Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL12

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COMMENT, À L’EXEMPLE DE MAÎTRE FRANÇOIS VILLON, LE SEIGNEUR DE BASCHÉ LOUE SES GENS.

Chicanous issu du château et remonté sur son esgue orbe[1] (ainsi nommait-il sa jument borgne), Basché, sous la treille de son jardin secret, manda quérir sa femme, ses damoiselles, tous ses gens, fit apporter vin de collation, associé d’un nombre de pâtés, de jambons, de fruits et fromages, but avec eux en grande allégresse, puis leur dit :

« Maître François Villon, sur ses vieux jours, se retira à Saint-Maixent en Poitou, sous la faveur d’un homme de bien, abbé dudit lieu. Là, pour donner passe-temps au peuple, entreprit faire jouer la Passion en gestes et langage poitevin. Les rôles distribués, les joueurs[2] récolés[3], le théâtre préparé, dit au maire et échevins que le mystère pourrait être prêt à l’issue des foires de Niort : restait seulement trouver habillements aptes aux personnages. Les maire et échevins y donnèrent ordre. Il, pour un vieux paysan habiller qui jouait Dieu le père, requit frère Étienne Tappecoue, sécretain[4] des cordeliers du lieu, lui prêter une chape et étole. Tappecoue le refusa, alléguant que, par leurs statuts provinciaux, était rigoureusement défendu rien bailler ou prêter pour les jouants[5]. Villon répliquait que le statut seulement concernait farces, mômeries et jeux dissolus, et qu’ainsi l’avait vu pratiquer à Bruxelles et ailleurs. Tappecoue, ce nonobstant, lui dit péremptoirement qu’ailleurs se pourvût, ai bon lui semblait, rien n’espérât de sa sacristie, car rien n’en aurait sans faute. Villon fit aux joueurs le rapport en grande abomination, ajoutant que de Tappecoue Dieu ferait vengeance et punition exemplaire bientôt.

« Au samedi subséquent, Villon eut avertissement que Tappecoue, sur la poultre du couvent (ainsi nomment-ils une jument non encore saillie), était allé en quête à Saint-Ligaire, et qu’il serait de retour sur les deux heures après midi. Adonc fit la montre de la diablerie parmi la ville et le marché. Ses diables étaient tous caparaçonnés de peaux de loups, de veaux et de béliers, passementés[6] de têtes de moutons, de cornes de bœufs, et de grands havets[7] de cuisine, ceints de grosses courroies, esquelles pendaient grosses cymbales de vaches, et sonnettes de mulet à bruit horrifique. Tenaient en main aucuns[8] bâtons noirs pleins de fusées ; autres portaient longs tisons allumés, sur lesquels à chacun carrefour jetaient pleines poignées de parasine[9] en poudre, dont sortait feu et fumée terrible. Les avoir[10] ainsi conduits avec contentement du peuple et en grande frayeur des petits enfants, finalement les mena banqueter en une cassine[11] hors la porte en laquelle est le chemin de Saint Ligaire. Arrivants à la cassine, de loin il aperçut Tappecoue qui retournait de quête, et leur dit en vers macaroniques :

Hic est de patria, natus de gente belistra,
Qui solet antiquo bribas portare bisacco.

« Par la mort dienne ! dirent adonc les diables, il n’a voulu prêter à Dieu le père une pauvre chappe ; faisons-lui peur. — C’est bien dit, répond Villon ; mais cachons-nous jusques à ce qu’il passe, et chargez vos fusées et tisons. » Tappecoue arrivé au lieu, tous sortirent on[12] chemin au devant de lui, en grand effroi, jetants feu de tous côtés sur lui et sa poultre, sonnants de leurs cymbales et hurlants en diables : « Hho, hho, hho, hho, brrrou, rrrourrrrs, rrrourrrs, rrrourrrs, hou, hou, hou ! Hho, hho, hho ! Frère Étienne, faisons-nous pas bien les diables ? »

« La poultre, toute effrayée, se mit au trot, à pets, à bonds et au galop, à ruades, fressurades[13] doubles pédales[14] et pétarades, tant qu’elle rua[15] bas Tappecoue, quoiqu’il se tînt à l’aube[16] du bât de toutes ses forces. Ses étrivières étaient de cordes du côté hors le montoir, son soulier fenestré[17], était si fort entortillé qu’il ne le put onques tirer. Ainsi était traîné à écorchecul par la poultre, toujours multipliant en ruades contre lui, et fourvoyante de peur par les haies, buissons et fossés. De mode qu’elle lui cobbit[18] toute la tête, si que la cervelle en tomba près la croix hosannière[19], puis les bras en pièces, l’un ça, l’autre là, les jambes de même ; puis des boyaux fit un long carnage, en sorte que la poultre au couvent arrivant de lui ne portait que le pied droit et soulier entortillé.

« Villon, voyant advenu ce qu’il avait pourpensé[20], dit à ses diables : « Vous jouerez bien, messieurs les diables, vous jouerez bien, je vous affie[21]. Ô que vous jouerez bien ! Je despite[22] la diablerie de Saumur, de Doué, de Montmorillon, de Langés, de Saint-Espain, d’Angers, voire, par Dieu, de Poitiers avec leur parloir, en cas qu’ils puissent être à vous paragonnés[23]. Ô que vous jouerez bien ! »

« Ainsi, dit Basché, prévois-je, mes bons amis, que vous dorénavant jouerez bien cette tragique farce, vu qu’à la première montre et essai, par vous a été chicanous tant dissertement daubé, tapé et chatouillé. Présentement je double à vous tous vos gages. Vous, m’amie, disait-il à sa femme, faites vos honneurs comme voudrez. Vous avez en vos mains et conserve[24] tous mes trésors. Quant est de moi, premièrement, je bois à vous tous, mes bons amis. Or ça, il est bon et frais. Secondement, vous, maître d’hôtel, prenez ce bassin d’argent, je le vous donne. Vous, écuyers, prenez ces deux coupes d’argent doré. Vos pages de trois mois ne soient fouettés. M’amie, donnez-leur mes beaux plumails[25] blancs, avec les pampillettes[26] d’or. Messire Oudart, je vous donne ce flacon d’argent. Cetui autre je donne aux cuisiniers ; aux valets de chambre, je donne cette corbeille d’argent ; aux palefreniers, je donne cette nacelle d’argent doré ; aux portiers, je donne ces deux assiettes ; aux muletiers, ces dix happesoupes[27]. Trudon, prenez toutes ces cuillères d’argent et ce drageoir. Vous, laquais, prenez cette grande salière. Servez-moi bien, amis, je le reconnaîtrai, croyants fermement que j’aimerais mieux, par la vertu Dieu, endurer en guerre cent coups de masse sur le heaume au service de notre tant bon roi qu’être une fois cité par ces mâtins chicanous, pour le passe-temps d’un tel gras prieur. »


  1. Equa orba (latinisme).
  2. Acteurs.
  3. Ayant répété leur rôle.
  4. Sacristain.
  5. Acteurs.
  6. Agrémentés.
  7. Crochets.
  8. Les uns.
  9. Poix résine.
  10. Après les avoir.
  11. Maison de champs.
  12. Au.
  13. Coups de poitrail.
  14. Ruades de deux pieds à la fois.
  15. Renversa.
  16. Bois.
  17. Tailladé.
  18. Écrasa.
  19. Des Rameaux.
  20. Pensé.
  21. Je vous le confie.
  22. Méprise.
  23. Comparés.
  24. Garde.
  25. Panaches.
  26. Papillottes.
  27. Cuillères à soupes.