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Grammaire des arts du dessin/X archi

La bibliothèque libre.
Librairie Renouard (p. 98-105).



X

PROPORTION, CARACTÈRE, HARMONIE, TELLES SONT LES TROIS CONDITIONS GÉNÉRALES DU BEAU DANS L’ARCHITECTURE.


Proportions. En arrivant sur la terre pour résumer la création antérieure et la couronner, l’homme y fit aussitôt briller le génie de l’ordre. 11 en apportait le besoin dans son esprit et l’image dans son corps. Doué d’une vie double, la vie organique, celle des viscères, et la vie animale ou de relation, celle de l’âme, il représentait, il contenait en lui tout à la fois et la nature inférieure qui l’avait précédé, et une nature supérieure, capable de comprendre la première et de la régir.

Soit que nous regardions la terre, soit que nous levions les yeux au firmament, nous ne voyons partout qu’un désordre immense et sublime. De même que le ciel nous montre des myriades de constellations qui paraissent dispersées par la main d’un semeur inconnu, de même la terre se hérisse à l’imprévu de montagnes aux formes bizarres, se couvre de forêts irrégulières et donne naissance à des fleuves dont le cours capricieux semble obéir à cette puissance obscure que nous appelons le hasard. Sans doute un principe d’ordre règne dans le monde et préside au retour constant des phénomènes naturels comme à ces révolutions des astres dont les désordres mêmes sont prévus par la science ; mais dans les spectacles matériels de l’univers, aucune symétrie n’est visible, et, s’il en existe une, elle échappe complètement à nos sens ; elle se perd dans les hauteurs inaccessibles de la pensée divine, elle est cachée dans l’infini. Sur la terre, après cependant que la nature a fait un aveugle effort pour prendre une forme régulière dans la cristallisation, la symétrie apparaît dans les animaux, et l’homme en est le modèle le plus éclatant. Le corps humain présente au plus haut degré l’image de l’ordre, et d’un ordre parfait, parce que la liberté s’y combine avec la règle, car il y a en lui une symétrie sans uniformité ; il a des membres semblables et des membres inégaux, des organes doubles et des organes simples, la similitude de droite à gauche et la variété de bas en haut. Cet ordre parfait répond dans la création à l’intelligence, il est l’emblème extérieur de la raison. Aussi l’homme éprouve-t-il le besoin de mettre de l’ordre dans ses pensées comme dans les phénomènes de la matière. Non content de posséder en lui la symétrie et la proportion, il les veut en dehors de lui. Ces montagnes bizarrement soulevées par les catastrophes du globe, il les soumet à sa géométrie et il les change en pyramides. Ces cavernes formées par les cataclysmes des premiers âges, il les rectifie et il les recreuse en catacombes. Le même génie qui l’avait porté à mesurer les sons pour en créer la musique le porte à mesurer l’étendue, à peser les corps et à en créer les surfaces, pour créer l’architecture.

On conçoit maintenant pourquoi les hommes veulent de la proportion dans un édifice. Mais qu’est-ce que la proportion ? C’est l’existence d’une mesure commune entre les diverses parties d’un tout. Un corps a des proportions lorsqu’un de ses membres sert de mesure à chacun des autres et au tout. C’est là ce que les Grecs appelaient symétrie. Nous attachons, nous, au mot symétrie un autre sens, puisqu’il signifie seulement, dans notre langue, la correspondance des parties droites avec les parties gauches. La nature, encore une fois, n’a point mis de proportion dans les créations minérales et végétales. « D’après la grosseur d’un arbre, dit Quatremère (Dictionnaire d’Architecture), on ne pourra déterminer la grosseur de ses branches, ni conclure de la grandeur des branches à la grandeur de l’arbre, car on sait combien de hasards rendraient cette induction trompeuse si on en voulait généraliser la règle. Chaque animal, au contraire, est organisé d’une manière tellement constante dans son espèce, et les rapports de ses membres avec son corps sont tellement uniformes, qu’une seule partie vous fait connaître la mesure du tout. À l’ongle on connaît le lion. »

Un édifice où l’on ne verrait ni ordre, ni symétrie, ni proportion,. paraitrait l’œuvre du hasard, ce qui veut dire d’une puissance intelligente et aveugle. Or, l’homme, par cela même qu’il est le seul être intelligent de la création, désire manifester son intelligence dans ses ouvrages. Pour cela il les fait en quelque sorte semblables à lui-même, en leur imprimant le caractère de son esprit, qui est la logique, et le caractère de son corps, qui est la proportion. Chose admirable ! l’architecture n’emploie que des matières inorganiques, la pierre, le marbre, la brique, le fer, et le bois quand il n’a plus de sève, c’est-à-dire quand il a cessé d’être une substance organique ; et cependant, sous la main de l’architecte, ces matières inertes vont exprimer des sentiments et des pensées. En les soumettant aux lois de l’ordre, de la symétrie et de la proportion d’une manière sensible aux regards, il leur communique une apparence de vie, il leur prête un organisme conçu à l’image du sien propre. Par cette proportion artificielle, la nature inférieure est élevée à la dignité du règne organique ; elle est rendue expressive, éloquente, et elle devient capable d’exprimer l’âme d’un artiste et souvent l’âme de tout un peuple.

Mais il en est des édifices humains comme du corps de l’homme. L’ordre, la symétrie et la proportion n’y sont voulus rigoureusement que dans l’appareil extérieur. Au dedans, ce n’est plus la beauté générale qui commande, c’est la vie individuelle. Si nous regardons l’intérieur du corps humain, nous n’y voyons aucune symétrie, aucun arrangement autre que celui qui est nécessaire au jeu des organes. Le cerveau, il est vrai, présente deux lobes parfaitement égaux et symétriques, parce que le cerveau est l’organe destiné à la vie de relation, à la vie de l’esprit. Mais dans les fonctions individuelles, la vie intérieure offre un aspect tout autre. L’estomac est une poche informe ; le cœur est un muscle impair qui n’est point placé au centre ; le poumon gauche est plus long et moins large que le poumon droit ; le foie présente des lobes inégaux ; la rate est un ganglion placé vers la gauche et qui n’a pas son pendant ; mais toute cette organisation, que la science trouve si merveilleuse dans son irrégularité, est cachée sous un revêtement d’organes similaires, se répétant, se correspondant à égale distance d’une ligne médiane, et formant chez les animaux la symétrie, chez l’homme la beauté. Semblables en cela au corps humain, les monuments de l’architecture ont aussi une vie double et un double aspect.

À l’extérieur, pour répondre à cette politesse dont parle si bien l’architecte anglais que nous avons cité, ils doivent être réguliers, symétriques, mais symétriques de gauche à droite, à l’instar de l’homme, et non pas de bas en haut, ni de la face antérieure à la face postérieure. Leur vie de relation se manifestera par des ouvertures qui seront comme les yeux et les oreilles de l’être qui les habite ; leur entrée occupera le centre de l’édifice comme la bouche est placée sur la ligne centrale du visage ; ils affecteront des formes angulaires ou arrondies, suivant qu’ils auront été bâtis pour manifester une idée virile, la force, ou une idée féminine, la grâce ; ils auront enfin une proportion, puisqu’il existera entre tous leurs membres apparents ce rapport harmonieux, cette mutuelle dépendance, qui ramènent la variété des parties à l’unité de l’ensemble, qui sont la première condition du beau dans tous les arts.

À l’intérieur, au contraire, l’édifice n’est point assujetti à la répétition identique des membres, ni aux régularités île la façade, ni à l’unité d’aspect. Aussi, quand l’architecte, en nous dessinant la coupe d’un monument, nous en fait, pour ainsi dire, l’autopsie, nous y voyons comme dans le corps humain des dimensions inégales, des formes irrégulières, des disparités qui sont pour notre œil un désordre, mais qui constituent l’individualité, la liberté de l’édifice. Toutefois il est des monuments dans lesquels la vie de relation est intérieure, et ceux-là veulent la symétrie même au dedans. Une salle de spectacle, un cirque, une chambre où le parlement délibère, sont soumis aux lois de la régularité géométrique au dedans comme au dehors. Et cette double symétrie dont aurait pu se passer le temple antique, où la foule ne pénétrait point, elle est nécessaire à l’église chrétienne, parce que tous les fidèles s’y rassemblent, parce que c’est dans l’église que se manifeste la vie animée, à la lueur des flambeaux qui en sont comme l’image, parce qu’enfin la pensée de tout le peuple réside dans l’axe de l’édifice. Peu importe alors que la symétrie extérieure soit dérangée en détail par l’addition d’une sacristie, d’un baptistère, ou par l’irrégularité d’une ligue éloignée du centre… Mais à part ces circonstances, on peut dire en général que l’architecture n’est pas sujette à la symétrie intérieure, si ce n’est quand la vie commune doit fonctionner dans l’enceinte même du moment.

Ainsi, au dedans règne une beauté relative, libre, ou du moins sans règle fixe, tandis qu’au dehors règne une beauté nécessaire et soumise à ses propres lois.

Caractère. Dans l’homme le caractère est le visage de l’âme, comme dit Cicéron, vultus animi. En architecture, le caractère est aussi la physionomie morale de l’édifice. De même qu’un portrait sans caractère n’est qu’une vaine ombre de la personne représentée, de même tout monument qui ne s’adresse pas à notre esprit, qui n’y éveille aucune pensée, est un simple amas de pierres, un corps sans âme. Mais quelle est l’âme de l’architecture ? C’est la pensée qu’elle exprime.

Si cette pensée est celle de tout un peuple, si elle est vague, mais puissante et grande par son vague même, si le monument n’a aucune utilité pratique, aucune autre destination que de s’élever comme un symbole de la croyance universelle, l’architecture n’a point alors de caractère déterminé ; mais elle est grandiose, mystérieuse, étonnante, elle a du caractère. Si la pensée est précise, claire, si elle a été conçue par le grand nombre et que l’édifice ait une destination positive, l’architecture devra montrer au premier coup d’œil ce qu’elle est et ce qu’elle n’est point, parce que l’artiste aura dû y imprimer clairement, c’est-à-dire fortement, tous les signes auxquels on pourra reconnaître le but qu’il s’est proposé : l’édifice aura ainsi le caractère qu’il doit avoir et qui lui est propre ; il aura le caractère. Si la pensée que l’architecte doit manifester est une pensée individuelle et se rapporte à une destination privée, l’édifice représentera la manière dépenser ou de sentir particulière à ceux qui l’habitent, et, s’il la représente avec énergie, il aura un caractère.

Aux yeux du philosophe, il n’est rien de plus dangereux qu’un homme sans caractère, parce qu’il peut être alternativement bon ou méchant, ami ou ennemi ; aux yeux de l’artiste, il n’est rien de plus méprisable qu’une œuvre sans caractère, non seulement parce qu’elle nous expose à de continuelles erreurs, mais parce qu’elle est aux antipodes de la beauté.

C’est, en effet, un acheminement à la beauté que le caractère, aussi bien dans l’homme que dans ses œuvres. Si nous jetons un regard sur la société humaine, nous y voyons des hommes en qui la vie n’apparaît qu’à l’état d’ébauche, pour ainsi parler. La nature parcimonieuse ne leur a départi qu’une dose d’existence suffisante à peine pour qu’ils puissent se mouvoir dans un très petit cercle ; ce sont de purs individus ; ils ne représentent qu’eux-mêmes. Cependant, parmi la foule, quelques hommes se distinguent par une richesse de vitalité qui, à la faveur des événements de leur vie, s’est développée dans le sens de leur naturel : ceux-là personnifient beaucoup d’individus à la fois ; leur unité équivaut à un nombre, ils ont en bien ou en mal un caractère : on les nomme le juste, le brave, ou bien le misanthrope, le glorieux, l’avare. Quelquefois il arrive que leur nom propre devient un nom générique, de sorte que tout hypocrite est un Tartufe de par le génie de Molière, comme, depuis Homère, tout brave est un Achille. Que si un homme porte en lui, non pas la physionomie d’un vice, mais les marques éclatantes d’une vertu, il s’approche de la beauté. Celui, par exemple, en qui seraient rassemblés tous les traits de la force courageuse, bienfaisante et tutélaire, aurait un caractère héroïque, une des faces de la beauté : il s’appellerait Thésée ou Hercule. Celui qui réunirait en lui tous les signes de la plus haute majesté, la sérénité dans la puissance, le calme dans la volonté irrésistible, une douceur imposante, une grandeur redoutable, celui-là serait divinement beau : il s’appellerait Jupiter. Ainsi, à mesure que l’individualité s’enrichit et se prononce, elle s’élève au caractère ; à mesure que le caractère perd de sa rudesse, il s’élève à la beauté. Il en est de même pour les édifices.

Notre esprit est ainsi fait qu’il aime à concevoir dans un seul moment beaucoup de pensées, et il ne peut le faire qu’on les réduisant toutes à une seule, en ramenant la variété à l’unité. Vous passez, je suppose, devant une maison vulgaire ; cette maison, si tant est que vous la regardiez, ne vous représente que l’habitation d’un homme inconnu que vous ne désirez pas connaître ; elle ne s’adresse ni à votre esprit ni même à vos regards ; elle n’éveille en vous aucune pensée. Plus loin, vous êtes arrêté par une construction dont l’aspect est modeste ou pompeux, plaisant ou sévère, mais étrange, mais frappant ; votre esprit se porte sur un des côtés de la physionomie humaine, ou du moins vous éprouvez un sentiment conforme à l’aspect de l’édifice, parce qu’il s’y trouve un premier élément du beau : l’originalité. Si maintenant c’est un monument public qui appelle votre attention, tel qu’un théâtre, une prison, un temple, chacun de ces ouvrages suscite en vous tout un groupe de pensées qui se réduisent à une seule ou qui ne produisent qu’une seule impression. Sous les murs d’une prison, le crime, le jugement, la punition, le remords, la douleur, toutes ces idées se présentent à la fois et se résolvent en un sentiment de crainte ou de malaise : le cœur se resserre. Devant le péristyle élégant d’un théâtre, tout vous parle de plaisir et de la variété dans le plaisir, tout vous annonce ou vous procure le sentiment du bien-être : le cœur se dilate. Sous les voûtes d’une église, le croyant est envahi par une multitude de pensées : la destinée de l’homme, sa demeure future, la chute, la rédemption, la vie, la mort, et toutes ces pensées se fondent dans un seul et unique sentiment, le sentiment religieux. L’édifice passe donc de l’originalité au caractère et il s’élève du caractère à la beauté, à mesure que les pensées se groupent, se pressent, se généralisent, et, en un sens inverse, le beauté descend au caractère et le caractère à la simple originalité, à mesure que le nombre des pensées diminue et qu’elles se précisent pour entrer dans un cadre plus étroit, pour affecter, par exemple, la forme spéciale d’une fontaine, d’un observatoire, d’une balle ou d’une maison privée… Mais, encore une fois, ces idées particulières, ces nuances que l’architecture manifeste vivement dans son langage silencieux, elles n’appartiennent qu’aux civilisations avancées, à celles où les relations humaines se compliquent et se développent, où les citoyens se partagent, où les intérêts se divisent. Dans l’enfance de l’humanité, lorsque les sentiments sont neufs et les âmes naïves, le peuple entier, réuni dans une croyance commune, concourt à la construction du monument qui en sera le symbole. Devant exprimer avec énergie le sentiment universel et le transmettre aux âges futurs, ce monument est colossal et il est bâti avec l’ambition d’une durée éternelle ; il est l’image d’une société jeune, forte et simple, il a un grand caractère ; il est sublime.

Nous avons au précédemment que l’on peut déjà caractériser l’architecture par le choix des dimensions, des lignes et des surfaces, par la distribution des pleins et des vides ; nous verrons bientôt, tout ce qu’ont inventé les hommes pour ajouter à l’éloquence de l’architecture, et comment un peuple, artiste par excellence, a eu le privilège d’imprimer à ses monuments un caractère élevé, adouci et libre, qui se confond avec la beauté ! même.

Harmonie. Le mot harmonie, en grec αρμονία signifie, dans son acception primitive, liaison, assemblage, emboîtement. Les auteurs grecs l’appliquaient à l’architecture. Pausanias l’a employé en parlant des murs cyclopéens de Tyrinthe, formés de très grandes pierres entremêlées de plus petites. « Chacune de ces petites pierres servait l’harmonie aux grandes. » C’est donc de l’architecture que les musiciens ont emprunté le mot harmonie, que l’on penserait avoir été créé tout exprès pour la musique.

Une architecture a de l’harmonie lorsque tous ses membres sont tellement liés entre eux qu’on n’en peut retrancher ou transposer un seul sans rompre l’unité de l’édifice. La variété dans l’unité, c’est la loi de tous les arts, et cette loi est exprimée par le mot harmonie. Ici encore, c’est l’organisme du corps humain qui doit servir de modèle à l’architecte, non sans doute pour qu’il entasse une imitation ridicule, mais pour qu’il applique à ses ouvrages les lois du mécanisme le plus merveilleux qui fut jamais. Malgré le nombre prodigieux des parties qui le composent, le corps humain est un, il est aussi harmonieux que divers, et, chose admirable, c’est en répétant les organes que la nature y a exprimé l’unité. L’homme est justement parce qu’il est double. En voyant dans un corps deux yeux semblables, deux oreilles semblables, deux bras égaux, deux jambes pareilles en hauteur, en largeur, en épaisseur, nous apercevons tout de suite l’unité de plan qui a présidé à la création du corps humain. Si l’homme se présentait à nos regards avec un bras droit qui fût plus long ou plus court, plus gros ou plus mince que le bras gauche, nous croirions avoir devant nous deux êtres, tandis que la répétition identique des membres accuse l’identité de la personne, sa parfaite unité. La symétrie est donc comme un second coup du burin qui grave plus profondément les traits que le premier coup n’avait fait que dessiner. Ainsi l’entendent les grands maîtres de la musique, lorsque, pour faire pénétrer dans l’âme de la foule le sentiment de leurs mélodies, ils y insistent par une répétition quelquefois redoublée, et se font comprendre à l’oreille par des phrases symétriquement similaires, qui sont, à vrai dire, la construction architectonique de leur pensée.

En transportant dans l’architecture la loi de son être, l’homme a eu en vue de reproduire l’harmonie qu’il avait admirée en lui-même, cette harmonie qui est nécessaire à ses oreilles autant qu’à ses yeux, à son esprit autant qu’à son corps, car il la veut, il la poursuit partout, en peinture, en sculpture, en musique, dans tous les arts, dans tous les spectacles, même dans ceux qui tiennent à l’ordre moral. « Quel mépris ne sentons-nous pas, dit le père André (Essai sur le beau), quand nous voyons un air cavalier dans un homme d’église, un air de village dans un courtisan, un air de Caton dans un jeune homme, un air de petit maître dans un vieillard, en un mot, un air de masque sur un visage ? »

La première cause de l’harmonie en architecture, c’est l’unité de plan qui engendre naturellement l’unité d’élévation et l’unité de style, surtout lorsque l’entière exécution du plan a pu être dirigée par celui qui l’a conçu. Le palais des Tuileries, pour avoir été bâti, continué, modifié, interrompu, repris, défait et refait par plusieurs architectes, présentait le plus choquant de tous les défauts d’harmonie. Il semblait qu’au lieu de dissimuler, au moins par la ressemblance du style, les additions, les allongements successifs qu’on y voulait faire, on eût pris à tâche d’accuser les disparates de l’édifice en changeant d’architecture à chacune des pièces de rapport dont se composait ce vaste palais.

Ce qui importe en architecture, c’est l’unité d’impression qui doit sortir du sein de la variété et s’en dégager clairement. Si la pensée de l’architecte est grave, que tout soit sérieux dans son œuvre jusqu’à la couleur et au caractère des matériaux qu’il emploiera, que le plan soit simple et formé de lignes rigides, que l’élévation ne soit pas tourmentée par des ressauts, que la décoration soit sobre, c’est-à-dire que les parties lisses l’emportent de beaucoup sur les parties ornées ; qu’il en soit enfin du monument comme de ce philosophe qui, suivant le mot du père André, ne doit pas avoir l’air d’un petit-maître… Vérités évidentes ! vérités banales ! pensera peut-être le lecteur. Mais quoi ! elles sont tous les jours méconnues, ces vérités, chez les peuples les plus éclairés du monde. Eh ! ne voyons-nous pas au milieu de ce Paris même, si célèbre et tant vanté, un barbare mélange, dans tel édifice, du style chrétien et du style païen, tel vieux monument restauré ou achevé à la moderne, telle église gothique s’ouvrant par un portail grec ou romain, comme Saint-Gervais ?… Non, il n’est jamais inutile de rappeler aux architectes que toutes les œuvres de la nature, la plus belle surtout, leur offrent, par analogie, des modèles à étudier de cette harmonie sans contrainte, de cet enchaînement facile en apparence, mais rigoureux au fond, qui est un des principes inviolables de leur art et le secret de leur puissance morale. « Le doigt d’un homme, dit l’anatomiste Sue, ne saurait s’ajuster exactement à la main d’un autre homme. Chaque partie d’un tout organique est semblable à l’ensemble et en porte le caractère. Tout devient ovale si la tête est ovale ; si elle est ronde, tout s’arrondit ; tout est carré si elle est carrée ; il n’y a qu’une forme commune, un esprit commun, une commune racine ; c’est ce qui fait que chaque corps organique compose un tout dont on ne peut rien retrancher et auquel on ne peut rien ajouter sans en troubler l’harmonie, sans qu’il en résulte de la difformité ou du désordre. Tout ce qui tient à l’homme dérive d’une même source, tout est homogène en lui : la forme, la stature, la couleur, les cheveux, la peau, les veines, les nerfs, les os, la voix, la démarche, les manières, le style, les passions, la haine et l’amour. Il est toujours un, toujours le même. » Voilà le modèle éternel de l’architecture. Là sont marquées avec évidence les lois d’une harmonie qui n’est pas l’uniformité, mais l’accord ; qui n’est pas l’unisson, mais le concert.