bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1902-09-07ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/12-8
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
L’ENCHANTEMENT
À Madame Thérèse de Grèves,
château de Grèves.
J’étais heureuse, tu le sais, Thérèse,
toi, ma meilleure amie. J’aimais bien
mon mari. La situation de Charles, son
nom et sa fortune me valaient dans le
monde une place que plus d’une enviait.
Ma vie était conforme à mes goûts et à
mes rêves. Il n’y avait dans l’avenir que
certitude et sécurité.
Or, hier… Mon Dieu, quand je pense
que tout ce bonheur existait encore hier,
et qu’aujourd’hui, je ne sais rien, je ne
vois rien, j’ignore où je vais et vers qui
je vais !
À l’heure dite, M. d’Argense, dont la
famille a loué cette année le château
voisin du nôtre, attendait en automobile
devant les marches du perron. — Tu te
rappelles Bertrand d’Argense, n’est-ce
pas, qui m’a fait la cour cet hiver, mais
une cour discrète, sans apparence de
passion, accidentelle pour ainsi dire, en
somme un de ces flirts comme nous en
avons toutes et qui n’engagent à rien. —
Je montai près de lui, un peu craintive,
car c’était ma première sortie. Mon mari
s’installa dans le tonneau avec le mécanicien.
Mais, au dernier moment, Charles
s’aperçut qu’il avait oublié son portefeuille,
et il redescendit, suivi du mécanicien.
Autour de nous, pour assister à notre
départ, il y avait mes tantes et mes cousines,
le père et la mère de Charles, et
quelques amis. On s’entendait à peine,
tellement le bruit de la machine couvrait
les voix. Elle haletait, comme une
énorme bête, impatiente et furieuse d’être
enchaînée.
⁂
Quelques minutes passèrent. L’attente
m’énervait. Je murmurai :
— Comme il est long !
M. d’Argense resta silencieux, agacé
sans doute aussi de ce retard. Puis je
sentis qu’il me regardait, et cela me mit
mal à l’aise. Il dit :
— Si nous partions sans lui ?
Je me mis à rire, mais ayant levé les
yeux, j’eus un frisson. Il ne riait pas,
lui ; sa figure avait une expression
étrange, et comme un air d’égarement.
Il était penché sur moi ainsi que sur une
proie. Sa main chercha la mienne. Il répéta,
d’une voix altérée :
— Si nous partions ? Si je vous enlevais ?
Oui, oui, vous êtes si belle, je vous
aimerais tant !… la vie serait si délicieuse !
Ma gorge se serra, un vent de folie
passait sur cet homme, j’eus la vision
soudaine, complète, de ce qu’il pouvait
faire, de ce qu’il allait faire peut-être en
un geste de démence, et je m’écriai,
éperdue :
— Charles ! Charles ! viens-tu ? Dépêche-toi…
Il me regarda encore en silence, il regarda
mes lèvres, mes mains, mes épaules,
il regarda jusqu’au fond de mes
yeux épouvantés, balbutia mon nom
comme s’il cherchait à l’apprendre :
Régine, Régine… puis violemment, en
trois gestes résolus, tourna des choses,
en leva et en baissa d’autres… Nous
étions partis…
Partis ! Des appels derrière nous, la
voix de Charles qui domine, les arbres
du parc contre lesquels nous allons certainement
nous jeter, et la grille surtout,
la grille si étroite et que nous ne pourrons
franchir… Oh ! j’ai peur ! À peine
s’il ralentit et nous voilà dehors…
— Mais vous êtes fou ! lui dis-je,
mais vous êtes fou !
Et dans un sursaut de révolte, je
prends son bras pour l’arrêter. Un écart
brusque… nous frôlons le mur de la
ferme, à droite, puis revenons à gauche
brutalement, éventrant une haie. Alors
je me cache la tête entre les mains, toute
courbée sur moi-même, et je ne bouge
plus.
⁂
Une heure peut-être, oui, une heure a
dû s’écouler de la sorte, dans cet engourdissement
peureux. Je ne veux pas ouvrir
les yeux, je ne veux pas réfléchir, je
ne veux pas prendre conscience de l’événement
invraisemblable que le hasard a
produit, je ne veux pas voir… Et cependant,
comme je vois bien, comme je vois
clairement de mes deux yeux clos l’espace
qui vole autour de moi ! Il n’y a ni
arbres, ni prairies, ni champs, ni maisons,
ni route, il n’y a que de l’espace, en
dessus et en dessous, d’un côté et de
l’autre, à l’infini, de l’espace où je suis
emportée par quelque miracle incompréhensible.
Et c’est le bruit de l’espace que j’entends,
ce bruit à la fois si proche et
si lointain, tantôt courroucé et tantôt
joyeux, paisible et surexcité, qui s’enfle,
s’exaspère, se contient, et s’apaise, et
S’immobilise, puis gronde, siffle, chante,
se repose, se détire, repart avec des
plaintes déchirantes de sirène, et s’endort
en un ronflement monotone et continu.
Et je suis dans ce bruit et dans cet
espace comme dans une prison de rêve,
une prison illimitée d’où je ne puis
m’évader.
J’y songe un instant, je songe à cette
fuite scandaleuse dont il est impossible
que mon mari et les autres ne me croient
pas complice, et je cherche les mots à
dire et les gestes à faire pour m’échapper.
Mais autour de moi, gardienne agile qui
m’enferme dans un cercle de vide plus
infranchissable qu’une enceinte de murs,
court la vitesse, la vitesse désordonnée,
illogique et formidable.
Et puis… et puis… oh ! Thérèse, je l’avoue, tout cela est d’une douceur qui
me pénètre à la longue. Je n’ai plus ni
colère ni révolte. Je voudrais seulement
le supplier.
J’ai ouvert les yeux et je l’ai regardé.
Il n’a pas remué depuis le départ. Il
fixe l’horizon, le buste droit, les mains
au volant. Son visage, si doux à l’ordinaire,
est dur, presque mauvais à force
de tension et de volonté implacable.
Quelle est sa pensée secrète ? A-t-il un
but ? Où me mène-t-il ? Est-ce contre lui-même
qu’il lutte, contre ses propres hésitations
et son incertitude, ou bien
contre moi dont il attend les reproches
et les larmes ?
Une prière expire sur mes lèvres. Toute
tentative me paraît si vaine que je ne
profite même pas d’un arrêt que nécessite
la voiture. À quoi bon ? Il me retiendrait.
Et comme lui je regarde l’horizon.
Voici des arbres, voici des prairies, et
des champs, et des rivières. Voici toute
la nature qui s’unit à l’espace et l’emplit
de joie et d’éclat. Je reçois tout cela
d’un coup, en pleine figure, comme une
vague de parfums, de formes et de couleurs.
Et je ne sais pas, je ne sais vraiment
pas ce qui s’est passé en moi.
Étrange sensation. Au premier choc, je
suis bouleversée, éblouie, plus forte et
plus faible à la fois, plus simple et plus
complexe. Il me semble soudain que tous
mes sens sont mêlés, et que je n’en ai
plus qu’un, vaste et multiple, par où se
précipite en moi, comme en un vase qui
s’offre, tout ce qui est lumineux, tout ce
qui est odorant, tout ce qui est harmonieux,
toute la beauté, toute la grâce et
toute la fraîcheur de l’univers.
⁂
Et peut-être est-ce l’imprévu et la nouveauté
de ce que j’éprouve qui agit sur
moi avec le plus de violence. J’ai l’impression
d’entrer dans un monde étranger
où rien ne s’accomplit de la même
manière, et où l’on vit d’une autre vie,
merveilleuse et jamais vécue. Ce village, je l’ignorais, et celui-là aussi, et ces
collines, et cette route bordée d’acacias,
et j’ignorais également toutes les puissances
et toutes les réserves de mon être.
Je ne sais où je vais, je ne sais ce que je
vais découvrir en moi et autour de moi.
C’est la sensation affolante de l’inconnu.
On glisse, on vole, on plane, on n’est
plus soi, mais une grande force qui se
meut sans effort, un nuage que le vent
emporte, une vague qui roule sur l’Océan,
et l’on n’en sait pas plus que le nuage ou
la vague, pas plus que les forces aveugles
de la nature. Qu’y a-t-il au tournant
de ce chemin ? De quel royaume approchons-nous ?
À quelle félicité, à quelle
détresse suis-je destinée ? On ne sait rien.
Le passé est mort, il n’y a que l’avenir
attirant et mystérieux.
Cela devenait douloureux à la fin. Je
murmurai :
— Où allons-nous ?
Il n’entendit pas, toujours immobile et
impénétrable. J’aurais bien voulu pourtant
qu’il me regardât et qu’il sourît.
Dans ce monde nouveau, dans cette vie
nouvelle de l’âme et des sens, n’était-ce
pas lui qui me conduisait ? Il n’y avait
que lui qui ne me fût point totalement
inconnu. Il faisait partie du passé, lui ;
c’était lui qui m’avait ouvert l’avenir.
Pourquoi ne parlait-il pas ?
On monta une côte très longue, et l’on
redescendit rapidement l’autre penchant
de la montagne. En bas, au détour d’une
falaise abrupte, un troupeau de bœufs
nous barra la route. Pourquoi n’ai-je
pas eu peur ? Aucun danger ne pouvait-il
m’atteindre auprès de Bertrand ? J’admirai
son adresse et son calme. Il me dépassait
de toute la tête, son buste était
large et vigoureux ; malgré moi, je subis
la domination de son audace et de sa
volonté. J’avais foi en lui pour me guider,
comme en un compagnon qui conaît
toutes les voies et tous les obstacles.
⁂
Le soleil se couchait. L’air devint plus
léger encore et plus grisant. Caresse
adorable, qui pénètre notre chair, enveloppe
notre vie elle-même, et l’imprègne
de jeunesse et de santé. On est comme
une âme sensible et toute frémissante
qui, dans une course vertigineuse
à travers l’immensité, serait fécondée
par l’essence même de toutes choses,
par la brise la plus pure, par le rayon le
plus tiède, par la source la plus claire,
par l’aurore la plus ardente. Oh ! comme
j’aurais voulu ouvrir mes deux bras et
presser contre ma poitrine cette infinité
de petites choses et de grands spectacles
qui venaient s’y blottir ! Comme j’aurais
voulu crier mon allégresse, rire, pleurer
et chanter, avoir un souffle plus profond,
une étreinte plus puissante, une âme
plus accueillante ! Comme j’aurais voulu
rendre en amour tout ce qui m’arrivait
du dehors, et me délivrer par des paroles
et par des actes de tout ce qui palpitait
en moi !
Désir impossible et surhumain, effervescence
de ma vie centuplée ! C’était un
besoin irrésistible de quelque chose que
je n’aurais su préciser, besoin de dévouement,
besoin de protection, besoin
d’expansion et de confiance. J’étais ivre…
oui… sinon comment expliquer ?… j’étais
ivre comme si j’avais goûté à quelque
vin magique ; la nuit m’exaltait, je me
dispersais dans l’ombre naissante et dans
les lueurs expirantes du jour, je me soulevais
vers les premières étoiles, je tremblais
d’émotion et de tendresse, je voulais,
je voulais éperdument… Et en même
temps je me semblais si faible, si lasse,
si fragile, si seule, que ma tête s’inclina
sur l’épaule de Bertrand…
Un grand silence, un apaisement
inouï, le bruit monstrueux a cessé, la
force aveugle se repose. Je descends,
libre enfin !
Libre ? Ah ! moins que jamais, puisque
son bras entoure ma taille, et que, sans un mot, il m’entraîne dans la nuit
profonde, sous les étoiles claires, et que
je m’abandonne, humble, soumise, inconsciante,
vaincue…
Ma Thérèse chérie, je t’écris d’une auberge
où il m’a conduite une heure plus
tard. Je ne l’ai pas vu depuis hier soir,
et je me demande maintenant si je n’ai
pas fait un rêve, oh ! un rêve dont je
ne puis renier la douceur infinie. Nous
avons été fous tous deux, moi peut-être
plus encore que lui. Mais pourrai-je
jamais comprendre ? Ai-je obéi à un
sentiment antérieur qui m’attachait à lui
à mon insu ? Ou bien ne dois-je pas
chercher d’autres causes que les sensations
nouvelles qui m’ont troublée,
anéantie, rendue incapable de toute résistance,
les sensations formidables que
j’ai voulu t’écrire pour que tu m’excuses,
pour que tu me comprennes, au moins,
toi !
Je l’attends. Il va venir, cet homme
que je connais à peine et qui est mon
maître. Qu’est-il ? Quelle est sa nature,
quels sont ses goûts et ses désirs ? Est-ce
un destin de souffrance et d’angoisse
qu’il m’apporte, ou de joie, de bonheur
et d’amour ? Hélas ! je ne peux même pas
dire qu’il m’aime, puisque c’est par une
impulsion de hasard, un geste irréfléchi
qu’il m’a conquise… Et cependant, après,
durant cette course invraisemblable,
pourquoi m’a-t-il regardée si attentivement ?
Quelle vision radieuse s’est-il formée
subitement de moi et de notre avenir
commun, et quelle certitude magnifique
a-t-il découverte en lui, pour montrer
tant d’audace, tant d’énergie et tant de
volonté ?
Le voici. Il frappe à ma porte. Il entre…
Thérèse ! Il est à genoux, ses mains
se joignent respectueusement… Oh ! Bertrand,
Bertrand…