bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1903-02-22ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/158-61
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE TOURNOI
Cet été, ma fille Lauriane a pris vingt
ans. Elle est grande, forte et harmonieuse.
Sa beauté, plus encore que sa fortune,
j’en suis sûr, et que l’éclat du vieux nom
qu’elle porte, attirait de nombreux prétendants.
Je résolus de la marier.
Ma tendresse et mon respect pour elle
m’interdisant de peser, si peu que ce fût,
sur sa décision, je voulus qu’elle choisit
dans des conditions de liberté telles que
son choix pût être clairvoyant, raisonné,
logique, en accord avec ses goûts, son
imagination et son cœur. C’est pourquoi
j’ouvris toutes grandes les portes du
château à quelques-uns de mes jeunes
camarades de cercle, aux amis de mon
fils et aux amis des compagnes de ma
fille.
La rivière coule au bas du parc. La pelouse
offre un tennis. Le golf s’étend sur
de vastes prairies. Les larges routes
rayonnent à perte de vue. Un massif
d’âpres collines se hérisse non loin.
Bicyclettes, chevaux de course, de polo
et de parade, automobiles, fusils, fleurets,
rien ne manquait.
Vers le milieu d’août évoluaient autour
de Lauriane vingt jeunes hommes, tous
empressés à se faire valoir, adroits,
entraînés, ardents, et justement jaloux
les uns des autres. Véritable tournoi dont
elle était la reine et qui plaisait à son
instinct de fille noble !
Passionnée de plein air, éprise de tout
ce qui marque la force et l’endurance,
elle comparait les exploits, discernait les
mérites, et le regard d’approbation que
ses grands yeux bleus fixaient sur le
vainqueur était le signe de triomphe
que les rivaux se disputaient le plus avidement.
En septembre il n’en restait que
quatre, les autres ayant senti l’inutilité
de leur poursuite. Et sur ces quatre, il
me parut que Bertrand d’Avrezy, moins
souple et moins robuste, s’éliminait de
lui-même, du jour où, sans plus participer
aux luttes, il se contenta d’y assister
en spectateur.
Et le tournoi fut entre Pierre de Longueville,
athlète puissant, grave, simple,
au bon visage d’amoureux timide et dévoué,
Aristide Géreuse, nerveux, élégant,
infatigable, mystérieux et séduisant, et
ce grand fou d’Hector de Beaupré, si déconcertant
d’audace, chevalier d’aventures
inouïes, héros sympathique et
charmant. Lequel de ces trois serait
l’élu ? Vainement je tâchais de le deviner
aux manières de Lauriane. Rien
ne révélait ses sentiments.
Et peut-être était-ce l’incertitude qui
donnait à chacun tant d’espoir tenace et
le stimulait d’un tel zèle. Leurs moindres
gestes étaient des gestes d’hommes
qui veulent plaire et conquérir. Visiblement
ils ne pensaient qu’à cela et n’agissaient
que pour cela. L’orgueil égalisait
leurs chances dans les jeux mêmes où d’ordinaire
leur valeur différait. Géreuse, un
jour, meilleur cycliste, suivit durant six
heures la voiturette de Beaupré. Le lendemain
Longueville, de souffle plus court
cependant, tenta la même épreuve et
réussit. À la chasse, au polo, devant la
cible, ils triomphaient alternativement
sans que la suprématie d’aucun pût
s’affirmer de façon définitive.
Certes, je ne faisais pas à Lauriane
l’affront de croire que son choix dépendît
du plus ou moins d’habileté à ces
exercices, d’une victoire de cycliste ou
d’escrimeur ; mais c’étaient là manifestations
d’énergie et de volonté au travers
desquelles son intuition de femme devait
distinguer les qualités d’humeur et de
caractère qu’elle demandait au futur compagnon de sa vie. N’est-ce point dans
le déploiement brutal de notre nature
physique que se révèlent le mieux nos
dissemblances morales ? Ces trois compétiteurs,
que je ne jugeais qu’au point
grossier de la force, de l’élégance
et de l’audace, étaient des amoureux.
L’amour s’exprimait par leurs mouvements
et leurs efforts. En ce langage secret,
perceptible aux seules oreilles de
Lauriane, qui donc l’emportait ?
⁂
Le dernier jour arriva. Il était temps,
car un peu de haine commençait à diviser
les rivaux. J’interrogeai Lauriane.
— Ma fille, voici l’heure. As-tu fait ton
choix ? D’avance, je le ratifie. Tous trois
me plaisent également. Lequel a su te
plaire ? Géreuse, Longueville ou Beaupré ?
— Bertrand d’Avrezy, me dit-elle de sa
voix calme.
Je fus stupéfait. D’Avrezy ! le seul qui
eût subi l’humiliation de la défaite, et
d’une défaite si évidente que lui-même
avait dû l’avouer ! D’Avrezy, si pâle, si
falot au regard des autres !
— Est-ce possible ! m’écriai-je. Mais
c’est un faible, un vaincu. Les autres
t’ont prouvé mille fois mieux leur
amour !
— Mais lui m’a fait comprendre le
sien mille fois mieux !
— Par quoi donc ?
— Par la parole.
Elle saisit mon bras et m’entraîna
dans les allées désertes.
— Il parle, père. Les autres agissent,
se démènent, s’efforcent, courent, galopent
et montrent ainsi l’ardeur de leur
amour. Lui me dit le sien, et c’est délicieux.
Il sait parler. Il connaît les mots
qui font trembler des pieds à la tête et
qui donnent envie de tomber à genoux, les mots divins qui nous paraissent aussi
doux que les caresses que nous ignorons
encore. Il m’a pris par là, père. En amour
il n’est pas un acte qui vaille une parole…
Au fond, vois-tu, la femme ne peut
guère se marier qu’au hasard, sur des
apparences. La force, l’audace, l’énergie,
l’adresse ne nous offrent, quoi que tu en
dises, que des indices bien superficiels.
Alors pourquoi ne pas nous en rapporter
tout simplement à la parole ? Elle
n’est pas plus fausse qu’un geste, et
combien elle est plus séduisante, plus
enveloppante, plus compliquée, plus
mystérieuse, plus adorable !
Elle ajouta d’un ton de câlinerie charmant :
— Ah ! père, ne me méprise pas. Savoir
parler est un sport comme les autres.
L’éloquence vaut la force, car elle
donne non seulement l’illusion de la
force, mais de choses bien plus hautes,
de l’intelligence et de l’esprit. Elle éclaire,
elle illumine, elle ennoblit, elle embellit…
Ah ! si tu savais, père chéri, comme
sa voix me grise ! Tout l’amour est en
elle ! Je l’aime, je l’aime…