rudoie, on le renvoie à la cuisine avec la bonne ; ce n’est pourtant pas sa faute s’il est insupportable, c’est la faute de l’architecte et du propriétaire.

Comment se fait-il que cette pièce indispensable à tout ménage n’existe nulle part ? Ne serait-il pas raisonnable, hygiénique, moral et même commode que les babies eussent leur chez eux dans la famille, une chambre claire, tranquille, bien exposée, avec leurs blanches couchettes, leurs pots à l’eau, leurs éponges, leurs baignoires et leur table servie à part ; car la nourriture de l’adulte, que l’enfant partage dans la plupart des familles, n’est pas faite pour lui ; elle est trop succulente, trop épicée, trop multiple ; elle le surexcite, l’hypertrophie, l’échauffe, le blase, précipite sa puberté et lui cause de nombreuses maladies, ou tout au moins lui inflige le supplice de Tantale si on n’accorde à sa gourmandise qu’un certain nombre de mets.

Autre inconfortabilité, autre manque absurde. — Il faut supposer que tous les locataires de ces appartements vivent exclusivement de rentes sur le grand-livre et ne s’occupent jamais à rien, car il n’y a pas dans ces logis de lieu spécial pour le travail ; où s’établir pour lire, pour écrire, pour dessiner, pour chiffrer, où serrer ses papiers, ses notes, ses livres, quand on n'a pas sa vie gagnée d’avance, tout ce mobilier du travailleur intellectuel ? Où fera-t-on des affaires sans être troublé à chaque instant ? — Le père de famille n’a pas été prévu plus que l’enfant ; — il faut qu’il s’arrange comme il pourra dans une des chambres à coucher, alourdies par les miasmes nocturnes.

Quant au cabinet de toilette, où sont les robinets d’eau chaude et d’eau froide, les baignoires, les cuves pour les ablutions, les revêtements de faïence qui permettent, comme cela doit-être, de répandre l’eau à torrents ? On est vraiment honteux, pour la propreté parisienne si civilisée, en voyant ces réduits étroits où il y a tout au plus place pour une brosse à dents, un peigne et une cuvette.

Il est vrai que le salon est grand, mais il ne sert à rien ; la plupart des familles bourgeoises donnent très rarement des soirées, ne reçoivent pas, excepté quatre ou cinq familiers qui s’asseyent au foyer de la chambre à coucher, qui n’est pas sacrée chez nous comme en Angleterre. Un meuble recouvert d’une housse qu’on n’enlève pas deux fois par an, une pendule, une garniture en bronze doré, quelques gravures garnissent cet espace froid et nu auquel on a sacrifié tout le confort de l’habitation, et qui ferait un si beau cabinet d’étude et de travail.

En résumé, dans l’appartement moderne, on a oublié la famille, le travail et la propreté, c’est-à-dire la nursery, l’atelier et la salle de toilette ; et chose étrange, personne encore ne s’en est plaint, personne n’a essayé dans cette grande ville de bâtir à l’homme civilisé une alvéole, une niche en rapport avec sa vie physique, morale, intellectuelle. En 1851, le civilisé manque, dans des appartements qu’il paye à un très haut prix, d’air, de lumière, d’espace, de calorique et de repos ; il se sert de bougie au lieu de gaz, paye un porteur d’eau et éparpille dans trois ou quatre foyers un combustible qui n’a d’autre avantage que d’attirer dans la chambre l’air froid du dehors avec d’autant plus de violence que la cheminée est meilleure.


(La Fabrique, la Ferme et l’Atelier. Juillet 1851.)