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Grammaire des arts du dessin/Origine et caractère

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ORIGINE ET CARACTÈRE

DES ARTS DU DESSIN

Il y a trois arts principaux du dessin : l’architecture, la sculpture, la peinture. Avant de formuler les lois qui régissent chacun de ces trois arts, il importe d’en indiquer à grands traits l’origine et le caractère, en commençant par l’architecture, celui des trois qui est le générateur des deux autres.

L’œuvre d’art par excellence est la Création, dont l’éternel artiste est Dieu. Ainsi, antérieurement à la venue du genre humain sur la terre, l’idéal suprême était manifesté, et il remplissait l’univers.

Lorsque l’homme parut à son tour, cette architecture divine fut son premier spectacle et son premier étonnement… Mais elle était sans bornes, et il ne pouvait l’embrasser de ses regards ; elle paraissait dans un désordre immense, et son esprit en demeurait accablé ; elle était sublime, et il n’apportait en lui que les éléments du beau : l’ordre, la proportion, la symétrie.

Au milieu d’une nature aveugle, souvent hostile, et terrible parce qu’elle était inconnue, l’homme arrivait avec sa volonté libre et son intelligence. La loi même de son développement lui avait créé des obstacles et suscité des ennemis, de sorte qu’en attendant qu’il admirât les grandes scènes de la nature, il était forcé de la combattre et de la vaincre. Qu’il ait commencé à se créer un abri contre l’inclémence de l’air et qu’il ait inventé dès le principe les grossiers rudiments d’une cabane, cela est certain ; mais ces humbles commencements ne sont pas l’origine de l’architecture. Le besoin qui fit fermer l’entrée des cavernes, ou construire des huttes de terre et de feuillages, n’engendra qu’une industrie, et n’a rien à voir avec le plus grand des arts qui font ici l’objet de nos études… Les premières tribus du genre humain sont errantes ; elles se dispersent pour la chasse ou se déplacent continuellement pour chercher des pâturages nouveaux. Elles passent donc par l’état de chasseur et par la vie pastorale, avant d’arriver à l’agriculture, qui suppose les hommes fixés, et à l’architecture, qui les suppose réunis.

Après Nemrod, qui fut « un puissant chasseur devant l’Éternel », dit la Genèse, vint Assur, qui bâtit Ninive et les rues de la ville. Mais des villes ont pu exister avant qu’il s’élevât aucun de ces monuments qui attestent l’invention d’une véritable architecture. Tant que les hommes ne sont pas liés entre eux par une croyance commune, ils ne forment pas encore un peuple, car l’intérêt, qui a pu les rassembler hier, demain peut-être les divisera. La société n’est bien constituée que du jour où l’idée de Dieu, énoncée par un prophète ou formulée par la poésie, réunit les hommes dans une sphère supérieure en leur inspirant un même sentiment de terreur ou d’adoration pour l’Être mystérieux qui les a jetés dans l’histoire. C’est alors seulement que s’élèvent les premiers ouvrages de l’architecture, et ces ouvrages n’ont aucun rapport avec l’habitation de l’homme. Ce sont de purs symboles qui expriment une haute pensée religieuse ou qui serviront à consacrer un grand souvenir. « Venez, bâtissons-nous une ville, se disent les descendants de Noé, et une tour dont le sommet soit jusqu’aux cieux, et acquérons-nous de la renommée, de peur que nous ne soyons dispersés sur toute la terre. » Ainsi, dans la crainte d’un nouveau déluge ou de quelque autre catastrophe, les Noachides élèvent la tour de Babel, soit comme un point de ralliement, soit pour transmettre aux générations futures, avec un témoignage de la puissance humaine, le souvenir du cataclysme où toute l’humanité avait failli périr. L’architecture est donc symbolique et religieuse au commencement des sociétés. Lorsque le langage est encore dans l’enfance, les peuples s’expriment par des signes plus que par des mots. Ils n’écrivent pas leurs idées, ils les montrent.

Le sentiment du beau, avons-nous dit, est inné dans l’homme ; mais il y est à l’état de réminiscence obscure, comme s’il l’eût apporté d’un monde antérieur où il aurait jadis vécu. Ce sentiment dut être réveillé par la contemplation de l’univers, dès que l’homme, déjà plus puissant que la nature, eut assez de loisir pour la contempler. Ainsi naquirent les premiers arts. Une certaine imitation en fut sans doute le principe, mais une imitation éloignée, une pure analogie. L’homme, voulant reproduire à sa manière la création qui l’étonné, cherche tout d’abord à se former un monde artificiel. Or tout le spectacle de la création est renfermé dans l’espace, et il se continue dans le temps. Mais l’homme, ne pouvant embrasser l’espace sans bornes ni le temps sans limites, les définit, les proportionne à lui-même et les mesure. En mesurant l’étendue, il découvre la géométrie ; en mesurant la durée, il découvre les nombres, et ces deux inventions de son esprit, dès que le sentiment les anime, deviennent deux grands arts, qui sont l’Architecture et la Musique.

Ces deux arts primaires, universels, pères de tous les autres, naissent en même temps : ils sont jumeaux, et ils sont l’un à l’autre ce que l’esprit est au corps. On a appelé l’architecture la Musique de l’étendue ; on pourrait considérer la musique comme l’architecture des sons. C’est à la fraternité des deux arts que se rapportent la gracieuse fable d’Amphion bâtissant les murs de Thêbes aux accords de sa lyre, et ce trait de la vie de Pythagore raconté par Nicomaque : ayant écouté attentivement le bruit cadencé et alternatif de trois marteaux sur une enclume, Pythagore, charmé des sons inégaux de l’airain retentissant, fit peser les marteaux et trouva dans les proportions mêmes du poids les proportions du son, tirant ainsi des lois de la gravité les secrets d’une harmonie musicale.

Au commencement des sociétés, l’architecture est conçue comme une création qui doit entrer en concurrence avec la nature et en reproduire les aspects les plus imposants, les plus terribles. Le mystère est donc la condition de son éloquence. Aussi n’accuse-t-elle aucun but final, aucune intention précise. Elle symbolise la pensée obscure de tout un peuple, et non la claire volonté de tel individu, de telle classe. Dans la civilisation compliquée des temps modernes, l’architecture se spécialise, chaque édifice affecte un caractère déterminé, et c’est même un honneur pour l’architecte que d’avoir marqué avec évidence le but de son œuvre… Il n’en était pas ainsi dans les temps antiques. Les monuments des premiers âges n’ont aucune destination apparente, ne portent aucun caractère sensible d’utilité ; ils parlent fortement aux yeux et vaguement à l’esprit. Le sacerdoce qui les avait conçus s’en était réservé la signification mystique. De même que Dieu est à la l’ois présent et voilé dans l’univers, de même la pensée de l’architecte résidait dans le temple, visible et cachée. Si les murailles se couvraient de signes empruntés de la nature, la foule n’en comprenait pas le sens, et celui-là même qui creusait sur la pierre cette écriture énigmatique n’en possédait ni la signification ni la clef. Ainsi les manifestations mêmes de l’idée étaient confiées à une littérature indéchiffrable, et le mystère s’incrustait dans le granit.

En remontant aux époques primitives, on aperçoit deux genres de construction bien distincts, l’un pour le corps, l’autre pour l’âme. À côté de l’industrie qui bâtit la demeure où l’homme renferme sa famille et sa personne, l’architecture édifie le monument qui doit résumer les croyances ou les aspirations d’un peuple entier, et qui sera l’habitation commune de toutes les âmes. On a dit souvent que, de ces deux choses, la seconde était née de la première ; que le temple de Dieu avait eu pour modèle rudimentaire la maison de l’homme. Si l’on regarde aux origines, c’est là une erreur profonde. En élevant les constructions colossales qui nous étonnent, les premiers architectes, qui sont des prêtres, veulent éveiller et entretenir le sentiment religieux dans la multitude. Pour cela, ils lui font élever des monuments qui, devant être un obscur emblème de la divinité, reproduiront, dans un modèle idéal, les grands traits de l’architecture naturelle. Tantôt ils imitent le sublime des hautes montagnes en construisant les Pyramides, instar montium eductæ pyramides, dit Tacite, et à ces montagnes artificielles ils donnent une figure symbolique, c’est-à-dire des surfaces dont les membres sont vénérés ou redoutables. Tantôt ils imitent le firmament par des plafonds étoilés, et les cavernes par des labyrinthes souterrains, tantôt ils rappellent les plaines de la mer par de grandes lignes horizontales, les rochers à pic par des tours, et les forêts de la nature par des forêts de colonnes. Quelquefois, comme dans l’ancienne Perse, l’édifice est placé sur une éminence et ouvert par en haut ; il a pour piédestal une montagne et pour toiture le ciel, de sorte que la nature est appelée à concourir aux magnificences de l’art qui veut rivaliser avec elle. Mais, encore une fois, ces monuments n’ont aucune ressemblance voulue avec la cabane rustique ou la tente du pasteur. Ce n’est pas la demeure de l’homme qu’ils imitent dans une héroïque émulation, c’est l’architecture divine.

« Le palais le plus vaste, le plus somptueux, dit Humbert de Superville, dès qu’il sert visiblement d’habitation à l’homme, cesse de s’adresser au sentiment. Les rangées de fenêtres au dehors y accusent le morcellement en étages. Les escaliers qui conduisent au faîte semblent interdire à la pensée de s’y porter. C’est le corps qui s’y traîne de pièce en pièce ; l’imagination y est partout à l’étroit et sans aliment… Point d’architecture possible comme art émulateur, là où l’homme peut s’en expliquer ou s’en appliquer les conceptions. » Le Vatican, l’Escurial, ne renferment qu’un être faible et mortel : les pyramides, les labyrinthes, les pagodes recèlent des pensées secrètes, des sciences non révélées à la foule, des esprits formidables, des spectres gigantesques, des morts.

Plus tard, quand, après la nature, l’humanité sera divinisée à son tour, l’architecte grec pourra sans doute rappeler aux yeux, par une allusion souriante, les éléments de la primitive industrie du constructeur ; il pourra figurer, par une chaumière métamorphosée en temple, l’habitation de l’homme changé en Dieu… Mais quand le genre humain, encore ému des catastrophes qui ont pensé l’engloutir, croit entendre dans le tonnerre la voix de Dieu même, lorsque l’Éternel partout présent n’a pas encore délégué sa puissance aux enfants des hommes, la religion n’est qu’un panthéisme vague, obscur, qui confond le Créateur avec son œuvre. Alors les prêtres cherchent à reproduire les traits les plus imposants de l’univers en empruntant au suprême artiste ses propres matériaux, la pierre, le marbre ou le granit, et en les employant comme lui, sous les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur. Alors ils imitent, mais toujours de loin, ces grands spectacles de la nature qui, selon l’expression de Montaigne, ne pratiquent point notre jugement, mais le ravissent et le ravagent !

Telle est l’origine de l’architecture. C’est, tout d’abord, une nature reconstruite par l’homme. Voilà pourquoi elle commence par viser au sublime. Elle devient belle lorsqu’elle applique à son œuvre les lois et les proportions d’un autre exemplaire, le corps humain ; car, nous l’avons dit, le beau est l’apanage essentiel de l’homme ; le sublime appartient à l’univers.

Originairement tous les arts sont renfermés dans l’architecture, et ils en dépendent. Les plus anciens monuments, ceux qui sont placés à l’extrémité des siècles, le plus près du berceau de la race humaine, portent des traces de peinture, de sculpture, d’écriture. Si par la pensée nous nous transportons dans un de ces temples antérieurs à ce qu’on appelle l’histoire, nous y voyons comme un abrégé du monde, comme une image symbolique du panthéisme ou de l’émanation qui fut la religion des sociétés primitives de l’Orient. L’émanation est le dogme suivant lequel Dieu aurait fait sortir de lui-même la substance et la forme de l’univers. Cette conception de Dieu, confuse, immense, unie à un sentiment profond des énergies de la nature, détermine le caractère des premiers temples. Ils ont des proportions colossales, un sens mystérieux, et ils présentent comme un résumé de la nature entière. Sur les murailles sont gravés des végétaux de toute espèce, des êtres réels ou à moitié imaginaires, même des corps inertes. Les chapiteaux reproduisent tantôt des plantes gracieuses, tantôt des masques humains ondes têtes d’animaux. L’image de l’homme est sculptée en relief, mais rigide, immobile ; adossée au mur ou au pilier, elle fait corps avec l’édifice. Tandis que les vides, très rares, sont ménagées au jeu d’une lumière discrète qui ne pénètre le plus souvent que par des ouvertures supérieures, les pleins sont couverts de peintures, et la pierre se colore de mille nuances qui rappellent avec intensité l’azur du ciel, le vert des prairies, le plumage des oiseaux, le ton des fleurs. Mais un temple muet et sans mouvement ne réaliserait pas son type, qui est l’univers. La musique y fait donc entendre les bruits de la nature, rythmés selon les divers sentiments de l’âme humaine et devenus comme un écho du monde invisible. Il semble que l’idéal ait consenti à se manifester dans les vibrations de l’air, par une langue sans parole. Cependant, aux cadences de la musique correspondent des danses sacrées qui vont ajouter le mouvement à la création de l’artiste ; et l’architecte du temple, le prêtre qui a eu le loisir d’observer le cours des astres, d’étudier les grandes lois de la vie universelle et de les exprimer secrètement par des nombres, dirige lui-même les chœurs liturgiques qui donnent à son œuvre l’animation et la vie. « Ces chœurs, a dit de nos jours un prêtre illustre (dans l’Esquisse d’une Philosophie), représentaient par des évolutions symboliques les mouvements, tels qu’on les concevait, des corps célestes dans leurs orbites, les révolutions apparentes du soleil et de ses satellites autour de la terre, qu’il féconde, et les phénomènes généraux des puissances génératrices. »

Ainsi tous les arts sont contenus dans cet art initial, l’architecture, et de leur ensemble se dégage la poésie, c’est-à-dire le sentiment de la vie universelle, l’aspiration à l’infini. Ce sentiment, l’architecture peut l’éveiller en nous, non seulement par l’immensité de ses proportions et par l’aspect de ses masses indestructibles, qui nous procurent la notion d’une durée éternelle, mais encore par le caractère absolu de ses figures géométriques ; car, suivant la profonde remarque de Schelling, chaque cercle est identique à tous les cercles, chaque triangle est identique à tous les triangles de même espèce, et chaque carré représente tous les carrés, de sorte que les constructions mathématiques de l’architecte sont à la fois particulières et générales, unes et universelles : l’idée et le réel s’y confondent ; elles sont belles d’une éternelle beauté.

Par cette grandeur absolue des mathématiques, l’architecture semble racheter en quelque manière son infériorité à l’égard de la nature, qui fut son premier modèle. C’est la pensée qu’a exprimée, plus hardiment encore, l’auteur de l’Origine des Dieux, Edgar Quinet, lorsqu’il a dit : « L’idée du polyèdre, conçue par Pythagore ou Platon, n’a point encore été atteinte par les cristaux les plus purs des montagnes. Depuis que les globes célestes roulent dans leurs orbites, ils n’ont point poli et corrigé leurs surfaces jusqu’à égaler le type de la sphère gravée sur le tombeau d’Archimède. Les formules de Kepler et de Galilée, tout invisibles qu’elles sont, plus vieilles que l’univers, n’ont pu encore être obéies, malgré l’éternelle course des astres qui les poursuivent ; et la vie de la nature n’est autre chose qu’un inépuisable effort pour se construire sur ces vérités immuables, éternellement disposées dans l’esprit divin, et tout à coup retrouvées dans le temps par l’intuition de la science. »

Quelle que soit néanmoins la dignité de l’architecture, elle est en un sens inférieur à la musique. L’architecte, en effet, s’adjuge l’espace, qui est une perception de la vue ; le musicien mesure le temps, qui est une conception de l’esprit. Invisible, impalpable, la musique a donc plus de spiritualité que l’architecture. Celle-ci est un art extérieur et matériel ; celle-là est un art interne et qui dérive directement de l’âme. Mais l’une et l’autre, usant de la proportion et de la consonance, nous causent des impressions quelquefois sublimes et qui semblent tout à fait contraires aux moyens qu’elles emploient. Par un prodige inconcevable, et dont le pareil ne se trouve que dans l’architecture, la musique, comme dit Rousseau, peut représenter ce qu’il est impossible d’entendre : elle peint avec des sons la paix du sommeil, le calme de la nuit, le désert ; par le mouvement elle fait naître l’idée de repos, et par le bruit elle exprime le silence !… Il en est ainsi de l’architecture. Rien de plus étrange, de plus mystérieux, de plus inattendu que les effets qu’elle produit lorsqu’elle est symbolique et monumentale. Les pensées qu’elle communique sont obscures, mais frappantes ; l’expression en est vague et cependant énergique. Chose étonnante ! ce sont des assises de pierre, des blocs de marbre qu’on a chargés de nous transmettre les sentiments les plus élevés, les plus délicats, souvent les plus tendres ; c’est de la matière la plus pesante, la plus inerte, que se dégage ce qu’il y a de plus subtil dans l’âme humaine, ou, pour mieux dire, dans l’âme universelle. Il est arrivé que les ruines d’une architecture de granit ont excité parmi des masses d’hommes un enthousiasme comparable aux magiques impressions d’une musique enivrante : lorsque l’expédition française en Égypte, après une longue marche dans le désert, arriva devant les colossales ruines de Thèbes, l’armée entière, saisie d’admiration, battit des mains en poussant un grand cri.

Si l’architecture est le premier des arts du dessin, ce n’est pas uniquement parce qu’elle les a tous précédés, tous contenus dès l’origine, c’est aussi parce que ses œuvres sont plutôt une création qu’une imitation, et qu’ainsi elle réalise à merveille cette interprétation de la nature, qui est la vraie définition de l’art. Le sculpteur, le peintre trouvent dans la nature un modèle précis, achevé, complet, qu’il leur faut inciter pour arriver à l’expression de leurs sentiments ou de leurs idées, et l’imitation, qui n’est pas leur but, est du moins leur moyen. Quant à l’architecte, il ne copie précisément aucun modèle ; il s’assimile, selon ses forces, non les choses créées, mais l’intelligence qui les créa. Il imite le Créateur, non pas tant dans ses ouvrages que dans ses pensées.

Quel profond savoir, quelle variété de connaissances ne supposent pas les monuments primitifs de l’Égypte et de l’Inde dans les corporations sacerdotales qui les conçurent ! C’était, encore une fois, toute une philosophie qui était exprimée par ces pagodes, ces pyramides, ces labyrinthes, et l’architecte si longtemps classique des temps modernes, Vitruve, était loin d’exagérer l’importance de son art lorsqu’il écrivait, au siècle d’Auguste, plus de quatre mille ans après la construction des Pyramides : « L’architecte doit savoir écrire et dessiner, être instruit dans la géométrie et n’être pas ignorant de l’optique ; avoir appris l’arithmétique et savoir beaucoup de l’histoire ; avoir bien étudié la philosophie, avoir connaissance de la musique et quelque teinture de la médecine, de la jurisprudence et de l’astrologie. »

Mais par cela même qu’ils représentent l’esprit des peuples, leurs croyances, leur Manière de concevoir Dieu et le monde, les monuments de l’architecture sont les pages les plus sincères de l’histoire : voilà pourquoi leurs débris mêmes nous apprennent tant de choses sur la vie morale des sociétés. Les ruines de l’architecture sont les ossements fossiles de l’histoire humaine. De même qu’en creusant la terre on y trouve les squelettes monstrueux des espèces éteintes que recomposera le génie du naturaliste, ainsi, en creusant le temps, on y découvre les traces de peuples disparus, de religions mortes, dans ces monuments en ruines qui sont les membres dispersés, les ossements des grands êtres qu’on appelle des nations. « Les peuples qui ont la même architecture, a dit excellemment Gioberti (Discorso sul bello), ne font qu’une seule et même société, comme les animaux qui ont la même structure ne font, en dépit des variétés apparentes, qu’une seule et même famille. »

À l’époque où les sociétés orientales élevèrent leurs premiers monuments, ou plutôt les monuments les plus anciens que nous connaissions et qui ne durent pas être les premiers, à cette époque, disons-nous, le sacerdoce était dominant et supérieur. Dans ses corporations se conservaient le dépôt des connaissances humaines, la clef de l’écriture sacrée, l’étalon des mesures, la tradition des arts, les secrets de la philosophie religieuse, et l’architecture enveloppait tout cela dans sa majestueuse unité. Cette suprématie se maintint durant des siècles. Mais, par la suite des temps et par le fait des guerres successives et des conquêtes, la caste sacerdotale perdit de son importance, jusqu’alors exclusive. La classe des guerriers, d’abord soumise aux prêtres, se déroba à leur domination, et peu à peu devint une puissance rivale. À côté du temple s’éleva le palais, et le chef des milices balança par son influence et par l’éclat des armes la souveraineté du pontife. Alors les pouvoirs furent partagés, et il arriva souvent que deux villes se formèrent dans le même État ; d’un côté la ville royale et militaire, de l’autre la ville sacrée et pontificale. L’histoire en offre plusieurs exemples : dans l’ancienne Perside, Persépolis et l’Ecbatane des Mages ; dans l’Inde, Amretsir et Lahore ; dans l’empire des Arabes, Bagdad et la Mecque ; à Babylone enfin, la cité sainte de Bélus et la cité monarchique de Nabuchodonosor, bâties sur les deux rives de l’Euphrate et ainsi séparées par le fleuve. À la longue, le sacerdoce fut primé par la puissance des laïques ; c’est ainsi qu’en Égypte, les magnificences de Thèbes, ville des Pharaons, finirent par éclipser l’antique Méroë, qu’avaient rendue si célèbre ses collèges de prêtres, ses groupes de temples et ses observatoires où était née l’astronomie.

Alors eut lieu, non précisément la séparation des arts, mais leur émancipation. La sculpture, la peinture, ne figuraient dans le temple qu’à l’état de symboles ; elles y étaient immobiles, incorporées à la pierre et humblement soumises à la majesté impérieuse du dogme. Les prêtres leur avaient imposé des patrons invariables pour tous les genres d’ouvrages. « Les modèles, dit Platon, étaient déposés dans le temple, et défense était faite aux artistes de s’en écarter jamais. » Quand le pouvoir laïque eut supplanté le sacerdoce, les arts contenus dans l’architecture furent délivrés par cela même d’un joug tyrannique. Ils se détachèrent des murailles du temple, et on les vit sortir des profondeurs du sanctuaire pour se répandre dans la société profane, orner les palais, les jardins, les gymnases, et entrer jusque dans l’intimité domestique. Dès lors affranchies, la sculpture, la peinture, perdirent de cette grandeur solennelle que leur avait prêtée l’architecture lorsqu’elle les abritait dans sa primordiale unité, mais elles conquirent le mouvement, la variété, la liberté, la vie. « De même, dit Lamennais, que les êtres renfermés dans le monde naissant, où ils n’ont qu’une existence virtuelle, se dégagent peu à peu, s’individualisent dans le tout qui en contenait le germe, ainsi, de l’architecture, leur matrice commune, se dégagent, par une sorte de travail organique, les arts divers qu’elle contenait virtuellement, et qui, toujours unis à elle, quoique distincts d’elle, s’individualisent à mesure que s’opère cette évolution correspondante à l’évolution de l’univers. »

La sculpture fut la première à se détacher des entrailles maternelles. Elle n’était au commencement qu’un relief timide dont les profils étaient définis au moyen d’une vive coloration ; plus tard elle s’accusa par une saillie plus forte et qui se prononçait d’elle-même, mais toujours dépendante des lignes de l’architecture, toujours attenante à l’édifice. Si la figure faisait un pas en dehors, l’une des jambes était encore engagée dans la pierre du mur… Des siècles se passèrent durant lesquels la sculpture conserva cette attitude ; mais enfin la statue rompit sa dernière attache ; elle sortit du temple complète, vivante et libre.

Comme l’architecture, la statuaire agit sur la matière inorganique et la façonne sous les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur. Mais l’architecte, voulant rappeler vaguement la création, la représente tout entière dans son œuvre ; le sculpteur, choisissant dans le vaste sein de la nature l’être en qui se manifeste l’intelligence, se propose d’exprimer l’esprit sous la forme qui lui est propre, la forme humaine. Ainsi la sculpture devient un art indépendant le jour où l’homme, après avoir adoré le Dieu-Univers, commence à se connaître et à s’admirer lui-même. Du sein des multitudes qui composent les peuples, sont sortis des héros bienfaiteurs que d’abord on a glorifiés, que bientôt l’on divinise, et la religion, transforme, se représente Dieu sous la figure d’un homme, de l’homme parfait. Après le panthéisme de l’Orient, exprimé par l’architecture, qui est un abrégé du monde, vient le polythéisme de la Grèce, représenté par la sculpture, qui est l’apothéose de l’humanité. La sculpture sera donc chez les Grecs l’art par excellence, l’art dominant, comme l’architecture avait été par excellence l’art des Orientaux.

Cependant un autre art se sépare du berceau commun, c’est la peinture ; elle s’affranchit la dernière. Soumise dès l’origine à la coloration des surfaces et des reliefs, elle adhère aux voûtes, aux murailles et aux saillies de l’ornementation. Tant que la religion est mythologique, la peinture est un art secondaire ; elle est subordonnée à la sculpture, comme celle-ci l’était dans le principe à l’architecture. Pourquoi ? parce que l’art statuaire, l’art dominant, voulant diviniser l’homme, l’a isolé de la nature, l’a représenté nu, en écartant de son image toutes les circonstances passagères de la vie terrestre et du monde environnant, et qu’ainsi il a pu, il a dû se passer de la couleur, puisque l’homme nu est un être presque monochrome, c’est-à-dire d’un seul ton. Il est donc clair que, sous l’empire de la religion mythologique qui donnait à toute chose la forme humaine, qui sous cette forme se figurait non seulement Dieu, mais la nature entière, les fleuves, les montagnes, les prairies, les champs et les bois, la peinture devait jouer un rôle secondaire, puisqu’elle n’avait pas à représenter toute cette création antérieure à l’homme, dont la vraie parure est dans l’écrin des couleurs. Là où le printemps et les fleurs n’étaient qu’une jeune fille qui s’appelait Chloris, là où la prairie n’était qu’une nymphe étendue, et où l’écorce du laurier-rose ne cachait qu’à demi le corps de Daphné, comment le peintre aurait-il pu faire autre chose qu’un bas-relief de figures humaines, varié de simples nuances ?

Vint enfin le christianisme, qui à la beauté physique substitua la beauté morale et préféra hautement l’expression de l’âme à la perfection du corps. Tout homme fut grand à ses yeux, non par ses membres périssables, mais par son âme immortelle. Avec une telle religion commence le règne de la peinture, qui est un art plus subtil, plus immatériel que les autres, plus expressif et aussi plus individuel. En voici les preuves :

Au lieu d’agir, comme l’architecture et la statuaire, sur les trois dimensions de la matière pesante, la peinture n’agit que sur une surface, et elle produit ses effets avec une chose impondérable qui est la couleur, c’est-à-dire la lumière. Hégel a dit avec une sagacité admirable : « Dans la sculpture et l’architecture, les formes sont rendues visibles par la lumière extérieure. Dans la peinture, au contraire, la matière, obscure par elle-même, a en soi son élément interne, son idéal : la lumière ; elle tire d’elle-même sa clarté et son obscurité. Or l’unité, la combinaison du clair et de l’obscur, c’est la couleur. » Le peintre se propose donc de représenter, non pas les corps avec leur épaisseur réelle, mais simplement leur apparence, leur image, et par cela même c’est à l’esprit qu’il