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Fusains et eaux-fortes/Sculpteurs contemporains : M. Antonin Moine

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G. Charpentier (p. 57-65).

SCULPTEURS CONTEMPORAINS


M. ANTONIN MOINE


On a souvent prétendu que les gouvernements absolus pouvaient seuls exercer une influence salutaire sur l’art et favoriser avec le plus d’avantages, et sous toutes ses formes, son développement. Pour soutenir cette thèse, les partisans de cette opinion faisaient valoir bien des considérations justes à plus d’un titre. Ainsi, la volonté d’un seul homme, lorsque cet homme était un pharaon, un sultan ou un pape, doué de vues larges et sublimes, exprimées d’une manière nette et énergique et appliquées à un but déterminé, avec des ressources infinies de bras et d’argent, devait produire d’immenses et de magnifiques résultats. Nous sommes loin de contester tout ce qu’il y a de vrai dans cette assertion. Mais, à mesure que de certains critiques poursuivaient cette discussion, ils avançaient des propositions susceptibles d’être controversées d’une façon victorieuse. Ainsi, d’après leurs dires, si l’art, protégé par un gouvernement absolu, semait sur le sol des monuments gigantesques, si la statuaire, la peinture, la sculpture, avec l’aide des richesses sans nombre mises à leur disposition, produisaient d’admirables compositions sous un régime de liberté, où la discussion de la chose publique était chaque jour portée au forum, au sénat, au parlement, l’art alors était étouffé, et dans les rares occasions où il pouvait déployer son ingénieuse verve, il ne devait enfanter que des productions étiolées et sans valeur. Telles étaient les conséquences qu’ils tiraient des prémisses qu’ils avaient posées, négligeant, dans l’examen de cette question, tout ce que les artistes de la Grèce, de quelques contrées de l’Orient et de Rome, avaient exécuté de grand et de beau. L’Égypte avec Thèbes, avec ses statues colossales, ses allées de Sphinx et ses pyramides, leur avait fait oublier la Grèce avec Corinthe, Athènes et le Parthénon, et le temple de Thésée et les statues de Phidias. Rome papale avait effacé pour eux la Rome des Gracches et des Césars. Mais notre projet n’est pas de nous occuper de l’antiquité, et nous nous hâtons de porter cette discussion dans un cercle d’idées plus rapprochées de nous. Le gouvernement constitutionnel, avec ses formes de libre discussion, de contrôle journalier, avec ses tendances à l’économie qui ne sont rien moins dans un état que le sage désir de prévenir les dilapidations, la banqueroute et, par suite, les contributions forcées, a été cité comme devant s’opposer au développement de l’art et même comme devant l’étouffer complètement.

Nous ne perdrons pas notre temps à combattre cette doctrine, car il suffit de jeter un coup d’œil sur ce que le gouvernement, depuis la révolution de Juillet, a commandé, entrepris et terminé de travaux pour être convaincu de la fausseté de la doctrine que nous combattons. Jamais, dans l’espace de sept ans, gouvernement n’a mis comme le nôtre, à la disposition des artistes, des sommes aussi considérables jamais gouvernement n’a mis, comme le nôtre, un pareil empressement à favoriser par tous les moyens qu’il a en son pouvoir l’architecture, la sculpture, la statuaire et la peinture. Dirai-je ce qui a été fait à la Chambre des députés, au Jardin des Plantes, au Collège de France, à l'Hôtel de ville, au palais du quai d’Orsay, à l’École des beaux-arts, à la Chambre des pairs, à Notre-Dame-de-Lorette, à la place Vendôme, au Panthéon, à la Bastille, à la place de la Concorde, à la barrière de l’Étoile, à la Madeleine ?

Parlerai-je de Fontainebleau, des Tuileries, du Palais-Royal, de Versailles ? A quoi bon. Toutes ces entreprises n’attestent-elles pas qu’à une habileté et une sagesse profondes le chef de l’État joint une science variée et un goût exquis. Le roi est un des plus grands artistes de l’époque. La restauration de Versailles est une œuvre dont la conception n’a pu éclore que dans le cerveau d’un homme de génie. Ainsi dirigés et favorisés par un prince aussi remarquable, secondés par des ministres habiles et amis de tout ce qui peut rehausser l’éclat du pays qu’ils sont appelés à diriger, les artistes doivent redresser leurs têtes, et, pleins de nobles espérances, d’une vive émulation, poursuivre l’exécution des travaux confiés à leur talent ; car jamais, à aucune époque, l’artiste ne fut récompensé si largement, jamais son mérite ne fut aussi tôt apprécié et honoré des plus belles distinctions ; et nous, amis de l’ordre et des lois qui ont ramené la paix et la richesse dans notre patrie, nous sommes joyeux et fiers de voir que, quelle que soit la forme sous laquelle l’esprit, l’intelligence, le génie se produit parmi nous, il est encouragé, excité et magnifiquement traité.

Le gouvernement avait une tâche délicate à remplir dans le choix des artistes auxquels il confiait ses travaux ; car plus les édifices à élever et à décorer étaient nombreux, plus le gouvernement, dans la distribution des commandes, devait se montrer exigeant et difficile. Car, s’il appelait à lui tous les noms déjà illustres, il ne voulait pas écarter toute cette génération d’artistes qui ne se recommandait encore que par des études fortes et sérieuses et par beaucoup de bonne volonté ! Dans une entreprise délicate, comme celle de conserver les anciens talents, d’appeler les nouveaux, d’apprécier, de peser un si grand nombre d’hommes remarquables par tant de titres, les personnes appelées à remplir cette mission y ont apporté généralement beaucoup de mesure, de justice, de tact.

Dans la sculpture, depuis 1830, nous avons vu le gouvernement distinguer particulièrement deux jeunes artistes dont le talent fait concevoir les plus justes espérances. Antonin Moine et Barye se recommandent à l’attention publique par des qualités éminentes, mais bien distinctes les unes des autres. Le premier exprime, d’une façon merveilleuse et exquise, tout ce qu’il y a de grâce, de noblesse, de pureté, de mouvement dans son art ; le second est recommandable par l’esprit et la finesse qui animent ses œuvres, par l’adresse déployée dans leur exécution.

Nous analyserons bientôt les productions de M. Barye[1]. Pour aujourd’hui, nous ne nous occuperons que de M. Moine.

Ce n’est pas sans intention que nous avons nommé M. Antonin Moine le premier, car il possède des qualités qui lui assurent une supériorité incontestable sur les sculpteurs de la nouvelle école. Pour être un artiste remarquable, il ne suffit pas de comprendre et de traduire avec esprit et correction une face de l’art du trait il faut pour former un artiste remarquable, complet, sentir vivement, exprimer avec verve et facilité l’art du trait sous toutes ses faces. Celui qui maniera la brosse et le ciseau avec une égale facilité, celui qui saura asseoir une statue, fouiller le marbre et le cœur de chair, ciseler le bronze, jeter sur la toile des groupes harmonieux et colorés ; celui qui, s’élançant loin des sentiers battus, puisera en lui-même son inspiration et, sans le secours d’une intelligence étrangère, rendra d’une façon chaude et nette le sujet qu’il désirait traiter, celui-là, dis-je, sera un artiste remarquable, celui-là, dis-je, sera un artiste complet.

Antonin Moine possède toutes les qualités que nous venons d’énoncer, et c’est pour ce motif que nous n’hésitons pas à le citer comme un des premiers artistes de notre temps. Le public ne connaît guère que ses œuvres de sculpture, et cependant ses travaux en peinture, ses pastels, ses dessins révèlent dans leur auteur un des élèves les plus distingués qui soient sortis de l’atelier de Gros.

Moine est doué d’une telle facilité de composition et d’exécution qu’il dessinerait également un tableau, une décoration monumentale, ou qu’il pétrirait un groupe, cisèlerait un objet de parure. Cette souplesse dans l’esprit et dans la main lui assigne une place à part et une distinction qu’il est bien rare d’accorder de nos jours à un artiste. Les hardies et heureuses modifications que Géricault et Delacroix ont apportées dans la peinture, Moine les a introduites dans la sculpture. Ils ont, les uns et les autres, tourné le dos à l'école de David pour entrer dans une école où le vrai sous toutes ses formes, dans toutes les conditions de temps et de lieu est le seul but vers lequel l’artiste doit diriger tous ses efforts et tous ses travaux. Quoique les occasions où Moine aurait pu déployer toutes les ressources de son talent aient été jusqu’à ce jour assez rares pour lui, il n’en a pas moins produit une série d’ouvrages aussi nombreuse que variée.

Les Lutins, exécutés en marbre pour le ministère de l’intérieur, forment un bas-relief d’un effet neuf et charmant. L’originalité, l’esprit, la malice, la grâce que révèlent le marbre ont suffi pour assurer à son auteur, de prime abord, une réputation distinguée. Le Lutin au griffon est conçu et exécuté dans le même genre. Dans ses médaillons, ses petites têtes d’hommes et de femmes, dans la Malibran, le Bonaparte, le Don Quichotte, les Consoles, les Cavaliers pour le surtout de Mgr le duc d’Orléans, on retrouve toujours dans la forme la même grâce, le même esprit, la même élégance que dans les œuvres précédentes. Suivant nous, depuis Jean Goujon, on n’a pas exécuté en France de bas-relief comparable à celui que Moine a modelé pour le Vase de Sèvres.

Distribution des groupes, entente de la lumière et de la perspective, sage ordonnance dans toutes les parties du bas-relief, simplicité dans la pose des acteurs, correction et naïveté dans l’exécution, telles sont les parties saillantes de cette composition. Le Buste de la Reine, pour le ministère de l’intérieur, rappelle, par la vérité de la physionomie et de la pose, les bustes de la Renaissance.

On remarquait à la dernière Exposition les deux figures pour un des bénitiers de la Madeleine ; les deux figures, l'Eglise et la Foi, forment une composition hors ligne. Ces statues ont été exposées aux critiques les plus absurdes, mais elles ont mérité les éloges et l’admiration de toutes les personnes qui s’occupent de l’art d’une manière sérieuse et qui en ont fait l’objet d’une étude particulière. On a blâmé le style de ces figures. On voulait de la sculpture catholique dans le goût de celle qui décore nos vieilles cathédrales. Mais on oubliait, en parlant de la sorte, que ces statues devaient être placées dans un temple grec, dont on faisait une église, et c’est principalement pour ne pas avoir oublié qu’il travaillait à la décoration du temple de Thésée que nous louons M. Moine du style dont il s’est servi dans cette composition.

En cette circonstance, la draperie antique a été reproduite d’une façon surprenante. Puis, que de noblesse, de sainteté et de tristesse dans cette figure de l’Église ! La légère ride qui sillonne son front nous indique ses regrets, car c’est l’Église militante ; beaucoup de ses enfants se sont échappés de ses bras, et elle attend dans une douloureuse résignation le retour des ingrats qui l’ont abandonnée.

Les yeux élevés vers le ciel, la bouche entr’ouverte, la Foi semble oublier cette terre, dont elle dédaigne les joies et les plaisirs, pour s’élever dans les régions infinies vers lesquelles la poussent ses immenses désirs d’amour et d’éternité.

L’Ange du jugement dernier, pour produire l’effet que l’artiste s’est proposé de lui faire exprimer, était mal placé à l’Exposition. Il faudrait le voir couronnant une chaire où un buffet d’orgues, et alors on pourrait juger du mouvement et de la vigueur empreints dans toutes fes parties de cette figure.

Certes, l’artiste qui, dans l’espace de six années, a produit tant d’œuvres diverses et aussi remarquables, mérite d’être noblement encouragé. Le gouvernement l’a appelé à lui ; c’est aux ministres à dignement occuper les journées d’un tel homme.

Antonin Moine est un des artistes dont notre siècle doit le plus s’enorgueillir ; un bel avenir se prépare pour lui ; en s’arrêtant devant un tel choix, les ministres honorent l’artiste honorent le pays et s’honorent eux-mêmes.

(La Charte de 1830, 2 février 1837.)
  1. Cette promesse ne fut pas tenue ; aucun article sur les œuvres de Barye ne se trouve dans la Charte de 1830.