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Grammaire des arts du dessin/III

La bibliothèque libre.
Librairie Renouard (p. 12-16).


III

GRANDEUR ET MISSION DE l’ART

Pour se faire une idée de l’importance des arts, il suffit de se représenter ce que seraient les grandes nations de la terre, si l’on supprimait de l’histoire les monuments qu’elles ont élevés à leurs croyances, les ouvrages où elles ont laissé la marque de leur génie. Il en est des peuples comme des hommes : il ne reste d’eux après leur mort que les choses émanées de l’esprit, c’est-à-dire la littérature et l’art, des poèmes écrits et des poèmes de pierre, de marbre ou de couleur.

Si l’Égypte était inconnue, si le souvenir de ce pays était complètement effacé de la mémoire humaine, quelque jour un philosophe, voyant se dresser dans les solitudes de Memphis trois pyramides gardées par un sphinx, devinerait l’existence d’un peuple religieux, esclave, dominé par le mystère, immobile dans ses idées, plein de foi dans l’immortalité de la vie. Par la signification de ces monuments symboliques, il serait amené peut-être à reconstruire toute l’antique Égypte ; il en retrouverait les mœurs, il en connaîtrait les pensées… Si la Grèce était un pays ignoré ou disparu dans l’oubli, quelque jour un artiste, y retrouvant une colonne des Propylées, un fragment des sculptures de Phidias, un bronze de Lysippe, une monnaie d’Alexandre ou un vase grec, serait averti qu’un grand peuple habita ces contrées, que ce peuple eut un bon sens délicat, un goût pur, un sentiment exquis de la grâce, et qu’il poussa le culte de la beauté jusqu’à diviniser l’homme et humaniser les dieux. Oui, un portique en ruine, une tête de marbre, nous suffisent pour remonter en idée à ces temps héroïques où le ciel vivait et respirait sur la terre, comme dit le poète :

 
          Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
          Ruisselait, vierge encor, des larmes de sa mère.
          Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.
                                                  (Alfred de Musset.)

Il semble que les nations aient pressenti que leur gloire serait mesurée aux œuvres du poète et de l’architecte, du sculpteur et du peintre, car il n’est pas de peuple qui n’ait honoré les artistes, comme s’il eût vu en eux les témoins futurs de sa grandeur. Dans le primitif Orient et dans la vallée du Nil, l’art, confondu avec le plus haut sacerdoce, était aussi vénéré que le grand prêtre. En Grèce, la fable de Prométhée ravissant le feu du ciel pour animer l’argile symbolisait assez clairement l’auguste origine des arts. Aussi n’est-on pas étonné d’apprendre que le plus sage des philosophes, le maître de Platon, était sculpteur, et qu’il avait modelé les trois Grâces. Chez les Éléens, un sentiment de respect s’attachait au souvenir de Phidias, et les descendants de ce grand homme avaient, de père en fils, la charge de montrer aux étrangers, comme un lieu vénérable, l’atelier où il avait sculpte’; son Jupiter Olympien. L’effigie du statuaire Alcamène était placée au faîte du temple d’Éleusis. La ville de Perganie, en Mysie, acheta, des deniers publics, un palais ruiné, pour sauver quelques murailles où il restait encore des peintures d’Apelles, et les habitants suspendirent la dépouille de ce peintre illustre dans un réseau de fils d’or. Plus rudes que les Grecs, les Romains avaient hérité cependant de leur souveraine estime pour les artistes, Cicéron rapporte que Lélius Fabius, qui comptait parmi les siens tant de consuls, et dont la famille avait tant de fois triomphé, voulut mettre son nom sur les peintures qu’il avait exécutées de sa main dans le temple du Salut, et se fit appeler Fabius pictor. Enfin, dans les temps modernes, ce fut le plus fier des empereurs d’Allemagne, celui qui réunissait en lui l’orgueil germanique à la hauteur castillane, ce fut Charles-Quint qui prononça cette parole fameuse : « Titien mérite d’être servi par César. »

Si l’art tient un rang aussi élevé dans l’esprit des hommes et dans l’opinion des premiers peuples de la terre, cela seul nous avertit que sa mission est grande. C’est à nous maintenant de la définir.

L’art est-il un pur délassement de l’esprit, une manière d’orner la vie ? Son but. Dieu merci ! est plus sérieux et plus noble. L’artiste est chargé de rappeler parmi nous l’idéal, c’est-à-dire de nous révéler la beauté primitive des choses ; d’en découvrir le caractère impérissable, la pure essence. Les idées que la nature manifeste sous une forme embrouillée et obscure, l’art les définit et les illumine. Les beautés de la nature sont soumises à l’action du temps et à la loi universelle de destruction : l’art les en délivre ; il les enlève au temps et à la mort. Voyez la Niobé antique : elle est toujours jeune, même auprès de sa plus jeune fille. Une femme belle passe sa vie à devenir belle ou à cesser peu à peu de l’être ; elle n’a, pour bien dire, qu’un instant de vraie beauté, de pleine existence ; mais, en ce moment suprême, sa beauté est absolue, elle manifeste le divin mystère, elle rend visible à nos regards l’invisible beauté. Vienne l’artiste : il arrêtera le soleil, il suspendra le cours des années humaines, et il écartera de cette beauté ce qui n’est pas essentiel, le temps, pour la faire paraître dans l’éternité de sa vie.

L’œuvre d’art est donc une création, puisqu’en pénétrant l’esprit des choses à travers les apparences, l’artiste produit des êtres conformes à l’idée créatrice, à l’idée vivante qui réside en eux. Mais si l’artiste crée, il doit être libre, il doit suivre l’élan de sa propre inspiration. Comment sa main obéirait-elle sans froideur à l’esprit d’un autre ? Comment remplacer l’harmonie si intime que Dieu a mise entre l’âme et le corps, c’est-à-dire la chaleur même de la vie ? L’art est donc libre ; il est absolu ; il ne relève que de lui-même. Donc il ne saurait être confondu avec l’agréable, car il perdrait alors sa liberté et ne serait plus qu’un aimable esclave. Sans doute l’art nous plaît ; il est la grâce et l’enchantement de la vie ; mais son but n’est pas de nous plaire. Autrement, quelle déchéance ! quel abaissement ! Soumise à toutes les variations du jour et de l’heure, la beauté — cette beauté qui contient l’idée immortelle, qui révèle le divin — deviendrait le pur jouet de nos sensations mobiles. Celui qui l’aurait admirée aujourd’hui la répudierait demain, et, chacun de nous pouvant la juger suivant son impression personnelle, on la verrait plus changeante que la fantaisie et moins durable que la mode. Un seul homme aurait le droit de proclamer beau ce que le genre humain tout entier trouverait laid. Ainsi paraîtrait légitime ce vieil adage, si faux quand on l’applique aux arts du dessin : On ne petit disputer des goûts. Erreur funeste qui consacre l’anarchie dans le domaine de l’esprit ! Le génie cesse-t-il d’être libre parce qu’il obéit à ses propres lois ? Et qu’est-ce donc que le génie, si ce n’est l’intuition rapide des lois supérieures ? Ces lois, il est permis à la philosophie de les connaître ; c’est son droit ; il lui appartient de juger si la forme est convenable à l’idée ; or, quelle que soit la variété inépuisable des formes, il en est toujours une qui est plus parfaite, et c’est la raison qui en décide, avec l’aide du sentiment.

Non, le beau n’est pas seulement ce qui plaît. Que de choses sont agréables sans être belles ! comme le fait observer Socrate à Hippias. Les plaisirs de la table, par exemple, peuvent-ils être appelés beaux ? Des nations entières trouvent agréables le café et le thé : quelqu’un dira-t-il que ce sont là de belles substances ?

Il ne faut donc pas confondre le beau avec l’agréable ; encore moins faut-il le confondre avec l’utile, qui est souvent son plus grand ennemi. Celui qui, dans un vase grec, ne verrait qu’un pot à eau, et dans une coupe de Cellini qu’une salière, celui-là les aurait bientôt détruits par l’usage. Utiliser, en effet, c’est approprier les choses à son désir, les convertir dans sa substance, les sacrifier. Le jour où les pontifes romains envisagèrent comme utiles les monuments antiques, ils en firent des ruines ; mais, chose admirable ! ces ruines devinrent plus belles encore que le monument lui-même. Ainsi le voyageur qui se promène la nuit dans le Forum éprouve un de ces ravissements dont l’âme conserve toujours l’ineffable impression. L’aspect de ces débris le plonge dans une rêverie délicieuse, solennelle, et pour lui l’arc de Titus, le Colisée, n’ont jamais été plus beaux que depuis qu’ils sont inutiles.

L’utile est le domaine de l’industriel ; le beau est l’apanage de l’artiste ; on admire les créations de l’art, on consomme les produits de l’industrie. Dès que la beauté n’est pas la première dualité d’un objet, cet objet n’est point une œuvre d’art. Un meuble utile peut avoir une certaine beauté, mais il n’est pas beau en lui-même et par essence ; il n’est qu’embelli. Quand l’utile et le beau sont réunis dans une même chose, il arrive souvent que la beauté semble en interdire l’usage, et, si elle l’emporte, l’objet devient alors inutile.

L’utilité est donc étrangère à la destination de l’art ; pour conserver sa dignité, sa grandeur, il doit avoir son but en lui-même. Si on en fait un missionnaire de la religion, un officier de morale, comme dit Mirabeau, ou un moyen de gouvernement, quelque brillant que soit son esclavage, il n’en sera pas moins esclave. Même au service des plus nobles causes, il ne peut devenir un instrument sans s’abaisser ou s’amoindrir, car l’inspiration libre est le plus illustre privilège de l’artiste. La liberté est la plus haute destination de l’esprit.

Il se peut sans doute que d’une belle œuvre d’art il ressorte une idée morale ; mais la morale dépend du spectateur qui la dégage ; c’est lui qui la trouve et qui la prouve. Lorsque la peinture était encore en son enfance, on représentait dans les tableaux des inscriptions morales écrites sur des cartels ou tracées sur des banderoles qui sortaient de la bouche des personnages. Ces naïvetés gothiques font voir jusqu’où allait l’asservissement du peintre, et jusqu’où il pourrait aller, si l’art acceptait pour mission de prêcher la vertu par le dessin et la couleur. Oubliant peu à peu sa véritable fin, qui est de manifester le beau, il retomberait bientôt en enfance ; le fond emporterait la forme ; la moi-ale absorberait la beauté : il n’y aurait plus d’art.

Maintenant, si nous rapprochons ce que nous avons distingué, nous verrons que, par un enchaînement merveilleux, l’art produit de lui-même ce qui n’est pas son but, c’est-à-dire qu’il est religieux et moral, utile et charmant.

Il est religieux, parce que le beau est un relief de Dieu même. Toute vérité enveloppée par une forme sensible et belle nous montre et nous voile l’infini ; elle couvre et découvre tout ensemble l’éternelle beauté. Il est moral, parce qu’il élève l’âme et la purifie : il est la splendeur du vrai, suivant une belle pensée platonicienne, modifiée par saint Augustin : splendor boni. Quand je suis en présence d’un chef-d’œuvre, j’éprouve le besoin de mettre mon âme à l’unisson. Si j’avais le sentiment de mon indignité, l’admiration serait pour moi un malaise, un reproche ; je me sentirais humilié de toute pensée basse : je ferais donc effort, une fois rentré en moi-même, pour effacer de ma nature les lâches qui me seraient apparues à cette vive lumière que projette la beauté.

L’art est utile aux sociétés, parce qu’il adoucit les mœurs ; il tempère la rudesse de l’homme, rien qu’en le donnant en spectacle à lui-même. Lorsque, jeté par la tempête sur les côtes d’Afrique, Énée arrive secrètement à Carthage, il entre dans le temple de Junon et il y voit une suite de peintures qui représentaient le siège de Troie. À cette vue, ses inquiétudes se calment, et il renaît à l’espérance : « Rassurons-nous, » dit-il à son compagnon, « ici les malheureux trouvent des cœurs compatissants. »

« En voyant chaque jour, » dit Platon dans sa République, « des chefs-d’œuvre de peinture, de sculpture et d’architecture, les génies les moins disposés aux grâces, élevés parmi ces ouvrages comme dans un air pur et sain, prendront le goût du beau, du décent et du délicat ; ils s’accoutumeront à saisir avec justesse ce qu’il y a de parfait ou de défectueux dans les ouvrages de l’art et dans ceux de la nature, et cette heureuse rectitude de leur jugement deviendra une habitude de leur âme. »

Laissez donc faire les grands artistes : sans songer à nous plaire, ils nous raviront ; sans vouloir nous moraliser, ils élèveront notre âme. Laissez l’aire la beauté : d’elle-même, fille gracieuse et voilée, elle nous conduira auprès de sa sœur austère, chaste et nue… la Vérité.