Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/01

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 237-245).


DEUXIÈME PARTIE


I


En octobre 1805, l’armée russe occupait les villes et les villages de l’archiduché d’Autriche, et de nouveaux régiments venus de la Russie, qui pesaient lourdement sur les habitants, se disposaient près de la forteresse de Braunau. Braunau était le quartier général du commandant en chef Koutouzov.

Le 11 octobre 1805, un des régiments d’infanterie qui venait d’arriver à Braunau, en attendant l’inspection du commandant en chef, se disposait à un demi-mille de la ville. Bien que le pays et la localité ne fussent pas russes (on apercevait au loin les vergers, les enclos de pierre, les toits de tuile, les montagnes), bien que le peuple fût étranger et regardât avec curiosité les soldats, le régiment avait l’aspect de tout régiment russe qui se prépare à une revue, quelque part au centre de la Russie.

Le soir, à la dernière étape, était arrivé l’ordre que le commandant en chef inspecterait le régiment en campagne.

La rédaction de l’ordre sembla peu claire au commandant du régiment, et l’on se demanda comment comprendre ses paroles : « En tenue de campagne ou non ? » mais au conseil des chefs de bataillon, il fut décidé de présenter le régiment en tenue de parade. Ils se basèrent sur cela, qu’il vaut toujours mieux faire trop que trop peu ; et les soldats, après une marche de trente verstes, sans fermer l’œil, passèrent toute la nuit à brosser et à réparer leurs effets. Les aides de camp et les chefs de compagnies calculaient, disposaient, et, le matin, le régiment, au lieu d’une troupe désordonnée, comme la veille, à la dernière étape, présentait une masse organisée de deux mille hommes ; chacun d’eux connaissant son rôle, et chaque bouton, chaque courroie était à sa place et tout brillait de propreté. Non seulement l’extérieur était soigné, mais si le commandant en chef eût regardé en dessous de chaque uniforme, il y aurait vu une chemise propre, et, dans chaque havresac, il eût trouvé au complet les objets réglementaires « alène et savon », comme disent les soldats. Il n’y avait qu’une seule chose pour laquelle personne ne pouvait être tranquille, c’était la chaussure. Chez plus de la moitié des hommes, les chaussures étaient déchirées. Mais ce n’était pas la faute du commandant du régiment, puisque, malgré ses demandes réitérées, l’administration autrichienne ne lui donnait pas de marchandises, et le régiment avait déjà parcouru mille verstes.

Le commandant du régiment était un général âgé, sanguin, aux sourcils et favoris grisonnants, plus large de la poitrine au dos, que d’une épaule à l’autre. Il était vêtu d’un uniforme tout neuf et portait d’épaisses épaulettes dorées qui élevaient ses grosses épaules. Le commandant avait l’air d’un homme heureux d’accomplir l’un des actes les plus solennels de sa vie. Il marchait devant le front, en tremblant à chaque pas, et le dos un peu voûté, mais il était évident qu’il admirait son régiment, qu’il en était fier, et que toute son âme n’était occupée que du régiment. Cependant, sa marche indécise disait qu’en outre des intérêts militaires, les intérêts sociaux et le sexe féminin occupaient une grande place dans son âme.

— Eh bien, mon cher Mikhaïl Mitritch, — dit-il à l’un des chefs de bataillon (le chef de bataillon s’avançait en souriant, tous deux étaient évidemment heureux), — la nuit a été dure. Cependant il me semble que le régiment n’est pas mal, hein !

Le chef de bataillon comprit la joyeuse ironie et se mit à rire.

— On ne nous chasserait pas même du Champ de Mars.

— Quoi ? — fit le commandant.

À ce moment, sur la route venant de la ville, où étaient placés des fantassins en vedette, apparurent deux cavaliers. C’était un aide de camp suivi d’un Cosaque.

L’aide de camp était envoyé de l’état-major pour préciser au commandant du régiment ce qui, dans l’ordre d’hier, n’était pas clair, c’est-à-dire que le commandant en chef désirait voir le régiment tel qu’il était dans les marches : en capotes, les armes dans les gaînes et sans aucun apprêt.

La veille, un membre du Conseil supérieur de la guerre était arrivé de Vienne chez Koutouzov, avec la proposition et la demande de rejoindre au plus vite l’armée de l’archiduc Ferdinand et de Mack ; Koutouzov ne trouvait pas cette union avantageuse. Entre autres preuves à l’appui de son opinion, il avait l’intention de montrer au général autrichien le triste état dans lequel les troupes arrivaient de la Russie. À cet effet, il voulait précisément aller à la rencontre du régiment, de sorte que plus l’état du régiment serait déplorable, plus ce lui serait agréable. L’aide de camp, bien que ne sachant pas ce détail, transmit au commandant du régiment l’ordre absolu du commandant en chef : que les soldats soient en marche et leurs armes engaînées, c’est-à-dire en tenue de campagne, et que dans le cas contraire, le commandant en chef serait mécontent. À ces paroles le commandant baissa la tête en silence, fit un mouvement d’épaule, et, d’un geste nerveux, écarta les mains.

— On a fait du joli ! — prononça-t-il. — Voilà, je vous l’avais dit, Mikhaïl Mitritch, tenue de campagne, en capotes, — dit-il d’un ton de reproche au chef de bataillon. — Ah ! mon Dieu ! — ajouta-t-il, — et, d’un air décidé, il s’avança : — Messieurs les chefs de compagnies ! — cria-t-il d’une voix habituée au commandement. — Sergents !… Viendront-ils bientôt ? — demanda-t-il à l’aide de camp avec une expression de politesse respectueuse, qui, visiblement, se rapportait aux personnes dont il parlait.

— Dans une heure, je pense.

— Nous aurons le temps de changer de tenue ?

— Je ne sais pas, mon général.

Le commandant du régiment s’approcha lui même des rangs, donna l’ordre de se dévêtir et d’endosser les capotes. Les chefs des compagnies se mirent à courir dans leurs compagnies ; les sergents-majors s’agitaient (les capotes n’étaient pas en bon état), et au même moment, les carrés jusque là immobiles et silencieux remuèrent, s’allongèrent, bouillonnèrent, crièrent. De tous côtés les soldats couraient, remontant leurs épaules, passant leur havresac par-dessus leur tête, prenant leurs capotes en soulevant les bras pour passer les manches. Après une demi-heure, tout était dans l’ordre ancien, seulement les carrés, de noirs étaient devenus gris. De nouveau, le commandant du régiment, d’une marche vacillante parut devant le régiment et le regarda de loin.

— Qu’est-ce encore ? Que signifie cela ! cria-t-il en s’arrêtant. — Où est le chef de la troisième compagnie !

— Chef de la troisième compagnie, venez chez le général ! Le chef de la troisième compagnie chez le général ! — entendait-on dans les rangs, et l’aide de camp courut chercher l’officier qui était en retard.

Quand les voix zélées, en criant et en écorchant : « Le général à la troisième compagnie », arrivèrent à destination, l’officier appelé parut, et bien que déjà âgé et peu habitué à courir, gauchement, sur la pointe des pieds, il se dirigea en courant vers le général.

Le visage du capitaine exprimait l’inquiétude de l’écolier à qui on ordonne de réciter une leçon mal apprise. Sur son nez rouge (évidemment par manque de sobriété) parurent des taches, sa bouche trembla. Le commandant du régiment regardait le capitaine des pieds à la tête, pendant que celui-ci s’avançait, en retenant le pas à mesure qu’il s’approchait.

— Bientôt vous habillerez les hommes avec des sarafanes ! Qu’est-ce ? cria le commandant du régiment en avançant la mâchoire inférieure, et en montrant dans les rangs de la troisième compagnie un soldat dont la capote était d’une couleur différente de celles des autres soldats. — Où vous cachiez-vous ? On attend le commandant en chef et vous quittez votre poste ? Hein ! Je vous apprendrai comment il faut habiller vos soldats pour la revue, hein !

Le chef de compagnie, sans quitter des yeux son chef, serrait de plus en plus ses deux doigts contre la visière de son képi, comme s’il voyait maintenant son salut dans ce contact.

— Eh bien, pourquoi vous taisez vous ? Qui, chez vous, là-bas est, habillé comme un Hongrois ? — plaisantait sincèrement le commandant du régiment.

— Votre Excellence…

— Eh quoi, Votre Excellence ? Votre Excellence ! Votre Excellence ! Et qu’y a-t-il, Votre Excellence, personne ne le connaît.

— Votre Excellence, c’est Dolokhov, dégradé — dit doucement le capitaine.

— Eh bien, est-il dégradé en feld-maréchal ou en soldat ? Et s’il est soldat, alors il doit être habillé comme tous, selon la règle.

— Votre Excellence, vous-même l’avez autorisé à s’habiller ainsi pendant les marches.

— Autorisé ! autorisé ! voilà, c’est toujours comme ça avec la jeune génération, — dit le commandant du régiment en se calmant un peu. — Autorisé ! On vous dit quelque chose et vous… — Le commandant du régiment se tut un peu. — On vous dit quelque chose et vous, quoi ? — fit-il, de nouveau en colère. — Veuillez habiller vos soldats convenablement…

Et le commandant en chef, en regardant son aide de camp, se mit, en vacillant, à inspecter le régiment. On voyait que sa colère lui plaisait à lui-même et qu’en examinant le régiment, il cherchait un autre prétexte pour l’entretenir. Ayant fait une réprimande à un officier, pour des boutons mal astiqués, à un autre pour le mauvais alignement, il s’approcha de la troisième compagnie.

— Comment te tiens-tu ? Où est ton pied ? Ton pied où est-il ? — cria le commandant du régiment, avec une expression de souffrance dans la voix, à Dolokhov qui était en capote bleue, alors que cinq hommes le séparaient encore de lui. Dolokhov, doucement, retira sa jambe pliée, et droit, avec son regard clair et effronté, il regarda le visage du général.

— Pourquoi as-tu une capote bleue ? À bas… sergent-major, qu’on le rhabille. Can… — Il n’eut pas le temps d’achever.

— Mon général, mon devoir est de remplir vos ordres, mais je ne suis pas obligé de supporter… — dit hâtivement Dolokhov.

— Pas parler dans les rangs, pas parler, pas parler ! pas un mot ! pas un mot !…

— Je ne suis pas obligé de supporter des injures, — termina Dolokhov d’une voix haute et claire. Les yeux du général et du soldat se rencontrèrent. Le général se tut, et tirant rageusement son écharpe :

— Veuillez changer d’habit, — fit-il en s’éloignant.