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Fusains et eaux-fortes/Scènes populaires, de Henri Monnier

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 19-29).


SCÈNES POPULAIRES

DE HENRI MONNIER




I

Les Scènes populaires de M. Monnier nous appartiennent et rentrent nécessairement dans notre cadre par la forme dramatique que leur a donnée l’auteur. M. Monnier, observateur original, exprimant par des rapports extérieurs des observations souvent profondes, après avoir poursuivi certains types de ridicule dans ses dessins et dans ses livres, a fini par se faire acteur pour les traduire sur la scène. Aussi, les types qu’il a choisis et qu’il présente sont-ils devenus populaires. La sottise suffisante de Prudhomme, professeur d’écriture, expert assermenté près les cours et tribunaux, élève de Brart et Saint-Omer, la coquetterie surannée de l’amant de la Gaussin ont été applaudies par tout le monde.

Le second volume des Scènes populaires contient trois petites comédies : le Voyage en diligence, la Garde-malade et Un intérieur de bureau.

Dans le Voyage en diligence quatre drames simultanés se passent sur l’impériale, dans le coupé, dans l’intérieur et dans la rotonde ; comme l’espace que nous nous sommes réservé ne nous permet pas de reproduire tous les détails par lesquels l’auteur met ses personnages en scène, nous nous contenterons de donner les portraits gravés des principaux voyageurs. Nous connaissons déjà M. Prudhomme.

M. Prudhomme arrive trop tard, il court, il n’a pas un fil de sec ; les voyageurs, le conducteur le gourmandent ; M. Prudhomme marche sur le pied d’un de ses compagnons. Il lui demande un million de pardons ; s’il lui a écrasé les pieds, c’est par un cas fortuit, bien indépendant de sa volonté. Le voyageur continue à se plaindre. M. Prudhomme ajoute : Ceci est une leçon pour moi, monsieur, une bien grande leçon.

Voici la tête de M. Bourdin fils, jeune commis épicier, qui était venu à Paris pour s’amuser.

Nous vous présentons maintenant une vieille dame, son chien et sa bonne ; M. Mignolet, propriétaire ; M. Adrien, commis voyageur, bon garçon, sans souci, sans façon, sans esprit, très connu sur la route, tutoyant les postillons et sachant le nom de leurs enfants et celui des chevaux ; il est fort lié avec un certain mendiant crétin auquel il fait faire mille singeries.

Une foule de mots vrais, de scènes comiques charment, du moins pour le lecteur, l’ennui du voyage ; aucun des incidents fâcheux n’est oublié ; il y a de quoi faire ajourner indéfiniment au lecteur le plus agréable voyage. Plus d’un bourgeois, après cette lecture, attendra pour aller voir la mer que ses moyens lui permettent d’avoir une chaise de poste.

La Garde-malade est un tableau à la fois triste et grotesque des derniers moments d’un pauvre homme livré à l’indifférence d’un médecin et à la haine d’une garde-malade qui lui reproche de ne pas mourir assez vite.

L’Intérieur de bureau n’est pas moins vrai que les autres tableaux ; mais une analyse ne donnerait qu’une fausse idée de ces petites scènes dont les détails sont à la fois si fins, si charmants et si cruels, et nous conseillons au public de tout lire, car il nous faudrait tout citer.

Une observation générale que l’on peut faire sur les comiques de grande portée, c’est qu’il y a toujours quelque chose de triste au fond de leurs ouvrages. Il suffit d’une blessure au cœur ou à l’esprit pour qu’un écrivain, en reproduisant ses impressions, fasse répandre des larmes ; mais tout le dédain et le mépris pour l’humanité des auteurs comiques dont les écrits doivent rester ont été achetés par bien des déceptions et bien des douleurs. Il y a quelque chose d’âcre sous certains rires qui fait plus de mal cent fois que les douleurs cadencées de l’élégie.

II

La première chose qui s’offre aux yeux en ouvrant le premier volume d’Henri Monnier, c’est la signature et le parafe de M. Joseph Prudhomme.

Ce parafe est un caractère tout entier et pourrait, dans l’écriture hiéroglyphique, devenir le signe représentatif d’imbécile et de maître d’écriture. Comme ces traits laborieusement enchevêtrés les uns dans les autres représentent la phraséologie embarrassée et diffuse du digne expert assermenté près les tribunaux ! Toute l’éloquence de M. Prudhomme est contenue dans cette volute, qui fait de si longs et si complaisants retours sur elle-même ; ces cinq points, pesamment appuyés entre deux barres, symbolisent très finement la solennité et l’importance que l’élève de Brart et Saint-Omer attache à ses moindres actes ; le zigzag, si capricieusement erratique, décrit par le bâton du caporal Trimm me paraît seul pouvoir lutter avec ce merveilleux parafe. Il n’y avait que Sterne qui pût dessiner l’un, et il n’y avait que Henri Monnier qui pût jeter l’autre à main levée sur papier à ministre, et avec un bout d’aile du côté droit. Nous avons vu la signature, voici l’homme : c’est déjà une vieille connaissance. Derrière ce majestueux col d’habit, si soigneusement brossé, s’élève un mur de toile empesée, un triomphal et gigantesque col de chemise d’une construction cyclopéenne, plus démesuré à lui seul qu’un col d’épicier, de garde national et de marchand de bougies sebaclares ensemble ; un col titanique !… Et puis, en cherchant bien, on découvre un nez chargé de lunettes à doubles branches et une manière de figure qui est l’accessoire de ce col ; quelques cheveux, capricants et biscornus, se hérissent fantasquement au sommet de l’édifice, dont ils sont comme tes broussailles et les plantes parasites ; tout cela réuni compose M. Joseph Prudhomme.

Cette chaufferette, ce tas de jupons, tous ces fichus superposés les uns sur les autres, ce bonnet dont la garniture pend comme une feuille de chou flétrie, ou comme l’oreille d’un éléphant ; cette griffe qui tient un livre gras, déchiré, décousu, rompu à tous ses plis ; ces besicles de corne, posées à cheval, vous représentent au naturel la brave Mme Desjardins, portière, lisant à haute voix, comme ayant l’haleine la plus forte de la société, un très célèbre et très récréatif roman, intitulé Cælina ou l’Enfant du ministère ; elle a l’air convenable et digne ; elle est décorée du cordon de son ordre. En ce moment, elle épelle un mot difficile, un mot d’auteur, comme elle les appelle, et c’est ce qui lui donne un air un peu soucieux.

Ne crains rien, fidèle carlin, on ne te séparera pas de ta maîtresse : tu es un type aussi, honnête chien, ni plus ni moins que M. Prudhomme ; que ton museau est noir et que tes babines sont foncées et peaussues ! quelle mine insolente et plate tu as en même temps ! tu as presque l’air d’un homme ; ton cou est chargé d’un triple pli, ta poitrine est si large et ton ventre si hippopotamique, que tes petites jambes grêles et courtes s’affaissent et s’écartent sous ton poids ; tu ressembles à un tonneau posé sur quatre allumettes ; tu sues la graisse par tous les pores, et il faudra bientôt faire des crevés à ta peau, comme à un pourpoint espagnol, si l’on ne veut pas que tu y pètes. Maintenant que l’on t’a vu et que tu as fait le beau devant le monde, tu peux t’aller coucher.

Voici le jeune M. Adolphe Desjardins, héritier présomptif de la couronne ; il est plus connu sous le nom de Dodoffe. Il n’est pas besoin de vous dire que ce charmant enfant est le plus grand vaurien du monde : sa casquette est posée de travers, son gilet lui remonte jusque sous le menton, sa culotte est la parfaite antithèse de son gilet ; elle est à moitié boutonnée et semble près de choir ; une chemise fort sale profite de l’interstice pour mettre le nez à la fenêtre. Le parement de sa veste, gras et luisant comme s’il était verni, fait conjecturer que son mouchoir doit être très propre.

Ne vous étonnez pas de voir Mlle Reine dans la loge : monsieur dîne en ville. Mlle Reine est gouvernante d’un homme seul. C’est une personne qui a trente ans peut-être, mais qui, à coup sûr, n’en a pas plus de trente-cinq ; elle est grassouillette, proprette, discrète, parlant peu, souriant souvent, bien chaussée, bien corsée, bien frisée, mais tout cela d’une manière modeste et convenable, ainsi que doit être la gouvernante d’un homme qui reçoit M. le curé.

Cette redingote à la propriétaire, d’où sort une voix de basse-taille, est celle de M. Joseph Prudhomme, qui ne peut parvenir à traverser la cour avec son rat allumé, mais qui s’en console en songeant que tout finit par s’éteindre dans la nature et que le rat est l’image de la vie. Idée philosophique, neuve et profonde.

Maintenant, si nous sortons de la loge et que nous allions dans la rue, nous y rencontrerons d’abord M. Lolo, gamin de Paris de son état et employé aux trognons.

Un an plus tard, le jeune Lolo a dû immanquablement être un héros de Juillet et faire partie de la Sainte canaille, célébrée par M. Barbier. Le premier pavé arraché doit l’avoir été par lui ; c’est lui qui a coupé la ficelle de la première lanterne brisée ; le

premier gendarme tué, c’est lui qui l’a tué, car il a une vieille dent contre le gendarme, quoiqu’il l’appelle mon officier et se dise son protégé ; il a un bonnet de police très renversé en arrière, des anneaux aux oreilles, des souliers éculés, un tablier profondément dentelé ; il se balance sur ses reins avec un léger mouvement de cancan ; il a les coudes en dehors et figure avec ses mains une des passes de la savate où il est maître juré ; sa face est ramassée, pétulante et cynique, et la protubérance batailleuse est très développée chez lui ; il est légèrement artiste et charge les murs d’une foule de croquis anacréontiques. Fouillez dans sa poche, vous y trouverez un morceau de crayon rouge avec quoi il écrit derrière tous les corps de garde : Credeville voleur. Vous devinez sans doute ce qu’il dit, à l’expression de sa figure ; il appelle son camarade : Ohé Titi ! et l’invite à aller voir guillotiner.

Rentrons à la maison, et montons chez M. Joly.

Il a l’air pensif et soucieux, ce bon M. Joly ; il tient d’une main sa tabatière et de l’autre une prise de tabac qu’il a fortement comprimée entre le pouce et l’index. Il est cinq heures, et la tourte commandée chez le pâtissier du coin n’est pas encore arrivée. Les manches de sa chemise sont retroussées jusqu’au coude, car il a fallu déménager la chambre à coucher de Mme Joly pour en faire un salon ; c’est lui qui a démonté le lit et emporté la commode ; aussi est-il fort las et envoie-t-il tout bas sa femme et ses convives à tous les diables.

Vous voyez là une petite fille, Fanny, et une grande dame, Mme de Saint-Hippolyte, rien moins que cela. Cependant, si aristocrates que nous soyons, cette fois, nous commencerons par la petite. Nous ne sommes pas du goût de M. Charles, et nous préférons de beaucoup celle-ci à l’autre, bien qu’elle écrive des lettres carrées sur du papier à écolier, fermées de trois pains à cacheter et remplies de fautes d’orthographe. Elle est fort charmante avec son petit bibi, son châle tartan, son tablier de taffetas noir, son bas de coton bien tiré et ses petites mains sans gants croisées sur sa modestie. Elle doit être ou mercière, ou brodeuse, ou lingère, ou quelque chose comme cela. Elle grasseye en parlant, dit facé pour fâché et ze pour je, petites façons d’enfant qui lui vont fort bien, parce que ce n’est en effet qu’une enfant. Il y a longtemps que Mme Saint-Hippolyte ne l’est plus ; elle a l’air ignoble et effronté ; sa toilette est d’une richesse lourde et mal entendue. L’on voit à son cou la grosse chaîne d’or qui a fait une si profonde impression sur le cœur de Charles. Elle est en toilette de bal, prête à recevoir son monde. C’est une singulière maison que la sienne. On y trouve à toute heure une population de je ne sais qui, venant je ne sais d’où, qui y font je ne sais quoi, et que reçoit également bien le débonnaire M. Duflot, maître de céans.

Cet homme qui laisse choir si désespérément sa tête sur sa poitrine, et dont la lèvre inférieure fait une si piteuse saillie, c’est M.Laserre, employé, supprimé pour opinion, la victime du corridor. Il est en butte à l’inimitié de la célèbre Mme Potain, qui a été élevée chez les MM. de Montigny. Il vient de recevoir l’injonction de ne plus mettre son fourneau devant sa porte et d’ôter son petit jardin de dessus sa fenêtre ; où mettra-t-il son jardin et son fourneau ? Sur son lit, sur sa chaise ? où se mettra-t-il lui-même ? Voilà ce que c’est que d’avoir voulu continuer à prendre votre lait chez la même laitière. Au reste, lecteur et lectrice sensibles, ne vous affectez pas trop du chagrin de ce pauvre homme une reconnaissance finale arrangera tout, et il ne sera pas forcé d’arracher ses capucines et ses giroflées.

Le volume se termine par un proverbe intitulé : les Bourgeois campagnardsIl ne faut pas sauter plus haut que les jambes. Il n’y a malheureusement pas de vignettes. Il est vrai qu’il peut s’en passer, car tout y est si finement observé et rendu, qu’il vous semble voir et entendre les personnes mêmes. Je ne crois pas que l’on ait jamais rien fait de plus nature, dans la stricte acception du mot, que les Scènes de Henri Monnier. Au premier aspect, cela ne vous paraît pas plus drôle ni plus amusant que ce que l’on entend tous les jours, et l’on se demande pourquoi un homme de tant d’esprit écrit de pareilles choses. En poursuivant sa lecture, on se trouve saisi par cet accent d’inimitable vérité, au point que l’on n’ose plus parler, de peur de voir sa conversation s’imprimer toute seule à la suite du volume. J’avoue qu’il m’est impossible de comprendre la façon dont Henri Monnier procède et le point de vue où il se met. Ce qu’il fait n’est ni lyrique ni dramatique, ni comique même. C’est la chose, rien de plus, rien de moins. Un écho ne serait pas plus juste. Je ne pense pas que M. Monnier ait jamais été épicier et maître d’écriture, portière ou fille entretenue, que je sache, du moins. Alors, je pense qu’il a le diable au corps. C’est la solution la plus satisfaisante que je puisse trouver à ce problème.


(Le Monde dramatique, 23 et 30 mai 1835.)