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Grammaire des arts du dessin/VI

La bibliothèque libre.
Librairie Renouard (p. 25-35).


VI

DE LA FIGURE HUMAINE


« L’art, dit Winckelmann, doit commencer, comme la sagesse, par la connaissance de nous-mêmes. » Quel objet plus digne de nos études pourrions-nous choisir dans la nature entière, que l’être en qui sont résumées toutes les créations antérieures, en qui sont fondus tous les contrastes et toutes les harmonies, la variété et l’unité, le pair et l’impair, la liberté et la règle, la disparité et la symétrie ?

Le corps de l’homme, debout sur le sol, est le prolongement d’un rayon du globe perpendiculaire à l’horizon. L’axe de son corps, parti du centre de la terre, va rejoindre les cieux. Cette ligne verticale, qui est l’axe, divise le corps de l’homme en deux parties parfaitement symétriques. Passant à égale distance des organes doubles et au milieu des organes simples, elle montre, dans la largeur, une admirable pondération. Deux yeux reçoivent l’impression de la lumière, deux oreilles perçoivent les sons, deux narines s’ouvrent aux odeurs, et si une membrane unique est affectée aux saveurs, elle est manifestement divisée en deux segments par une ligne médiane. Cette ligne traverse tout le corps sans être partout apparente ; mais le trajet en est indiqué, comme l’observe Bichat, par des points de repère évidents, tels que « les rainures de l’extrémité du nez et du milieu des lèvres, la fossette du menton, le nombril, le replié du périnée, la saillie des apophyses épineuses, l’enfoncement moyen de la partie postérieure du cou. » L’homme, enfin, a deux épaules, deux bras et deux mains, deux jambes et deux pieds, c’est-à-dire une vie droite et une vie gauche, l’une pouvant, au besoin, suppléer l’autre. Mais, dans la longueur, il n’en est plus de même. Ici, l’inégalité des divisions vient contraster avec la symétrie bilatérale et en rompre l’uniformité. Les bras sont plus longs que le torse, les jambes sont plus longues que les bras, et le torse domine à son tour les autres membres par son volume et son importance. Mais la similitude reparaît, au sein de l’inégalité, dans la subdivision des membres, car le bras se partage en trois parties inégales, comme la jambe, et le pied se termine par cinq doigts, comme la main. Ainsi le corps humain, offrant l’opposition

dans la symétrie et la diversité dans l’équilibre, réalise ce principe de l’antique initiation : « L’harmonie naît de l’analogie des contraires. » Toutes les expressions harmoniques sont réunies dans la figure de l’homme. La forme de la tête humaine, dit Bernardin de Saint-Pierre, approche de la sphérique, qui est la forme par excellence. Sur sa partie antérieure est tracé l’ovale du visage, terminé par le triangle du nez, et entouré des parties radiées de la chevelure. La tête est, de plus, supportée par un cou qui a beaucoup moins de diamètre qu’elle, ce qui la détache du corps par une partie concave.

« Cette légère esquisse nous offre d’abord les cinq termes harmoniques de la génération élémentaire des formes. Les cheveux présentent la ligne ; le nez, le triangle ; la tête, la sphère ; le visage, l’ovale, et le vide au-dessous du menton, la parabole. Le cou, qui, comme une colonne. supporte la tête, offre encore la forme harmonique très agréable du cylindre, composé du cercle et du quadrilatère.

« Ces formes ne sont pas tracées d’une manière sèche et géométrique, mais elles participent l’une de l’autre, en s’amalgamant mutuellement, comme il convenait aux parties d’un tout. Ainsi, les cheveux ne sont pas droits comme des lignes, mais ils s’harmonisent, par leurs boucles, avec l’ovale du visage. Le triangle du nez n’est ni aigu ni à angle droit ; mais, par le renflement onduleux des narines, il s’accorde avec la forme en cœur de la bouche, et, s’évidant près du front, il s’unit avec les cavités des yeux. Il en est ainsi des autres parties, la nature employant pour les joindre ensemble, les arrondissements du front, des joues, du menton et du cou, c’est-à-dire des portions de la plus belle des expressions harmoniques, qui est la sphère. »

Tout ce qui avait, dans les animaux, le caractère de la nécessité, est devenu beauté dans le corps de l’homme. Le torse, enveloppe protectrice de la vie organique, présenterait une masse lourde, s’il n’était évasé avec élégance, varié de parties osseuses et de parties molles, accidenté par les saillies et les dépressions qu’y forment les clavicules et les omoplates, l’attache des bras, les aisselles, le sternum, qui divise la poitrine en deux, et la colonne vertébrale, qui partage le dos en parties égales ; puis les côtes et leurs cartilages, le creux de l’estomac, les deux mamelles pectorales, convexes et arrondies, avec leurs aréoles, les sillons latéraux de l’abdomen, les crêtes iliaques, la concavité des aines, et enfin le nombril, qui est la porte murée de la vie organique, comme les yeux sont les fenêtres ouvertes de la vie animale. Que si la base du corps eût été proportionnée au tronc, elle eût été difforme ; si la jambe n’était pas double, elle formerait une base trop étroite, et si chacune des deux jambes n’eût pas été plus mince que le torse, elle eût été embarrassée de son propre poids et n’aurait pu mouvoir le tronc qu’elle doit porter. Mais le jeu de ces combinaisons mécaniques se cache sous le revêtement d’un tissu qui adoucit toutes les formes, assouplit tous les rouages et marie toutes les courbes imaginables.

Quelle étonnante richesse d’articulations, quelle prodigieuse quantité de formes et de caractères dans les extrémités supérieures et inférieures du corps, c’est-à-dire dans le bras, l’avant-bras et la main, dans la cuisse, la jambe et le pied ! Et à travers cette diversité, combien d’analogies agréables et de consonnances ! Ainsi, le creux des saignées et l’aplatissement de l’avant-bras sont opposés à la saillie des muscles qui recouvrent l’épaule et l’humérus, comme la concavité des cuisses contraste avec le renflement du mollet. De même que l’avant-bras s’amincit près du poignet, de même la jambe s’effile près des malléoles ; passant de la rondeur au méplat, ces deux parties du corps sont l’une et l’autre moins larges de face que de profil. Tandis que les genoux se correspondent symétriquement, les chevilles, dans chaque jambe, sont différentes de hauteur et de volume et forment ainsi deux accidents inégaux entre eux, mais également répétés d’une jambe à l’autre. Que dire des pieds et des mains, et de l’innombrable variété de contours, d’aspects, de physionomies que présentent ces membres, suivant qu’ils sont déviés à droite ou à gauche, agités ou en repos, contractés ou abandonnés, fléchis ou étendus ! Quel animal pourrait manifester par l’ensemble de ses mouvements, tout ce que la seule main de l’homme peut exprimer ? Par les mains, dit Montaigne, « nous requérons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, répétons, craignons, doutons, instruisons, commandons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, flattons, applaudissons, bénissons, moquons, réconcilions, exaltons, réjouissons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, examinons, taisons. » Enfin le corps humain est une machine d’autant plus admirable, que le mécanisme en est évident pour l’esprit, mais voilé au regard. À chaque instant cette géométrique vivante est dissimulée par le mouvement, rompue par la perspective, masquée par la grâce. La figure humaine est donc une parfaite image de cette eurythmie qui, chez les Grecs, signifiait l’ensemble de toutes les mesures, la variété des accords contenue dans l’unité du concert.

Cherchons maintenant à quoi répond cette beauté par excellence, cette merveilleuse eurythmie du corps humain.

L’homme est le seul être créé pour la vie de relation, pour la vie de l’espèce. Au-dessous de lui, l’existence est emprisonnée dans les conditions de l’organisme ou réduite aux mouvements de l’instinct. Considérons une plante : elle vit d’une vie interne et solitaire, d’une sensibilité silencieuse. On la voit naître, croître et périr sur le sol qui en reçut le germe. Elle peut avoir quelque régularité dans ses formes répétées, correspondantes ou alternes, mais elle n’a que des dimensions : elle n’a pas encore de proportions. En effet, la proportion est le rapport constant d’une certaine partie avec le tout et avec les autres parties du tout… Que si l’être ainsi ébauché vient à se revêtir d’un appareil d’organes extérieurs, le végétal s’élèvera de la vie organique à la vie animale, à celle qui doit le mettre en communication avec les êtres environnants ; il va entrer dans le règne où se prépare l’habitation de l’intelligence : il était vivant, il devient animé.

Dans les animaux se manifestent déjà l’ordre, la proportion et la symétrie ; mais comme la plante était une ébauche de la vie, l’animal n’est qu’une ébauche de la beauté. Fixé en certaines régions, borné à une seule industrie, gouverné par l’instinct, il n’a qu’un semblant de liberté et de vouloir. Il établit des relations, mais il n’a, pour communiquer ses désirs ou ses craintes, qu’une voix, un glapissement, un cri. Ayant tout reçu de la nature, leurs vêtements, leurs fourrures, leurs armes et des aliments à leur portée, les animaux n’ont plus rien à conquérir, et le progrès, par cela même, leur est interdit. Ce sont des instruments admirables qui paraissent attendre une volonté supérieure pour la servir. Ils ont la vie extérieure sans doute, mais non point la vie de l’espèce. Incapables de pénétrer l’essence des choses, ils ne sauraient posséder entièrement le beau, parce qu’ils n’en possèdent point l’idée.

Maintenant, si nous montons au sommet de la création terrestre, nous voyons tout à coup apparaître la raison. Ce qui était animé est devenu intelligent, ce qui était symétrique est devenu beau. La plante était muette, l’animal avait une voix, un cri : l’homme seul a le langage et la mélodie. Le végétal était captif, la bête se mouvait dans le cercle fatal de ses instincts : l’homme seul est libre, et il est libre en vertu du principe même qui lui fait comprendre la nécessité. En lui la vie extérieure de l’animal est devenue collective : il communique non seulement avec ses contemporains, mais avec tous les êtres qui furent distribués dans l’étendue des âges ; il vit de la vie universelle de l’espèce, c’est-à-dire de la seule vie qui puisse développer l’être. « L’humanité, dit Pascal, est un homme qui vit toujours et qui apprend sans cesse »

À l’inverse des animaux, qui ont tout reçu, l’homme a dû se donner toute chose, et par cela même la loi du progrès lui a été imposée. Sa faiblesse l’a conduit à découvrir les éléments de la force ; sa nudité l’a contraint de se créer des vêtements et d’inventer une architecture ; son impuissance, en un mot, l’a forcé à devenir le maître. Aujourd’hui, faute d’avoir des ailes, il s’élève au-dessus des nuages. Une vapeur avait rendu son corps aussi rapide que le vent ; un fil rend sa volonté aussi prompte que l’éclair. Tous ces miracles ont été accomplis par l’intelligence, et l’intelligence, encore une fois, n’a pu se développer que par la vie de l’espèce. Cette vie est si essentielle à l’homme, que les organes qui devaient la servir lui ont été donnés doubles. Voilà pourquoi il a deux yeux, deux oreilles, deux bras et deux jambes, deux mains et deux pieds, une vie gauche et une vie droite. Mais cette symétrie, qui lui était commune avec la plupart des animaux, ne suffisait point à sa grandeur. Il fallait que le plus intelligent des êtres en fût aussi le plus beau. Comment l’âme, qui peut transfigurer la laideur, n’achèverait-elle point la beauté ?

Qu’il y a loin du plus parfait des animaux à l’homme parfait ! La beauté de l’animal est toute de convenance. Elle tient à l’évidente destination de ses membres pour la fonction particulière qui lui est départie. Un lévrier, un cerf, une gazelle, offrent si bien le caractère de l’agilité, que, même quand ils sont immobiles, on les voit courir. Un tigre nous paraît beau parce qu’il est une définition vivante de la cruauté. La souplesse de ses membres, le velouté de son regard, sa tête aplatie qui se développe en mâchoires, composent une image expressive et saisissante de la volupté dans le carnage. Mais, on le voit, ce sont là des beautés de caractère, et les animaux, à vrai dire, n’en sauraient avoir d’autre. Le lion est majestueux, mais sa tête est d’une grosseur démesurée ; le taureau est fier, mais il a les jambes trop grêles ; l’éléphant est imposant, mais ce n’est qu’une masse à peine dégrossie, et comme un souvenir du chaos qui précéda l’arrivée de l’homme sur la terre ; le cerf est élégant, mais entre son bois et ses jambes il y a une disproportion choquante, et lui-même il en fut choqué, au dire du fabuliste, lorsqu’il se mirait autrefois dans le cristal d’une fontaine ; le lévrier est un modèle de sveltesse, mais sa tête n’est, pour ainsi dire, qu’un nez ; l’aigle, quand il plane au haut des airs, prêt à fondre sur sa proie, est un symbole ; étonnant de rapacité, de violence et d’audace, mais c’est encore par le caractère qu’il est beau, et par ce regard auquel nous avons prêté quelque chose d’humain. Il y a de la grâce dans les ondulations du serpent, mais son corps sans nageoires, sans pieds ni ailes, est un corps informe… Entre tous, le cheval est beau, malgré la longueur de son cou, mais il est beau surtout lorsqu’il porte son maître et paraît, comme dit Racine, se conformer à sa pensée ; lorsque, repliant son encolure, l’œil étincelant, les naseaux pleins de feu, il semble frémir au sentiment d’une beauté supérieure, celle du cavalier… Comment, d’ailleurs, comparer l’homme avec les animaux, sans s’apercevoir que les plus beaux d’entre eux n’offrent à l’œil qu’un vêtement, et que leurs formes offusquées par des poils, couvertes de plumes ou cachées sous des écailles, ne sauraient avoir la finesse de la forme humaine, toujours sensible sous une peau unie, élastique et délicate ?

Mais l’étude de l’homme va nous conduire à d’autres observations : À mesure que la création s’élève, elle diminue l’importance de la couleur pour s’attacher de préférence au dessin. En descendant l’échelle des êtres, nous voyons la nature faire resplendir de plus en plus les tons de sa palette. C’est, en effet, dans les corps inorganiques, dans les pierres précieuses et dans les métaux que se trouvent tous les trésors du coloris le plus exalté. Viennent ensuite les colorations du règne végétal, déjà moins éclatantes et moins riches, mais ravissantes par la fraîcheur, par la finesse des transitions et l’harmonie. Parmi les animaux, ce sont les moins développés qui sont les plus beaux de couleur. Sur les écailles des poissons, sur les élytres du scarabée étincellent l’or, l’argent et la nacre, les tons de l’émeraude, du saphir, du rubis et de l’azur. Les oiseaux présentent encore des teintes splendides, mais il est à remarquer que les plus intelligents d’entre eux sont les moins colorés. Quelle distance entre l’éblouissante parure du paon,

Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies,


et le modeste duvet de l’oiseau qui semble préluder à la mélodie humaine, quand il ébauche des accents de poésie dans le silence de la nuit ! Et maintenant, quelle immense dégradation de couleurs entre les oiseaux et les mammifères, entre le magnifique plumage du faisan de la Chine ou des aras, et le pelage presque monotone du chien ou la robe presque uniforme du cheval ! Ainsi, à mesure que le principe de vie grandit et se développe, la couleur s’atténue, s’apaise, se simplifie ; le dessin, au contraire, se développe et se perfectionne. Enfin, quand l’homme arrive, et avec lui l’intelligence, c’est le dessin qui triomphe, et la couleur, qui était passée de la violence à l’harmonie, passe de l’harmonie à l’unité, ou du moins tend à se fondre dans l’unité. La chevelure, les sourcils, les cils de la paupière et la barbe, étant plutôt des effets de clair-obscur que des oppositions de couleur, il est évident que le corps humain est l’œuvre d’un dessinateur suprême, et non celle d’un coloriste. Voilà pourquoi certains peintres le représentent comme une figure monochrome, c’est-à-dire d’un seul ton.

L’homme, avons-nous dit, est un résumé de toutes les créations antérieures. La science moderne nous enseigne que l’embryon humain passe, dans le cours de son développement, par la forme des animaux inférieurs. C’est là ce qui explique, selon toute apparence, les ressemblances animales de certains visages. Quand le principe humain n’a pas suffisamment primé tous les autres en les effaçant, l’image des races inférieures reparaît plus ou moins sensible, et nous retrouvons alors, dans nos semblables, tantôt la tête du lion, tantôt la physionomie du renard, tantôt l’expression du tigre ou le caractère du vautour. Mais ces accidents individuels n’empêchent pas que l’humanité ne domine absolument toutes les races, et que l’homme ne soit l’intelligent abrégé du monde, dont il réunit tous les traits. Son squelette est l’image de ces rochers qui sont les ossements de la terre. Sa charpente osseuse est reliée par des nerfs, qui sont soumis à l’action de l’électricité comme les métaux ; elle est revêtue de muscles qui, par leurs saillies et leurs dépressions, rappellent les montagnes et les vallées, et tout son corps est arrosé par des ruisseaux de pourpre qui transpirent à travers la peau, comme les fleuves transpirent à travers la surface du globe. Enfin la chevelure qui ombrage l’organe de sa pensée est, suivant l’expression poétique de Herder, un emblème des bois sacrés où l’on célébrait jadis les mystères. L’homme, considéré dans sa vie organique, est donc un abrégé de l’univers. Il renferme dans ses entrailles toute la nature, mais cachée sous un appareil de beauté, c’est-à-dire enveloppée des organes de cette vie animale qui, chez lui, signifie proprement la vie de l’âme, animus. À l’intérieur, le corps humain est diapré, comme la nature, de mille couleurs, ainsi que l’annoncent déjà le vermillon de ses lèvres, l’ivoire de ses dents, les tons bleu, brun, jaune et orangé de sa prunelle ; mais, au dehors, sa peau ne présente guère qu’une teinte, dont les nuances sont si fines que, même aux yeux d’un Titien ou d’un Corrège, elles se perdent à distance dans une chaude et lumineuse unité, dans un riche camaïeu.

Et cependant, si la beauté et le dessin sont l’apanage de l’intelligence, comme le sublime et la couleur sont le lot de la nature, pourquoi la beauté est-elle si rare, pourquoi sommes-nous affligés du spectacle de tant de laideurs ? Pourquoi ? Parce que l’éternel géomètre comme l’appelle Platon, a mis la perfection dans l’espèce, qui est impérissable, et non dans l’individu, qui va périr. Cet Adam parfaitement heureux et parfaitement beau qui, la veille de la naissance d’Ève, s’endormit sous les ombrages du paradis terrestre, c’est le symbole de l’exemplaire primitif, tel qu’il sortit des mains de Dieu, qui l’avait créé à son image. La tradition d’une calamité mystérieuse qui fit perdre à l’homme sa félicité originelle et sa beauté signifie sans doute que l’exemplaire a été perdu, ou du moins qu’il a été voilé à nos regards. Il l’a été pour que l’homme eût à poursuivre sa vie dans les tourments d’une insatiable curiosité ; il l’a été pour que la nature, en l’absence du divin modèle, de l’unité divine, put librement enfanter la variété infinie des individus, qui doit réaliser l’espèce humaine sous des faces innombrables. Si l’homme eût, dès l’origine, possédé le triple empire qu’il doit acquérir par degrés : le vrai, le bien et le beau, son existence eût été sans but ; elle eût commencé par où elle doit finir. L’humanité, n’ayant plus rien à désirer, rien à conquérir, se serait anéantie dans l’immobilité, ou peut-être, tournant contre elle-même tant de facultés sans emploi, tant de puissance inutile, elle se serait étouffée dans son berceau.

Le modèle primitif demeurant caché, l’art a pour mission de le découvrir au moyen de l’image intérieure, faible et obscurcie, qui en est restée dans l’âme humaine. Car si la beauté a disparu, çà et là pourtant on en voit briller quelques rayons au milieu des ombres, et chacun de nous en contient un vague idéal ; chacun porte en lui comme un confus souvenir de l’avoir vu jadis, et comme un espoir lointain de la retrouver un jour. Cette réminiscence, qui est un pressentiment, est toujours présente au fond de notre âme ; elle explique comment toutes les difformités qui frappent nos yeux nous rappellent un type secret de perfection. Toute laideur nous fait souvenir de la beauté.

Telle que nous la voyons, cependant, avec ses déviations individuelles, la figure humaine est encore la source de nos plus belles connaissances et le point de départ des plus fécondes observations. Réduite à de simples ligues, la tête de l’homme, par exemple, a déjà tant d’expression qu’elle semble donner à ces lignes une valeur de sentiment, qui elle-même pourra déterminer des systèmes entiers d’architecture et les grandes variétés de la physionomie morale des choses.

L’homme est le seul des animaux à qui l’attitude parfaitement verticale soit naturelle ; lui seul a une base assez large et assez solide pour ce mode de station. Le corps de l’homme, avons-nous dit, est le prolongement d’un rayon du globe perpendiculaire à l’horizon. Maintenant, par rapport à ce rayon vertical, qui est l’axe du corps humain, il y a trois autres directions de lignes ou de plans, une horizontale et deux obliques.

La direction horizontale est invariable ; les lignes obliques, au contraire, se modifient selon leur plus ou moins d’obliquité ; mais, en un sens général, il n’y a que deux obliques : celle qui s’élève et celle qui s’abaisse.

Ces trois grandes lignes, l’horizontale et les deux obliques, en dehors de leur valeur mathématique, ont une signification morale, c’est-à-dire qu’elles ont un rapport secret avec le sentiment.

La verticale, qui divise exactement le corps de l’homme en deux parties, divise également sa tête en deux. De chaque côté de l’axe sont placés symétriquement les organes doubles, les yeux, les narines, les oreilles et les deux coins de la bouche, puisque la bouche est un organe à la fois simple et double.

Dans la tête humaine au repos, c’est-à-dire dans sa position normale, les organes doubles sont disposés sur une même ligne, horizontalement. Mais il est dans leur disposition deux grandes variétés correspondant aux deux obliques, que nous appellerons, pour la clarté du discours, expansives et convergentes. Ainsi, les organes doubles peuvent être placés obliquement, au-dessus et au-dessous de la ligne horizontale. La face humaine se présente donc sous trois aspects, selon que ces organes suivent la direction horizontale, expansive ou convergente.

La simple inspection des trois figures dessinées dans cette page éveille immédiatement trois idées différentes. L’image du centre, dont les lignes sont horizontales, caractérise le calme ; celle de gauche, dont les lignes sont expansives, exprime un sentiment de gaieté ; celle de droite, dont les lignes sont convergentes, répond à un sentiment de tristesse.

À ces trois images se rattachent encore d’autres idées : à la première, les idées d’équilibre, de durée et de sagesse ; à la seconde, les idées d’expansion, d’inconstance et de volupté ; à la troisième, les idées de méditation, de recueillement et d’orgueil. Que si, au lieu de ces lignes arides et déjà si expressives, nous dessinions trois figures, nous aurions des symboles vivants de trois états caractéristiques de l’âme humaine : la sagesse, la volupté, l’orgueil. Ces trois sentiments étaient exprimés dans la religion antique par les trois déesses qui se disputèrent le prix de la beauté : Minerve, Venus et Junon.

Ces observations sur l’horizontalité ou l’obliquité des lignes de la face ont été faites par un écrivain original et profond, Humbert de Superville (Signes inconditionnels de l’art) ; elles auront leur application dans le cours de cet ouvrage. Mais celles que fournit l’ensemble du corps, ce qu’on nomme la figure humaine, sont innombrables. En elles nous retrouverons le code de toutes les proportions, le répertoire de toutes les mesures, l’exemple et la loi de tous les mouvements, le tracé de toutes les courbes, le prototype de tous les arts du dessin. L’architecte y découvre, par analogie, les principes de son art. Pour lui, le corps humain est l’emblème d’un édifice qui a une façade et deux côtés ; qui est symétrique au dehors, mais non pas au dedans ; qui, étant plus haut que large, a un sens déterminé, et qui présente au sommet de son frontispice les parties les plus nobles, les plus belles et les plus ornées, c’est-à-dire les yeux qui révèlent l’âme, les narines qui annoncent la vie, et la bouche qui n’est pas le moins noble des organes, puisqu’elle est non seulement l’orifice des aliments du corps, mais l’instrument de la parole, qui est l’aliment de la pensée. Pour le sculpteur, le corps humain est le principal objet de ses imitations, le motif le plus élevé de ses études et le seul moyen par lequel il puisse exprimer fortement des pensées, des sentiments ou des caractères. Dans la peinture, qui est l’art universel, c’est la figure humaine qui joue encore le premier rôle ; c’est elle qui remplit de son image les représentations les plus hautes, les décorations les plus illustres, les drames de l’histoire et ceux de la vie. Enfin, si le mécanicien et le géomètre n’ont eu qu’à étudier le corps humain pour y trouver, l’un ses plus merveilleuses machines, l’autre toutes les figures de la géométrie, le triangle, le cercle, l’ovale, le trapèze, la sphère, le cône renversé, le cylindre, à son tour la céramique emprunte, des contours humains, la grâce de ses courbes. La ligne qui dessine les hanches d’une femme et finit à ses genoux fournit la forme la plus charmante des vases, le vase canopien.

L’antiquité, avec cette grâce naïve et forte qu’on ne retrouvera plus, a exprimé ces pensées sur la suprématie de l’homme dans un conte indien dont voici la substance :

« Il y avait une fois un jeune taureau qui, étant d’une beauté rare, faisait l’admiration de ses parents. Son père, au moment de mourir, lui dit : Tu peux parcourir le monde et te montrer partout ; tu ne trouveras pas un animal qui soit plus beau que toi ; mais tu en trouveras un beaucoup plus puissant : il s’appelle le roi des animaux. — Son père mort, le jeune taureau se mit en route, et, après deux jours de marche, il rencontra, au détour d’une forêt, un éléphant. Voilà sans doute l’animal dont mon père m’a parlé, se dit-il ; et, s’avançant vers lui, il le salua avec respect, l’appelant le roi des animaux. — C’est une erreur, répondit l’éléphant, je ne suis pas le roi des animaux ; mais, si tu veux cheminer quelque temps avec moi, je m’engage à te le faire voir… Tous les deux ils voyagèrent un jour entier, et, arrivés en un lieu désert, ils virent sortir d’une caverne un lion. — Celui-là, dit l’éléphant, est le roi des animaux… Le jeune taureau, pénétré d’admiration, s’avança humblement et présenta au lion ses hommages. — Vous vous trompez, dit le lion, ce n’est pas moi qui suis le roi des animaux ; mais, s’il vous plaît de me suivre, je vous le montrerai dans peu… Le taureau et l’éléphant suivirent le lion, qui, leur ayant fait traverser un bois, s’arrêta tout à coup à la vue d’un pâtre endormi qu’on apercevait au travers du feuillage. — Voilà le roi des animaux, dit le lion. — Celui-là ? reprit le taureau. — Silence ! fit le lion ; prends garde de le réveiller ; car, je te le dis et tu peux m’en croire, celui-là est notre maître : c’est lui qui est le roi des animaux. »